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Science et anarchisme

Discussion dans 'Discussion générale' créé par ninaa, 6 Janvier 2023.

  1. ninaa
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    ninaa Membre du forum Expulsé du forum

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  2. anarchiste, anarcho-féministe, individualiste
    Et si le vivant était anarchique, c'est le titre d'un livre sous-titré "La génétique est-elle une gigantesque arnaque ?" sorti en 2019. Son auteur avait été invité à Radio Libertaire pour en parler dans l'émission "La société dans tous ses états".

    Cette émission ayant été récemment rediffusée dans la bande sans fin, elle est disponible ici:
    La société dans tous ses états 2022/12/29

    « Et si le vivant était anarchique » : La génétique est-elle une gigantesque arnaque ? se demande J-J Kupiec
    jeudi 19 mars 2020

    Le gène déterminerait-il l’essentiel des caractéristiques physiques et psychiques de l’individu ? C’est en tout cas ce que proclame la génétique dans sa « partition » dominante depuis des décennies. Jean-Jacques Kupiec (1) remet en cause cette affirmation en démontrant le rôle central du hasard face au déterminisme génétique tel qu’il imprègne nos esprits, pour qu’enfin soit reconnue « la part anarchique du vivant ». Il affirme depuis vingt ans que « la variabilité aléatoire est la propriété première du vivant, son moteur. On retrouve du désordre à tous les étages ». Il renverse des certitudes bien établies.

    Pour Jean-Jacques Kupiec en effet, « une révolution est nécessaire dans les sciences du vivant. La génétique – fondamentalement déterministe – ne tient pas la route face à la somme des données expérimentales démontrant que le hasard est omniprésent dans le vivant, y compris dans le fonctionnement des « gènes ». La génétique, que ce soit dans sa version forte (un gène détermine un caractère d’un être vivant) ou dans sa version adoucie appelée « épigénétique » (le déterminisme du gène est tempéré par d’autres facteurs, dont l’environnement, le mode de vie, etc.), est ainsi ébranlée dans son fondement : « Le désordre règne là où était censé œuvrer un programme. Mais plutôt que d’abandonner cette théorie erronée, les biologistes pratiquent un double discours : osciller en permanence entre les deux versions de la génétique (forte et adoucie), avec pour effet de la transformer en une idéologie infaillible. »

    Selon Kupiec, et en prenant ‘’anarchique’’ dans le sens de ‘’sans chef’’, « pour sortir de cette impasse, il est temps d’accepter la part anarchique du vivant, c’est-à-dire la variation aléatoire qui en est la propriété première, et d’en tirer les conséquences. Il n’existe aucun ordre biologique intrinsèque qui déterminerait la vie. Les êtres vivants ne sont pas des sociétés centralisées de cellules obéissant aux ordres du génome ou de l’environnement, mais des communautés de cellules anarchistes, libres et actrices de leur destin, grâce au hasard qu’elles utilisent à leur profit ».

    Rappelons que ce docteur en biologie a créé et encadré pendant quinze ans le séminaire d’Histoire et Philosophie de la biologie au Centre Cavaillès (ENS – Paris). Il est l’auteur d’une théorie, régulièrement confirmée par d’autres équipes de chercheurs, qui conduit à des expériences démontrant le rôle crucial joué par le hasard dans le développement embryonnaire sur des modèles animaux.
    Jean-Jacques Kupiec et ces chercheurs, de plus en plus nombreux, qui adhèrent à ses vues, ont peut-être raison dans les domaines qui leur sont accessibles avec leurs outils d’exploration du vivant, sans qu’ils aient accès aux dimensions qui échappent aux sciences de laboratoire telles qu’elles sont toujours pratiquées de nos jours, excluant la singularité (et clinique) du sujet humain. Parmi ces dimensions, l’une d’elles est pour l’instant inaccessible de façon pertinente pour l’humain en laboratoire, (voir les travaux d’Isabelle Arnulf), nous l’avons nommée malencontreusement « rêves ». Nous pensons que cette dimension expressive, par le vecteur d’images mentales produites par le cerveau, révèle la singularité de la personne. Pour déceler le sens de ces images, il devrait être logique de connaître l’histoire de l’organisme qui les produit comme autant d’informations, par le biais des « rêves » ou des « cauchemars », d’une part. Et d’autre part d’admettre le postulat selon lequel cette réalité « onirique » devrait être difficilement envisageable, étudiable, en dehors d’une codification génétique impliquant génome, épigénome et stimuli en provenance de l’environnement. Les rêves seraient pour nous des informations biologiques qui prennent la forme d’images instinctives préverbales et émergentes, selon une logique darwinienne impliquant la personnalité bio-culturelle de la personne dans sa dimension la plus intime. Nous devrions tenir également compte du débat qui occupe les embryologistes, pour la part des gènes impliquée dans la sphère onirique ; et sa dimension épigénétique et historique dans sa dimension ontogénétique. Notre lecture de clinicien nous aura progressivement amené à tenir compte de l’intelligence des « rêves » (2) comme préparant par anticipation à la prise de décision consciente, en d’autres termes le « rêve » aurait une fonction anticipatrice guidant le libre arbitre conscient. Voir sur le web : « Paulus – L’intelligence de l’inconscient, qu’en pensent les psychanalystes ? » et le lien ci-dessous (2).

    Le processus d’individuation
    C’est ainsi qu’à la lecture des rêves initiée par le psychologue Carl Gustav Jung, nous pensons percevoir des fonctions régulatrices du vivant qui le compenseraient ou le transformeraient dans sa dimension ontologique à des fins de régulations génétiquement structurelles, sans doute, homéostatiques, c’est sûr. Cette interprétation nécessite de réintroduire les notions de « préformation et d’épigénèse » renouvelées, (3), qui seraient assumées par certains gènes contraints ou inhibés lors de l’ontogénèse ne correspondant pas à leur configuration initiale. Sur le plan psychologique « ces contraintes » se soldent par des complexes ou des névroses, voire des psychoses. Sur le plan organique, dans leurs conséquences plastiques « a-physiologiques », voire même lors de l’embryogénèse, ces contraintes réduiraient la fonctionnalité physiologique de certain(s) organe(s) épigénétiquement contrarié(s) ou inhibé(s) par rapport à la codification préformiste des gênes architectes potentiellement présente dans l’ADN, originellement donc. Cette « a-physiologie » se verrait progressivement désinhibée ou « réinitialisée », un peu comme un ordinateur récupère ses fonctions premières, la comparaison avec l’ordinateur s’arrêtant là ! Cette « réinitialisation », sur le plan psychologique comme sur le plan organique, prendrait le terme de « processus d’individuation » cher à C G Jung. Toutes les informations pour construire un corps sont-elles contenues dans des séquences d’ADN ? Et les informations contenues dans le génome sont-elles exhaustives de façon déterministe ? Ou l’information résulte-t-elle du processus d’interaction développemental auquel de nombreux autres des facteurs non programmés génétiquement participent, notamment l’emprise et l’inhibition pathogène de la mémoire ontogénétique ? Dans ce sens, la biologie nous rendrait libres !
    Pour étayer ce raisonnement il nous faudrait pénétrer dans la logique intelligente de Kupiec et lui suggérer de tenir compte de l’apport de Jung qui aura toujours considéré le vivant, de la cellule jusqu’au psychisme, de façon unitaire (moniste) ; où généralement les généticiens ou les embryologistes n’osent s’aventurer, encore moins concernant les conditions sociales, économiques et affectives ô combien déterministes. Les différents savoirs sur le vivant étant disjoints et reléguant les sciences humaines dans la sphère subjective, les généticiens se retrouvent confrontés à des contradictions que Kupiec énumère de façon convaincante sans appréhender le vivant singulièrement comme le font les praticiens de la psychologique analytique et clinique des profondeurs.
    Il ne restera plus qu’à tenir compte des déterminismes économiques et socioculturels.

    Réf :
    - Jean-Jacques Kupiec, Et si le vivant était anarchique, La génétique est-elle une gigantesque arnaque ?, Les liens qui libèrent, 2019.
    - « L’intelligence des rêves » ou la face visible d’une plus vaste intelligence biologique sélectionnée par l’évolution. Voir Frédéric Paulus, le 26/02/20 : Instinct imageant et comportemental des « rêves » : https://www.temoignages.re/chroniques/di-sak-na-pou-di/instinct-imageant-et-comportemental-des-reves, 97234
    - Pour une lecture des notions de « préformation et d’épigénèse » renouvelées, nous prenons appui sur les travaux de l’épistémologue Gyslain Bolduc, avec sa thèse (en PDF sur le web) : « Préformation et épigénèse en développement », Université de Montréal, 2017.

    Frédéric Paulus, CEVOI (Centre d’Études du Vivant de l’Océan Indien)
     
  3. ninaa
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    ninaa Membre du forum Expulsé du forum

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  4. anarchiste, anarcho-féministe, individualiste
    https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2013-3-page-192.htm

    Pas de science sans communication. Le savoir scientifique est le fruit de la circulation de données et de la confrontation d’idées entre chercheurs. Autrement dit, la communication scientifique ne se réduit pas à la relation chercheurs/citoyens, elle concerne aussi les échanges d’idées entre chercheurs. Ces échanges se produisent à l’intérieur d’une discipline, mais de plus en plus en souvent entre disciplines différentes, en particulier quand les chercheurs doivent analyser ensemble des processus complexes (le changement climatique, par exemple). Pourtant, dès que l’on entre dans un débat entre chercheurs de disciplines distinctes la communication scientifique devient compliquée. Pourquoi ? En raison d’objets, de méthodes et de connaissances différentes d’une discipline à l’autre ? Certes, mais ce qui fait le plus écran au développement d’un savoir scientifique complexe est moins la coprésence, revendiquée, de disciplines dissemblables (les différences culturelles visibles) que la présence, non explicitée, de « cultures épistémiques diverses [1][1]Notion qui fait référence à l’ensemble des pratiques et des… » (Hall, 1987). Dès lors, comment « mettre en commun » (sens étymologique du mot communication) des savoirs, comment construire une connaissance scientifique hors des sentiers balisés de la discipline ? Notre réponse est double : en développant une éthique dialogique entre indiscipline et responsabilité, ce qui n’est possible qu’en adoptant une épistémologie en rupture avec le rêve d’une Raison capable de dire le vrai d’une façon absolue et totale. Autrement dit, s’appuyer sur les leçons anarchistes de Kropotkine et Feyerabend, pour qui c’est la recherche de l’émancipation du chercheur qui doit régir la construction du savoir scientifique et non l’enfermement dans un quelconque « programme de vérité [2][2]La notion de « programme de vérité » est due à l’historien… » (Veyne, 1983) absolu et indépassable – que ce dernier se nomme « discipline », « pluridiscipline », « interdiscipline » ou même « indiscipline » !

    Adieu la raison ou la remise en cause du régime du vrai issu des Lumières
    2Au xxe siècle, les découvertes scientifiques ont contribué à remettre en cause, de manière profonde et durable, ce que N. Amzallag (2010) nomme « le régime du vrai », à savoir l’idée « d’une intime adéquation entre les affirmations de la science et la réalité des faits ». Reprenons le raisonnement de cet auteur. Au xviie siècle, la Réforme puis la Contre-Réforme vont être à l’origine d’un bouleversement intellectuel d’où est issue notre modernité, notre conviction que la Raison doit étendre partout ses lumières. En effet, jusque-là, « la connaissance du monde correspondait à une synthèse puissante entre la science aristotélicienne et les vérités théologiques du christianisme, en une vision très unifiée du monde » (Magnin, 2012). C’est cette vision qui va éclater avec Descartes et Bacon, analyse N. Amzallag. Ce dernier, en effet, soucieux de renforcer sa thèse selon laquelle la science moderne ne s’est pas construite contre la religion et les savoirs traditionnels, mais en lien avec eux, propose le schéma suivant : d’un côté Descartes qui, voulant soutenir la Contre-Réforme, propose un dualisme âme/corps qui permet – Dieu ne pouvant introduire dans l’âme un sentiment trompeur – de faire d’une explication logique, une explication vraie ; de l’autre, Bacon, protestant, qui puise dans l’alchimie l’idée que c’est par l’expérimentation reproductible que l’on acquiert une connaissance vraie. La synthèse entre ces deux approches est réalisée par Newton, anglican et féru d’alchimie, pour qui la démarche scientifique articule ces deux dimensions en les hiérarchisant : découvrir les lois universelles à caractère mathématique, vérifier ces lois par la méthode expérimentale. Dès lors, « la notion de vérité ne reflétait plus une quête infinie, enrichie sans cesse par la connaissance. Désormais, s’établissait l’équivalence triangulaire entre le vrai, l’exploitable et l’explicable que l’on peut qualifier de réforme du vrai » (Amzallag, 2010).

    3Cette réforme du vrai, la naissance de la croyance dans une Raison capable de tout expliquer, est en crise. Pour quatre raisons au moins.

    La découverte rationnelle des limites de la raison
    4Pour expliquer le monde, le décrire tel qu’il est, il faut un langage. Or, comme l’a montré Wittgenstein, la structure logique du langage ne peut être décrite à l’intérieur du langage lui-même (Magnin, 2012). Autrement dit, ce qui permet de décrire n’est pas descriptible. Ce qui est vrai pour le langage, l’est aussi pour les mathématiques, puisque Gödel va, à partir de la découverte qu’il existe des axiomes indécidables (que l’on ne peut ni réfuter ni prouver), démontrer que toute théorie mathématique suffisamment riche est nécessairement soit incohérente (à la fois vraie et fausse) soit indécidable. Autrement dit, aucune théorie ne peut se prouver elle-même.

    Les limites du déterminisme
    5Dans le « régime du vrai » issu des Lumières, la science classique cherche à maîtriser la nature, ce qui passe par l’adoption des notions de permanence, de prévision, de déterminisme. La même cause produira toujours, dans les mêmes circonstances, le même effet. Or, cette idée est mise à mal. D’une part, Poincaré a montré que les lois de Newton ne pouvaient plus décrire les interactions entre les trajectoires dès que l’on dépassait deux corps. Il est ainsi à l’origine de la notion d’imprédictibilité que l’on retrouve dans les théories du chaos : un système est tellement sensible à ses conditions initiales que l’on ne peut prédire avec certitude son évolution. De même, la théorie de l’évolution confère au hasard un rôle central puisqu’on ne sait pas expliquer autrement le passage de la matière à la vie, des poussières d’étoiles à l’humanité.

    Les limites du réductionnisme
    6L’idée centrale de la méthode de Descartes est que, pour découvrir la réalité, il faut l’étudier de manière analytique : décomposer l’objet que l’on étudie jusqu’aux éléments les plus simples. Or, ce programme est aujourd’hui contesté par des notions qui traversent les frontières disciplinaires comme celle de système (le tout est plus que la somme des éléments qui le compose) et d’émergence (à partir d’une organisation donnée, le cerveau par exemple, se crée une nouvelle organisation qui a des propriétés différentes de l’organisation initiale à qui elle est liée et sur laquelle elle peut rétroagir, la conscience).

    Les limites de la régularité
    7Cherchant à établir des lois, la science a pendant longtemps cherché des régularités, à éliminer l’irrégulier, l’unique. Or, la biologie a montré que chaque être vivant était unique tandis que, dans Le Cygne noir, Taleb (2011) montre que l’on ne peut connaître le réel si on ignore « la puissance de l’imprévisible », c’est-à-dire si on ne cherche pas à comprendre ces événements qui sont rares, ont un impact extrêmement fort et dont on peut, après coup, reconstruire la logique : l’assassinat à Sarajevo qui déclenche la Première Guerre mondiale, par exemple.

    8Ces quatre éléments sont complémentaires et étroitement intriqués les uns aux autres. Ils concourent tous à abandonner l’idée de la Raison toute puissante élucidant la totalité du réel : « Le vieil idéal scientifique de l’épistémé, l’idéal d’une connaissance absolument certaine et démontrable, s’est révélé être une idole » (Popper, 1973).

    Sciences et anarchie
    9Une fois l’idole déboulonnée, que reste-t-il ? Une fois abandonnée cette foi dans une science qui ne serait que le chemin rationnel vers la vérité, comment ne pas voir que la science est aussi une activité humaine soutenue par les pouvoirs politiques aux prises avec des pressions économiques considérables ? Comment ne pas percevoir que la question soulevée par Kropotkine (1913), au début du xxe siècle – le libre accès de tous au savoir, quand la recherche est soumise à la tutelle d’un État et aux contraintes économiques – est toujours d’actualité ?

    10L’ouvrage de Kropotkine La Science moderne et l’anarchie est issu d’une réflexion épistémologique sur la science de son époque que l’auteur connaissait bien pour tenir, dans la revue Nineteenth Century, une chronique sur la science moderne. La thèse de ce livre est simple : pour libérer la société de la métaphysique, il faut appliquer la méthode des sciences naturelles au monde social. La lecture de cet ouvrage est stimulante puisque certaines remarques sont toujours d’actualité. Son invitation à traduire le langage scientifique en un langage « que tout le monde comprend » pour favoriser le développement d’une pensée critique et éviter l’imposition d’un argument d’autorité semble, à l’heure de la parcellisation des savoirs, plus que jamais d’actualité. De même, la distinction qu’il fait entre individuation, c’est-à-dire précise l’auteur, « le développement aussi complet que possible de l’individualité » et individualisme est toujours au cœur de la pensée sociologique (Corcuff, Ion et De Singly, 2005). En outre, sa vision téléologique de la science – « La recherche scientifique n’est fructueuse qu’à condition d’avoir un but déterminé […] » – n’est pas sans évoquer l’idée d’une science comme projet de résolution d’un problème par Bachelard. Cette perspective téléologique lui permet d’assumer la part de normativité de son propre programme de recherche « L’Anarchie s’est rangée pour l’individu contre l’État ; pour la société, contre l’autorité qui, en vertu des conditions historiques, la domine ». Ce qu’il y a d’intéressant est que cette visée normative n’est pas du tout antinomique avec la méthode de la science naturelle. Au contraire, elle s’appuie sur elle : « L’Anarchie représente une tentative d’appliquer les généralisations obtenues par la méthode inductive-déductive des sciences naturelles à l’appréciation des institutions humaines ». Selon Kropotkine, le lien entre science moderne et anarchie repose donc sur l’unité de la connaissance scientifique, seule capable de combattre la métaphysique. Pour autant, et c’est là une autre conciliation qui peut nourrir la réflexion actuelle, cette unité de la méthode scientifique ne signifie pas que la loi fondamentale de la nature, à savoir l’évolution, s’applique à la société. « L’histoire n’est pas une évolution ininterrompue. À plusieurs reprises, l’évolution s’est arrêtée dans telle région, pour recommencer ailleurs ». La manière, originale (par rapport à la pensée évolutionniste des sociétés de Marx ou de Comte) de concilier unité de la méthode scientifique et différences ontologiques entre nature et culture est, pour Kropotkine, de mettre à jour une loi cyclique de l’évolution propre aux sociétés historiques : « tribu, commune de village, cité libre, État tout-puissant – la mort » ; loi dont la mise à jour laisse le choix au lecteur de la confirmer (en ne faisant rien) ou de l’infirmer (en militant pour l’anarchie). Ce livre invite donc à penser les liens entre science et politique. Mais ces liens sont de nature différente de ceux imaginés par Popper. Dans son autobiographie, rapporte Achache (2011), Popper indique que sa théorie politique est le résultat de l’application d’un modèle épistémologique aux choses politiques. Loin de ce scientisme latent, Kropotkine propose la démarche inverse : appliquer une visée politique (l’émancipation des individus) à l’activité scientifique. En s’émancipant de ces liens disciplinaires, le chercheur contribue à émanciper le citoyen qu’il ne doit jamais cesser d’être.

    11Si la politique est au cœur de l’ouvrage de Kropotkine, l’économie est aussi présente. Il dénonce la prétention de l’économie politique (bourgeoise ou socialiste) à établir des lois économiques qui ne sont « nullement des lois, mais de simples affirmations ou bien suppositions, qu’on n’a jamais essayé de vérifier ». Dès lors, il propose de fonder une économie politique non plus sur une « métaphysique bourgeoise », mais sur les sciences naturelles. « Elle doit devenir une physiologie de la société ». Et, poursuit l’auteur, « puisque le but final de toute science est la prédiction, l’application à la vie pratique (Bacon l’avait déjà dit, il y a bien longtemps) – elle doit étudier les moyens de mieux satisfaire la somme des besoins modernes […] ». Cette vision critique paraît d’autant plus d’actualité que c’est au nom de ces lois économiques héritées de Smith que s’impose, aujourd’hui, une relation hiérarchique entre science et économie exactement inverse à celle que proposait le penseur anarchiste : désormais, c’est l’économie qui imprime sa visée lucrative à la science et non la science qui aide l’économie à mettre en lumière ses présupposés.

    12Cette pensée qui affirme la singularité de la science tout en ne niant pas les liens entre science et économie d’une part et science et politique d’autre part ; cette volonté de défendre le « régime du vrai » de la science classique sans renoncer à une visée émancipatrice de la science moderne, permet de mieux saisir certains propos provocateurs de Feyerabend, en l’occurrence, son célèbre Adieu à la raison (1989). Il ne s’agit pas, pour cet auteur, de nier la possibilité de développer une connaissance scientifique différente des savoirs politiques et économiques, mais de rappeler les liens entre politique et science dans une démocratie, entre économie et science dans une société capitaliste. Il ne s’agit pas de renoncer à la possibilité d’un savoir rationnel, mais de refuser l’aliénation des personnes (y compris des chercheurs) à une autorité toute-puissante : Dieu, l’Histoire, la Raison. Il ne s’agit pas d’affirmer que toutes les connaissances se valent, mais de permettre à chaque individu d’avoir la liberté de procéder lui-même au classement hiérarchique des connaissances. En retour, la pensée de Feyerabend permet de mettre en lumière toute la contradiction de l’ouvrage de Kropotkine qui, en voulant lutter contre les préjugés, répand le préjugé de la prédominance du savoir scientifique et qui, en cherchant à mettre fin au règne de la loi [3][3]Puisque cette dernière est marquée d’une ambiguïté…, proclame la nécessité d’imposer la loi de la Raison. Ce faisant Feyerabend éclaire le débat qui traverse ce numéro d’Hermès : un chercheur est forcément indiscipliné ; il ne doit se soumettre à aucun « programme de vérité » dominant. Ce qui signifie qu’il doit, aussi, rejeter l’indiscipline si elle n’est pas un libre choix personnel mais une nécessité épistémologique imposée par l’institution.

    La construction d’un savoir scientifique réclame une éthique dialogique indiscipline/responsabilité
    13Si Feyerabend convie chaque chercheur à une éthique (entendue comme questionnement sur les devoirs) de l’indiscipline pour mieux résister aux pressions de l’institution scientifique, du monde politique et des marchés, Morin, lui, en appelle à l’éthique de la responsabilité du scientifique. Dans le sixième et dernier tome de son œuvre majeure, La Méthode, il rappelle que l’autonomie de la science moderne s’est fondée sur la disjonction entre « jugement de fait et jugement de valeur, c’est-à-dire entre la connaissance d’une part, l’éthique de l’autre ». Du coup, poursuit Morin, « L’éthique du connaître pour le connaître à laquelle elle obéit est aveugle aux graves conséquences qu’apportent aujourd’hui les formidables puissances de mort et de manipulation suscitées par le progrès scientifique » (Morin, 2004). Bien sûr, il existe une éthique des règles du jeu de la connaissance (citer ses sources, ne pas falsifier ses données, etc.), mais fait défaut une éthique de la responsabilité. La science classique ne peut penser sa responsabilité sociale et écologique parce que : « pour qu’il y ait responsabilité, il faut qu’il y ait un sujet conscient ; or la vision scientifique classique (déterministe et réductionniste) élimine la conscience, élimine le sujet, élimine la liberté […]. » Cet « aveuglement éthique » de la science est également dû, poursuit le sociologue, « à la culture disciplinaire qui fragmente la connaissance et la formation spécialisée qui rend le scientifique ignorant puis indifférent à la problématique épistémologique et, bien entendu à la problématique éthique. Il y a l’aveuglement de la science sur ce qu’elle est, ce qu’elle devient, ce pourrait ou devrait devenir ».

    14Or, l’entrée dans une société où la circulation de l’information « est toujours plus rapide et à la limite instantanée […] permettant la transmission à des coûts très bas de quantité croissante d’information », rend aujourd’hui « nécessaire un effort de prise de conscience et de responsabilité de la part et des membres de la communauté scientifique et du public lui-même afin d’en maîtriser les effets pervers, et, pour ceci, d’identifier les dangers possibles » (Comets, 1995). Autrement dit, comme nous le disions en introduction, réfléchir à la construction pluridisciplinaire du savoir scientifique, c’est aussi s’interroger sur la communication scientifique. Or, une telle interrogation repose aujourd’hui sur une éthique de la responsabilité, dit le rapport du Comité d’éthique pour les sciences, puisque d’un côté, la circulation instantanée des savoirs modifie les règles du jeu scientifique (les archives ouvertes, par exemple, donnent accès à des travaux qui ne sont pas encore forcément validés par les pairs), de l’autre, la volonté politique de construire « une société de la connaissance et du savoir » (objectif affiché de l’Union européenne) place le chercheur au cœur de la création de richesse économique et lui impose de communiquer son travail : « Mais leur rôle premier [aux chercheurs] reste de fixer et de faire respecter les règles de la validation des résultats de la recherche et du débat scientifique, de déterminer les conditions de transmission interne et vers l’extérieur des connaissances, et de s’interroger sur leur propre responsabilité sociale, dans leurs rapports avec leur discipline, avec leurs pairs, avec les médias, avec l’opinion publique et avec le pouvoir politique : autant de tâches qui posent des problèmes très concrets, pour lesquelles on ne saurait se contenter de se fier au respect des règles de la morale commune, qui auraient réponse à tout » (Ibid.).

    15Mais l’éthique de la responsabilité n’est-elle pas incompatible avec l’appel à l’indiscipline prôné par Feyerabend ? Non, en tout cas si, comme nous l’avons vu dans la première partie, on abandonne le « régime du vrai » issu des Lumières. En effet, c’est en renonçant à la conception classique de la science que l’on peut, par exemple, se référer à la pensée complexe prônée par Morin – une pensée qui ne cherche pas à isoler les éléments les uns des autres, mais au contraire à les relier entre eux, même ceux qui paraissent opposés. Morin appelle dialogique une « Unité complexe entre deux logiques, entités ou instances complémentaires concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l’une de l’autre, se complètent mais aussi s’opposent et se combattent » (Morin 2004). L’inspiration et l’expiration, par exemple, doivent être analysées dans leurs relations antagonistes et complémentaires pour comprendre la respiration. De même, la recherche sur la communication scientifique (c’est-à-dire, nous y insistons, non seulement les rapports sciences-société, mais aussi l’élaboration même du savoir entre chercheurs) semble devoir se nourrir et d’une éthique de l’indiscipline et d’une éthique de la responsabilité. En effet, l’indiscipline est une aspiration à la liberté qui est elle-même un appel à la communication : « C’est parce que les hommes veulent être libres qu’ils veulent s’exprimer, échanger, partager, communiquer » (Wolton, 2012). Symétriquement, la complexité des connaissances produites est un appel à la responsabilité du chercheur.

    16Réfléchir aux difficultés qu’éprouvent les chercheurs quand ils communiquent entre eux pour élaborer une connaissance, c’est donc essayer de comprendre les relations dialogiques (complémentaires, concurrentes et antagonistes donc) entre indiscipline et responsabilité. Indiscipline vis-à-vis de l’instrumentalisation de l’État et de l’utilitarisme de la technoscience comme le réclame Feyerabend et responsabilité vis-à-vis des citoyens, car la connaissance nourrit la réflexion critique et nos conceptions du monde. Mais aussi indiscipline vis-à-vis de sa communauté académique comme y invite Wolton (2012) et responsabilité vis-à-vis de cette même communauté qui ne peut s’autoréguler sans la participation de chacun à la vie académique de tous. Pas d’indiscipline sans le courage de l’engagement. C’est aussi une des leçons – oubliées ? – de la pensée anarchiste.

    Notes
    • [1]
      Notion qui fait référence à l’ensemble des pratiques et des croyance partagées par des chercheurs. Cette notion ne recouvre pas celle de « culture disciplinaire », puisqu’on peut avoir, d’une part, une même culture épsitémique qui traverse plusieurs disciplines et, d’autre part, des disciplines traversées par plusieurs cultures épistémiques (Knorr-Cetina, 1999).
    • [2]
      La notion de « programme de vérité » est due à l’historien antique Paul Veyne. À une époque donnée, explique cet ami de M. Foucault, il existe non pas une vérité, mais des programmes de vérité (mythes, textes juridiques, connaissances scientifiques, etc.) qui expliquent les degrés subjectifs d’intensité de croyance, la mauvaise foi et les contradictions en un même individu (Veyne, 1983). Or, à l’intérieur d’une même épistémologie (le positivisme, par exemple) ou d’une même discipline (la sociologie, par exemple), le chercheur est confronté à une telle disparité de constructions théoriques prétendant toutes dire le vrai.
    • [3]
      Puisque cette dernière est marquée d’une ambiguïté fondamentale : à la fois le fruit « du génie créateur de la foule » et celui d’une autorité cherchant à affirmer sa domination.

    Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2014
     
  5. Cratès
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    Cratès Membre du forum

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    Juil 2022
    J’ai lu en diagonale mais parler de l’arnaque génétique….je dubite copieux
    Ça fait tape à l’œil pour attirer le chaland
    Et le procédé vieux et usé
    Quand je lis qu’il faut abolir ce qui est présenté comme un quasi axiome : la raison capable de dire le vrai…. Alors là j’ai du mal…Diogene avait déjà évacué..
    Ça fait un peu boulgi boulga sans vouloir etre désagréable
    Portez-vous bien
     
    Ungovernable apprécie ceci.
  6. C'est effectivement de la branlette intellectuelle sans intérêt avec l'anarchisme en tant que modèle de société. Sans être en désaccord avec le texte, c'est pas parce qu'il y a "anarchie" dans le titre que c'est intéressant d'un point de vue révolutionnaire. Mais comme à l'habitude Ninaa partage des trucs sur le forum qu'elle n'a même pas lue plus en dehors du titre, entre 2-3 trollage elle veut se donner l'apparence de contribuer au forum.
     
  7. Cratès
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    Cratès Membre du forum

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    Juil 2022
    Salut à toi
    Je n’osais le dire ainsi,..mais comme tu le dis « branlette… » mais pseudo intello en plus
    Leur point de vue sur la génétique est partiel, de mauvaise foi ; ne connaissant pas les auteurs je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils sont ou malhonnêtes ou ignorants mais j’aurais grand plaisir à me retrouver en tête à tête avec eux, même si les petits juges bien pensants sur les toxicos
    S’imaginent que ça te crame les neurones
    Rappel… question posée à Guy Debord
    Vous avez beaucoup pensé….
    Réponse… moins que je n’ai bu
    Et ce n’était en rien une apologie de l’alcool mais l’expression de sa liberté et de sa responsabilité
    Je ne sais pas ce que je suis , je ne suis pas ce que je sais
    Les idéologies comme les religions sont des clôtures qui deviennent des mûrs d’enceinte en prospérant
    Portez-vous bien , tous
     
    Ungovernable apprécie ceci.

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