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Henri Laborit - Eloge de la fuite

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Furion, 29 Juillet 2013.

  1. Furion
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    Juil 2013
    AVANT-PROPOS

    Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la
    mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures
    que peut encore prendre un voilier : la cape (le foc
    bordé à contre et la barre dessous) le soumet à la
    dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la
    tempête en épaulant la lame sur l'arrière, avec un
    minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des
    côtes, la seule façon de sauver le bateau et son
    équipage. Elle permet aussi de découvrir des
    rivages inconnus qui surgiront à l'horizon des
    calmes retrouvés. Rivages inconnus qu'ignoreront
    toujours ceux qui ont la chance apparente de
    pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la
    route sans imprévu imposée par les compagnies de
    transport maritime.
    Vous connaissez sans doute un voilier nommé
    «Désir »

    Autoportrait



    C'est la première fois qu'un éditeur me fournit un
    canevas pour écrire un livre. Je n'aurais sans doute
    pas accepté de m'y conformer si, chez le même
    éditeur, je n'avais pas récemment publié un autre
    ouvrage
    i
    dont la lecture permettra, je pense, de
    mieux comprendre le code biologique qui va me
    servir pour répondre aux questions posées.
    La première de celles-ci demande aux auteurs de
    cette collection un autoportrait. Mais lorsqu'on a
    passé trente ans de son existence à observer les faits
    biologiques et quand la biologie générale vous a
    guidé pas à pas vers celle du système nerveux et des
    comportements, un certain scepticisme vous envahit
    à l'égard de toute description personnelle exprimée
    dans un langage conscient. Tous les autoportraits,
    tous les mémoires ne sont que des impostures
    conscientes ou, plus tristement encore,
    inconscientes.
    La seule certitude que cette exploration fait
    acquérir, c'est que toute pensée, tout jugement, toute
    pseudo-analyse logique n'expriment que nos désirs
    inconscients, la recherche d'une valorisation de
    nous-mêmes à nos yeux et à ceux de nos
    contemporains. Parmi les relations qui s'établissent à
    chaque instant présent entre notre système nerveux
    et le monde qui nous entoure, le monde des autres hommes surtout, nous en isolons préférentiellement
    certaines sur lesquelles se fixe notre attention; elles
    deviennent pour nous signifiantes parce qu'elles
    répondent ou s'opposent à nos élans pulsionnels,
    canalisés par les apprentissages socio-culturels
    auxquels nous sommes soumis depuis notre
    naissance. Il n'y a pas d'objectivité en dehors des
    faits reproductibles expérimentalement et que tout
    autre que nous peut reproduire en suivant le
    protocole que nous avons suivi. Il n'y a pas
    d'objectivité en dehors des lois générales capables
    d'organiser les structures. Il n'y a pas d'objectivité
    dans l'appréciation des faits qui s'enregistrent au sein
    de notre système nerveux. La seule objectivité
    acceptable réside dans les mécanismes invariants qui
    régissent le fonctionnement de ces systèmes
    nerveux, communs à l'espèce humaine. Le reste n'est
    que l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes,
    celle que nous tentons d'imposer à notre entourage et
    qui est le plus souvent, et nous verrons pourquoi,
    celle que notre entourage a construit en nous.
    Nous ne vivons que pour maintenir notre structure
    biologique, nous sommes programmés depuis l'œuf
    fécondé pour cette seule fin, et toute structure
    vivante n'a pas d'autre raison d'être, que d'être. Mais
    pour être elle n'a pas d'autres moyens à utiliser que
    le programme génétique de son espèce. Or, ce
    programme génétique chez l'Homme aboutit à un
    système nerveux, instrument de ses rapports avec
    l'environnement inanimé et animé, instrument de ses
    rapports sociaux, de ses rapports avec les autres
    individus de la même espèce peuplant la niche où il
    va naître et se développer. Dès lors, il se trouvera
    soumis entièrement à l'organisation de cette dernière.
    Mais cette niche ne pénétrera et ne se fixera dans
    son système nerveux que suivant les caractéristiques
    structurales de celui-ci. Or, ce système nerveux
    répond d'abord aux nécessités urgentes, qui
    permettent le maintien de la structure d'ensemble de
    l'organisme. Ce faisant, il répond à ce que nous
    appelons les pulsions, le principe de plaisir, la
    recherche de l'équilibre biologique, encore que la
    notion d'équilibre soit une notion qui demande à être
    précisée. Il permet ensuite, du fait de ses possibilités
    de mémorisation, donc d'apprentissage, de
    connaître ce qui est favorable ou non à l'expression
    de ces pulsions, compte tenu du code imposé par la
    structure sociale qui le gratifie, suivant ses actes, par
    une promotion hiérarchique. Les motivations
    pulsionnelles, transformées par le contrôle social qui
    résulte de l'apprentissage des automatismes socioculturels, contrôle social qui fournit une expression
    nouvelle à la gratification, au plaisir, seront enfin à
    l'origine aussi de la mise en jeu de l'imaginaire.
    Imaginaire, fonction spécifiquement humaine qui
    permet à l'Homme contrairement aux autres espèces
    animales, d'ajouter de l'information, de transformer
    le monde qui l'entoure. Imaginaire, seul mécanisme
    de fuite, d'évitement de l'aliénation
    environnementale, sociologique en particulier, utilisé
    aussi bien par le drogué, le psychotique, que par le
    créateur artistique ou scientifique. Imaginaire dont
    l'antagonisme fonctionnel avec les automatismes et
    les pulsions, phénomènes inconscients, est sans
    doute à l'origine du phénomène de conscience.
    Je regrette de devoir fournir cette caricature du
    fonctionnement nerveux central. Comme ce
    fonctionnement est à la base de tous nos jugements,
    de toutes nos actions, il est nécessaire de le rappeler.
    Nous aurons l'occasion d'ailleurs de revenir sur ce
    sujet. Mais, aussi longtemps que les connaissances
    progressives qui le concernent et que nous en avons
    ne feront pas partie de l'acquis fondamental de tous
    les hommes, au même titre que le langage dont il est
    la source (alors que celui-ci exprime surtout notre
    inconscient sous le déguisement du discours
    logique), nous ne pourrons pas faire grand-chose.
    Tout sera toujours noyé dans le verbalisme affectif.
    Sachant cela, pouvons-nous faire de nous sans
    sourire un autoportrait ? Accepter de le faire, n'est ce
    pas accepter de fournir sous un discours logique
    l'expression de nos pulsions maquillées par notreacquis socio-culturel, et notre seule lucidité envers
    nous-mêmes peut-elle consister en autre chose que
    de savoir que nous déformons inconsciemment les
    faits à notre avantage et à celui de l'image que nous
    tentons de donner aux autres de ce que nous
    voudrions être ?
    De toute façon, au milieu des remaniements
    bouleversants qui s'amorcent au sein de notre société
    moderne, je suis persuadé que l'histoire d'un homme
    et sa finalité n'ont aucun intérêt. Il n'était peut-être
    pas inutile, quand il s'agit de quelqu'un qui essaie de
    se présenter aux autres sous le couvert d'un prétendu
    rigorisme scientifique, que ceux qui l'écoutent ou le
    lisent et risquent d'être influencés par lui, sachent
    que derrière tout scientifique ou soi-disant tel, se
    trouve un homme engagé dans la vie quotidienne. Sa
    vie sociale a sans doute influencé profondément la
    vision du monde qui s'est organisée en lui. Un livre
    comme celui-ci fournira peut-être des arguments
    péremptoires pour refuser les théories que j'exprime
    par ailleurs, dans d'autres ouvrages, ou au contraire
    pour y adhérer plus complètement. Or, ces théories
    par contre, vraies ou fausses, méritent peut-être
    qu'on y jette un oeil, car elles prétendent aborder un
    aspect nouveau et fondamental de la condition
    humaine.
    Il me semble que ce qui peut être intéressant dans
    l'histoire d'une vie, c'est ce qu'elle contient
    d'universel. Ce ne sont pas les détails particuliers qui
    l'ont jalonnée, ni la pâte unique de celui qui fut
    modelé par ces détails, ni la forme changeante qui
    en est résultée. Ce qui peut être universel, c'est la
    façon dont le contexte social détermine un individu
    au point qu'il n'en est qu'une expression particulière.
    Si mon autoportrait pouvait présenter quelque
    intérêt, ce dont je doute, c'est de montrer comment
    un homme, pris au hasard, a été façonné par son
    milieu familial, puis par son entourage social, sa
    classe hiérarchique, culturelle, économique, et n'a pu
    s'échapper (du moins le croit-il!) de ce monde
    implacable que par l'accession fortuite à la
    connaissance, grâce à son métier, des mécanismes
    fondamentaux qui dans nos systèmes nerveux
    règlent nos comportements sociaux. L'anecdote n'est
    là qu'en fioriture, en illustration. Quant à la libido,
    elle s'exprime sur une scène où les acteurs sont aussi
    nombreux que les noms qui peuplent un annuaire
    des téléphones. Chacun de ces acteurs est guidé luimême par le désir de satisfaire sa propre libido et
    dans ce réseau serré de libidos entremêlées, je ne
    suis pas sûr qu'il soit urgent de privilégier la mienne,
    chacune ayant eu sans doute son expression
    personnelle dans l'étroit domaine de l'espace-temps
    au sein duquel elle s'est située. Personne n'est
    capable d'ailleurs de refaire l'histoire du système
    nerveux d'un de ses contemporains, à commencer
    par ce contemporain lui-même. Tout au plus peut-on
    utiliser ce qu'il vous a dit pour écrire un roman
    interprétatif.
    Ce que l'on peut admettre, semble-t-il, c'est que
    nous naissons avec un instrument, notre système
    nerveux, qui nous permet d'entrer en relation avec
    notre environnement humain, et que cet instrument
    est à l'origine fort semblable à celui du voisin. Ce
    qu'il parait alors utile de connaître, ce sont les règles
    d'établissement des structures sociales au sein
    desquelles l'ensemble des systèmes nerveux des
    hommes d'une époque, héritiers temporaires des
    automatismes culturels de ceux qui les ont précédés,
    emprisonnent l'enfant à sa naissance, ne laissant à sa
    disposition qu'une pleine armoire de jugements de
    valeur. Mais ces jugements de valeur étant euxmêmes la sécrétion du cerveau des générations
    précédentes, la structure et le fonctionnement de ce
    cerveau sont les choses les plus universelles à
    connaître. Mais cela est une autre histoire!
    Cette connaissance, même imparfaite, étant
    acquise, chaque homme saura qu'il n'exprime qu'une
    motivation simple, celle de rester normal. Normal,
    non par rapport au plus grand nombre, qui soumis
    inconsciemment à des jugements de valeur à finalité
    sociologique, est constitué d'individus parfaitement anormaux par rapport à eux-mêmes. Rester normal,
    c'est d'abord rester normal par rapport à soi-même.
    Pour cela il faut conserver la possibilité « d'agir »
    conformément aux pulsions, transformées par les
    acquis socio-culturels, remis constamment en cause
    par l'imaginaire et la créativité. Or, l'espace dans
    lequel s'effectue cette action est également occupé
    par les autres. Il faudra éviter l'affrontement, car de
    ce dernier surgira forcément une échelle
    hiérarchique de dominance et il est peu probable
    qu'elle puisse satisfaire, car elle aliène le désir à
    celui des autres. Mais, à l'inverse, se soumettre c'est
    accepter, avec la soumission, la pathologie
    psychosomatique qui découle forcément de
    l'impossibilité d'agir suivant ses pulsions. Se
    révolter, c'est courir à sa perte, car la révolte si elle
    se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle
    hiérarchique de soumission à l'intérieur du groupe, et
    la révolte, seule, aboutit rapidement à la suppression
    du révolté par la généralité anormale qui se croit
    détentrice de la normalité. Il ne reste plus que la
    fuite.
    Il y a plusieurs façons de fuir. Certains utilisent
    les drogues dites « psychotogènes ». D'autres la
    psychose. D'autres le suicide. D'autres la navigation
    en solitaire. Il y a peut-être une autre façon encore
    fuir dans un monde qui n'est pas de ce monde, le
    monde de l'imaginaire. Dans ce monde on risque
    peu d'être poursuivi. On peut s'y tailler un vaste
    territoire gratifiant, que certains diront narcissique.
    Peu importe, car dans le monde où règne le principe
    de réalité, la soumission et la révolte, la dominance
    et le conservatisme auront perdu pour le fuyard leur
    caractère anxiogène et ne seront plus considérés que
    comme un jeu auquel on peut, sans crainte,
    participer de façon à se faire accepter par les autres
    comme « normal ». Dans ce monde de la réalité, il
    est possible de jouer jusqu'au bord de la rupture avec
    le groupe dominant, et de fuir en établissant des
    relations avec d'autres groupes si nécessaire, et en
    gardant intacte sa gratification imaginaire, la seule
    qui soit essentielle et hors d'atteinte des groupes
    sociaux.
    Ce comportement de fuite sera le seul à permettre
    de demeurer normal par rapport à soi-même, aussi
    longtemps que la majorité des hommes qui se
    considèrent normaux tenteront sans succès de le
    devenir en cherchant à établir leur dominance,
    individuelle, de groupe, de classe, de nation, de
    blocs de nations, etc. L'expérimentation montre en
    effet que la mise en alerte de l'hypophyse et de la
    corticosurrénale, qui aboutit si elle dure à la
    pathologie viscérale des maladies dites
    «psychosomatiques», est le fait des dominés, ou de
    ceux qui cherchent sans succès à établir leur
    dominance, ou encore des dominants dont la
    dominance est contestée et qui tentent de la
    maintenir. Tous ceux-là seraient alors des anormaux,
    car il semble peu normal de souffrir d'un ulcère de
    l'estomac, d'une impuissance sexuelle, d'une
    hypertension artérielle ou d'un de ces syndromes
    dépressifs si fréquents aujourd'hui. Or, comme la
    dominance stable et incontestée est rare,
    heureusement, vous voyez que pour demeurer
    normal il ne vous reste plus qu'à fuir loin des
    compétitions hiérarchiques. Attendez-moi, j'arrive !

    L'amour


    Avec ce mot on explique tout, on pardonne tout,
    on valide tout, parce que l'on ne cherche jamais à
    savoir ce qu'il contient. C'est le mot de passe qui
    permet d'ouvrir les cœurs, les sexes, les sacristies et
    les communautés humaines. Il couvre d'un voile
    prétendument désintéressé, voire transcendant, la
    recherche de la dominance et le prétendu instinct de
    propriété. C'est un mot qui ment à longueur de
    journée et ce mensonge est accepté, la larme à l'œil,
    sans discussion, par tous les hommes. Il fournit une
    tunique honorable à l'assassin, à la mère de famille,
    au prêtre, aux militaires, aux bourreaux, aux
    inquisiteurs, aux hommes politiques. Celui qui
    oserait le mettre à nu, le dépouiller jusqu'à son slip
    des préjugés qui le recouvrent, n'est pas considéré
    comme lucide, mais comme cynique. Il donne bonne
    conscience, sans gros efforts, ni gros risques, à tout
    l'inconscient biologique. Il déculpabilise, car pour
    que les groupes sociaux survivent, c'est-à-dire
    maintiennent leurs structures hiérarchiques, les
    règles de la dominance, il faut que les motivations
    profondes de tous les actes humains soient ignorés.
    Leur connaissance, leur mise à nu, conduirait à la
    révolte des dominés, à la contestation des structures
    hiérarchiques. Le mot d'amour se trouve là pour
    motiver la soumission, pour transfigurer le principe
    du plaisir, l'assouvissement de la dominance. Je
    voudrais essayer de découvrir ce qu'il peut y avoir
    derrière ce mot dangereux, ce qu'il cache sous son
    apparence mielleuse, les raisons millénaires de sa
    fortune. Retournons aux sources.
    Nous rappellerons que la fonction du système
    nerveux consiste essentiellement dans la possibilité
    qu'il donne à un organisme d'agir, de réaliser son
    autonomie motrice par rapport à l'environnement, de
    telle façon que la structure de cet organisme soit
    conservée. Pour cela, deux sources d'informations
    lui sont nécessaires : l'une le renseigne sur les
    caractéristiques changeantes de l'environnement qui
    sont captées par les organes des sens et lui sont
    transmises. L'autre le renseigne sur l'état interne de
    l'ensemble de la communauté cellulaire organique
    dont il a mission de protéger la structure en, en
    permettant l'autonomie motrice. Bien que le terme
    d'équilibre soit faux ou du moins qu'il exige une
    assez longue diversion pour en préciser le contenu,
    nous parlerons de recherche de l'équilibre organique,
    d'homéostasie, ou dans un langage plus
    psychologique, du bien-être, du plaisir. Les
    structures les plus primitives du cerveau,
    l'hypothalamus et le tronc cérébral, suffisent à
    assurer ce comportement simple d'une action
    répondant à un stimulus interne que nous
    dénommerons « pulsion ». C'est un comportement
    inné, permettant l'assouvissement de la faim, de la
    soif et de la sexualité.
    Avec les premiers mammifères apparaît le
    système limbique qui va autoriser les processus de
    mémoire à long terme. Dès lors, les expériences qui
    résultent du contact d'un organisme avec son
    environnement ne se perdront pas, elles seront mises
    en réserve et leur évocation à l'intérieur de cet
    organisme pourra survenir sans relations de causalité
    évidente avec les variations survenant dans le milieu
    extérieur. Elles seront enregistrées comme agréables
    ou désagréables, les expériences agréables étant
    celles qui permettent le maintien de la structure de
    l'organisme, les expériences désagréables celles dangereuses pour lui. Les premières auront tendance
    à être répétées : c'est ce que l'on appelle le «
    réenforcement ». Les autres à être évitées. L'action
    résulte dans tous les cas d'un apprentissage. Ainsi,
    nous définirons le besoin auquel répond l'activité du
    système nerveux comme la quantité d'énergie et
    d'information nécessaire au maintien de la structure,
    soit innée, soit acquise par apprentissage. Le
    modelage des réseaux neuroniques à la suite d'un
    apprentissage constitue en effet une structure
    acquise. Elle est à la base des émotions qui
    s'accompagnent de réajustements vasomoteurs et de
    déplacements de la masse sanguine, suivant les
    variations d'activité des organes mis en jeu pour
    réaliser l'action. Le système cardio-vasculaire sous
    contrôle du système nerveux végétatif permettra
    cette adaptation. La motivation fondamentale des
    êtres vivants semble donc bien être le maintien de
    leur structure organique. Mais elle dépendra soit de
    pulsions, en réponse à des besoins fondamentaux,
    soit de besoins acquis par apprentissage. Dans un
    langage psychanalytique, la recherche (pulsionnelle
    ou résultant de l'apprentissage) de la répétition de
    l'expérience agréable répond au principe du plaisir
    qui n'est pas ainsi exclusivement sexuel, ou même
    quand il l'est se trouve occulté, transformé par
    l'expérience. La connaissance de la réalité extérieure,
    l'apprentissage des interdits socio-culturels et des
    conséquences désagréables qu'il peut en coûter de
    les enfreindre, comme de celles, agréables, dont le
    groupe social peut récompenser l'individu pour les
    avoir respectés, répond au principe de réalité.
    Enfin, avec le cortex on accède à l'anticipation, à
    partir de l'expérience mémorisée des actes gratifiants
    ou nociceptifs, et à l'élaboration d'une stratégie
    capable de les satisfaire ou de les éviter
    respectivement. Il semble donc exister trois niveaux
    d'organisation de l'action. Le premier, le plus
    primitif, à la suite d'une stimulation interne et/ou
    externe, organise l'action de façon automatique,
    incapable d'adaptation. Le second organise l'action
    en prenant en compte l'expérience antérieure, grâce à
    la mémoire que l'on conserve de la qualité, agréable
    ou désagréable, utile ou nuisible, de la sensation qui
    en est résultée. L'entrée en jeu de l'expérience
    mémorisée camoufle le plus souvent la pulsion
    primitive et enrichit la motivation de tout l'acquis dû
    à l'apprentissage. Le troisième niveau est celui du
    désir. Il est lié à la construction imaginaire
    anticipatrice du résultat de l'action et de la stratégie à
    mettre en oeuvre pour assurer l'action gratifiante ou
    celle qui évitera le stimulus nociceptif. Le premier
    niveau fait appel à un processus uniquement présent,
    le second ajoute à l'action présente l'expérience du
    passé, le troisième répond au présent, grâce à
    l'expérience passée par anticipation du résultat futur.
    Cette action se réalise dans un « espace » à
    l'intérieur duquel se trouvent des objets et des êtres.
    Les objets et les êtres qui permettent un
    apprentissage gratifiant devront rester à la
    disposition de l'organisme pour assurer le
    réenforcement. Cet organisme aura tendance à se les
    approprier et à s'opposer dans l'espace où ils se
    trouvent, dans son « territoire », à l'appropriation
    des mêmes objets et êtres gratifiants par d'autres. Le
    seul comportement « inné », contrairement à ce que
    l'on a pu dire, nous semble donc être l'action
    gratifiante. La notion de territoire et de propriété
    n'est alors que secondaire à l'apprentissage de la
    gratification. Ce sont des acquis sociaux dans toutes
    les espèces animales et socio-culturels chez
    l'Homme. De même, on comprend que pour se
    réaliser en situation sociale, l'action gratifiante
    s'appuiera dès lors sur l'établissement des
    hiérarchies de dominance, le dominant imposant
    son « projet » au dominé.
    Un point reste encore à préciser. Nous venons de
    voir que le système nerveux commande
    généralement à une action. Si celle-ci répond à un
    stimulus nociceptif douloureux, elle se résoudra
    dans la fuite, l'évitement. Si la fuite est impossible
    elle provoquera l'agressivité défensive, la lutte. Si cette action est efficace, permettant la conservation
    ou la restauration du bien-être, de l'équilibre
    biologique, si en d'autres termes elle est gratifiante,
    la stratégie mise en oeuvre sera mémorisée, de façon
    à être reproduite. Il y a apprentissage. Si elle est
    inefficace, ce que seul encore l'apprentissage pourra
    montrer, un processus d'inhibition motrice sera mis
    en jeu. Dans le premier cas les aires cérébrales,
    commandant à la réponse innée de fuite ou de lutte
    au stimulus nociceptif, à la punition, seront
    organisées dans des voies nerveuses qui aboutiront
    au « periventricular system » (P.V.S.). Dans le
    second cas, celui de l'apprentissage de la
    récompense, du comportement gratifiant, le faisceau
    réunissant les aires cérébrales intéressées est le «
    medial forebrain bundle » (M.F.B.). L'inhibition
    motrice enfin fait appel au système inhibiteur de
    l'action (S.I.A.). Nous avons récemment pu montrer
    (Laborit et col., 1974)
    1
    que le système inhibiteur de
    l'action, permettant ce qu'il est convenu d'appeler
    l'évitement passif, est à l'origine de la réaction
    endocrinienne de « stress » (Selye, 1936)
    2
    et de la
    réaction sympathique vasoconstrictrice d'attente de
    l'action. La réaction adrénalinique qui vasodilate au
    contraire la circulation musculaire, pulmonaire,
    cardiaque et cérébrale, est la réaction de fuite ou de
    lutte; c'est la réaction d' « alarme », elle permet la
    réalisation de l'action. Il résulte de ce schéma que
    tout ce qui s'oppose à une action gratifiante, celle
    qui assouvit le besoin inné ou acquis, mettra en jeu
    une réaction endocrino-sympathique, préjudiciable,
    si elle dure, au fonctionnement des organes
    périphériques. Elle donne naissance au sentiment
    d'angoisse et se trouve à l'origine des affections dites
    « psychosomatiques ».
    1
    Laborit (H.) (1974), « Action et réaction. Mécanismes bio et
    neurophysiologiques », Agressologie, 15, 5, 303-322
    2
    Selye (H.) (1936), « A syndrome produced by diverse noxious agents »,
    Nature (Lond.), 138, 32
    Pour illustrer cette idée, je rappellerai
    l'importance que les compagnies d'assurances
    américaines attachent à une pression artérielle
    supérieure à 140/90 mm de Hg après 50 ans, une
    surmortalité importante touchant les sujets qui en
    sont atteints. Or, au cours d'une expérimentation
    d'évitement actif dans une chambre à deux
    compartiments, réalisée sur le rat soumis à une
    stimulation électrique plantaire précédée de quelques
    secondes par des signaux lumineux et sonores, nous
    avons constaté que si l'animal pouvait agir, c'est-à-
    dire fuir dans le compartiment d'à côté, cette
    stimulation appliquée au cours de séances d'une
    durée de 7 mn par jour pendant sept jours
    consécutifs ne provoque pas d'hypertension stable.
    Si par contre la porte de communication entre les
    deux compartiments est fermée, que l'animal ne peut
    fuir, il présente rapidement un comportement
    d'inhibition motrice. Or, après les sept jours
    d'expérimentation il présente une hypertension
    artérielle stable, retrouvée encore plus d’un mois
    après, alors que les séances sont interrompues
    depuis au moins trois semaines. Mais au cours d'un
    protocole identique, si l'on place deux animaux
    ensemble, ne pouvant s'échapper mais pouvant
    combattre, extérioriser leur agressivité par une
    action sur l'autre, ces animaux ne font pas
    d'hypertension chronique. Il en est de même si après
    chaque séance l'animal est immédiatement soumis à
    un électrochoc convulsivant qui empêche
    l'établissement de la mémoire à long terme. Celle-ci,
    dans le cas présent, mémorise l'inefficacité de
    l'action face à un stimulus nociceptif. Elle est donc
    nécessaire à la mise en jeu du système d'inhibition
    motrice.
    Nous avons défini l'agression (Laborit, 1971)
    1
    comme la quantité d'énergie capable d'accroître
    l'entropie d'un système organisé, autrement dit de faire disparaître sa structure. A côté des agressions
    directes, physiques ou chimiques, l'agression
    psychosociale au contraire passe obligatoirement
    par la mémoire et l'apprentissage de ce qui peut être
    nociceptif pour l'individu. Si elle ne trouve pas de
    solution dans l'action motrice adaptée, elle débouche
    sur un comportement d'agressivité défensive ou,
    chez l'homme, sur le suicide. Mais si l'apprentissage
    de la punition met en jeu le système inhibiteur de
    l'action, il ne reste plus que la soumission avec ses
    conséquences psychosomatiques, la dépression ou la
    fuite dans l'imaginaire des drogues et des maladies
    mentales ou de la créativité.
    Nous avons signalé qu'en situation sociale, la
    gratification, c'est-à-dire l'utilisation suivant les
    besoins, des objets et des êtres situés dans le
    territoire d'un individu, c'est-à-dire dans l'espèce au
    sein duquel il peut agir, s'obtenait évidemment par
    l'établissement de sa dominance. Celle-ci s'établit
    chez l'animal grâce à la force physique. Chez
    l'Homme il en fut longtemps ainsi. Mais la propriété
    que possède l'espèce humaine d'ajouter de
    l'information à la matière inanimée, de la « mettre en
    forme » pour en faire le produit d'une industrie,
    permit bientôt les échanges, puis l'accumulation d'un
    capital permettant de s'approprier les objets et les
    êtres, donc de se gratifier. La dominance s'établit
    alors sur la possession du capital et des moyens de
    production des marchandises, les machines,
    résultant elles-mêmes de la manipulation par le
    cerveau humain de l'information technique. Plus
    récemment, l'importance prise par les machines dans
    le processus de production a favorisé ceux capables
    de les imaginer et de les contrôler grâce à
    l'acquisition d'une information abstraite, physique et
    mathématique. Elle a favorisé les techniciens. La
    dominance s'est alors établie sur le degré
    d'abstraction atteint par un individu dans son
    information professionnelle. C'est elle qui
    aujourd'hui est à la base des hiérarchies, non
    seulement professionnelles, mais de pouvoir
    économique et politique.
    Où se situe l'amour dans ce schéma? Décrire
    l'amour comme la dépendance du système nerveux à
    l'égard de l'action gratifiante réalisée grâce à la
    présence d'un autre être dans notre espace, est sans
    doute objectivement vrai. Inversement, la haine ne
    prend-elle pas naissance quand l'autre cesse de nous
    gratifier, ou que l'on s'empare de l'objet de nos
    désirs, ou que l'on s'insinue dans notre espace
    gratifiant et que d'autres se gratifient avec l'être ou
    l'objet de notre gratification antérieure?
    Mais l'on se demande si ces observations, qui se
    voudraient scientifiques, objectives, ont quelque
    valeur devant la joie ineffable, cette réalité vécue, de
    l'amoureux. La décrire comme nous venons de le
    faire, n'est-ce pas ignorer la part humaine de l'amour,
    sa dimension imaginaire, créatrice, culturelle? Oui
    sans doute pour l'amour heureux. Mais un autre l'a
    dit, il n'y a pas d'amour heureux. Il n'y a pas d'espace
    suffisamment étroit, suffisamment clos, pour
    enfermer toute une vie deux êtres à l'intérieur d'euxmêmes. Or, dès que cet ensemble s'ouvre sur le
    monde, celui-ci en se refermant sur eux va, comme
    les bras d'une pieuvre, s'infiltrer entre leurs relations
    privilégiées. D'autres objets de gratification, et
    d'autres êtres gratifiants, vont entrer en relation avec
    chacun d'eux, en relation objective s'exprimant dans
    l'action. Alors, l'espace d'un être ne se limitera plus à
    l'espace de l'autre. Le territoire de l'un peut bien se
    recouper avec le territoire de l'autre, mais ils ne se
    superposeront jamais plus. Le seul amour qui soit
    vraiment humain, c'est un amour imaginaire, c'est
    celui après lequel on court sa vie durant, qui trouve
    généralement son origine dans l'être aimé, mais qui
    n'en aura bientôt plus ni la taille, ni la forme
    palpable, ni la voix, pour devenir une véritable
    création, une image sans réalité. Alors, il ne faut
    surtout pas essayer de faire coïncider cette image
    avec l'être qui lui a donné naissance, qui lui n'est
    qu'un pauvre homme ou qu'une pauvre femme, qui a fort à faire avec son inconscient. C'est avec cet
    amour-là qu'il faut se gratifier, avec ce que l'on croit
    être et ce qui n'est pas, avec le désir et non avec la
    connaissance. Il faut se fermer les yeux, fuir le réel.
    Recréer le monde des dieux, de la poésie et de l'art,
    et ne jamais utiliser la clef du placard où BarbeBleue enfermait les cadavres de ses femmes. Car
    dans la prairie qui verdoie, et sur la route qui
    poudroie, on ne verra jamais rien venir.
    Si ce que je viens d'écrire contient une parcelle de
    vérité, alors je suis d'accord avec ceux qui pensent
    que le plaisir sexuel et l'imaginaire amoureux sont
    deux choses différentes qui n'ont pas de raison a
    priori de dépendre l'une de l'autre.
    Malheureusement, l'être biologique qui nous gratifie
    sexuellement et que l'on tient à conserver
    exclusivement de façon à « réenforcer » notre
    gratification par sa « possession », coïncide
    généralement avec celui qui est à l'origine de
    l'imaginaire heureux. L'amoureux est un artiste qui
    ne peut plus se passer de son modèle, un artiste qui
    se réjouit tant de son oeuvre qu'il veut conserver la
    matière qui l'a engendrée. Supprimer l'œuvre, il ne
    reste plus qu'un homme et une femme, supprimer
    ceux-là, il n'y a plus d’œuvre. L'œuvre, quand elle a
    pris naissance, acquiert sa vie propre, une vie qui est
    du domaine de l'imaginaire, une vie qui ne vieillit
    pas, une vie en dehors du temps et qui a de plus en
    plus de peine à cohabiter avec l'être de chair, inscrit
    dans le temps et l'espace, qui nous a gratifiés
    biologiquement. C'est pourquoi il ne peut pas y
    avoir d'amour heureux, si l'on veut à toute force
    identifier l’œuvre et le modèle.
    Cependant, lorsque l'amour passe d'un rapport
    interindividuel unique à celui d'un groupe humain, il
    est probable qu'il pourrait s'humaniser, en ce sens
    qu'il devient plus l'amour d'un concept que celui de
    l'objet gratifiant. L'Homme est par exemple le seul
    animal à concevoir la patrie et à pouvoir l'aimer.
    Mais là encore il n'est pas possible de faire coïncider
    l'imaginaire amoureux avec le modèle qui en est la
    cause. Le modèle est encore un modèle biologique,
    celui de l'ensemble humain peuplant une niche
    écologique, avec son histoire et les caractéristiques
    comportementales que cette niche a conditionnées
    chez lui. Et cet ensemble humain jusqu'ici s'est
    toujours organisé sous tous les cieux suivant un
    système hiérarchique de dominance et de soumission
    parce que les motivations des individus qui le
    composent ont toujours été la survie organique, la
    recherche du plaisir, dont les moyens d'obtention
    passent encore par la possession d'un territoire
    individuel et des objets et des êtres qu'il contient. Si
    bien que cet amour réel et puissant de la patrie,
    tardivement conceptualisé dans l'histoire de
    l'Homme, mais qui a, jusqu'à une époque récente,
    animé le sacrifice de millions d'hommes, a
    également permis l'exploitation de leur sacrifice par
    les structures sociales de dominance qui en
    constituaient, non le corps mystique, mais le corps
    biologique. Les dominants ont toujours utilise
    l'imaginaire des dominés à leur profit. Cela est
    d'autant plus facile que la faculté de création
    imaginaire que possède l'espèce humaine est la seule
    à lui permettre la fuite gratifiante d'une objectivité
    douloureuse. Cette possibilité, elle la doit à
    l'existence d'un cortex associatif capable de créer de
    nouvelles structures, de nouvelles relations
    abstraites, entre les éléments mémorisés dans le
    système nerveux. Mais ces structures imaginaires
    restent intimement adhérentes aux faits mémorisés,
    aux modèles matériels dont elles sont issues. Or, à
    l'échelon socioculturel il est profitable; pour la
    structure hiérarchique, de favoriser l'amour de
    l'artiste citoyen pour sa création imaginaire, la patrie,
    qui lui fait oublier la triste réalité du modèle social,
    artisan de son aliénation. On a dit que de Gaulle
    aimait la France, mais méprisait les Français. Il
    aimait la conception imaginaire qu'il s'était faite de
    la France. L'artiste préférait son oeuvre au modèle
    imposé par la réalité. Or, ce qu'il y a de passionnant
    dans l'œuvre, c'est qu'elle varie avec chaque homme, avec sa mémoire, avec son histoire, que le même
    mot recouvre autant de créations imaginaires
    différentes qu'il y a de cerveaux imaginant et qu'il
    est alors facile de créer un mouvement collectif
    passionnel d'opinion pour quelque chose qui n'existe
    pas en dehors du produit variable de l'imagination de
    chaque individu.
    La distance croissante qui sépare ainsi la réalité
    objective de la création imaginaire permet de
    manipuler la première en exploitant la seconde au
    bénéfice des plus forts. Dans toute cette
    interprétation, j'ai sans doute paru valoriser
    l'imaginaire et ne pouvoir éliminer moi-même le
    jugement de valeur. Or, constater que toute
    l'évolution des espèces s'est faite en développant
    l'imaginaire et les formations nerveuses permettant
    les processifs associatifs pour aboutir à l'Homme,
    n'est pas, me semble-t-il, faire un jugement de
    valeur. C'est constater une réalité objective. Mais
    reconnaître que l'imaginaire reste sous la dépendance
    des pulsions préhominiennes du fait que celles-ci
    gouvernent notre inconscient, n'oblige pas à utiliser
    l'imaginaire pour assurer la dominance de ces
    pulsions dans l'action, sous la protection ambiguë du
    discours conscient. C'est la lutte éternelle entre la
    chair thermodynamique et le point oméga,
    informationnel, l'un ne pouvant exister sans l'autre,
    mais sans qu'il soit jamais possible de réduire l'un à
    l'autre ou inversement car, comme l'a dit Wiener,
    l'information n'est qu'information. Elle n'est ni masse
    ni énergie, bien que n'existant pas sans elles.
    Par contre, ce qu'il est possible de souhaiter, c'est
    que la création, l'œuvre de l'artiste, celle de
    l'amoureux, ne se limite pas à un sous-ensemble.
    Qu'il s'adresse tout de suite au plus grand ensemble,
    à l'espèce humaine. Que ce peu de chair que nous
    sommes, source de nos motivations, car si cette
    chair est triste, elle est aussi plaisante à la fois,
    source de notre désir d'en profiter comme de celui
    de la fuir en nous gratifiant sans contrainte dans
    l'imaginaire, source de notre angoisse sans laquelle il
    n'y aurait pas de libération, que ce peu de chair
    inventive n'emprisonne pas sa créativité dans la
    prison des socio-cultures, celle des mots, celle des
    cadres préfabriqués, celle des groupes sociaux, des
    chapelles, des langues, des classes. Prendre pour
    finalité gratifiante l'un de ces sous-ensembles, c'est
    être fondamentalement raciste. Le racisme est une
    théorie biologiquement sans fondement au stade où
    est parvenue l'espèce humaine, mais dont on
    comprend la généralisation par la nécessité, à tous
    les niveaux d'organisation, de la défense des
    structures périmées.
    Tout homme qui, ne serait-ce que parfois le soir
    en s'endormant, a tenté de pénétrer l'obscurité de son
    inconscient, sait qu'il a vécu pour lui-même. Ceux
    qui ne peuvent trouver leur plaisir dans le monde de
    la dominance et qui, drogués, poètes ou
    psychotiques, appareillent pour celui de l'imaginaire,
    font encore la même chose.
    Alors, le contact humain, la chaleur humaine,
    qu'en faites-vous ?
    - Ce que les hommes ont à communiquer entre
    eux, la science et l'art, ils ont bien des moyens d'en
    faire l'échange. J'ai reçu d'eux plus de choses par le
    livre que par la poignée de main. Le livre m'a fait
    connaître le meilleur d'eux-mêmes, ce qui les
    prolonge à travers l'Histoire, la trace qu'ils laissent
    derrière eux.
    Mais combien d'hommes ne laissent pas de trace
    écrite et qu'il serait enrichissant de connaître? Ceux
    qui souffrent et travaillent n'ont point le temps
    d'écrire.
    - Oui, mais est-on sûr que la prise de contact avec
    ceux-là est empreinte du seul souci de la
    connaissance et de la participation au transport de
    leur croix? Le paternalisme, le narcissisme, la
    recherche de la dominance, savent prendre tous les
    visages. Dans le contact avec l'autre on est toujours
    deux. Si l'autre vous cherche, ce n'est pas souvent
    pour vous trouver, mais pour se trouver lui-même, et ce que vous cherchez chez l'autre c'est encore vous.
    Vous ne pouvez pas sortir du sillon que votre niche
    environnementale a gravé dans la cire vierge de
    votre mémoire depuis sa naissance au monde de
    l'inconscient. Puis-je dire qu'il m'a été donné parfois
    d'observer de ces hommes qui, tant en paroles qu'en
    action, semblent entièrement dévoués au sacrifice,
    mais que leurs motivations inconscientes m'ont
    toujours paru suspectes. Et puis certains, dont je
    suis, en ont un jour assez de ne connaître l'autre que
    dans la lutte pour la promotion sociale et la
    recherche de la dominance. Dans notre monde, ce ne
    sont pas des hommes que vous rencontrez le plus
    souvent, mais des agents de production, des
    professionnels. Ils ne voient pas non plus en vous
    l'Homme, mais le concurrent, et dès que votre
    espace gratifiant entre en interaction avec le leur, ils
    vont tenter de prendre le dessus, de vous soumettre.
    Alors, si vous hésitez à vous transformer en hippie,
    ou à vous droguer, il faut fuir, refuser la lutte si c'est
    possible. Car ces adversaires ne vous aborderont
    jamais seuls. Ils s'appuieront sur un groupe ou une
    institution. L'époque de la chevalerie est loin où l'on
    se mesurait un à un, en champ clos. Ce sont les
    confréries qui s'attaquent aujourd'hui à l'homme
    seul, et si celui-ci a le malheur d'accepter la
    confrontation, elles sont sûres de la victoire, car elles
    exprimeront le conformisme, les préjugés, les lois
    socio-culturelles du moment. Si vous vous promenez
    seul dans la rue, vous ne rencontrerez jamais un
    autre homme seul, mais toujours une compagnie de
    transport en commun.
    Quand il vous arrive cependant de rencontrer un
    homme qui accepte de se dépouiller de son uniforme
    et de ses galons, quelle joie! L'Humanité devrait se
    promener à poil, comme un amiral se présente
    devant son médecin, car nous devrions tous être les
    médecins les uns des autres. Mais si peu se savent
    malades et désirent être soignés! N'ont-ils pas suivi
    très fidèlement les règles du livre d'Hygiène et de
    Prophylaxie que la société bienveillante a déposé
    dans leur berceau à la naissance ?
    Cette distinction que j'ai faite au début entre le
    réel et l'imaginaire, nous la retrouvons au niveau
    d'organisation des sociétés. Les rapports
    interindividuels qui s'établissent en leur sein, fondés
    sur le fonctionnement du système nerveux humain
    en situation sociale et qui aboutissent aux hiérarchies
    professionnelles et aux dominances, sont bien réels
    et vécus comme tels. Mais le fonctionnement
    nerveux est inconscient de ses sources structurelles
    innées et acquises. Il nous vient tout droit des étapes
    préhominiennes de l'évolution auxquelles
    l'imaginaire lui-même s'est soumis. La créativité n'y
    est considérée qu'en fonction de l'innovation
    technique et de la marchandise par lesquelles
    s'établissent les dominances. Aussi les hommes,
    pour fuir le malaise qui en résulte, se mettent-ils
    parfois à utiliser l'imaginaire pour proposer des
    structures sociales dans lesquelles ces rapports
    aliénants disparaîtraient. Malheureusement, comme
    ces derniers résultent, nous venons de le dire, de
    l'expression de leur inconscient pulsionnel drainé par
    l'acquis socio-culturel qu'ils ne prennent jamais en
    compte, l'amour pour l'œuvre imaginaire n'arrive
    jamais à coïncider avec le réel amputé de ses sources
    profondes. Et le mot d'amour demeure ce terme
    mensonger qui absout toutes les exploitations de
    l'homme par l'homme, puisqu'il se veut d'une autre
    essence que celle des motivations les plus
    primitives, contre lesquelles d'ailleurs il ne peut rien,
    pas plus que le mot « bouclier » ne peut protéger des
    balles.
    Les problèmes que pose la vie à chacun de nous,
    je n'ai trouvé aucun catéchisme, aucun code civil ou
    moral, capables de m'en fournir les réponses. Le
    Christ me les a données, mais outre que c'est un
    Monsieur qui n'est pas très recommandable, je le
    suspecte parfois de changer de visage avec le client. Pour ceux qui le connaissent, il est l'œuvre
    accomplie dont je parlais plus haut, l'imaginaire
    incarné. Mais du fait même de cette incarnation,
    peut-il être mieux que ce que nous sommes ? Cela
    n'est possible que s'il représente l'imaginaire incarné
    dans l'espèce comme dans chaque individu, élément
    de l'ensemble. Pour lui aussi, à mon sens, le mot
    d'amour a été galvaudé. Dans le contexte où il est
    utilisé on peut aussi bien choisir celui de haine. Il y a
    autant d'amour dans la haine qu'il y a de haine dans
    l'amour. C'est une question d'endocrinologie.
    Il est plus facile de dire que l'on aime l'espèce
    humaine, l'homme avec un grand H, que d'aimer, et
    non pas simplement avoir l'air d'aimer, son voisin de
    palier. Mais il est plus facile aussi d'aimer sa femme
    et ses enfants quand ils font partie des objets
    gratifiants de votre territoire spatial et culturel, que
    d'aimer le concept abstrait de l'Humanité dans son
    ensemble. Il faudrait ne pas avoir de territoire du
    tout, c'est-à-dire ne pas avoir de système nerveux ou
    au contraire considérer que ce territoire est la planète
    tout entière, opinion que les autres se chargeraient
    rapidement de contredire, pour vivre en paix. « Mon
    territoire n'est pas de ce monde »... Bien sûr, il
    appartient au monde des structures, au monde de
    l'imaginaire. Malheureusement, l'imaginaire prend
    naissance dans un système nerveux et les structures
    n'existent que pour organiser les éléments d'un
    ensemble : l'œuvre et le modèle, toujours. Il faut
    accepter de vivre avec le modèle et de mourir pour
    l'œuvre. C'est l'éternel conflit entre le « principe de
    plaisir » et le « principe de réalités » vous diront les
    psychanalystes et je ne vous proposerai pas autre
    chose que la « sublimation ». Ce n'est pourtant pas
    tout à fait cela, à mon avis. Le réel que je vous
    propose n'est pas celui de la niche environnementale
    immédiate, celui que l'on touche, que l'on sent, que
    l'on voit. Celui-là, même si vous vous admettez la
    différence, la non-appropriation, l'autonomie
    partielle de l'autre (ce qui sera d'ailleurs considéré
    comme de l'indifférence) n'est pas encore
    suffisamment informé dans son ensemble, ou plutôt
    se trouve trop déformé par la culture pour accepter
    qu'inversement vous puissiez bénéficier des mêmes
    avantages. Aimer l'autre, cela devrait vouloir dire
    que l'on admet qu'il puisse penser, sentir, agir de
    façon non conforme à nos désirs, à notre propre
    gratification, accepter qu'il vive conformément à son
    système de gratification personnel et non
    conformément au nôtre. Mais l'apprentissage
    culturel au cours des millénaires a tellement lié le
    sentiment amoureux à celui de possession,
    d'appropriation, de dépendance par rapport à l'image
    que nous nous faisons de l'autre, que celui qui se
    comporterait ainsi par rapport à l'autre serait en effet
    qualifié d'indifférent.
    Cependant, il existe d'autres espaces gratifiants
    que celui qui vous entoure immédiatement, et qui
    sont tout aussi réels que lui, mais médiats. C'est ce à
    eux que l'on peut atteindre le collectif, le social.
    L'espace planétaire en est un, et les structures
    sociales qui le remplissent sont une réalité. Mais
    cette réalité, vous ne pouvez l'atteindre avec la main,
    les yeux, les lèvres. Vous ne pouvez l'influencer que
    par l'intermédiaire des mass media. Vous ne pouvez
    exercer sur elle une autorité, un pouvoir, qu'à travers
    la symbolique du langage, et l'expression des
    concepts. Vous vous heurterez bien évidemment aux
    langages et aux concepts dominants. Mais votre lutte
    s'engagera à un autre niveau d'organisation que celui
    où se tiennent les rapports d'homme à homme. Vous
    ne vous laisserez plus enfermer dans un espace étroit
    au sein duquel tout l'inconscient dominateur des
    individualités entre en conflit pour l'obtention de la
    dominance. Et surtout vous pouvez fuir, pour vous
    regrouper à un autre niveau d'organisation, jusqu'aux
    limites de la planète. Il s'agit en définitive de faire de
    votre réalité une structure ouverte et non pas une
    structure fermée par les frontières de l'Œdipe
    familial ou social. Déçus? Bien sûr vous l'êtes. Entendre parler de
    l'Amour comme je viens de le faire a quelque chose
    de révoltant. Mais cela vous rassure en raison même
    de la différence. Car vous, vous savez que l'esprit
    transcende la matière. Vous savez que c'est l'amour
    particulier, comme l'amour universel, qui
    transportent l'homme au-dessus de lui-même.
    L'amour qui lui fait accepter parfois le sacrifice de
    sa vie. « Parrroles, Parroles, Parroles », chuchote
    Dalida avec cet accent si profondément humain qu'il
    touche au plus profond du cœur les foules du monde
    libre. Vous savez, vous, que ce ne sont pas que des
    mots, que ce qui a fait la gloire des générations qui
    nous ont précédés, sont des valeurs éternelles, grâce
    auxquelles nous avons abouti à la civilisation
    industrielle, aux tortures, aux guerres
    d'extermination, à la déstructuration de la biosphère,
    à la robotisation de l'homme et aux grands
    ensembles. Ce ne sont pas les jeunes générations
    évidemment qui peuvent être rendues responsables
    d'une telle réussite. Elles n'étaient pas encore là pour
    la façonner. Elles ne savent plus ce qu'est le travail,
    la famille, la patrie. Elles risquent même demain de
    détruire ces hiérarchies, si indispensables à la
    récompense du mérite, à la création de l'élite. Ces
    penseurs profonds qui depuis quelque temps
    peuplent de leurs écrits nos librairies, et que la
    critique tout entière se plaît à considérer comme de
    véritables humanistes, sachant exprimer avec des
    accents si « authentiques » toute la grandeur et la
    solitude de la condition humaine, nous ont dit :
    retournons aux valeurs qui ont fait le bonheur des
    générations passées et sans lesquelles aucune société
    ne peut espérer en arriver où nous sommes. Sans
    quoi nous risquons de perdre des élites comme
    celles auxquelles ils appartiennent, ce qui serait
    dommage. Qui décidera de l'attribution des crédits,
    de l'emploi de la plus-value, qui dirigera aussi «
    humainement » les grandes entreprises, les banques,
    qui tiendra dans ses mains les leviers de l'État, ceux
    du commerce et de l'industrie, qui sera capable enfin
    de perpétuer le monde moderne, tel qu'eux-mêmes
    l'ont fait ? Et toute cette jeunesse qui profite de ce
    monde idéal, tout en le récusant, ferait mieux de se
    mettre au travail, d'assurer son avenir promotionnel
    et l'expansion économique, qui est le plus sûr moyen
    d'assurer le bonheur de l'homme. La violence n'a
    jamais conduit à rien, si ce n'est à la révolution, à la
    Terreur, aux guerres de Vendée et aux droits de
    l'Homme et du Citoyen. Sans doute, il y a des
    bombes à billes, au napalm, les défoliants, les
    cadences dans les usines, les appariteurs musclés,
    mais tout cela (pour ne citer qu'eux) n'existe que
    pour apprendre à apprécier le monde libre à ceux qui
    ne savent pas ce qu'est la liberté et la civilisation
    judéo-chrétienne. Conservons la vie, ce bien
    suprême, pénalisons l'avortement, la contraception,
    la pornographie (qui n'est pas l'érotisme, comme
    chacun sait) et favorisons, au nom de la patrie, les
    industries d'armement, la vente à l'étranger des tanks
    et des avions de combat, qui n'ont jamais fait de mal
    à personne puisque ce sont les militaires qui les
    utilisent. Si parfois ces bombes tuent des hommes,
    des femmes et des enfants, ceux-là ont déjà pu
    apprécier les avantages de la vie, en goûter les joies
    familiales et humaines. Alors que ces pauvres
    innocents de la curette ou de l'aspirateur ne sauront
    jamais les joies qu'ils ont perdues, le bonheur de se
    trouver parmi nous. Savez-vous si parmi eux il ne
    s'en serait pas trouvé un qui aurait même pu devenir
    président de la République? Non, croyez-moi,
    laissez-les vivre, car même si l'existence n'est pas
    une formule idéale, vous savez bien que la douleur
    élève l'homme et que nul ne se connaît tant qu'il n'a
    pas souffert. (Cette dernière phrase, pour être la
    preuve d'une culture authentique, devrait
    s'accompagner d'un renvoi en bas de page sur une
    référence bibliographique.)
    Oui, ce que je viens d'écrire sur l'amour est
    attristant. Cela manque totalement de spiritualité.
    Heureusement qu'il nous reste saint François
    d'Assise, Paul VI et Michel Droit. Heureusement qu'il existe encore des gens qui savent, eux,
    pourquoi ils ont vécu, et pourquoi ils vivent.
    Demandez-leur. Ils vous diront que c'est pour
    l'Amour avec un grand A, pour les autres, grâce au
    sacrifice d'eux-mêmes. Et il faut les croire parce que
    ce sont des êtres conscients et responsables. Il suffit
    de voir leur tête pour comprendre combien ils ont
    souffert dans leur renoncement I
    J'aurais pu vous dire que ma motivation profonde
    depuis mon plus jeune âge avait été de soulager
    l'humanité souffrante, de trouver des drogues qui
    guérissent, d'opérer et de panser des plaies
    saignantes. J'aurais pu vous dire que mon rôle ne
    s'était pas limité à soigner le corps, mais que j'avais
    toujours cherché derrière le corps physique à
    atteindre l'Homme tout entier, moral et spirituel, à
    grands coups de colloques singuliers payables à la
    sortie, et derrière chaque individu que j'avais tenté
    de comprendre, l'humaine condition. A cela, toute
    mon hérédité familiale m'avait conduit. J'aurais pu
    vous dire comment, par mon seul mérite, j'avais
    gravi les échelons d'une carrière honorable, au cours
    de laquelle bien sûr je m'étais heurté à l'égoïsme
    souvent, à la bêtise parfois, mais combien tout cela
    avait été insignifiant comparé à la chaleur humaine,
    aux contacts humains, aux joies de l'amitié et de
    l'amour auxquelles je m'étais livré à corps perdu en
    donnant le meilleur de moi-même. Après la lecture
    d'un tel livre, vous auriez acquis une haute opinion
    de l'auteur et de son idéal humain (un idéal peut-il
    être autre chose qu'humain ?), et dare-dare, devant
    un tel exemple vous auriez tenté de l'imiter. Animé
    par cette nouvelle ardeur, vous-même, le groupe
    social auquel vous appartenez, le pays, la culture et
    finalement l'espèce humaine tout entière, se seraient
    enrichis. Vous auriez permis, en restant à votre juste
    place (une place est toujours juste et méritée) que
    soient conservés des idéaux d'Amour, de Probité,
    d'Honneur, de Sacrifice, qui sont les seules valeurs
    capables de faire progresser l'Humanité souffrante
    (l'Humanité est toujours souffrante, vous avez
    remarqué ?).
    Au lieu de cela, vous découvrez un homme qui,
    suivant les critères qui sont les vôtres, vous dit que
    nous sommes tous pourris, tous vendus, qu'il n'existe
    à son avis ni amour, ni altruisme, ni liberté, ni
    responsabilité, ni mérite qui puissent répondre à des
    critères fixés d'avance, à une échelle de valeurs
    humainement conçue, que tout cela est une chienlit
    pour permettre l'établissement des dominances. Que
    les choses se contentent d'être, sans valeur autre que
    celle que lui attribue un ensemble social particulier.
    Notez qu'il n'a aucun moyen de coercition, aucune
    inquisition à son service capable de vous obliger «
    librement » à le croire, et ce n'est pas son
    insignifiante expérience personnelle qui peut
    vraisemblablement vous convaincre.
    Peut-être d'ailleurs l'étude de la biologie des
    comportements à laquelle il fait si souvent référence,
    car il croit qu'elle le singularise, lui a-t-elle fourni cet
    alibi logique dont il parle souvent aussi, pour couvrir
    sa très réelle médiocrité sentimentale ? Ne
    connaissant des autres que leurs comportements, il a
    cru qu'ils étaient motivés comme il l'était lui-même,
    mais restaient inconscients de leurs motivations
    réelles. Peut-être sont-ils tous bons, généreux,
    conciliants, tolérants, simples, humbles, acceptant la
    dominance quand elle s'offre à eux comme un
    fardeau qu'ils n'ont pas cherché à conquérir? Peut-
    être sont-ils effectivement tous ce qu'il vous
    conseillent d'être vous-même, en faisant référence à
    cet humanisme si réconfortant, à ces sublimations et
    à ces transcendances qui guident nos élites
    méritantes ? Peut-être, après tout, que leur
    dominance ils ne la doivent qu'à leurs qualités
    exceptionnelles et qu'elle leur est donnée par
    surcroît? On peut se demander même s'ils savent en
    profiter ?
    Ainsi, j'ai compris que ce que l'on appelle «
    amour » naissait du réenforcement de l'action
    gratifiante autorisée par un autre être situé dans notre espace opérationnel et que le mal d'amour résultait
    du fait que cet être pouvait refuser d'être notre objet
    gratifiant ou devenir celui d'un autre, se soustrayant
    ainsi plus ou moins complètement à notre action.
    Que ce refus ou ce partage blessait l'image idéale
    que l'on se faisait de soi, blessait notre narcissisme et
    initiait soit la dépression, soit l'agressivité, soit le
    dénigrement de l'être aimé.
    J'ai compris aussi ce que bien d'autres avaient
    découvert avant moi, que l'on naît, que l'on vit, et
    que l'on meurt seul au monde, enfermé dans sa
    structure biologique qui n'a qu'une seule raison
    d'être, celle de se conserver. Mais j'ai découvert
    aussi que, chose étrange, la mémoire et
    l'apprentissage faisaient pénétrer les autres dans cette
    structure, et qu'au niveau de l'organisation du moi,
    elle n'était plus qu'eux. J'ai compris enfin que la
    source profonde de l'angoisse existentielle, occultée
    par la vie quotidienne et les relations
    interindividuelles dans une société de production,
    c'était cette solitude de notre structure biologique
    enfermant en elle-même l'ensemble, anonyme le
    plus souvent, des expériences que nous avons
    retenues des autres. Angoisse de ne pas comprendre
    ce que nous sommes et ce qu'ils sont, prisonniers
    enchaînés au même monde de l'incohérence et de la
    mort. J'ai compris que ce que l'on nomme amour
    pouvait n'être que le cri prolongé du prisonnier que
    l'on mène au supplice, conscient de l'absurdité de
    son innocence; ce cri désespéré, appelant l'autre à
    laide et auquel aucun écho ne répond jamais. Le cri
    du Christ en croix: « Eli, Eli, lamma sabacthani » «
    Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?
    ». Il n'y avait là, pour lui répondre, que le Dieu de
    l'élite et du sanhédrin. Le Dieu des plus forts. C'est
    sans doute pourquoi on peut envier ceux qui n'ont
    pas l'occasion de pousser un tel cri, les riches, les
    nantis, les tout-contents d'eux-mêmes, les fiers-à-
    bras-du-mérite, les héros de l'effort récompensé, les
    faites-donc-comme-moi, les j'estime-que, les il-est-
    évident-que, les sublimateurs, les certains, les justes.
    Ceux-là n'appellent jamais à l'aide, ils se contentent
    de chercher des « appuis » pour leur promotion
    sociale. Car; depuis l'enfance, on leur a dit que seule
    cette dernière était capable d'assurer leur bonheur. Ils
    n'ont pas le temps d'aimer, trop occupés qu'ils sont à
    gravir les échelons de leur échelle hiérarchique.
    Mais ils conseillent fortement aux autres l'utilisation
    de cette « valeur » la plus « haute » dont ils
    s'affirment d'ailleurs pétris. Pour les autres, l'amour
    commence avec le vagissement du nouveau-né
    lorsque, quittant brutalement la poche des eaux
    maternelle, il sent tout à coup sur sa nuque tomber le
    vent froid du monde et qu'il commence à respirer,
    seul, tout seul, pour lui-même, jusqu'à la mort.
    Heureux celui que le bouche à bouche parfois vient
    assister.
    - Narcisse, tu connais ?

    Une idée de l'homme



    Ce que je viens d'en dire en parlant de l'amour et
    ce que je vais en dire au cours des prochains
    chapitres fournit une idée de l'Homme plus complète
    que celle que je pourrais enfermer en quelques
    pages. Je ne ferai ici que souligner quelques notions
    qui me paraissent particulièrement importantes.
    Animal, l'Homme l'est. Il en possède les besoins, les
    instincts primordiaux, ceux d'assouvir sa faim, sa
    soif et sa sexualité, ses pulsions endogènes en
    quelque sorte, suivant un certain rituel propre à son
    espèce. Il en possède aussi les possibilités de
    mémorisation à long terme, les possibilités
    d'apprentissage. Mais ces propriétés communes aux
    mammifères sont profondément transformées par le
    développement de propriétés anatomiques et
    fonctionnelles qui résultent sans doute du passage à
    la station debout, à la marche bipède, à la libération
    de la main, à la nouvelle statique du crâne sur la
    colonne vertébrale, au développement rendu
    possible alors du naso-pharynx permettant
    l'articulation des sons et le langage. Avec celui-ci, le
    symbolisme et la conceptualisation apparaissent.
    Avec les mots permettant de prendre de la distance
    d'avec l'objet, une possibilité nouvelle
    d'associativité, donc de création d'imaginaire nous
    est donnée. Avec l'imaginaire, la possibilité de créer
    de l'information et d'en façonner le monde inanimé
    fait l'Homme. Avec le langage encore, la possibilité
    de transmettre à travers les générations l'expérience
    acquise fut possible. L'enfant qui naît de nos jours
    bénéficie en quelques mois ou quelques années, de
    cette façon, de toute l'expérience acquise depuis les
    premiers âges humains, par l'espèce tout entière.
    L'expérience put ainsi s'accumuler, surtout lorsque
    l'écriture vint compléter la transmission orale, plus
    facile à déformer. Malheureusement, le langage
    fournit seulement une interprétation logique des faits
    de conscience. Les pulsions, l'apprentissage culturel,
    demeurent dans le domaine de l'inconscient. Ce sont
    eux qui guident le discours, et celui-ci couvre
    d'alibis logiques l'infinie complexité des fonctions
    primitives et des acquis automatisés. Dans le
    sommeil du rêve, il semble que ceux-ci retrouvent
    leur autonomie, et lorsque nous en conservons la
    mémoire après retour à la conscience de l'éveil, ils
    nous effraient souvent. Car la logique du rêve n'est
    pas celle du discours conscient. Elle déroute par sa
    richesse inventive et répond à des lois associatives
    que notre conscience a du mal à accepter. Cette
    soupape de l'inconscient, des pulsions et des désirs
    que la conscience rejette, refoule, car non conforme
    aux règles culturelles de la société du moment, a
    toujours attiré la crainte et la curiosité des hommes
    qui n'en comprenaient plus le mécanisme dès qu'ils
    retrouvaient la conscience de l'éveil et le contrôle de
    l'environnement.
    Les langages, intermédiaires obligés des relations
    humaines, ont couvert de leur logique et de leur
    justification l'établissement des hiérarchies de
    dominances dont nous avons dit qu'elles étaient
    fondées sur la recherche inconsciente et individuelle
    du plaisir, de l'équilibre biologique. Les dominants
    ont ainsi toujours trouvé de « bonnes raisons pour
    justifier leur dominance, et les dominés de « bonnes
    N raisons pour les accepter religieusement ou pour
    les rejeter avec violence. La philosophie et
    l'ensemble des sciences humaines se sont établies sur
    la tromperie du langage. Tromperie, car il ne prenait
    jamais en compte ce qui mène le discours, l'inconscient. Et quand Freud, après d'autres sans
    doute, est venu le démasquer, comment pouvait-il
    convaincre, puisque par définition l'inconscient est
    inconscient ? Comment admettre son existence
    quand la conscience couvre magiquement tous les
    rapports humains de sa clarté éblouissante, de sa
    charpente simple et solide, de sa cohérence avec le
    monde palpable, tangible ? Comment penser que ce
    monde palpable et tangible, ou plutôt que
    l'expérience que nous en avons, quand elle a pénétré
    le réseau infiniment complexe de notre système
    nerveux, s'y organise suivant des règles
    pulsionnelles, suivant des interdits culturels, et y
    retrouve nos constructions imaginaires pour y
    construire un monde différent, caché mais présent ?
    Un monde qui, lui, va orienter notre discours afin
    que celui-ci le protège de l'intrusion des autres ?
    Comment, sachant cela, ne pas éprouver un
    certain attrait pour ce qu'il est convenu d'appeler le «
    scientisme », cet essai longtemps infructueux de la
    découverte de lois, de principes invariants capables
    de nous aider à sortir de la soupe des jugements de
    valeur? Et quand ce scientisme, après des siècles de
    tâtonnements, aboutit enfin à des faits constants,
    reproductibles, concernant l'origine biochimique et
    neurophysiologique de nos comportements normaux
    et « anormaux », comment refuser de voir en lui le
    premier lien fécond entre la physique et le langage?
    Comment ne pas voir qu'il est indispensable à une
    certaine idée que nous pouvons nous faire de
    l'Homme ?
    L'Homme est enfin, on peut le supposer, le seul
    animal qui sache qu'il doit mourir. Ses luttes
    journalières compétitives, sa recherche du bien-être
    à travers l'ascension hiérarchique, son travail
    machinal accablant, lui laissent peu de temps pour
    penser à la mort, à sa mort. C'est dommage, car
    l'angoisse qui en résulte est sans doute la motivation
    la plus puissante à la créativité. Celle-ci n'est-elle pas
    en effet une recherche de la compréhension, du
    pourquoi et du comment du monde, et chaque
    découverte ne nous permet-elle pas d'arracher un
    lambeau au linceul de la mort ? N'est-ce pas ainsi
    que l'on peut comprendre qu'en son absence celui
    qui « gagne » sa vie la perd?
    Cela nous ramène à l'angoisse. Comment donner
    une « idée de l'Homme » sans parler d'elle? Je pense
    que l'on n'a pas suffisamment insisté jusqu'ici sur
    cette idée simple que le système nerveux avait
    comme fonction fondamentale de nous permettre
    d'agir. Le phénomène de conscience chez l'homme,
    que l'on a évidemment rattaché au fonctionnement
    du système nerveux central, a pris une telle
    importance, que ce qu'il est convenu d'appeler « la
    pensée » a fait oublier ses causes premières, et qu'à
    côté des sensations il y a l'action. Or, nous le
    répétons, celle-ci nous parait tellement essentielle
    que lorsqu'elle n'est pas possible, c'est l'ensemble de
    l'équilibre d'un organisme vivant qui va en souffrir,
    quelquefois jusqu'à entraîner la mort. Et ce fait
    s'observe aussi bien chez le rat que chez l'homme,
    plus souvent chez le rat que chez l'homme, car le rat
    n'a pas la chance de pouvoir fuir dans l'imaginaire
    consolateur ou la psychose. Pour nous, la cause
    primordiale de l'angoisse c'est donc l'impossibilité
    de réaliser l'action gratifiante, en précisant
    qu'échapper à une souffrance par la fuite ou par la
    lutte est une façon aussi de se gratifier, donc
    d'échapper à l'angoisse.
    Quelles peuvent être les raisons qui nous
    empêchent d'agir? La plus fréquente, c'est le conflit
    qui S'établit dans nos voies nerveuses entre les
    pulsions et l'apprentissage de la punition qui peut
    résulter de leur, satisfaction. Punition qui peut venir
    de l'environnement physique, mais plus souvent
    encore, pour l'homme, de l'environnement humain,
    de la socio-culture.
    Les pulsions sont souvent des pulsions
    fondamentales, en particulier sexuelles. Elles
    peuvent être aussi le résultat d'un apprentissage : la
    recherche de la dominance qui permet aux pulsions fondamentales de s'exprimer plus facilement en
    milieu social, ou la recherche de l'assouvissement
    d'un besoin acquis, besoin qu'a fait naître la socioculture. Il en est de même pour la mise en jeu du
    système inhibiteur de ces pulsions qui fait aussi bien
    appel aux lois civiques et à ceux qui sont chargés de
    les faire respecter, qu'aux lois morales qu'une culture
    a érigées. Toutes sont orientées de façon plus ou
    moins camouflée vers la défense de la propriété
    privée des choses et des êtres.
    Une autre source d'angoisse est celle qui résulte
    du déficit informationnel, de l'ignorance où nous
    sommes des conséquences pour nous d'une action,
    ou de ce que nous réserve le lendemain. Cette
    ignorance aboutit elle aussi à l'impossibilité d'agir de
    façon efficace. L'expérience, l'apprentissage, nous
    ont rendus conscients du fait que les événements ne
    nous sont pas tous favorables. Quand l'un d'eux
    survient, au sujet duquel nous ne savons rien encore,
    dont nous n'avons aucune expérience antérieure, il
    est souvent une source d'angoisse car nous ne savons
    pas comment nous comporter efficacement envers
    lui.
    Enfin, chez l'homme, l'imaginaire peut, à partir de
    notre expérience mémorisée, construire des
    scénarios tragiques qui ne se produiront peut-être
    jamais mais dont nous redoutons la venue possible.
    Il est évidemment difficile d'agir dans ce cas à
    l'avance pour se protéger d'un événement
    improbable, bien que redouté. Autre source
    d'angoisse par inhibition de l'action.
    L'angoisse de la mort peut faire appel à tous ces
    mécanismes à la fois. L'ignorance de ce qui peut
    exister après la mort, l'ignorance du moment où
    celle-ci surviendra, ou au contraire la reconnaissance
    de sa venue prochaine et inévitable, sans possibilité
    de fuite ou de lutte, la croyance à la nécessité d'une
    soumission aux règles morales ou culturelles pour
    pouvoir profiter agréablement de l'autre vie, le rôle
    de l'imagination bien alimentée par la civilisation
    judéo-chrétienne qui tente de tracer le tableau de
    celle-ci, ou celui du passage, peut-être douloureux,
    de la vie terrestre au ciel, au néant, au purgatoire ou
    à l'enfer, tout cela fait partie, même pour l'athée le
    plus convaincu, dans l'obscurité de son inconscient,
    dans le dédale de ses refoulements, de son acquis
    culturel. Et tout cela ne peut trouver une solution
    dans l'action, l'action protectrice, prospective,
    gratifiante.
    Même en écarquillant les yeux, l'Homme ne voit
    rien. Il tâtonne en trébuchant sur la route obscure de
    la vie, dont il ne sait ni d'où elle vient, ni où elle va.
    Il est aussi angoissé qu'un enfant enfermé dans le
    noir. C'est la raison du succès à travers les âges des
    religions, des mythes, des horoscopes, des
    rebouteux, des prophètes, des voyants extralucides,
    de la magie et de la science aujourd'hui. Grâce à ce
    bric-à-brac ésotérique, l'Homme peut agir. Du moins
    il ne demande qu'à le croire pour soulager son
    angoisse. Mais, dès sa naissance, la mort lui passe
    les menottes aux poignets. C'est parce qu'il le sait,
    tout en faisant l'impossible pour ne pas y penser,
    qu'il est habituel de considérer que lorsque des
    primates ont enterré leurs morts en mettant autour
    d'eux leurs objets familiers pour calmer leur
    angoisse, dès ce moment, ces primates méritent
    d'être appelés des Hommes.
    La possibilité que possède l'homme de créer de
    l'information à partir de son expérience mémorisée
    et d'en façonner le monde physique, créativité qui
    fut le facteur de la réussite de l'espèce sur la planète,
    fait qu'il se considère avant tout comme un
    producteur. Ses rapports sociaux ont été considérés
    comme des rapports de production. Mais comme
    cette production n'est pas entièrement enfermée dans
    le cadre de la production de biens marchands et que
    l'espèce semble avoir toujours créé des structures en
    apparence gratuites, même lorsqu'elles étaient
    reprises pour les faire pénétrer dans le circuit des
    marchandises, on a depuis longtemps divisé les
    activités humaines en activités artistiques et
    techniques. Aujourd'hui, on parle du travail professionnel et de la culture. La culture, c'est en
    principe ce qui ne se vend pas, un besoin inné
    qu'éprouverait l'Homme et qui le ferait accéder à sa
    véritable « essence », celle de l'art et de l'esprit C'est
    cette idée de l'Homme, aspect dichotomique, moitié
    producteur, moitié culturel, que l'on répand et que
    l'on tente d'imposer dans toutes les formes
    d'idéologies politiques. Pourquoi cette idée d'un
    homme double présente-t-elle tant d'attraits pour ces
    idéologies, de droite ou de gauche ?
    La première raison est que, quel que soit le type
    d'idéologie, toutes admettent que l'homme
    représente d'abord un moyen de production puisque
    toutes établissent leurs échelles hiérarchiques sur le
    degré d'abstraction atteint dans l'information
    professionnelle. Mais, comme nous l'avons
    précédemment indiqué, cette activité productrice
    infiniment automatisée, parcellisée, constitue un
    travail sans attrait et une motivation bien faible pour
    les couches lés plus « thermodynamiques » et les
    plus nombreuses de la société. Celle-ci a cru qu'il
    était possible de fournir un exutoire au malaise
    social : la culture. Comme celle-ci ne semble avoir
    aucun rapport avec la profession, on l'a rapprochée
    des loisirs, inutiles si ce n'est pour entretenir la force
    de travail et lui faire oublier son malaise.
    La culture est considérée d'ailleurs comme
    l'expression de l'homme dans ses activités artistiques
    et littéraires. Il s'agit, dans le langage courant,
    d'activités n'ayant qu'un rapport éloigné avec le
    principe de réalité, avec l'objectivité, d'activités
    ayant pris leurs distances d'avec l'objet et dans
    lesquelles l'affectivité et l'imaginaire peuvent
    s'exprimer soi-disant librement. Sinon, elles
    deviennent activités scientifiques ou techniques.
    La culture exige des créateurs et des
    consommateurs. Tentons de voir les mécanismes qui
    contrôlent ces deux volants du diptyque.
    Le créateur doit être motivé à créer. Pour cela, il
    doit généralement ne pas trouver de gratification
    suffisante dans la société à laquelle il appartient. Il
    doit avoir des difficultés à s'inscrire dans une échelle
    hiérarchique fondée sur la production de
    marchandises. Celle-ci exigeant, pour assurer sa
    promotion sociale, une certaine faculté d'adaptation
    à l'abstraction physique et mathématique, beaucoup,
    rebutés d'autre part par la forme « insignifiante »
    prise par le travail manuel à notre époque, s'orientent
    vers les sciences dites humaines ou vers les activités
    artistiques, « culturelles ». Mais celles-ci sont moins
    « payantes » pour une société dite de production, et
    les débouchés moins nombreux. Par contre,
    l'appréciation de la valeur de l’œuvre étant
    pratiquement impossible, tant l'échelle en est
    mobile, affective, non logique, l'artiste conserve un
    territoire vaste pour agir et surtout une possibilité de
    consolation narcissique. S'il n'est pas apprécié,
    aucun critère objectif solide ne permettant d'affirmer
    que les autres ont raison, il peut toujours se
    considérer comme incompris. Envisagée sous cet
    aspect, la création est bien une fuite de la vie
    quotidienne, une fuite des réalités sociales, des
    échelles hiérarchiques, une fuite dans l'imaginaire.
    Mais, avant d'atteindre le ciel nimbé d'étoiles de
    l'imaginaire, la motivation pulsionnelle, la recherche
    du plaisir qui n'a pu s'inscrire dans une dominance
    hiérarchique, doit encore traverser la couche
    nuageuse de la socio-culture en place. L'artiste, dès
    l’œuf fécondé, est forcément lié à elle dans le temps
    et l'espace social. Il la fuit mais il en reste plus ou
    moins imprégné. Aussi génial soit-il, l'artiste
    appartient à une époque, réalisant la synthèse de
    ceux qui l'ont précédé et la réaction aux habitudes
    culturelles que ceux-ci ont imposées. C'est dans cette
    réaction d'ailleurs qu'il peut trouver son originalité.
    Mais c'est aussi en elle que réside l'ambiguïté de l'art
    pour ses contemporains. Le besoin d'être admiré,
    aimé, apprécié, qui envahit chacun de nous, pousse
    l'artiste au non-conformisme. Il refuse le déjà vu, le
    déjà entendu. La création est à ce prix et l'admiration
    qu'elle suscite également. Mais l'œuvre originale
    s'éloigne alors des critères de références généralement utilisés pour la juger et l'art se devant
    de ne pas être objectif, de prendre ses distances
    d'avec la sensation, d'avec le monde du réel, il
    devient fort difficile d'émettre à son égard un
    jugement immédiat. L'art est un plat qui se mange
    froid, comme la vengeance. Seule l'évolution
    imprévisible du goût pourra par la suite affirmer le
    génie.
    Évidemment, l'artiste ou soi-disant tel peut encore
    bénéficier de l'approbation des snobs pour qui tout
    ce qui n'est pas conforme entre dans le domaine de
    l'art. Le comportement du snob est assez limpide
    d'ailleurs. Stérile, il ne peut affirmer sa singularité
    qu'en paraissant participer à ce qui est singulier. Il se
    revêt de la singularité des autres et fait semblant de
    la comprendre et de l'apprécier. Il fait ainsi partie
    d'une élite avertie, au milieu de la cohue vulgaire et
    homogénéisante. Si enfin, de l'accouplement du nonconformiste et du snob, un système marchand peut
    naître, la réussite sociale, heureusement temporaire,
    l'inscription de l'artiste ou prétendu tel dans l'échelle
    consommatrice et hiérarchique peuvent se
    rencontrer. Tout cela est d'autant plus facile
    d'ailleurs que l'expérience historique montre que le
    novateur est presque toujours incompris par la
    majorité de ses contemporains. De là à penser que
    tout artiste incompris est un génie créateur il n'y a
    qu'un pas. Il est facilement franchi, dans la société
    dite libérale où tout ce qui peut se vendre en faisant
    appel aux moyens variés d'intoxication publicitaire
    trouve sa raison d'être. Mais l'artiste peut être
    suffisamment paranoïaque pour ne pas rechercher, ni
    même apprécier, cette réussite sociale, ce pansement
    narcissique. Cela ne veut pas dire qu'il soit pour
    autant un génie créateur. Aucun système de
    référence n'est là pour nous le dire. Cependant, c'est
    dans ce groupe des psychotiques ou à ses frontières
    qu'on a le plus de chance de le trouver. En effet, sa
    motivation n'est plus de s'inscrire dans un système
    pour en profiter, soit matériellement, soit de façon
    narcissique. Il trouve sa gratification dans
    l'imaginaire et l'œuvre qui en résulte. On peut
    admettre que celle-ci est moins suspecte. Cette
    analyse motivationnelle et comportementale de
    l'artiste que nous venons de faire est d'ailleurs
    approximative et l'on ne peut nier qu'à travers
    l'histoire certains génies créateurs ont trouvé une
    place dans la société de leur temps, et que le
    consensus historique, par la suite, confirma l'opinion
    favorable de leurs contemporains
    1
    . C'est en effet
    qu'il existe deux niveaux d'abstraction dans le
    comportement de l'artiste. Le premier pourrait être
    interprété comme une fuite du réel non gratifiant
    vers un imaginaire qui apaise. Le second, qui prend
    naissance à partir de l’œuvre créée, est un retour par
    son intermédiaire dans la réalité sociale, retour qui,
    pour les raisons que nous avons indiquées, peut être
    diversement apprécié, car il dépend du
    consommateur. Or, le consommateur n'est jamais
    seul. Si nous éliminons le snob, dont nous avons
    déjà parlé, il représente l'expression d'un certain type
    de société, à une certaine époque. Et nous
    retrouvons là la culture et son rôle social.
    Pour bien des raisons, les sociétés de l'ennui ont
    besoin de l'art et de la culture, qu'elles séparent de
    façon péremptoire du travail et de la production.
    D'abord, l'homme que l'on dit cultivé est celui qui a
    le temps de le devenir, celui que sa vie
    professionnelle laisse suffisamment disponible, ou
    dont la vie professionnelle est elle-même inscrite
    dans la culture. Dans une société marchande, être
    cultivé, c'est déjà appartenir à la partie favorisée de
    la société qui peut se permettre de le devenir.
    Accorder à ceux qui n'ont pas cette chance une
    participation à la culture, c'est en quelque sorte leur
    permettre une ascension sociale. C'est un moyen de
    les gratifier narcissiquement, d'améliorer leur standing, d'enrichir l'image qu'ils peuvent donner
    d'eux-mêmes aux autres. Il est probable que ce
    processus découle directement du regret du
    bourgeois de ne pas appartenir à une aristocratie
    inutile, non productrice et cultivée. Qu'on se
    souvienne du Bourgeois Gentilhomme et de ses
    efforts pour acquérir les plumages culturels liés aux
    attributs de la classe à laquelle il tente d'accéder. Le
    Bourgeois Gentilhomme appartient à une race
    prolifique et qui s'est largement multipliée. Mais,
    dans la contestation de classe qui ne cesse de
    s'étendre, l'intérêt de la bourgeoisie étant de
    conserver avant tout ses prérogatives hiérarchiques
    de dominance et celles-ci n'étant plus exclusivement
    établies sur la naissance et le comportement, mais
    sur la propriété des marchandises, elle accepte bien
    volontiers de diffuser une culture, surtout si elle se
    vend. Elle compte par-là apaiser la rancœur due aux
    différences, tout en conservant les différences qui lui
    paraissent essentielles, le pouvoir, la dominance
    hiérarchiques. D'où l'effort qu'elle fait et auquel se
    laissent prendre les masses laborieuses, pour
    valoriser la culture, sa culture, tout en la séparant
    obstinément de l'activité professionnelle productrice,
    où son système hiérarchique demeure intransigeant.
    Il est bon de noter que si la société industrielle a
    institué depuis longtemps examens et concours pour
    établir ses échelles hiérarchiques sur les
    connaissances professionnelles, elle n'a jamais fait
    de même pour la culture, car celle-ci n'est pour elle
    qu'un amuse-gueule, incapable d'assurer un pouvoir
    social. Elle n'a donc pas besoin de hiérarchies, ni du
    contrôle des connaissances « culturelles ». Elle
    espère ainsi calmer le malaise, panser les plaies
    narcissiques de ceux qui n'ont pas le pouvoir,
    d'autant qu'en maintenant une différence de nature,
    une différence fondamentale entre activité
    productrice et activité culturelle, on peut même au
    sein de cette dernière exprimer une contestation du
    système hiérarchique de dominance établie dans la
    première. Les domaines sont si séparés qu'il n'y a
    aucune crainte de voir l'expression de l'imaginaire
    prendre en charge l'objectivité de la réalité sociale.
    Dans le cas même où l'intersection parait possible, il
    faudrait encore trouver et mettre en place
    l'organisation sociale permettant de passer des
    concepts à la pratique. D'autre part, comme il y a là
    tout de même un rapprochement qui pourrait être
    dangereux, la culture diffusée sera le plus souvent
    celle dont le contenu sémantique ne parait pas avoir
    d'incidence sociale contestataire du système
    dominant. Mais, même s'il en a une, on peut espérer
    que cela constitue un exutoire favorable. Certains
    psychosociologues ne prétendent-ils pas, avec raison
    semble-t-il, que les films de violence, loin de
    constituer une incitation à la violence pour celui qui
    les regarde, permettent au contraire un remaniement
    biologique analogue à la violence active, sans en
    avoir les inconvénients. Les chansonniers n'ont
    jamais été un facteur indispensable à l'apparition des
    révolutions. Or, la culture autorisée, désinfectée,
    pasteurisée, ne parait pas plus dangereuse que les
    chansonniers à l'idéologie dominante. C'est presque
    une soupape de sécurité qui ne peut ébranler la
    solide charpente des dominations hiérarchiques, car
    ce n'est pas avec des mots que l'on fabrique de la
    monnaie. Il n'y a que dans les pays où le pouvoir
    hiérarchique n'est plus lié à la propriété des choses,
    mais au conformisme idéologique, que les mots
    reprennent de l'importance et que la culture, qui ne
    se vend pas, ne peut plus se permettre d'être
    déviante. En pays capitalistes au contraire, le
    système, cimenté par la puissance adhésive de la
    marchandise, accepte, pourvu qu'elle se vende, toute
    idée, même révolutionnaire. Sa vente ne peut que
    favoriser la cohésion du système et montrer le
    libéralisme idéologique de la société qui l'autorise.
    Mais, en réalité, la raison primordiale à mon sens
    du prétendu libéralisme culturel des pays
    occidentaux, résulte du fait que la culture autorisée,
    ou même favorisée, est un fouillis où une chatte ne
    retrouverait pas ses petits. Ce bric-à-brac culturel est parfaitement exprimé par les pages roses du
    dictionnaire dont la connaissance permet d'émailler
    la conversation de citations latines ou autres et de
    hisser au haut des drisses les pavillons de
    reconnaissance de la société bourgeoise. Cette
    culture n'est pas à usage interne, mais externe,
    comme le petit rond métallique qui orne la
    boutonnière des membres du Rotary. Elle facilite,
    comme les galons, le comportement d'autrui à
    l'égard de l'échelon hiérarchique que vous avez
    atteint ou même elle permet, si la vie ne vous a pas
    été favorable, de conserver votre appartenance, en
    l'absence d'une activité productrice récompensée par
    la promotion sociale.
    Le désordre de cette culture est tel, qu'elle ne peut
    présenter aucun danger pour un système socio-
    économique. C'est une culture sans structure, en
    pièces détachées, et chacun peut choisir dans le
    magasin culturel les pièces qui lui paraissent les
    mieux adaptées a sa propre gratification, suivant
    l'apprentissage de la vie sociale qui lui est propre. Il
    risque difficilement dans ces conditions de
    rencontrer de réelles contradictions, génératrices
    d'angoisse et de créativité.
    Cette culture enfin est un amoncellement de
    jugements de valeur. Comment pourrait-il en être
    autrement puisque les mécanismes qui permettent à
    l'homme de voir, d'entendre, de penser, la clef de ses
    comportements d'attirance ou de retrait, de ses choix
    comme on dit, a été cachée, dès son enfance, sous
    son oreiller et qu'il n'a jamais l'occasion de faire son
    berceau. Sa mère s'en charge.
    Tant que les hommes ne sauront pas que rien dans
    l'humaine adhérence au monde, rien de ce qui
    s'accumule dans leur système nerveux n'est isolé,
    séparé du reste, que tout se tient, s'organise,
    s'informe en lui, en obéissant à des lois strictes dont
    la plupart restent encore à découvrir, ils accepteront
    la division en homme productif et en homme de
    culture. Cette division elle-même est un
    phénomène culturel, comme la croyance à l'esprit et
    à la matière, au bien et au mal, au beau et au laid,
    etc. Et cependant, les choses se contentent d'être.
    C'est l'homme qui les analyse, les sépare, les
    cloisonne, et jamais de façon désintéressée. Au
    début, devant l'apparent chaos du monde, il a classé,
    construit ses tiroirs, ses chapitres, ses étagères. Il a
    introduit son ordre dans la nature pour agir. Et puis,
    il a cru que cet ordre était celui de la nature ellemême; sans s'apercevoir que c'était le sien, qu'il était
    établi avec ses propres critères, et que ces critères,
    c'étaient ceux qui résultaient de l'activité
    fonctionnelle du système lui permettant de prendre
    contact avec le monde : son système nerveux.
    L'homme primitif avait la culture du silex taillé
    qui le reliait obscurément, mais complètement, à
    l'ensemble du cosmos. L'ouvrier d'aujourd'hui n'a
    même pas la culture du roulement à billes que son
    geste automatique façonne par l'intermédiaire d'une
    machine. Et pour retrouver l'ensemble du cosmos,
    pour se situer dans la nature, il doit s'approcher des
    fenêtres étroites que, dans sa prison sociale,
    l'idéologie dominante, ici ou là, veut bien entrouvrir
    pour lui faire prendre le frais. Cet air est lui-même
    empoisonné par les gaz d'échappement de la société
    industrielle. C'est lui pourtant que l'on appelle la
    Culture.

    L'enfance



    Quand il naît, l'enfant ne sait pas qu'il existe. Il ne
    le saura que bien plus tard, après avoir constitué son
    « schéma corporel ». En attendant, il se contente
    d'être dans ce que certains psychiatres appellent son
    « moi-tout » au sein duquel il ne se distingue pas du
    monde qui l'environne. Pour s'en distinguer, il a
    besoin d'agir, et c'est sans doute la raison pour
    laquelle le petit de l'Homme qui agit si tardivement
    sur son environnement, constitue si lentement son
    schéma corporel. On peut imaginer en effet que pour
    y parvenir il faut que le tact lui permette de se
    délimiter dans l'espace. En sentant au bout de ses
    doigts le contact d'une partie de son corps, laquelle
    sentira le contact de ses doigts, il percevra un circuit
    fermé sur lui-même alors que la sensation reste
    ouverte quand son corps entre en contact avec
    l'environnement. Il faut que par l'action sur les objets
    il réunisse dans son système nerveux des influx
    sensoriels qui le pénètrent par des canaux différents :
    tact, vue, ouïe, odorat, etc., mais qui ont leur source
    dans le même objet, ce que l'action sur cet objet lui
    permettra de découvrir. On peut sans doute dire qu'il
    s'agit là de réflexes conditionnés du premier degré
    puisqu'ils associent au sein du système nerveux
    enfantin des signaux d'origine sensorielle différente.
    Cependant, ce système nerveux bien qu'encore
    immature possède déjà une structure pulsionnelle
    répondant aux besoins fondamentaux et une
    structure permettant l'apprentissage des
    automatismes imposés par le milieu, en d'autres
    termes capable de mémoire à long terme. Bien sûr,
    ses zones associatives corticales ne peuvent encore
    beaucoup lui servir, car n'ayant encore pas ou peu
    mémorisé, il n'a rien à associer.
    Ses structures pulsionnelles le préviennent de
    l'état de bien-être ou de souffrance de son organisme
    et il réagira par exemple à l'absence d'alimentation
    par des cris. Ceux-ci seront vite apaisés par la
    sollicitude de la mère ou de la personne qui va
    assouvir ses besoins alimentaires. Ne sachant pas
    encore qu'il existe dans un milieu différent de lui, il
    va mémoriser, avec le retour du bien-être, les autres
    stimulations sensorielles qui sont associées à
    l'assouvissement de sa faim : l'odeur de la mère, la
    voix de la mère, la chaleur, le visage de la mère. Il
    s'agit sans doute là d'un processus analogue à celui
    de « l'empreinte » décrit par K. Lorenz chez ses oies.
    En résumé, des réflexes conditionnés établissent des
    rapports entre une récompense, l'assouvissement
    d'un besoin fondamental et les stimuli sensoriels
    d'origine externe qui les accompagnent.
    Lorsque vers le huitième ou dixième mois, son
    action progressive sur le milieu lui fera prendre
    conscience de son existence distincte du milieu qui
    l'entoure, il va découvrir sa mère, source de toutes
    ses récompenses jusque-là. Mais quand il va aussi
    découvrir que cet objet gratifiant n'appartient pas
    qu'à lui seul, mais aussi au père, aux frères et sueurs,
    il comprendra d'un seul coup qu'il peut perdre en
    partie sa gratification et découvrira l'œdipe, la
    jalousie et l'amour malheureux.
    Très vite, il découvrira aussi que les automatismes
    simples que l'on essaie d'introduire dans son système
    nerveux concernant l'alimentation ou les excrétions
    urinaire et fécale sont des sujets de récompense pour
    les parents, s'il s'y soumet. Il sera encouragé et flatté
    par eux dans ce dernier cas, puni dans le cas
    contraire. Il utilisera donc le non-conformisme
    comme moyen de punition à l'égard de ses parents, et déjà un réseau complexe d'interactions prendra
    naissance entre lui et le milieu qui l'entoure.
    Son cerveau, avons-nous dit, est immature à la
    naissance. Cela veut dire en particulier que toutes
    connexions entre les neurones présents, connexions
    « synaptiques », ne sont point encore formées. Il
    existe une plasticité du système nerveux qui
    permettra à celui-ci de s'adapter à la richesse
    informative variable de l'environnement. On a pu
    montrer que de jeunes chats enfermés dès la
    naissance dans un espace clos dont les parois
    présentent des raies noires verticales, ne pourront
    plus, au bout de quelques semaines, « voir » des
    raies horizontales et inversement. Des animaux
    placés dès la naissance dans un environnement dit
    enrichi, c'est-à-dire occupé par des objets variés,
    seront capables à l'âge adulte de performances
    beaucoup plus complexes que les sujets maintenus
    dans un environnement banalisé. Des expériences
    nombreuses et variées montrent toute l'importance
    du milieu d'origine dans la formation du système
    nerveux. Aucun biologiste ne peut actuellement
    délimiter précisément la part de l'inné et de l'acquis
    dans un comportement humain. Mais si l'on admet
    que le système nerveux, comme toutes les
    caractéristiques biologiques, s'inscrit sans doute dans
    une courbe de Gauss, cela veut dire que la plupart de
    ses structures d'origine sont fort semblables et que
    l'influence du milieu, dès l'étape intra-utérine sans
    doute, est vraisemblablement prépondérante.
    Mais il faut alors bien préciser ce que l'on entend
    par formation du système nerveux, c'est-à-dire par
    système éducatif en résumé. Les milieux sociaux
    sont évidemment fort différents et entre un enfant né
    dans les bidonvilles de Nanterre et celui né dans une
    famille bourgeoise du 16' arrondissement, il y a peu
    de points communs. L'influence du milieu, dans l'un
    et l'autre cas, n'aura presque toujours comme résultat
    que de créer des automatismes de comportements,
    de jugements, de pensée comme l'on dit, mais dans
    l'un et l'autre cas ce ne seront toujours que des
    automatismes. Ceux acquis dans le milieu bourgeois
    seront favorables généralement à une ascension
    hiérarchique passant le plus souvent par une « École
    ». Ils fourniront à celui auquel ils sont inculqués, un
    langage, une attitude, des habitudes, des jugements
    conformes à la structure hiérarchique de dominance,
    mais il n'est pas sûr qu'elle favorisera la créativité,
    l'originalité de pensée. C'est sans doute ce
    conformisme vaguement ressenti comme
    uniformisant qui pousse vers un autre conformisme,
    le snobisme, jugé à tort comme moins conforme,
    plus individualisant.
    Il est bien sûr que l'enfant est l'entière expression
    de son milieu le plus souvent, même lorsqu'il se
    révolte contre lui puisque alors il n'en représente que
    la faon inverse, contestataire. Il se comporte dans
    tous les cas par rapport aux critères des
    automatismes qui lui ont été imposés. Comment
    d'ailleurs un groupe social quel qu'il soit, sil veut
    survivre, peut-il se comporter, si ce n'est en
    maintenant sa structure ou en tentant de s'approprier
    celle qui lui semble plus favorisée ? Comment un tel
    groupe social peut-il « élever » ses enfants, si ce
    n'est dans le conformisme ou le conformisme-anti ?
    Or, à partir de l'expérience humaine d'une époque,
    n'y a-t-il pas mieux à faire que de reproduire des
    schémas antérieurs? Comment l'adulte pourrait-il
    s'en dégager, si toute l'éducation n'a fait qu'alimenter
    son système nerveux en certitudes admirables, ce qui
    ne laisse aucune indépendance fonctionnelle aux
    zones associatives de son cerveau? L'éducation de la
    créativité exige d'abord de dire qu'il n'existe pas de
    certitudes, ou du moins que celles-ci sont toujours
    temporaires, efficaces pour un instant donné de
    l'évolution, mais qu'elles sont toujours à redécouvrir
    dans le seul but de les abandonner, aussitôt que leur
    valeur opérationnelle a pu être démontrée.
    L'éducation que j'ai appelée « relativiste » me paraît
    être la seule digne du petit de l'Homme. Bien sûr,
    elle n'est pas « payante,» sur le plan de la promotion
    sociale, mais Rimbaud, Van Gogh ou Einstein pour ne citer qu'eux, dont on se plaît à reconnaître
    aujourd'hui le génie, ont-ils jamais cherché leur
    promotion sociale ? Le développement de
    l'individualité qui en résulterait ne pourrait être que
    favorable à la collectivité, car celle-ci serait faite
    d'individus sans uniforme. II me semble aussi qu'elle
    seule peut aboutir à la tolérance, car l'intolérance et
    le sectarisme sont toujours le fait de l'ignorance et de
    la soumission sans conditions aux automatismes les
    plus primitifs, élevés au rang d'éthiques, de valeurs
    éternelles jamais remises en cause.
    Il est vrai que la notion de relativité des jugements
    conduit à l'angoisse. Il est plus simple d'avoir à sa
    disposition un règlement de manœuvre, un mode
    d'emploi, pour agir. Nos sociétés qui prônent si
    souvent, en paroles du moins, la responsabilité,
    s'efforcent de n'en laisser aucune à l'individu, de
    peur qu'il n'agisse de façon non conforme à la
    structure hiérarchique de dominance. Et l'enfant
    pour fuir cette angoisse, pour se sécuriser, cherche
    lui-même l'autorité des règles imposées par les
    parents. A l'âge adulte il fera de même avec celle
    imposée par la socio-culture dans laquelle il s'inscrit.
    Il se raccrochera aux jugements de valeur d'un
    groupe social, comme un naufragé s'accroche
    désespérément à sa bouée de sauvetage.
    Une éducation relativiste ne chercherait pas à
    éluder la socio-culture, mais la remettrait à sa juste
    place : celle d'un moyen imparfait, temporaire, de
    vivre en société. Elle laisserait à l'imagination la
    possibilité d'en trouver d'autres et dans la
    combinatoire conceptuelle qui pourrait en résulter,
    l'évolution des structures sociales pourrait peut-être
    alors s'accélérer, comme par la combinatoire
    génétique l'évolution d'une espèce est rendue
    possible. Mais cette évolution sociale est justement
    la terreur du conservatisme, car elle est le ferment
    capable de remettre en cause les avantages acquis.
    Mieux vaut alors fournir à l'enfant une « bonne »
    éducation, capable avant tout de lui permettre de
    trouver un « débouché » professionnel honorable.
    On lui apprend à « servir », autrement dit on lui
    apprend la servitude à l'égard des structures
    hiérarchiques de dominance. On lui fait croire qu'il
    agit pour le bien commun, alors que la communauté
    est hiérarchiquement institutionnalisée, qu'elle le
    récompense de tout effort accompli dans le sens de
    cette servitude à l'institution. Cette servitude devient
    alors gratification. L'individu reste persuadé de son
    dévouement, de son altruisme, cependant qu'il n'a
    jamais agi que pour sa propre satisfaction, mais
    satisfaction déformée par l'apprentissage de la socioculture.
    Avec le recul des années, avec ce que j'ai appris
    de la vie, avec l'expérience des êtres et des choses,
    mais surtout grâce à mon métier qui m'a ouvert à
    l'essentiel de ce que nous savons aujourd'hui de la
    biologie des comportements, je suis effrayé par les
    automatismes qu'il est possible de créer à son insu
    dans le système nerveux d'un enfant. Il lui faudra
    dans sa vie d'adulte une chance exceptionnelle pour
    s'évader de cette prison, s'il y parvient jamais... Et si
    ses jugements par la suite lui font rejeter parfois
    avec violence ces automatismes, c'est bien souvent
    parce qu'un autre discours logique répond mieux à
    ses pulsions et fournit un cadre plus favorable à sa
    gratification. Ses jugements resteront, bien
    qu'antagonistes de ceux qui lui ont été inculqués
    primitivement, la conséquence directe de ceux-ci. Ce
    seront encore des jugements de valeur.
    Il nous avait gentiment prévenus que si nous
    voulions accéder à son royaume, il nous fallait être
    comme des enfants. Ses paroles sont devenues un
    bouillon sirupeux dans lequel pataugent un
    infantilisme gâteux, un paternalisme infantilisé, un
    art en sucre d'orge, un langage grotesque, une
    caricature d'affectivité. Car son royaume n'était pas
    de ce monde, il était de celui de l'imaginaire, de
    celui des enfants. Il était cette page vierge sur
    laquelle ne sont point encore inscrits les graffiti
    exprimant les préjugés sociaux et les lieux communs
    d'une époque. C'était le monde du désir et non celui des automatismes, le monde de la créativité et non
    celui du travail ou de la leçon bien apprise. Celui qui
    pourrait être aussi le monde des Hommes et celui
    des lys des champs. Nous lui avons préféré celui de
    César et des pièces de monnaie, celui de la
    dominance et de la marchandise. Nous lui avons
    préféré le monde de la « culture » puisque celle-ci
    n'est en définitive que l'ensemble des préjugés et des
    lieux communs d'un groupe humain et d'une époque.
    L'enfant est inculte et c'est bien là sa chance. Il est
    énergie potentielle et non cinétique, homogénéisée.
    Dès qu'il entre dans la vie, ses potentialités vont
    s'actualiser, se figer dans des comportements
    conformes, envahies par l'entropie conceptuelle,
    incapables de retourner à leur source, de remonter le
    cours du temps et de l'apprentissage. Alors que le sol
    vierge de l'enfance pourrait donner naissance à ces
    paysages diversifiés où faune et flore s'harmonisent
    spontanément dans un système écologique
    d'ajustements réciproques, l'adulte se préoccupe
    essentiellement de sa mise en « culture », en «
    monoculture », en sillons tout tracés, où jamais le
    blé ne se mélange à la rhubarbe, le colza à la
    betterave, mais où les tracteurs et les bétonneuses de
    l'idéologie dominante ou de son contraire vont figer
    à jamais l'espace intérieur.
    De toute façon, si vous rencontrez quelqu'un vous
    affirmant qu'il sait comment on doit élever des
    enfants, je vous conseille de ne pas lui confier les
    vôtres. Les parents, en paroles du moins,
    consciemment, désirent avant tout le bonheur de
    leurs enfants. Nous aurons à revenir plus loin sur
    cette notion du bonheur, et il est ici difficile
    d'envisager ce qu'il convient de faire pour que des
    enfants aient plus tard une vie heureuse, sans avoir
    précisé où se cache ce que l'on appelle le bonheur.
    Nous nous contenterons donc de souligner que dans
    la majorité des cas les parents jugent à l'avance, en
    adultes qui savent ce qu'est la vie, ce qui doit être
    enseigné à l'enfant pour qu'il ait le plus de chances
    possible, plus tard, de trouver le bonheur. Ils savent,
    ou croient savoir, que le bonheur est fonction du
    niveau atteint dans l'échelle hiérarchique, qu'il'
    dépend de la promotion sociale. L'enfant entre donc
    très tôt dans la compétition. Il doit être premier en
    classe, bon élève, faire des devoirs, apprendre ses
    leçons qui toutes déboucheront plus ou moins tôt sur
    un acquis professionnel. Plus cet acquis atteindra un
    haut degré d'abstraction, plus celui qui le possède
    sera capable de s'intégrer dans le processus de
    production de marchandises, au niveau de
    l'invention, du contrôle, de la gestion des machines,
    seules capables de faire beaucoup d'objets en peu de
    temps ou dans la protection légale ou armée de la
    propriété privée, et plus il bénéficiera d'une
    promotion sociale lui assurant le bonheur. Sans
    doute, « tout cela n'est rien quand on n'a pas la santé
    », d'autant que sans elle, pas de force de travail
    efficace. D'où la notabilité dont bénéficie aussi,
    suivant des échelles hiérarchiques bien entendu,
    toute activité qui s'attache au service de l'hygiène et
    de la santé.
    Ainsi, l'homme des sociétés industrielles va
    enseigner à ses enfants, et d'autant plus parfois qu'il
    a plus souffert lui-même de sa soumission aux
    hiérarchies, qu'il est situé plus bas sur leurs échelles,
    à s'élever sur celles-ci. Il est évidemment facile pour
    un fils de bourgeois et qui le demeure lui-même, de
    critiquer ce comportement, alors que tout son
    environnement lui a facilité son accession à un
    pouvoir relatif. De même, l'absence d'indépendance
    économique dans une société entièrement organisée
    sur la valeur économique des individus, ne peut être
    non plus considérée comme un facteur favorisant le
    bonheur. Comment se regarder soi-même avec une
    certaine tendresse, si les autres ne vous apprécient
    qu'à travers le prisme déformant de votre ascension
    sociale, lorsque cette ascension n'a pas dépassé les
    premières marches? Comment peut-on parler
    d'égalité quand le pouvoir, qui crée les inégalités de toutes les espèces, s'acquiert par l'efficacité dans la
    production, la gestion et la vente des marchandises ?
    Ainsi, lorsque des parents sont persuadés que le
    bonheur s'obtient par la soumission aux règles
    imposées par la structure socio-économique, il est
    compréhensible qu'ils imposent à leurs enfants
    l'acquisition coercitive des automatismes de pensée,
    de jugement et d'action conformes à cette structure.
    Mais s'ils pensent que le bonheur est une affaire
    personnelle, que l'équilibre biologique s'obtient par
    rapport à soi-même et non par rapport à la structure
    socio-économique du moment et du lieu, ce seront
    sans doute, pour l'ensemble social, de mauvais
    éducateurs, mais peut-être seront-ils de bons parents
    pour leurs enfants, si ceux-ci ne sont pas happés plus
    tard par le conformisme qu'ils peuvent alors peut-
    être leur reprocher de ne pas leur avoir appris.
    Enfin, pourquoi les géniteurs seraient-ils les plus
    aptes à assurer cette éducation ? La sécurité et
    l'affection dont l'enfant a besoin ne sont pas leur
    apanage exclusif. Dans le type de famille patriarcale
    qui était le nôtre jusqu'à présent, cette affection et
    cette sécurité provenaient bien souvent du
    narcissisme parental, du besoin des parents de
    déjouer la mort à travers leur progéniture, de leur
    besoin de réaliser à travers eux la réussite sociale
    qu'ils n'avaient pas obtenue. L'amour pour l'enfant
    était d'ailleurs bien souvent fonction de cette
    réussite. On était fier de lui quand il avait franchi un
    autre palier de cette hiérarchie que n'avaient pas
    atteint ceux dont il était issu. Tout, dans ce type de
    famille, était construit autour de la propriété des
    choses et des êtres et de sa transmission héréditaire.
    Or, on peut très bien imaginer que ce soit le
    groupe social dans son ensemble et non plus le
    groupe familial qui assure la protection et
    l'éducation de l'enfant. Il pourrait y trouver autant de
    sécurisation et d'affection. Celle-ci aurait l'avantage
    de ne pas être liée à un individualisme parental, dont
    le moins que l'on puisse dire c'est qu'il exprime le
    plus souvent une auto-admiration par génération
    interposée. Malheureusement, il semble que
    l'expérience qui a été tentée dans les kibboutzim
    israéliens, fort encourageante à certains points de
    vue, le soit moins à d'autres. Le groupe social n'est
    sans doute, jusqu'ici du moins, pas plus capable que
    le groupe familial, de ne pas imposer une structure
    mentale conformiste à l'enfant. On peut même se
    demander si l'individualisme familial ne présente pas
    parfois un polymorphisme plus attrayant que le
    collectivisme du groupe. La révolte contre le père y
    est plus facile du fait que celui-ci est unique et non
    collectif. Par la suite, la combinatoire conceptuelle
    résultant de la réunion d'individus ayant grandi dans
    des niches différentes, même si elles sont toutes
    soumises à l'idéologie dominante, risque d'être plus
    génératrice de conflits sans doute, mais aussi de
    créativité, que celle résultant de la réunion
    d'individus issus de la même niche
    environnementale collectivisée. Si bien qu'en
    définitive, si le rôle de l'adulte peut se résumer en
    disant qu'il doit favoriser chez l'enfant la conscience
    de lui-même et de ses rapports avec les autres (et pas
    seulement de production), la connaissance de et
    l'intérêt pour ces rapports sous toutes leurs formes
    biologique, psychologique, sociologique,
    économique et en résumé politique, l'imagination
    pour en créer sans cesse de nouveaux mieux adaptés
    à l'évolution de la biosphère et de l'écologie
    humaine, par contre les moyens à utiliser pour y
    parvenir ne sont point encore et ne seront, espéronsle, jamais codifiés.
    Avec une conscience lucide de ce que nous
    sommes, il est tout de même tragique de penser que
    l'éducation de l'enfant est confiée aux adultes, ne
    trouvez-vous pas ? C'est la raison du progrès
    technique évidemment. Mais c'est aussi celle de la
    reproduction millénaire des comportements sociaux
    les plus primitifs, de l'institutionnalisation de la foire
    d'empoigne. Alors, dans cette foire, vous pouvez
    apprendre à vos enfants à montrer leurs biceps, le
    torse nu dans une position avantageuse. Cette attitude risque d'impressionner les foules. Sinon, leur
    espace gratifiant sera sans doute particulièrement
    exigu. Peut-être tenteront-ils de fuir. Mais de quelle
    façon ? Prendront-ils le chemin de la drogue ou de
    l'alcool, toxique viril comme vous le savez. Celui de
    la névrose ou de l'agressivité individuelle ou
    collective ? Avec un peu de chance il se pourrait que
    ce soit celui de l'imaginaire créateur. De toute façon,
    vous n'y pouvez pas grand-chose. Avant de vouloir
    préparer vos enfants au bonheur, tâchez, si vous le
    pouvez, de ne pas participer à l'édification de leur
    malheur. C'est la grâce que je vous souhaite, et qui a
    peu de chance de vous être accordée si votre mort
    précoce ne leur fournit pas l'occasion de vous
    transformer en un mythe, qu'ils pourront alors
    façonner suivant leur désir.

    Les autres



    Nous savons maintenant que ce système nerveux
    vierge de l'enfant, abandonné en dehors de tout
    contact humain, ne deviendra jamais un système
    nerveux humain. Il ne lui suffit pas d'en posséder la
    structure initiale, il faut encore que celle-ci soit
    façonnée par le contact avec les autres, et que ceuxci, grâce à la mémoire que nous en gardons,
    pénètrent en nous et que leur humanité forme la
    nôtre. Humanité accumulée au cours des âges et
    actualisée en nous.
    Mais les autres, ce sont aussi ceux qui occupent le
    même espace, qui désirent les mêmes objets ou les
    mêmes êtres gratifiants, et dont le projet
    fondamental, survivre, va s'opposer au nôtre. Nous
    savons maintenant que ce fait se trouve à l'origine
    des hiérarchies de dominance. Les autres, ce sont
    aussi tous ceux avec lesquels, quand on leur est
    réuni, on se sent plus fort, moins vulnérable; et pour
    se réunir, comme les cellules nées des mêmes
    cellules souches, le lien familial ne fut-il pas, dès
    l'origine, le plus immédiat, le plus évident, le plus
    simple ? Le clan primitif en est sorti. L'exploitation
    qu'il fit de sa niche écologique fut plus efficace que
    celle qu'aurait pu obtenir l'individu isolé. L'individu
    dont la raison d'être était la même que celle du clan,
    survivre, se sentait sans doute comme en faisant
    partie intégrante, se vivait peut-être plus comme
    membre d'un ensemble que comme individu. On peut penser aussi que la propriété était ressentie
    beaucoup plus comme celle du clan, contenu d'un
    espace nécessaire à sa survie, que comme celle de
    chaque homme appartenant au clan et dont l'addition
    à celle des autres aurait abouti à la propriété du
    groupe. Les hiérarchies et les dominances existaient
    certainement comme elles existent dans les sociétés
    animales, mais elles s'établissaient
    vraisemblablement sur la force, la ruse et non sur la
    propriété des choses. En résumé, l'absence de
    division du travail, la finalité identique de l'individu
    et du groupe, donnaient à l'homme primitif une
    conception de l'autre que nous avons aujourd'hui
    beaucoup de peine à imaginer. Dès que l'information
    technique a servi de base à l'établissement des
    hiérarchies et que la finalité de l'individu a
    commencé à se dissocier de celle du groupe,
    l'établissement de sa dominance prévalant sur la
    survie du groupe, l'individualisme forcené qui
    s'épanouit à l'époque contemporaine fit son
    apparition. Les sociétés de pénurie possèdent
    vraisemblablement une conscience de groupe plus
    développée que les sociétés d'abondance. A moins
    que la pénurie soit telle qu'un sauve-qui-peut
    individuel devienne la meilleure chance de survie,
    comme ce fut le cas récemment chez les IKs dont
    Colin Turnbull a raconté la lamentable histoire
    1
    , qui
    montre bien que tout ce qui fait l'homme est
    d'origine socio-culturelle et que tout peut donc être
    appris, transformé, automatisé. Il reste à savoir au
    bénéfice de qui, pour le maintien de quelle
    structure? La conscience de groupe reparaît quand le
    groupe se trouve conduit à défendre son territoire
    contre l'envahissement par un groupe antagoniste.
    C'est alors l'union sacrée. Malheureusement, un
    territoire ne se défend pas s'il est vide. Ce n'est pas
    le territoire en réalité qui est défendu, mais
    l'ensemble complexe que forme celui-ci avec ceux qui l'habitent. Le groupe défend sa survie dans un
    certain territoire, mais un groupe est une structure
    organisée. Nous avons déjà parlé de la notion de
    patrie. C'est cet ensemble du cadre écologique et du
    groupe qui l'occupe, qu'exprime ce mot. Pour
    l'individu qu'il motive, qu'il anime, les autres, ses
    compatriotes, sont ceux possédant généralement la
    même langue, la même histoire (encore que celle-ci
    soit fort mal connue le plus souvent du patriote), les
    mêmes intérêts à défendre. Mais quand une société
    multinationale s'empare d'industries essentielles à la
    vie nationale sur le territoire national, doit-on
    mobiliser contre elle les forces armées et le citoyen
    doit-il considérer que « son » territoire est envahi
    par l'autre? Il parait évident, en d'autres termes, que
    ce qui est défendu dans « l'union sacrée », dans la
    guerre dite juste (elles le sont toujours), c'est avant
    tout une structure sociale hiérarchique de
    dominance. Ce sont presque toujours des guerres
    entre dominants, ceux-ci entraînant le peuple à
    défendre leur dominance, grâce à un discours
    logique et convaincant. N'a-t-on pas vu, il y a
    quelques années, l'évêque catholique de New York
    faire au Viêt-Nam sa tournée des popotes en
    haranguant les G.I. pour qu'ils tuent le plus de Viêtcongs possible, car ce faisant ils défendraient paraitil la civilisation judéo-chrétienne? Était-il conscient,
    le malheureux, que pour être évêque il fallait qu'il
    fût déjà animé par un besoin peu commun de
    domination, dans un système hiérarchique qui l'avait
    récompensé de sa soumission ? Avait-il eu jamais le
    désir d'être curé de campagne ou prêtre-ouvrier?
    Quant à sa civilisation judéo-chrétienne, quel triste
    exemple la guerre du Viêt-Nam a-t-elle pu en
    donner!
    Nous ne sommes donc rien sans les autres, et
    pourtant les autres sont les ennemis, les envahisseurs
    de notre territoire gratifiant, les compétiteurs dans
    l'appropriation des objets et des êtres. Au moyen
    d'une tromperie grossière on arrive parfois, en
    période de crise, à faire croire à l'individu qu'il défend l'intérêt du groupe et se sacrifie pour un
    ensemble, alors que cet ensemble étant déjà organisé
    sous forme d'une hiérarchie de dominance, c'est en
    fait à la défense d'un système hiérarchique qu'il
    sacrifie sa vie. Enfin, le groupe constituant un
    système fermé entre en compétition avec les autres
    systèmes fermés qui constituent les autres groupes,
    corporatifs, fonctionnels (de classe), nationaux, etc.
    et un discours logique trouve toujours un alibi
    indiscutable pour motiver le meurtre de l'autre ou
    son asservissement.
    Et ce n'est certes pas en prêchant l'amour que l'on
    changera quelque chose à cet état de fait. Nous
    avons dit ce que nous pensions de l'amour. Il y a des
    milliers d'années que périodiquement on nous parle
    de l'amour qui doit sauver le monde. C'est un mot
    qui se trouve en contradiction avec l'activité des
    systèmes nerveux en situation sociale. Il n'est
    prononcé d'ailleurs que par des dominants
    culpabilisés par leur bien-être et qui devinent la
    haine des dominés, ou par des dominés qui se sont
    brisé les os contre la froide indifférence des
    dominances. Il n'existe pas d'aire cérébrale de
    l'amour. C'est regrettable. Il n'existe qu'un faisceau
    du plaisir, un faisceau de la réaction agressive ou de
    fuite devant la punition et la douleur et un système
    inhibiteur de l'action motrice quand celle-ci s'est
    montrée inefficace. Et l'inhibition globale de tous
    ces mécanismes aboutit non à l'amour mais à
    l'indifférence.
    La seule solution qui paraisse applicable consiste
    à retrouver le comportement des origines, c'est-à-
    dire à faire coïncider la finalité individuelle à celle
    du groupe. Mais ce groupe s'est élargi aujourd'hui à
    l'échelle de la planète et se nomme l'espèce. Toute
    finalité individuelle conforme à l'intérêt d'un
    système fermé, celui d'un groupe quel qu'il soit,
    donc forcément antagoniste, ne peut aboutir qu'à la
    destruction, à la négation, à la disparition de l'autre.
    Et ce ne sont pas les beaux sentiments qui
    changeront quelque chose.
    Pourquoi s'intéresser tant à l'espèce ? N'est-ce
    pas une vue idéaliste, un faux-fuyant qui permet de
    se désintéresser du « prochain » en prônant une vue
    cosmique des autres qui n'engage à rien dans
    l'immédiat? Une fuite de la vie quotidienne pour un
    imaginaire gratifiant et irréalisable ? Que peut bien
    nous faire l'avenir de l'espèce puisque nous n'y
    participerons pas ? Mais en réalité chacun de nous
    participe à cet avenir et il n'y aura pas d'avenir si
    nous ne l'imaginons pas. Il n'y aura qu'un perpétuel
    retour du passé qui se transformera en subissant les
    lois implacables de la nécessité. Affectivement, je
    me moque bien de l'avenir de l'espèce, c'est vrai. Si
    l'on me dit que c'est pour mes enfants et les enfants
    de mes enfants que je souhaite un monde différent,
    et que cela est « bien », je répondrai que ce n'est
    alors que l'expression de mon narcissisme, du besoin
    que j'éprouve de me prolonger, de truquer avec la
    mort à travers une descendance qui ne présente pour
    moi d'intérêt que parce qu'elle est issue de moi. Ne
    vaut-il pas mieux alors rester célibataire, ne pas se
    reproduire, que de limiter les « autres » à cette petite
    fraction rapidement très mélangée et indiscernable
    de nous-mêmes? Sommes-nous si intéressants que
    nous devions infliger notre présence au monde futur
    à travers celle de notre progéniture? Depuis que j'ai
    compris cela, rien ne m'attriste autant que cet
    attachement narcissique des hommes aux quelques
    molécules d'acide désoxyribonucléique qui sortent
    un jour de leurs organes génitaux.
    Non, l'intérêt pour l'espèce résulte, je le crois, non
    d'un idéalisme au grand cœur, non d'un humanisme
    généreux et d'abord pour nous-mêmes, pas plus qu'il
    ne représente une solution de facilité car il ne
    rapporte rien, à l'encontre de l'intérêt pour un sousgroupe dominant. Il résulte d'une construction
    logique, d'une évidence dénuée de toute affectivité.
    Il fait simplement partie des moyens qu'une structure
    peut utiliser pour survivre, sans savoir s'il est « bon
    » ou « mauvais » qu'elle survive, et sans savoir même si elle survivra. Mais j'accepte que l'on me
    dise que ce n'est encore qu'une soumission à une
    pression de nécessité. Du moins est-ce au niveau de
    conscience atteint par l'Homme en traversant
    l'histoire. Il s'agit alors d'une pression de nécessité,
    taillée à sa mesure, à celle de ses lobes associatifs
    orbito-frontaux. Ce n'est plus celle des espèces qui
    nous ont précédés et qui s'ignorent en tant
    qu'espèces.

    La liberté



    Au cours des nombreuses conférences que j'ai pu
    prononcer, les discussions qui ont suivi m'ont
    montré que la notion la plus choquante comme la
    plus difficile à admettre par un auditoire, quelle que
    soit la structure sociale de celui-ci, c'est l'absence de
    liberté humaine. La notion de liberté est confuse
    parce que l'on ne précise jamais en quoi consiste la
    liberté dont on parle, qui n'est alors qu'un concept
    flou et affectivement abordé. Notion difficile à
    admettre que l'absence de liberté humaine, car elle
    aboutit à l'écroulement de tout un monde de
    jugements de valeur sans lequel la majorité des
    individus se sentent désemparés. L'absence de liberté
    implique l'absence de responsabilité, et celle-ci
    surtout implique à son tour l'absence de mérite, la
    négation de la reconnaissance sociale de celui-ci,
    l'écroulement des hiérarchies. Plutôt que de perdre le
    cadre conceptuel au sein duquel le narcissisme s'est
    développé depuis l'enfance, la majorité des individus
    préfère refuser tout simplement d'admettre la
    discussion sur le sujet. On admet que la liberté est «
    une donnée immédiate de la conscience ». Or, ce
    que nous appelons liberté, c'est la possibilité de
    réaliser les actes qui nous gratifient, de réaliser
    notre projet, sans nous heurter au projet de l'autre.
    Mais l'acte gratifiant n'est pas libre. Il est même
    entièrement déterminé. Pour agir, il faut être motivé
    et nous savons que cette motivation, le plus souvent inconsciente, résulte soit d'une pulsion endogène,
    soit d'un automatisme acquis et ne cherche que la
    satisfaction, le maintien de l'équilibre biologique, de
    la structure organique. L'absence de liberté résulte
    donc de l'antagonisme de deux déterminismes
    comportementaux et de la domination de l'un sur
    l'autre. Dans un ensemble social, la sensation
    fallacieuse d'être libre pourrait s'obtenir en créant
    des automatismes culturels tels que le déterminisme
    comportemental de chaque individu aurait la même
    finalité, autrement dit tels que la programmation de
    chaque individu aurait le même but, mais situé en
    dehors de lui-même. Ceci ne serait encore qu'une
    apparence car ce serait en réalité, pour lui, pour
    éviter la punition sociale, ou mériter sa récompense,
    pour se gratifier en définitive, que l'individu agirait
    encore. Ceci est possible en période de crise, quel
    que soit le régime socioéconomique, c'est-à-dire
    dans un système hiérarchique de dominance.
    La sensation fallacieuse de liberté s'explique du
    fait que ce qui conditionne notre action est
    généralement du domaine de l'inconscient, et que par
    contre le discours logique est, lui, du domaine du
    conscient. C'est ce discours qui nous permet de
    croire au libre choix. Mais comment un choix
    pourrait-il être libre alors que nous sommes
    inconscients des motifs de notre choix, et comment
    pourrions-nous croire à l'existence de l'inconscient
    puisque celui-ci est par définition inconscient?
    Comment prendre conscience de pulsions primitives
    transformées et contrôlées par des automatismes
    socio-culturels lorsque ceux-ci, purs jugements de
    valeur d'une société donnée à une certaine époque,
    sont élevés au rang d'éthique, de principes
    fondamentaux, de lois universelles, alors que ce ne
    sont que les règlements de manœuvres utilisés par
    une structure sociale de dominance pour se
    perpétuer, se survivre? Les sociétés libérales ont
    réussi à convaincre l'individu que la liberté se
    trouvait dans l'obéissance aux règles des hiérarchies
    du moment et dans l'institutionnalisation des règles
    qu'il faut observer pour s'élever dans ces hiérarchies.
    Les pays socialistes ont réussi à convaincre
    l'individu que lorsque la propriété privée des
    moyens de production et d'échanges était supprimée,
    libéré de aliénation de sa force de travail au capital,
    il devenait libre, alors qu'il reste tout autant
    emprisonné dans un système hiérarchique de
    dominance.
    La sensation fallacieuse de liberté vient aussi du
    fait que le mécanisme de nos comportements
    sociaux n'est entré que depuis peu dans le domaine
    de la connaissance scientifique, expérimentale, et
    ces mécanismes sont d'une telle complexité, les
    facteurs qu'ils intègrent sont si nombreux dans
    l'histoire du système nerveux d'un être humain, que
    leur déterminisme semble inconcevable. Ainsi, le
    terme de « liberté » ne s'oppose pas à celui de «
    déterminisme » car le déterminisme auquel on pense
    est celui du principe de causalité linéaire, telle cause
    ayant tel effet. Les faits biologiques nous font
    heureusement pénétrer dans un monde où seule
    l'étude des systèmes, des niveaux d'organisation, des
    rétroactions, des servomécanismes, rend ce type de
    causalité désuet et sans valeur opérationnelle. Ce qui
    ne veut pas dire qu'un comportement soit libre. Les
    facteurs mis en cause sont simplement trop
    nombreux, les mécanismes mis en jeu trop
    complexes pour qu'il soit dans tous les cas
    prévisible. Mais les règles générales que nous avons
    précédemment schématisées permettent de
    comprendre qu'ils sont cependant entièrement
    programmés par la structure innée de notre système
    nerveux et par l'apprentissage socio-culturel.
    Comment être libre quand une grille explicative
    implacable nous interdit de concevoir le monde
    d'une façon différente de celle imposée par les
    automatismes socio-culturels qu'elle commande?
    Quand le prétendu choix de l'un ou de l'autre résulte
    de nos pulsions instinctives, de notre recherche du
    plaisir par la dominance et de nos automatismes
    socio-culturels déterminés par notre niche environnementale ? Comment être libre aussi quand
    on sait que ce que nous possédons dans notre
    système nerveux, ce ne sont que nos relations
    intériorisées avec les autres ? Quand on sait qu'un
    élément n'est jamais séparé d'un ensemble? Qu'un
    individu séparé de tout environnement social devient
    un enfant sauvage qui ne sera jamais un homme ?
    Que l'individu n'existe pas en dehors de sa niche
    environnementale à nulle autre pareille qui le
    conditionne entièrement à être ce qu'il est?
    Comment être libre quand on sait que cet individu,
    élément d'un ensemble, est également dépendant des
    ensembles plus complexes qui englobent l'ensemble
    auquel il appartient ? Quand on sait que
    l'organisation des sociétés humaines jusqu'au plus
    grand ensemble que constitue l'espèce, se fait par
    niveaux d'organisation qui chacun représente la
    commande du servomécanisme contrôlant la
    régulation du niveau sous-jacent ? La liberté ou du
    moins l'imagination créatrice ne se trouve qu'au
    niveau de la finalité du plus grand ensemble et
    encore obéit-elle sans doute, même à ce niveau, à un
    déterminisme cosmique qui nous est caché, car nous
    n'en connaissons pas les lois.
    La liberté commence où finit la connaissance (J.
    Sauvan). Avant, elle n'existe pas, car la connaissance
    des lois nous oblige à leur obéir. Après, elle n'existe
    que par l'ignorance des lois à venir et la croyance
    que nous avons de ne pas être commandés par elles
    puisque nous les ignorons. En réalité, ce que l'on
    peut appeler « liberté », si vraiment nous tenons à
    conserver ce terme, c'est l'indépendance très relative
    que l'homme peut acquérir en découvrant,
    partiellement et progressivement, les lois du
    déterminisme universel. Il est alors capable, mais
    seulement alors, d'imaginer un moyen d'utiliser ces
    lois au mieux de sa survie, ce qui le fait pénétrer
    dans un autre déterminisme, d'un autre niveau
    d'organisation qu'il ignorait encore. Le rôle de la
    science est de pénétrer sans cesse dans un nouveau
    niveau d'organisation des lois universelles. Tant que
    l'on a ignoré les lois de la gravitation, l'homme a cru
    qu'il pouvait être libre de voler. Mais comme Icare il
    s'est écrasé au sol. Ou bien encore, ignorant qu'il
    avait la possibilité de voler, il ne savait être privé
    d'une liberté qui n'existait pas pour lui. Lorsque les
    lois de la gravitation ont été connues, l'homme a pu
    aller sur la lune. Ce faisant, il ne s'est pas libéré des
    lois de la gravitation mais il a pu les utiliser à son
    avantage.
    Même lorsque l'Homme remplit pleinement son
    rôle d'Homme en parvenant, grâce à son imagination
    créatrice, non à se soustraire aux déterminismes qui
    l'aliénaient, mais, en appliquant leurs lois,. à les
    utiliser au mieux de sa survie et de son plaisir, même
    dans ce cas il ne réalise pas un choix, un libre choix.
    Car son imagination ne fonctionne que s'il est
    motivé, donc animé par une pulsion endogène ou un
    événement extérieur. Son imagination ne peut
    fonctionner aussi qu'en utilisant un matériel
    mémorisé qu'il n'a pas choisi librement mais qui lui
    a été imposé par le milieu. Et finalement, quand une
    ou plusieurs solutions neuves sont apparemment
    livrées à son « libre choix », c'est encore en
    répondant à ses pulsions inconscientes et à ses
    automatismes de pensée non moins inconscients
    qu'il agira.
    Il est intéressant de chercher à comprendre les
    raisons qui font que les hommes s'attachent avec tant
    d'acharnement à ce concept de liberté. Il faut noter
    tout d'abord qu'il est sécurisant pour l'individu de
    penser qu'il peut « choisir » son destin puisqu'il est
    libre. Il peut le bâtir de ses mains. Or, curieusement,
    dès qu'il naît au monde, sa sécurisation il la cherche
    au contraire dans l'appartenance aux groupes :
    familial, puis professionnel, de classe, de nation,
    etc., qui ne peuvent que limiter sa prétendue liberté
    puisque les relations qui vont s'établir avec les autres
    individus du groupe se feront suivant un système
    hiérarchique de dominance. L'homme libre ne désire
    rien tant que d'être paternalisé, protégé par le nombre, l'élu ou l'homme providentiel, l'institution,
    par des lois qui ne sont établies que par la structure
    sociale de dominance et pour sa protection.
    Il lui est agréable aussi de penser qu'étant libre il
    est « responsable ». Or, on peut observer que cette
    prétendue responsabilité s'accroît avec le niveau
    atteint dans l'échelle hiérarchique. Ce sont les cadres
    et les patrons, bien sûr, qui sont responsables, et la
    responsabilité se trouve à la base de la contrepartie
    de dominance accordée à ceux auxquels elle échoit.
    En effet, c'est grâce à la responsabilité que l'on
    peut acquérir un « mérite », lequel est alors
    récompensé par la dominance accordée par la
    structure sociale qu'elle a contribué à consolider.
    Et l'homme, libre de se soumettre au
    conformisme ambiant, bombe le torse, étale ses
    décorations sur sa poitrine, fait le beau et peut ainsi
    satisfaire l'image idéale de lui qu'il s'est faite en
    regardant son reflet, comme Narcisse, sur la surface
    claire d'un ruisseau. Ce reflet, c'est la communauté
    humaine à laquelle il appartient qui le lui renvoie.
    Mais s'il n'existe pas de liberté de la décision, il
    ne peut exister de responsabilité. Tout au plus peuton dire que du point de vue professionnel,
    l'accomplissement d'une fonction exige un certain
    niveau d'abstraction des connaissances techniques et
    une certaine quantité d'informations professionnelles
    qui permettent d'assurer efficacement ou non cette
    fonction. En possession de cet acquis, la décision est
    obligatoire, c'est pourquoi ses facteurs sont de plus
    en plus souvent confiés aux ordinateurs. Ou bien, si
    plusieurs choix sont possibles, la solution adoptée en
    définitive appartient au domaine de l'inconscient
    pulsionnel ou de l'acquis socio-culturel. On fait la
    guerre du Viêt-nam avec des ordinateurs et on la
    perd, car le choix des informations fournies à
    l'ordinateur n'est pas libre, mais commandé par les
    mêmes mécanismes inconscients.
    On peut objecter que la récolte des informations,
    dur travail, exige une « volonté » particulièrement
    opiniâtre. Mais dans les mécanismes nerveux
    centraux, où siège cette volonté qui fait les hommes
    forts ? Représente-t-elle autre chose que la puissance
    de la motivation la plus triviale, la recherche du
    plaisir et son obtention par la dominance le plus
    souvent? Plus l'assouvissement du besoin est ressenti
    comme indispensable à la survie, à l'équilibre
    biologique, au « bonheur », plus la motivation, c'est-
    à-dire la volonté, sera forte de l'assouvir. Peut-on
    nier la part de l'apprentissage socio-culturel qui
    depuis l'enfance, de génération en génération,
    signale aux petits de l'Homme que l'effort, le travail,
    la volonté, sont à la base de la réussite sociale, de
    l'élévation dans les hiérarchies, donc du bonheur?
    L'idéal du moi ne peut s'établir dans ce contexte sans
    favoriser la « volonté ». Mais aura-t-on
    l'outrecuidance de prétendre qu'elle est l'expression
    de la liberté?
    En résumé, la liberté, répétons-le, ne se conçoit
    que par l'ignorance de ce qui nous fait agir. Elle ne
    peut exister au niveau conscient que dans l'ignorance
    de ce qui meuble et anime l'inconscient. Mais
    l'inconscient lui-même, qui s'apparente au rêve,
    pourrait faire croire qu'il a découvert la liberté.
    Malheureusement, les lois qui gouvernent le rêve et
    l'inconscient sont aussi rigides, mais elles ne peuvent
    s'exprimer sous la forme du discours logique. Elles
    expriment la rigueur de la biochimie complexe qui
    règle depuis notre naissance le fonctionnement de
    notre système nerveux.
    Il faut reconnaître que cette notion de liberté a
    favorisé par contre l'établissement des hiérarchies de
    dominance puisque, dans l'ignorance encore des
    règles qui président à leur établissement, les
    individus ont pu croire qu'ils les avaient choisies
    librement et qu'elles ne leur étaient pas imposées.
    Quand elles deviennent insupportables, ils croient
    encore que c'est librement qu'ils cherchent à s'en
    débarrasser.
    Combattre l'idée fallacieuse de Liberté, c'est
    espérer en gagner un peu sur le plan sociologique. Mais, pour cela, il ne suffit pas d'affirmer son
    absence. Il faut aussi démonter les mécanismes
    comportementaux dont la mise en évidence permet
    de comprendre pourquoi elle n'existe pas. Ce n'est
    qu'alors qu'il sera peut-être possible de contrôler ces
    mécanismes et d'accéder à un nouveau palier du
    déterminisme universel, qui pendant quelques
    millénaires sentira bon la Liberté, comparé au palier
    sur lequel l'humanité se promène encore.
    A-t-on pensé aussi que dès que l'on abandonne la
    notion de liberté, on accède immédiatement, sans
    effort, sans tromperie langagière, sans exhortations
    humanistes, sans transcendance, à la notion toute
    simple de tolérance? Mais, là encore, c'est enlever à
    celle-ci son apparence de gratuité, de don du prince,
    c'est supprimer le mérite de celui qui la pratique,
    comportement flatteur empreint d'humanisme et que
    l'on peut toujours conseiller, sans jamais l'appliquer,
    puisqu'il n'est pas obligatoire du fait qu'il est libre.
    Pourtant, il est probable que l'intolérance dans tous
    les domaines résulte du fait que l'on croit l'autre libre
    d'agir comme il le fait, c'est-à-dire de façon non
    conforme à nos projets. On le croit libre et donc
    responsable de ses actes, de ses pensées, de ses
    jugements. On le croit libre et responsable s'il ne
    choisit pas le chemin de la vérité, qui est
    évidemment celui que nous avons suivi. Mais si l'on
    devine que chacun de nous depuis sa conception a
    été placé sur des rails dont il ne peut sortir qu'en «
    déraillant », comment peut-on lui en vouloir de son
    comportement ? Comment ne pas tolérer, même si
    cela nous gêne, qu'il ne transite pas par les mêmes
    gares que nous? Or, curieusement, ce sont justement
    ceux qui « déraillent », les malades mentaux, ceux
    qui n'ont pas supporté le parcours imposé par la
    S.N.C.F., par le destin social, pour lesquels nous
    sommes le plus facilement tolérants. Il est vrai que
    nous les supportons d'autant mieux qu'ils sont
    enfermés dans la prison des hôpitaux psychiatriques.
    Notez aussi que si les autres sont intolérants envers
    nous, c'est qu'ils nous croient libres et responsables
    des opinions contraires aux leurs que nous
    exprimons. C'est flatteur, non ?

    La mort



    La mort de quoi? Celle d'une « enveloppe
    charnelle » comme on dit, dont nous savons que les
    caractéristiques spécifiques, celles qui la font
    appartenir au groupe « homo sapiens », n'est que le
    résultat d'une longue suite d'événements évolutifs
    aux déterminismes desquels nous ne participons pas.
    Ce morceau de chair que nous sommes est
    l'aboutissement depuis deux ou trois milliards
    d'années de l'évolution des espèces au sein de la
    biosphère. Plus près de nous, elle résulte, depuis le
    début de l'évolution de l'histoire humaine, d'une
    combinatoire génétique qui, à travers les
    générations, a conduit l'espèce jusqu'à nous. La
    combinaison du capital génétique du spermatozoïde
    et de celui de l'ovule dont l'union a donné naissance
    à l'individu que nous sommes, nous n'avons aucun
    moyen de l'influencer jusqu'ici. Bien plus, cire
    vierge ayant les caractéristiques requises pour être
    enregistrée, si on l'abandonne dès sa naissance, elle
    se durcira de telle façon qu'après quelques années
    aucune impression ne sera plus possible. Cette
    matrice biologique en restera au stade où l'ont
    conduite les espèces qui nous ont précédés. Elle
    utilisera dans son comportement le cerveau reptilien,
    celui des vieux mammifères, celui des mammifères
    plus récents même, mais jamais elle ne pourra
    utiliser efficacement les zones associatives de son
    néocortex préfontal. C'est ce que l'on voit chez
    l'enfant sauvage. Pour être un Homme, il lui faut le
    langage et à travers lui, l'apprentissage des aînés. En
    d'autres termes, il faut qu'elle intériorise très tôt dans
    le système nerveux perfectionné qu'elle possède,
    certaines activités fonctionnelles qui lui viennent des
    autres. Et les autres, ce ne sont pas seulement les
    êtres humains qui peuplent sa « niche » présente
    mais, par l'intermédiaire de ceux-ci et grâce au
    langage, tous les « autres » qui, depuis le début des
    temps humains jusqu'à nos sociétés modernes ont
    transmis, de génération en génération, leur
    expérience accumulée.
    Ainsi, ce que la mort fera disparaître avec la
    matrice biologique qui ne peut en rien assurer à elle
    seule la création d'une personnalité, ce sont « les
    autres ». Mais alors, peut-on dire que « nous
    sommes nous », simplement parce que les autres se
    sont présentés dans un certain ordre, temporel,
    variable avec chacun suivant certaines
    caractéristiques, variables essentiellement avec le
    milieu, avec la niche que le hasard de la naissance
    nous a imposés ?
    Peut-on dire que nous existons en tant qu'individu
    alors que rien de ce qui constitue cet individu ne lui
    appartient ? Alors qu'il ne constitue qu'une
    confluence, qu'un lieu de rencontre particulier « des
    autres » ? Notre mort n'est-elle pas en définitive la
    mort des autres ?
    Cette idée s'exprime parfaitement par la douleur
    que nous ressentons à la perte d'un être cher. Cet être
    cher, nous l'avons introduit au cours des années dans
    notre système nerveux, il fait partie de notre niche.
    Les relations innombrables établies entre lui et nous
    et que nous avons intériorisées, font de lui une partie
    intégrante de nous-mêmes. La douleur de sa perte
    est ressentie comme une amputation de notre moi,
    c'est-à-dire comme la suppression brutale et
    définitive de l'activité nerveuse (d'une partie peut-on
    dire de notre système nerveux, puisque l'activité de
    celui-ci est supportée par la matière biologique) que
    nous tenions de lui. Ce n'est pas lui que nous pleurons, c'est nous-mêmes. Nous pleurons cette
    partie de lui qui était en nous et qui était nécessaire
    au fonctionnement harmonieux de notre système
    nerveux. La douleur « morale » est bien celle d'une
    amputation sans anesthésie.
    Ainsi, ce que nous emportons dans la tombe, c'est
    essentiellement ce que les autres nous ont donné. Et
    que leur avons-nous rendu? Le plus souvent nous
    n'avons fait que transmettre d'une génération à l'autre
    l'expérience accumulée. Il n'est pas utile pour cela
    d'être professeur, d'avoir passé l'agrégation. Il suffit
    de vivre et de parler. En ce sens, chaque homme
    enseigne, transmet aux autres ce qui lui fut appris. Il
    transmet la vision de sa niche telle que les autres
    l'ont préparée, telle que les autres la lui ont décrite,
    et telle qu'il l'a acceptée. Il n'est même pas besoin
    pour cela de se reproduire, de transmettre l'acquis
    génétique. La transmission orale fut longtemps la
    seule et reste pour la majorité des hommes
    contemporains l'unique rôle qu'ils aient à jouer
    pendant leur court passage sur la planète. Serait-ce
    assez pour se montrer exigeant, pour attendre des
    autres plus qu'ils ne nous ont donné ? Puisque nous
    ne faisons le plus souvent que de transmettre un
    message technique, une expérience, pouvons-nous
    exiger des autres plus que la transmission à nousmêmes du message technique qui leur a été
    transmis? En réalité, ce que nous pouvons exiger
    c'est que ce message nous soit intégralement
    transmis, sans être amputé des signes indispensables
    à sa compréhension, par le déterminisme social de
    notre naissance. Ce que nous pouvons exiger aussi,
    c'est qu'on ne nous force pas à apprendre par cœur
    ce message, de telle façon que nous soyons
    incapables ensuite d'en changer un seul mot. S'il en
    avait été ainsi pour tous depuis l'aube des temps
    humains, nous casserions encore du silex à l'entrée
    de grottes obscures. Si les connaissances de
    l'Homme à travers les siècles se sont enrichies pour
    déboucher sur notre monde moderne, c'est bien que
    le message s'est complexifié depuis les origines.
    Cela, nous le devons à quelques hommes qui ont
    ajouté à ce que leur avaient donné les autres une part
    sortie d'eux-mêmes et que le message ne contenait
    pas avant eux. Les autres sont morts, bien morts,
    alors qu'eux vivent encore en nous, souvent
    inconnus mais présents. Ils vivent encore en nous
    puisque ce qu'ils ont apporté au monde humain
    continue sa carrière au sein de notre système
    nerveux. Nous savons que ce qu'ils ont apporté au
    monde, c'est une construction neuve qu'ils ont fait
    naître des associations rendues possibles par les
    zones associatives de leur cortex orbitofrontal. Ne
    sont-ils pas les seuls en réalité à pouvoir assumer
    pleinement le nom d' « Homme » ?
    A quoi sert de conserver une dépouille entourée
    de bandelettes ou plongée dans l'azote liquide, si
    cette matrice biologique de son vivant n'a servi à
    rien d'autre qu'à recevoir, sans jamais rien donner ?
    Si elle n'a jamais rien fait d'autre que de transmettre,
    et souvent en le déformant, le message qui lui a été
    confié et que tout autre aurait transmis à sa place?
    Du seul fait du nombre croissant des hommes, le
    message a de moins en moins de chances de se
    perdre d'ailleurs. Mais ce qui serait essentiel, c'est
    que du fait du nombre croissant des hommes, le
    message puisse s'enrichir constamment de l'apport
    original de tous. Or, cela ne sera possible que le jour
    où nous aurons trouvé le moyen de ne pas paralyser
    dès l'enfance le fonctionnement des zones
    associatives. Le jour où nous aurons appris à ne pas
    immobiliser chaque individu dans sa niche. Le jour
    où nous lui aurons appris le moyen de s'enrichir
    d'acquisitions neuves qu'il pourra transmettre autour
    de lui et après lui. Le seul héritage qui compte n'est
    pas l'héritage familial de biens matériels ou de
    traditions et de valeurs changeantes et discutables,
    mais l'héritage humain de la connaissance. De même
    que le paysan d'hier tentait, durant sa courte vie,
    d'enrichir le patrimoine familial d'un lopin de terre
    supplémentaire, chaque homme de demain devra être capable d'enrichir le domaine de la connaissance
    humaine de son apport unique et t irremplaçable.
    C'est ainsi que la mort parait pouvoir être
    réellement vaincue. Jusque-là, notre mort n'est
    jamais que la mort de ceux qui sont en nous. Mais à
    partir de là c'est chaque homme qui laissera sa trace
    indélébile dans le système nerveux de ceux dont les
    matrices biologiques lui survivront et qui
    transmettront à travers les âges cette petite parcelle
    de nouveauté imputrescible que représente tout
    apport original à la connaissance humaine.
    Mais peut-être aussi le rôle de chaque homme est.
    il plus simple encore ? Peut-être a-t-il consisté
    depuis l'origine de l'Histoire à vivre, puisque ce
    faisant il s'introduit dans la niche de ceux qui
    l'entourent et que, du seul fait de sa présence, cette
    niche ne sera jamais plus ni tout à fait la même ni
    tout à fait une autre ? Mais, dans ce cas, pouvonsnous encore parler de l'individu sans sourire?
    Dans notre organisme, certaines cellules chaque
    jour naissent, vivent et meurent sans que notre
    organisme, lui, cesse pour cela de vivre. Chaque
    jour, dans l'espèce humaine des individus naissent,
    vivent et meurent sans que l'espèce interrompe pour
    autant sa destinée. Chaque cellule durant sa courte
    vie remplit la fonction qui lui est dévolue en
    s'intégrant dans la finalité de l'ensemble. Chaque
    individu fait de même au sein de l'espèce. Nous ne
    nous attristons pas sur le sort réservé à ces cellules
    passagères. Pourquoi devrions-nous nous attrister
    sur celui des individus qui ont contribué à l'évolution
    déjà longue de l'espèce humaine ? Cette analogie
    semble montrer que l'individu isolé ne signifie rien.
    Sur le plan biologique comme sur le plan culturel, il
    ne représente qu'un sous-ensemble cellulaire, un
    élément isolé d'un tout. Il n'a pas d'existence propre
    par lui-même. Il n'y a que l'ignorance de ce que nous
    sommes qui a pu nous faire croire à la possibilité de
    l'existence de l'individu isolé dans un milieu de
    culture non humain et capable de conserver malgré
    tout ses caractéristiques personnelles, alors que
    celles-ci ne sont que la conséquence de ce que le
    milieu humain les a faites.
    Nous avons dit ailleurs ce que représente ce que
    nous avons appelé l' « information-structure », la
    mise en forme de la matière dans les organismes
    vivants. Nous avons rappelé que cela n'était ni masse
    ni énergie, comme l'a souligné Wiener pour
    l'information en général. Mais aussi qu'elle avait
    besoin de la masse et de l'énergie comme support.
    Cette mise en forme de l'organisme humain, de son
    système nerveux en particulier, va s'enrichir, dès la
    conception sans doute, de l'expérience qu'elle
    acquiert au contact de l'environnement. Sur une
    forme de base, une forme nouvelle prendra
    naissance, que le milieu va modeler. Mais le fait
    réellement humain résulte de la possibilité que
    possède le cerveau de notre espèce de donner
    naissance, par un travail associatif des faits
    mémorisés, à un troisième niveau de structure qui
    vient s'ajouter aux structures innées, puis acquises.
    Ce sont les structures imaginaires. L'Homme ajoute
    de l'information à la matière. Il peut aussi, grâce aux
    langages, la sortir de lui, y faire participer les autres.
    Les faire participer, c'est-à-dire les informer,
    structurer leurs systèmes nerveux, à partir de la
    structure qui a pris naissance dans le sien. Or, cette
    nouvelle structure, cette information, en devenant
    circulante, n'est plus liée à la forme biologique
    mortelle dont elle est née. La forme innée et la
    forme acquise peuvent mourir, celle-là vivra dans le
    système nerveux des autres. Elle pourra même y
    croître et s'y multiplier, ce que ne fera jamais un
    organe greffé avec succès. Car celui-ci poursuivra
    son chemin inéluctable vers la mort dans laquelle l'a
    précédé l'organisme auquel il a été prélevé. La seule
    façon que nous ayons de survivre, de ne pas mourir,
    c'est à l'évidence de nous incruster dans les autres et,
    pour les autres, la seule façon de survivre c'est de
    s'incruster en nous. Mais cette incrustation n'est pas
    celle de l'image tronquée qu'un individu peut fournir
    de lui-même, toujours passagère et fugitive, mais celle des concepts qu'il a pu engendrer. La vraie
    famille de l'Homme, ce sont ses idées, et la matière
    et l'énergie qui leur servent de support et les
    transportent, ce sont les systèmes nerveux de tous
    les hommes qui à travers les âges se trouveront «
    informés » par elles. Alors, notre chair peut bien
    mourir, l information demeure, véhiculée par la
    chair de ceux qui l'ont accueillie et la transmettent
    en l'enrichissant, de génération en génération.
    Cela dit, il est certain que la mort est pour
    l'individu la seule expérience qu'il n'a jamais faite et
    pour laquelle le déficit informationnel est total.
    Totale et définitive aussi l'angoisse qui en résulte
    puisque l'angoisse survient lorsque l'on ne peut agir,
    c'est-à-dire ni fuir, ni lutter. Alors, l'Homme a
    imaginé des « trucs » pour occulter cette angoisse.
    D'abord, n'y pas penser, et pour cela agir, faire
    n'importe quoi, mais quelque chose. L'angoisse de la
    mort chez le combattant existe avant la bataille, mais
    pendant la lutte elle disparaît, parce que justement il
    lutte, il agit. La croyance en un autre monde où nous
    allons revivre dès que nous aurons tourné la page où
    s'est inscrite notre existence dans celui-là, est un
    moyen qui fut beaucoup utilisé, d'avoir une belle
    mort, une mort édifiante. On ne voit pas bien en
    quoi une telle mort peut être édifiante, puisque
    justement celui qui la subit n'a rien à perdre et tout à
    gagner. Il n'y a pas de quoi entraîner l'admiration des
    foules. La croyance (quelle que soit l'opinion que
    l'on a d'un « au-delà ») que sa mort va « servir » à
    quelque chose, qu'elle permettra l'établissement d'un
    monde plus juste, qu'elle s'inscrira dans la lente
    évolution de l'humanité, suppose que l'on sache vers
    quoi s'oriente l'humanité. Combien sont morts avec
    cette conviction au même moment dans des camps
    antagonistes, défendant des idéologies opposées,
    chacun persuadé qu'il défendait la vérité. Mourir
    pour quelque chose qui nous dépasse, quelque chose
    de plus grand que nous, c'est le plus souvent mourir
    pour un sous-ensemble agressif et dominateur de
    l'ensemble humain. En dehors du Christ et de
    Socrate, je ne connais pas d'individus morts pour
    l'espèce, et même ceux-là ne l'ont pas fait de gaieté
    de cœur. Ils avaient sans doute suffisamment d'esprit
    critique pour imaginer l'emploi que feraient ensuite
    les socio-cultures de leur assassinat. De deux choses
    l'une, ou l'on est suffisamment automatisé par l'une
    de ces socio-cultures pour ne pas pouvoir vivre en
    dehors d'elle, et dans ce cas le héros n'est pas
    essentiellement différent du suicidaire. Il se sacrifie
    non pas exactement par plaisir, mais du moins pour
    la recherche du moindre mal. Ou bien l'on est
    conscient du déterminisme implacable des destinées
    humaines, et l'on meurt en héros ou en lâche, suivant
    que le visage de l'un ou de l'autre est plus conforme
    à notre idéal du moi, à ce que l'on veut paraître, à
    l'image que l'on veut donner de soi, à soi-même et
    aux autres. Suivant aussi l'état de nos surrénales. Je
    trouve cependant que le cabotinage au moment de la
    mort revêt une certaine élégance et, quelle que soit la
    cause défendue, le sourire sur les lèvres me parait
    plus seyant que le rictus de la haine ou de la peur.
    Mais ce n'est qu'une opinion, et on ne fait pas
    toujours ce que l'on désire. D'ailleurs, tout le monde
    n'a pas la chance de mourir pour une cause, ce qui
    facilite sans doute le passage. Le plus grand nombre
    meurt comme ça, par accident cardiaque ou de
    voiture, ou après une plus ou moins longue et plus
    ou moins douloureuse maladie, sans le faire exprès.
    Les précédents non plus d'ailleurs, mais ils ne le
    croient pas. Je ne me permettrai pas de conseiller un
    comportement en ayant recours à un discours
    logique, n'ayant aucune expérience de la question. Je
    souhaite, à nous tous, seulement que le passage soit
    le plus court possible et le plus inattendu. Par contre,
    ce que l'on peut discuter, c'est l'attitude que les
    autres adoptent à l'égard de la douleur et de la mort
    lente, prévisible, inéluctable d'un de leurs
    contemporains. Il faut remarquer d'abord que, la
    douleur exceptée, la mort lente, prévisible,
    inéluctable, est la caractéristique de tous les vivants, leur seule certitude. Allons-nous tous les jours nous
    rappeler en chœur « Frère, tu dois mourir » ?
    Lorsque l'on a du temps devant soi, ce rappel est
    sans doute plus efficace comme motivation à la
    créativité, donc comme facteur de l'évolution
    humaine, que la pratique du tiercé et la télévision en
    couleur. Nous avons eu déjà l'occasion de dire
    pourquoi la créativité découlait à notre avis
    directement du désir inconscient de fuite à l'égard de
    la mort. Par contre, ce ne serait peut-être pas le cas
    si nous savions précisément quand celle-ci
    surviendra. Car la fuite étant impossible, l'angoisse
    ne peut être qu'à son comble et elle débouche sur
    l'inhibition comportementale. D'autre part, la
    maladie transforme lentement l'équilibre biologique
    et donc psychologique, de telle façon que la
    résistance à la mort s'affaiblit progressivement. Il
    est, semble-t-il, d'autant plus facile de mourir que
    l'on est biologiquement plus proche de la mort. Par
    quel sadisme alors, serions-nous poussés à prévenir
    très à l'avance celui que nous savons condamné, du
    fait qu'il l'est ? Ne prévient-on pas le criminel de son
    exécution à la dernière minute) Pourquoi se
    comporter différemment avec les malades ? Je le
    répète, en dehors d'un plaisir sadique, que peut y
    gagner l'individu ou l'espèce? En ce qui concerne la
    douleur, je ne puis me convaincre qu'elle élève, et
    les hommes que j'ai vus souffrir m'ont toujours paru
    enfermés dans leur douleur et non point ouverts sur
    des vues cosmiques. Si la douleur élève, je voudrais
    savoir vers quoi. Vers un Dieu auquel on demande
    de nous soulager? Vers les autres, qui ne peuvent
    participer à notre douleur car celle-ci est une
    construction strictement personnelle, à laquelle
    participe toute l'histoire de notre système nerveux, à
    nulle autre pareille? La douleur ne peut être que la
    conséquence d'une mésentente entre l'organisme et le
    milieu. Comme nous ne sommes pas toujours
    capables d'agir sur le milieu, il nous reste de pouvoir
    agir sur l'organisme par les analgésiques et les
    psychotropes mis à notre disposition. Si cette action
    sur la douleur doit accélérer une mort inéluctable, du
    fait que celle-ci est inéluctable, l'analgésie me parait
    devoir être un acte intransigeant. On voit que le
    problème de l'euthanasie n'est pas loin. Mais je ne
    prétends pas non plus détenir la vérité et je ne suis
    pas sûr que dans ces cas on puisse appliquer la règle
    de ne pas faire aux autres ce qu'on ne voudrait pas
    que l'on nous fasse, non plus que de leur faire ce que
    nous voudrions que l'on nous fasse, car si nous ne
    sommes que les autres, l'autre, lui, n'est pas nous.
    Que l'on ne nous parle pas non plus d'amour, car,
    que l'on tue ou que l'on conserve, ce n'est jamais
    pour l'autre, mais pour nous-mêmes que nous
    agissons. Nous n'agirions pas si l'autre nous était
    indifférent et s'il ne l'est pas c'est qu'il s'est introduit
    dans notre espace gratifiant et que nous avons établi
    avec lui des relations privilégiées, ou bien qu'il fait
    l'objet de nos automatismes culturels. Ce sont eux
    qui nous font agir et dès lors il n'existe pas de table
    logique et stable des valeurs, permettant de juger un
    comportement qui se tisse à travers les liens
    innombrables et ténus qui unissent deux êtres dans
    l'espace et le temps. Tout jugement ne peut venir que
    de l'application des règles établies par une socioculture, variable avec les époques et ses intérêts du
    moment.
    Si nous ne sommes pas libres de choisir notre vie,
    nous ne sommes pas plus libres de choisir notre
    mort. L'Hymne à la mort du suicidaire n'est luimême que le dernier hymne à la vie d'un homme
    dont la voix a été étouffée par le sourd grondement
    du monde tournant sur lui-même. Ce bruit de fond,
    pour Beethoven, était en fa.

    Le plaisir



    « Il est bon de noter combien la charge affective
    des mots: bien-être, joie, plaisir, est différente. Le
    bien-être est acceptable, la joie est noble, le plaisir
    est suspect. Ce dernier mot sent le soufre. Alors que
    pour nous le bien-être apparaît lorsque la pulsion ou
    l'automatisme acquis sont satisfaits et qu'il
    s'accompagne de satiété, la joie semble ajouter à
    cette satisfaction la participation de l'imaginaire et le
    plaisir, lui, est lié au temps présent, à
    l'accomplissement de l'acte gratifiant. Il n'est ni plus
    sale, ni plus laid, ni plus amoral que les deux autres.
    Qui ne voit que les sens différents qui sont
    communément donnés à ces mots résultent
    d'automatismes sociaux et culturels, de jugements de
    valeurs qui viennent avant tout de la répression
    sexuelle qui s'est abattue sur les sociétés
    occidentales pendant des millénaires et dont la cause
    principale pourrait bien être la crainte du bâtard
    ignoré, profitant de l'héritage de la propriété privée1
    »
    Nos automatismes de pensée sont tels qu'il nous
    est aujourd'hui souvent difficile d'imaginer le plaisir
    autrement que sexualisé. Même s'il ne l'est pas, il
    n'est pas recommandable; il s'oppose à la souffrance
    qui, on le sait, a le privilège, elle, d'élever l'homme.
    Toute une idéologie de la souffrance est ainsi née au
    1
    Laborit (H.). La Nouvelle Grille, p. 80. R. Laffont éditeur.
    cours des siècles, qui a permis aux dominants de
    s'abreuver aux sources du plaisir en persuadant les
    dominés qu'ils avaient bien de la chance dans leur
    souffrance car elle leur serait remboursée au
    centuple dans l'autre monde. En effet, dans le nôtre
    où les marchands sont rois, tout se négocie et se
    paie, et la douleur ici-bas ne peut être qu'une traite
    tirée sur un avenir de bonheur céleste. On a encore
    fait mieux aux Indes où celui qui appartient à la
    caste des « intouchables » ( sans doute parce que
    trop couvert de vermine) est tout heureux de lui
    appartenir car il prépare ainsi son élévation
    hiérarchique et sa promotion sociale
    métempsycotique dans une autre vie à venir. Si nous
    nous en tenons à notre civilisation judéo-chrétienne
    comme on dit, cette admirable stratégie s'est
    appuyée sur une curieuse interprétation des
    Évangiles et du sermon sur la Montagne. On a
    préféré l'image du Christ souffrant sur la croix à
    celle du Christ au mont des Oliviers, demandant à
    son père de lui éviter si possible de boire son calice
    jusqu'à la lie. On a préféré oublier qu'il était venu
    annoncer la bonne nouvelle, et soulager quand il l'a
    pu la souffrance physique de ceux qu'il rencontrait;
    leur offrir du vin au besoin, comme à Cana,
    lorsqu'ils en manquaient. Bien sûr, son monde était
    du domaine de l'imaginaire, de la créativité, mais
    comment appareiller pour l'imaginaire quand une
    névralgie du trijumeau vous arrache des cris de
    douleur qui s'échappent, eux, de notre chair ? Quant
    à la douleur morale, nous avons déjà eu l'occasion
    de dire qu'elle était bel et bien une douleur physique,
    une amputation sans anesthésie au sein des relations
    neuronales gratifiantes établies par apprentissage
    dans notre système nerveux.
    II est amusant de noter que les religions dites
    réformées qui se sont bâties en contestation logique
    et intellectualisée des excès ecclésiastiques charnels
    de la Renaissance ont abouti au puritanisme
    contemporain où le plaisir est synonyme de péché.
    Comme toute idéologie dématérialisée, institutionnalisée, dans ses formes les plus
    caricaturales, il est devenu sectaire et castrateur,
    considérant que la réussite sociale était une preuve
    évidente du mérite personnel et de la volonté de
    Dieu. Une nouvelle génération de pharisiens est née
    et l'on peut se demander si la qualité discutable de la
    cuisine anglo-saxonne n'en est pas l'une des
    expressions. La bonne chère est un plaisir et tout
    plaisir charnel doit être banni. La vie est un long
    calvaire et seules les satisfactions hiérarchiques sont
    honorables. Elles sont la preuve du mérite obtenu
    par la soumission à ces principes, mérite reconnu par
    vos concitoyens.
    Inversement, le plaisir est lié à l'accomplissement
    de l'action gratifiante. Or, comme celle-ci est la
    seule qui nous permette de survivre, la recherche du
    plaisir n'est-elle pas la loi fondamentale qui
    gouverne les processus vivants ? On peut lui préférer
    le terme plus alambiqué d'homéostasie (Cannon), du
    maintien de la constance des conditions de vie dans
    notre milieu intérieur (Claude Bernard), peu
    importe... Ceux qui nient de ne pas avoir comme
    motivation fondamentale la recherche du plaisir,
    sont des inconscients, qui auraient déjà disparu de la
    biosphère depuis longtemps s'ils disaient vrai. Ils
    sont tellement inconscients de ce que leur
    inconscient charrie comme jugements de valeurs et
    comme automatismes culturels, qu'ils se contentent
    de l'image narcissique qu'ils se font d'eux-mêmes et
    à laquelle ils essaient de nous faire croire, âge qui
    s'insère à leur goût de façon harmonieuse dans le
    cadre social auquel ils adhèrent ou qu'ils refusent
    aussi bien. Même le suicidaire se supprime par
    plaisir car la suppression de la douleur par la mort
    est un équivalent du plaisir.
    Malheureusement, l'action gratifiante se heurte
    bien souvent à l'action gratifiante de l'autre pour le
    même objet ou le même être, car il n'y aurait pas de
    plaisir si l'espace était vide, s'il ne contenait pas des
    objets et des êtres capables de nous gratifier. Mais
    dès qu'il y a compétition pour eux, jusqu'ici on a
    toujours assisté à l'établissement d'un système
    hiérarchique. Chez l'Homme, grâce aux langages, il
    s'institutionnalise. Il s'inscrit sur les tables de la loi,
    et il est bien évident que ce ne sont pas les dominés
    qui formulent celle-ci, mais les dominants. La
    recherche du plaisir ne devient le plus souvent qu'un
    sous-produit de la culture, une observance
    récompensée du règlement de manœuvre social,
    toute déviation devenant punissable et source de
    déplaisir. Ajoutons que les conflits entre les pulsions
    les plus banales, qui se heurtent aux interdits
    sociaux, ne pouvant effleurer la conscience sans y
    provoquer une inhibition comportementale
    difficilement supportable, ce qu'il est convenu
    d'appeler le refoulement séquestre dans le domaine
    de l'inconscient ou du rêve l'imagerie gratifiante ou
    douloureuse. Mais la caresse sociale, flatteuse pour
    le toutou bien sage qui s'est élevé dans les cadres,
    n'est généralement pas suffisante, même avec l'appui
    des tranquillisants, pour faire disparaître le conflit.
    Celui-ci continue sa sape en profondeur et se venge
    en enfonçant dans la chair soumise le fer brûlant des
    maladies psychosomatiques.
    On veut nous faire croire que le mot plaisir
    n'exprime que la satisfaction d'une pulsion primitive
    et qu'avec lui nous nous rabaissons au rang de
    l'animal. Mais ce plaisir s'ennoblit lorsqu'il répond à
    la même pulsion si celle-ci est déformée, légalisée,
    canalisée par la culture en place, c'est-à-dire par
    l'apprentissage du code civil et honnête. Cependant,
    ce comportement est aussi bestial, car l'animal est
    comme nous capable de mémoire et d'apprentissage.
    Mais un chien savant ne parle pas et ne peut ainsi
    trouver l'alibi des jugements de valeur pour
    camoufler ses automatismes inconscients.
    Enfin, le plaisir qui résulte de l'assouvissement
    d'une pulsion traversant le champ des automatismes
    culturels sans se laisser emprisonner par eux, et qui
    débouche sur la création imaginaire, pulsion qui
    pour nous devient alors « désir », est un plaisir
    spécifiquement humain, même s'il n'est pas conforme au code des valeurs en place, ce qui est le
    cas le plus fréquent puisqu'un acte créateur a
    rarement des modèles sociaux de référence.
    Le faisceau du plaisir, de la récompense réunit
    anatomiquement et fonctionnellement dans le
    cerveau des formations situées à tous les étages
    superposés de celui-ci. Il en est de même du faisceau
    qui permet de fuir ou de supprimer la punition, le
    déplaisir. Ces faisceaux ne font pas de jugements de
    valeur entre l'activité, hypothalamique
    (pulsionnelle), limbique (apprentissage et mémoire),
    et corticale (imagination), et l'expérience montre que
    cette dernière ne peut fonctionner efficacement si
    elle est séparée des deux autres. Mais grâce à
    l'apprentissage on est prévenu que la mise en jeu du
    faisceau de la récompense, si elle s'avère être en
    contradiction avec les règles sociales, peut aboutir à
    la punition, à la stimulation du faisceau de la
    punition, et qu'inversement une action douloureuse
    qui met en jeu ce dernier peut être récompensée et
    favoriser alors, en retour, sur un autre clavier du
    plaisir, la stimulation du faisceau de la récompense.
    Le singe dominé ne fait pas sa soumission au
    leader pour son plaisir, comme nous le montrent les
    profondes perturbations de son fonctionnement
    neurobiochimique et endocrinien, mais pour éviter
    un déplaisir plus grand encore résultant de
    l'agression dont il ferait l'objet s'il ne se soumettait
    pas. Imaginez que les singes parlent, il est probable
    qu'il existerait un discours logique pour permettre au
    singe dominé de « sublimer » sa soumission, un
    discours logique lui disant que sa souffrance l'élève
    au-dessus de lui-même pour le bien du clan, pour la
    survie du groupe, et que son sacrifice ne sera pas
    inutile. La souffrance deviendrait amour, tant ses
    sources seraient déjà lointaines, obscurcies par
    l'apprentissage de la soumission aux règles sociales,
    aux coutumes, aux préjugés nécessaires au maintien
    de la structure hiérarchique de dominance. Ce n'est
    sans doute qu'à celui, bien rare, qui est capable de
    s'évader de cette prison que l'assouvissement du «
    désir » procure un plaisir véritablement humain, bien
    que toujours enraciné profondément dans sa chair
    préhominienne, car celle-ci fera toujours partie de
    l'autre : en effet, nous ne sommes ni anges, ni bêtes,
    mais simplement des Hommes.

    Le bonheur



    Si le plaisir est lié à l'accomplissement de l'acte
    gratifiant, si le bien-être résulte de l'assouvissement
    de celui-ci, assouvissement provoquant un état
    stable, bien que passager car il disparaîtra avec la
    réapparition du besoin, pulsionnel ou acquis par
    apprentissage, il me semble que le bonheur est lui
    aussi un état stable mais moins passager, car il
    enferme entre ses bras la succession répétée du désir,
    du plaisir et du bien-être. Être heureux, c'est à la fois
    être capable de désirer, capable d'éprouver du plaisir
    à la satisfaction du désir et du bien-être lorsqu'il est
    satisfait, en attendant le retour du désir pour
    recommencer. On ne peut être heureux si l'on ne
    désire rien. Le bonheur est ignoré de celui qui désire
    sans assouvir son désir, sans connaître le plaisir qu'il
    y a à l'assouvissement, ni le bien-être ressenti
    lorsqu'il est assouvi.
    Les « Happy pills », les pilules du bonheur, sont
    sans doute bien souvent mal nommées. Si elles
    diminuent l'activité pulsionnelle de l'hypothalamus,
    la motivation à la recherche du plaisir, elles ne
    peuvent procurer le bonheur, mais l'indifférence; et
    l'indifférent ne peut être heureux. Cependant,
    l'indifférent ne peut être vraiment malheureux non
    plus, et nous savons que la suppression d'une
    souffrance peut être considérée comme un plaisir.
    Chez l'animal, la frustration, c'est-à-dire la
    diminution ou la suppression de la récompense, met
    en jeu les mêmes aires cérébrales inhibitrices de
    l'action que l'apprentissage de la punition. On peut
    dire que la suppression d'une récompense attendue
    est équivalente à une punition et que sa conséquence
    est une inhibition du comportement.
    Dans toutes les espèces animales et chez l'homme,
    la récompense ne s'obtient que par l'action. Le
    bonheur ne vous tombe qu'exceptionnellement tout
    préparé dans les bras. Il faut aller à sa rencontre, il
    faut être motivé à le découvrir, à tel point qu'il perd
    de son acuité s'il vous est donné sans être désiré. La
    pulsion primitive est indispensable, celle de la
    recherche du plaisir, de l'équilibre biologique. Nous
    avons déjà dit au chapitre précédent que cette
    recherche du plaisir était canalisée par
    l'apprentissage socio-culturel, car la socio-culture
    décide pour vous de la forme que doit prendre, pour
    être tolérée, cette action qui vous gratifiera. Il est
    ainsi possible de trouver le bonheur dans le
    conformisme, puisque celui-ci évite la punition
    sociale et crée les besoins acquis qu'il saura
    justement satisfaire. Des sociétés qui ont établi leurs
    échelles hiérarchiques de dominance, donc de
    bonheur, sur la production des marchandises,
    apprennent aux individus qui les composent à n'être
    motivés que par leur promotion sociale dans un
    système de production de marchandises. Cette
    promotion sociale décidera du nombre de
    marchandises auquel vous avez droit, et de l'idée
    complaisante que l'individu se fera de lui-même par
    rapport aux autres. Elle satisfera son narcissisme.
    Les automatismes créés dès l'enfance dans son
    système nerveux n'ayant qu'un seul but, le faire
    entrer au plus vite dans un processus de production,
    se trouveront sans objet à l'âge de la retraite, c'est
    pourquoi celle-ci est rarement le début de
    l'apprentissage du bonheur, mais le plus souvent
    celui de l'apprentissage du désespoir.
    Avouons que, jusqu'ici, le bonheur tel que nous
    avons tenté de le définir se dérobe. Limité à
    l'assouvissement des pulsions, il rencontre un adversaire qu'il ne pourra vaincre : les règles établies
    par les dominants. S'il se soumet à ces règles et
    malgré les compensations narcissiques,
    hiérarchiques, consommatrices ou autres, qui
    tenteront de le détourner de ses motivations
    premières, ce bonheur sera toujours incomplet,
    frustré, car lié à une recherche jamais satisfaite de la
    dominance dans un processus de production de
    marchandises.
    Heureusement pour l'Homme, il reste encore
    l'imaginaire. Bien sûr, il faut toujours être motivé
    pour faire appel à lui et les pulsions primitives sont
    toujours nécessaires. Il faut aussi la mémoire et
    l'expérience pour fournir un matériel à l'imagination.
    L'enfant qui vient de naître ne peut rien imaginer, car
    il n'a encore rien mémorisé. Mais si la mémoire et
    l'apprentissage créent des automatismes si puissants
    et si nombreux que l'action leur est entièrement
    soumise, l'imaginaire ne peut naître.
    L'imaginaire s'apparente ainsi à une contrée d'exil
    où l'on trouve refuge lorsqu'il est impossible de
    trouver le bonheur parce que l'action gratifiante en
    réponse aux pulsions ne peut être satisfaite dans le
    conformisme socio-culturel. C'est lui qui crée le
    désir d'un monde qui n'est pas de ce monde. Y
    pénétrer, c'est « choisir la meilleure part, celle qui ne
    sera point enlevée ». Celle où les compétitions
    hiérarchiques pour l'obtention de la dominance
    disparaissent, c'est le jardin intérieur que l'on modèle
    à sa convenance et dans lequel on peut inviter des
    amis sans leur demander, à l'entrée, de parchemin,
    de titres ou de passeport. C'est l'Éden, le paradis
    perdu, où les lys des champs ne filent, ni ne tissent.
    On peut alors rendre à César ce qui est à César et à
    l'imaginaire ce qui n'appartient qu'à lui. On regarde,
    de là, les autres vieillir prématurément, la bouche
    déformée par le rictus de l'effort compétitif, épuises
    par la course au bonheur imposé qu'ils n'atteindront
    jamais.
    Bien sûr, le monde de l'imaginaire et le bonheur
    qu'il contient ne sont accessibles aujourd'hui qu'à un
    nombre restreint de petits-bourgeois comme celui
    qui vous parle. Mais il n'est peut-être pas la
    propriété exclusive d'une classe sociale, car les
    bourgeois qui en profitent sont aussi peu nombreux
    que les prolétaires, tous entraînés qu'ils sont dans le
    broyeur économique. Par ailleurs, souvent
    maladroitement, sous une forme inadaptée et
    enfantine, un nombre de plus en plus grand de
    jeunes redécouvrent la richesse du désir et tentent
    d'abandonner ce monde de truands inconscients, de
    condottieres impuissants enchaînés à leurs pulsions
    dominatrices, à leurs marchandises, à leur conquête
    des marchés pour vendre n'importe quoi, à leur
    promotion sociale. D'autres, plus maladroits encore,
    fabriquent avec des drogues un imaginaire de
    remplacement, leur fournissant une fuite
    pharmacologique de ce monde dément. D'autres
    enfin, ne trouvent de refuge que dans la psychose.
    Il y a bien aussi les révolutionnaires ou soi-disant
    tels, mais ils sont si peu habitués à faire fonctionner
    cette partie du cerveau que l'on dit propre à
    l'Homme, qu'ils se contentent généralement, soit de
    défendre des options inverses de celles imposées par
    les dominants, soit de tenter d'appliquer aujourd'hui
    ce que des créateurs du siècle dernier ont imaginé
    pour leur époque. Tout ce qui n'entre pas dans leurs
    schémas préfabriqués n'est pour eux qu'utopie,
    démobilisation des masses, idéalisme petitbourgeois. Il faut cependant reconnaître que les
    idéologies à facettes qu'ils défendent furent toujours
    proposées par de petits-bourgeois, ayant le temps de
    penser et de faire appel à l'imaginaire. Mais aucune
    de ces idéologies ne remet en cause les systèmes
    hiérarchiques, la production, la promotion sociale,
    les dominances. Elles vous parlent de nouvelles
    sociétés, mais ceux qui les préconisent pensent bien
    bénéficier d'une place de choix dans ces sociétés à
    venir. Le profit capitaliste étant supprimé, l'ouvrier
    aura accès à la culture. Il s'agit évidemment d'une
    culture qui n'aura pas le droit de remettre en
    question les hiérarchies nouvelles, une culture désinfectée, galvanisée, conforme. Personne n'ose
    dire que le profit capitaliste n'est pas une fin en soi,
    mais simplement un moyen d'assurer les
    dominances, et que le désir de puissance possède
    bien d'autres moyens de s'exprimer lorsque la
    nouvelle structure sociale s'est organisée,
    institutionnalisée en faveur d'un nouveau système
    hiérarchique. Et l'Homme court toujours après son
    bonheur. Il pense qu'il suffit d'institutionnaliser de
    nouveaux rapports sociaux pour l'obtenir. Mais on
    supprime la propriété privée des moyens de
    production et l'on retrouve la dominance des
    bureaucrates, technocrates, et de nouvelles
    hiérarchies. Dès que l'on met deux hommes
    ensemble sur le même territoire gratifiant, il y a
    toujours eu jusqu'ici un exploiteur et un exploité, un
    maître et un esclave, un heureux et un malheureux,
    et je ne vois pas d'autre façon de mettre fin à cet état
    de choses que d'expliquer à l'un et à l'autre pourquoi
    il en a toujours été ainsi. Comment peut-on agir sur
    un mécanisme si on en ignore le fonctionnement?
    Mais, évidemment, ceux qui profitent de cette
    ignorance, sous tous les régimes, ne sont pas prêts à
    permettre la diffusion de cette connaissance. Surtout
    que le déficit informationnel, l'ignorance, sont
    facteurs d'angoisse et que ceux qui en souffrent sont
    plus tentés de faire confiance à ceux qui disent qu'ils
    savent, se prétendent compétents, et les
    paternalisent, que de faire eux-mêmes l'effort de
    longue haleine de s'informer. Ils font confiance pour
    les défendre, pour parler et penser à leur place, aux
    hommes providentiels que leurs prétendus mérites
    ont placés en situation de dominance, et ils vous
    disent non sans fierté : « Vous savez, je n'ai jamais
    fait de politique », comme si celle-ci dégradait,
    avilissait celui qui s'en occupe.
    Finalement, on peut se demander si le problème
    du bonheur n'est pas un faux problème. L'absence de
    souffrance ne suffit pas à l'assurer. D'autre part, la
    découverte du désir ne conduit au bonheur que si ce
    désir est réalisé. Mais lorsqu'il l'est, le désir disparaît
    et le bonheur avec lui. Il ne reste donc qu'une
    perpétuelle construction imaginaire capable
    d'allumer le désir et le bonheur consiste peut-être à
    savoir s'en contenter. Or, nos sociétés modernes ont
    supprimé l'imaginaire, s'il ne s'exerce pas au profit
    de l'innovation technique. L'imagination au pouvoir,
    non pour réformer mais pour transformer, serait un
    despote trop dangereux pour ceux en place. Ne
    pouvant plus imaginer, l'homme moderne compare.
    Il compare son sort à celui des autres. Il se trouve
    obligatoirement non satisfait. Une structure sociale
    dont les hiérarchies de pouvoir, de consommation,
    de propriété, de notabilité, sont entièrement établies
    sur la productivité en marchandises, ne peut que
    favoriser la mémoire et l'apprentissage des concepts
    et des gestes efficaces dans le processus de la
    production. Elle supprime le désir tel que nous
    l'avons défini et le remplace par l'envie qui stimule
    non la créativité, mais le conformisme bourgeois ou
    pseudo-révolutionnaire.
    Il en résulte un malaise. L'impossibilité de réaliser
    l'acte gratifiant crée l'angoisse, qui peut déboucher
    parfois sur l'agressivité et la violence. Celles-ci
    risquent de détruire l'ordre institué, les systèmes
    hiérarchiques, pour les remplacer d'ailleurs
    immédiatement par d'autres. La crainte de la révolte
    des malheureux a toujours fait rechercher par le
    système de dominance l'appui des religions, car
    celles-ci détournent vers l'obtention dans l'au-delà la
    recherche d'un bonheur que l'on ne peut atteindre sur
    terre, dans une structure socio-économique conçue
    pour établir et maintenir les différences entre les
    individus. Différences établies sur la propriété
    matérielle des êtres et des choses, grâce à
    l'acquisition d'une information strictement
    professionnelle plus ou moins abstraite. Cette
    échelle de valeurs enferme l'individu sa vie durant
    dans un système de cases qui correspond rarement à
    l'image idéale qu'il se fait de lui-même, image qu'il
    tente sans succès d'imposer aux autres. Mais il ne lui
    viendra pas à l'idée de contester cette échelle. Il se contentera le plus souvent d'accuser la structure
    sociale de lui avoir interdit l'accès aux échelons
    supérieurs. Son effort d'imagination se limitera à
    proposer de la renverser pour, ensuite, la redresser à
    l'envers de façon à ce que ceux qui produisent les
    marchandises soient en haut et puissent en profiter.
    Mais ceux qui sont au haut de l'échelle aujourd'hui
    sont ceux qui imaginent les machines, seul moyen
    de faire beaucoup de marchandises en peu de temps.
    Si on renverse l'échelle, tout tournant encore autour
    de la production, l'absence de motivation chez ceux
    que la productivité récompensait avant, risque fort
    de supprimer toute productivité. Il semble bien que
    l'on ne puisse sortir de ce dilemme qu'en fournissant
    une autre motivation, une autre stratégie aux
    hommes dans leur recherche du bonheur.
    Puisqu'il tient tant au cœur de l'individu de
    montrer sa différence, de montrer qu'il est un être
    unique, ce qui est vrai, dans une société globale, ne
    peut-on lui dire que c'est dans l'expression de ce que
    sa pensée peut avoir de différent de celle des autres,
    et de semblable aussi, dans l'expression de ses
    constructions imaginaires en définitive qu'il pourra
    trouver le bonheur? Mais il faudrait pour cela que la
    structure sociale n'ait pas, dès l'enfance, châtré cette
    imagination pour que sa voix émasculée se mêle
    sans discordance aux chœurs qui chantent les
    louanges de la société expansionniste.

    Le travail



    Le travail
    Nous venons déjà d'en envisager certains aspects.
    Il représente primitivement le travail libéré par la
    machine métabolique que constitue un organisme.
    Grâce à cette activité thermodynamique, cette
    machine agit sur le milieu de telle façon que sa
    structure soit conservée. Il l'approvisionne en
    substrats alimentaires, nécessaires d'une part à
    l'exécution de ce travail lui-même et nécessaires en
    conséquence au maintien de la structure d'ensemble,
    établie par niveaux d'organisation, de l'organisme.
    Cette structure, chez l'homme, aboutit à un système
    nerveux capable d'ajouter de l'information au monde
    qui l'environne. Le travail de l'individu humain se
    charge donc de cette information et la protection de
    sa structure organique en est considérablement
    améliorée, d'autant plus nous l'avons dit que, grâce
    aux langages, l'expérience des générations
    s'accumule et s'actualise. La part de l'information
    dans le travail humain est devenue ainsi
    progressivement plus grande au cours des siècles,
    mais seulement si l'on envisage globalement ce
    travail. En effet, en ce qui concerne l'individu au
    contraire, cette information s'est éparpillée à travers
    les échelles hiérarchiques de dominance qu'elle a
    contribué à établir. Si bien qu'aujourd'hui, du fait de
    « l'émiettement » (Friedman) du travail, un nombre
    considérable d'individus n'utilise qu'une fraction
    infime de cette information technique et qu'en conséquence leur travail perd toute signification. Il a
    perdu sa sémantique. Le signifiant n'a plus de
    signifié.
    Or, pour fournir un certain travail un organisme a
    besoin d'une motivation. Aux premiers jours de
    l'Homme, elle était transparente : ce travail lui
    permettait de survivre, de conserver sa structure.
    L'urbanisation, nous l'avons vu, a rendu pour
    l'individu ce travail dépendant de celui des autres.
    Mais pendant des siècles l'artisan et le paysan sont
    restés en contact direct avec le monde, l'émiettement
    de leur travail n'était encore que partiel. Il n'était pas
    suffisant pour en cacher la signification profonde,
    les liens avec le travail de l'ensemble social. Avec
    l'industrialisation, ces liens se sont perdus. Il ne reste
    à l'ouvrier que la conscience de la contrainte de son
    travail qui assure l'assouvissement de ses besoins
    fondamentaux. Comme ceux-ci d'autre part
    paraissent assurés tant bien que mal par l'ensemble
    social, qu'une certaine sécurisation existe malgré
    tout, la motivation pulsionnelle, celle qui permet
    d'assurer les besoins fondamentaux, s'affaiblit
    considérablement. Par contre, la motivation qui
    résulte des apprentissages socio-culturels ne fait au
    contraire que s'accroître. Une fringale de possession
    d'objets, de marques de distinctions narcissiques, est
    créée par la publicité et l'observation des signes
    permettant de se situer dans les hiérarchies. Mais
    cette motivation se heurte aussitôt aux règles
    d'établissement de la propriété imposées par le
    système hiérarchique de dominance. Le travail en
    miettes, peu chargé d'information, ne permet pas
    d'accéder à cette dominance, ni aux satisfactions
    narcissiques. Le travail sans motivation est de plus
    en plus ressenti comme une aliénation au système
    social exigeant une production accrue au bénéfice de
    quelques-uns et non de tous. Il y a quelques années
    encore, même l'idiot du village avait sa place dans la
    communauté. Aujourd'hui au contraire, l'ensemble
    social se donne bonne conscience en parquant les
    handicapés mentaux, inutiles dans un système de production. Il est suffisamment riche pour posséder
    ses zoos humanitaires.
    Le travail humain, de plus en plus automatisé,
    s'apparente à celui de l'âne de la noria. Ce qui peut
    lui fournir ses caractéristiques humaines, à savoir de
    répondre au désir, à la construction imaginaire, à
    l'anticipation originale du résultat, n'existe plus. On
    aurait pu espérer que, libérés de la famine et de la
    pénurie, les peuples industrialisés retrouveraient
    l'angoisse existentielle, non pas celle du lendemain,
    mais celle résultant de l'interrogation concernant la
    condition humaine. On aurait pu espérer que le
    temps libre, autorisé par l'automation, au lieu d'être
    utilisé à faire un peu plus de marchandises, ce qui
    n'aboutit qu'à mieux cristalliser les dominances,
    serait abandonné à l'individu pour s'évader de sa
    spécialisation technique et professionnelle. En
    réalité, il est utilisé pour un recyclage au sein de
    cette technicité en faisant miroiter à ses yeux, par
    l'intermédiaire de cet accroissement de
    connaissances techniques et de leur mise à jour, une
    facilitation de son ascension hiérarchique, une
    promotion sociale. Ou bien on lui promet une
    civilisation de loisirs. Pour qu'il ne puisse
    s'intéresser à l'établissement des structures sociales,
    ce qui pourrait le conduire à en discuter le
    mécanisme et la validité, donc à remettre en cause
    l'existence de ces structures, tous ceux qui en
    bénéficient aujourd'hui s'efforcent de mettre à la
    disposition du plus grand nombre des
    divertissements anodins, exprimant eux-mêmes
    l'idéologie dominante, marchandise conforme et qui
    rapporte.
    Par contre, on peut se demander si, lorsque le
    travail humain répond au désir, c'est-à-dire à
    l'interrogation existentielle par la mise en jeu de
    l'imaginaire, il peut encore conserver son nom? On
    peut répondre que bien peu d'hommes ont la
    possibilité d'agir ainsi. C'est vrai si l'on considère la
    totalité d'une activité humaine, car au stade
    d'évolution de l'espèce, il faut encore que cette espèce fournisse une certaine quantité de travail
    mécanique, peu chargé d'information. Mais le travail
    de l'intellectuel n'est guère plus attrayant souvent, car
    aussi focalisé, aussi parcellisé que celui du
    manœuvre, encore que plus abstrait, plus
    informationnel que thermodynamique. Il reste aussi
    éloigné de l'approche globale des structures et en
    conséquence aussi dépendant des automatismes de
    pensée existants. Le technicien s'ennuie et seules ses
    récompenses hiérarchiques, ses gratifications
    narcissiques, peuvent encore le motiver. Si bien que
    l'ensemble de ce monde s'ennuie, il se cherche, et
    cherche une raison d'être. Il se sent manipulé, et
    chaque homme en éprouve un malaise, par un destin
    implacable auquel il tente avec maladresse de
    remédier par des réformettes dispersées, des
    réparations au sparadrap, tout étonné quand il
    bouche un trou de la coque pourrie de voir l'eau
    s'infiltrer par un autre. J'ai déjà proposé ailleurs
    1
    d'accorder à chaque homme deux heures par jour
    pour s'informer, non professionnellement, mais sur
    les sujets qui intéressent sa vie et celle de ses
    contemporains. S'informer non de façon analytique,
    mais globale, avec des informateurs cherchant à
    réaliser des synthèses, non des dissections. A
    s'informer de façon non dirigée, mais contradictoire.
    Il faudrait pouvoir faire participer chaque individu à
    l'évolution générale du monde, au lieu de manipuler
    pour lui les mass media en le sécurisant, en lui
    faisant croire que l'on s'occupe de lui, qu'il n'a pas à
    s'inquiéter, que ceux qui savent veillent. Or, ceux
    qui savent savent sans doute beaucoup de choses
    dans un domaine particulier et rien dans les autres.
    Et même lorsqu'ils sont poly-techniciens il leur
    manque la connaissance des sciences dites
    humaines, qui commence à la molécule pour se
    terminer à celle de l'organisation des sociétés
    humaines sur la planète. Comment peut-on entendre dire par un responsable d'une chaîne télévisée,
    comme je l'ai entendu récemment : « J'essaie d'être
    objectif, je ne fais pas de politique, moi » ? Ne pas
    faire de politique, n'est-ce pas encore en faire,
    puisque c'est interpréter les faits à travers la lentille
    déformante et non « objective » d'un acquis
    socioculturel dont on ne peut se débarrasser?
    En résumé, je suis tenté de dire que le rôle de
    l'homme sur la planète est uniquement politique.
    Son rôle est de chercher à établir des structures
    sociales, des rapports interindividuels et entre les
    groupes, qui permettront la survie de l'espèce sur son
    vaisseau cosmique. Le travail ne peut être un but en
    soi. Il ne peut servir de critère de référence pour
    institutionnaliser les rapports sociaux. Dès qu'il en
    est ainsi, le groupe ou l'ensemble humain qui le
    prend pour finalité oublie dans l'effort vers une
    productivité croissante de biens marchands le but
    essentiel de son existence, à savoir les relations entre
    les éléments individuels qui les constituent. Ils
    abandonnent la foi fondamentale qui domine
    l'existence des organismes vivants, l'évolution
    contrôlée de leur structure, et la production devient
    au contraire le moyen d'immobiliser à jamais la
    structure hiérarchique de dominance qui fut à son
    origine. Mais pour motiver l'individu en dehors de
    son travail pour lequel il n'éprouve pas de
    motivation, il faut le faire pénétrer, à partir de son
    espace opérationnel étroit, dans la dynamique des
    structures sociales, en lui faisant connaître celles des
    différents niveaux d'organisation et l' « ouverture »
    de ces systèmes fermés dans les systèmes englobant.
    A partir de lui, de son groupe familial,
    professionnel, de l'entreprise à l'industrie, lui faire
    atteindre l'organisation, thermodynamique et
    informationnelle, des ensembles nationaux jusqu'à
    l'ensemble humain sur la planète. Lui apprendre le
    rôle de l'information structurante et celui de la
    grande coulée énergétique qui parcourt la biosphère.
    Lui rendre enfin le goût de son activité cosmique, de
    son rôle dans l'évolution de l'espèce. Lui faire comprendre le frein qu'y apporte le vieil
    individualisme des groupes, des corporatismes, des
    nationalismes. Lui faire deviner l'amorce
    d'établissement des dominances et s'élever contre la
    violence réactionnaire de l'ordre établi pour lequel la
    seule violence est toujours celle qui refuse de lui
    obéir. Lui faire prendre conscience des mécanismes
    qui gouvernent notre animalité, le danger des
    discours altruistes, paternalistes, lui faire retrouver le
    désir d'inventer lui-même une vie autre et d'en
    discuter avec ses contemporains. Mais, me direzvous, le programme que vous proposez là ne
    consiste-t-il pas à institutionnaliser le mois de mai
    1968 ? Un mois pareil, de temps en temps, vaudrait
    bien un carnaval sans doute, pourvu qu'il ne soit pas
    exploité comme un médicament à usage temporaire,
    une soupape permettant de ramener la pression
    d'insatisfaction à son volume antérieur de façon à
    asseoir et à consolider après lui les pouvoirs anciens
    et la rigidité des automatismes socio-culturels. Mais,
    effectivement, l'ordre ne peut naître que du désordre,
    puisque seul le désordre permet des associations
    nouvelles. Cependant, il faut qu'à l'ensemble culturel
    primitif s'ajoute entre-temps de nouveaux éléments
    qui permettront d'augmenter la complexité du
    nouvel ensemble formé, sans quoi on risque de
    retomber sur une structure plus coercitive encore que
    celle que l'on a voulu détruire. Et l'apport
    informationnel incombe à l'imagination.
    Ce qu'il faut, en définitive, à l'homme
    contemporain pour qu'il puisse supporter la part de
    travail qui lui reste à faire, c'est une « nouvelle grille
    » qui rendrait signifiant pour lui l'ensemble des faits
    techniques, sociaux et culturels qui l'assaillent
    chaque jour et créent chez lui l'angoisse. Celle-ci
    résulte nous l'avons dit de l'impossibilité d'agir
    efficacement en vue de l'obtention d'un équilibre de
    satisfaction. Or, comment agir efficacement quand
    les faits, les situations, les événements surgissent,
    s'accumulent sans relations entre eux, sans ordre,
    sans structure. Quand une grille existe, elle est
    généralement dépassée, elle sécurise, mais elle est
    insuffisante pour rendre l'action efficace. Les faits
    qui n'y pénètrent pas ne sont pas signifiants et restent
    sans intérêt pour celui qui l'utilise. Ils sont donc
    rejetés par lui. Il en résulte un sectarisme propre à
    tout système fermé, incapable d'intégrer la
    différence et de lui trouver une source
    comportementale logique. On débouche alors sur
    l'agressivité, la certitude du bon droit et de détenir la
    seule vérité. On débouche sur l'intolérance. Il faut à
    l'homme contemporain une nouvelle grille englobant
    les autres sans les nier, une grille ouverte à tous les
    apports structuraux contemporains. Mais si cette
    grille n'est pas généralisée à l'ensemble des hommes
    de la planète, celui qui la possède trouvera toujours
    devant lui l'intransigeance du non-initié. Alors, à
    moins d'accepter de disparaître, il ne lui reste plus
    que la fuite dans l'imaginaire. Son travail ne fera
    qu'exprimer son apparente soumission au
    conformisme castrateur et triomphant.
    L'Homme est un être de désir. Le travail ne peut
    qu'assouvir des besoins. Rares sont les privilégiés
    qui réussissent à satisfaire les seconds en répondant
    au premier. Ceux-là ne travaillent jamais.
    La dénommer quotidienne, cette vie, indique déjà
    qu'elle est rythmée par l'alternance des jours et des
    nuits. Mais aussi celui des saisons, celui des ans qui
    passent. Ces cycles cosmiques règlent d'abord l'éveil
    et le sommeil, ce qui est plus exact que de dire le
    travail et le repos. En réalité, pour notre système
    nerveux le sommeil s'accompagne d'un travail
    métabolique considérable de restauration et l'on peut
    fort bien se reposer à l'état d'éveil. Ceci nous montre
    que nous butons au départ sur le contenu sémantique
    des mots: travail, repos, et ceux qui s'y rattachent:
    loisirs, éveil, sommeil, ces mots qui peuplent notre
    vie quotidienne. Population restreinte lorsqu'ils s'expriment sous la forme métro, boulot, dodo.
    Qu'est-ce que le travail ? Pour notre système
    nerveux, cela consiste à libérer de l'énergie sous
    forme d'influx nerveux. Pour nos muscles, à libérer
    de l'énergie sous forme mécanique, contractile. Pour
    nos glandes, à libérer de l'énergie sous forme
    chimique, celle des produits de sécrétion. Pour tous,
    à utiliser des substrats, c'est-à-dire des aliments
    énergétiques pris à l'environnement et permettant
    une action sur cet environnement. Cette action pour
    sa plus grande part et quelle que soit sa forme plus
    ou moins élaborée, consistera à se procurer ces
    substrats alimentaires. C'est ce que l'on veut dire en
    parlant de « force de travail ». Mais ces substrats du
    travail cellulaire auront en réalité une fonction
    fondamentale, celle de maintenir la structure
    cellulaire et en conséquence organique. En d'autres
    termes, l'action sur l'environnement n'a qu'une seule
    finalité : maintenir la structure de l'organisme qui
    agit; qui n'agit, qui ne travaille que pour maintenir sa
    structure. Voilà de quoi est faite d'abord notre vie
    quotidienne. Le génie de Marx a été d'attirer
    l'attention sur le fait qu'une grande partie de ce
    travail ne servait pas à cela, mais, par l'intermédiaire
    de la plus-value, à maintenir (ce que nous
    exprimerons dans le langage de la biologie des
    comportements) une structure sociale de dominance.
    Puisqu'il y a structure, il faut évidemment trouver
    une certaine énergie permettant de la conserver.
    L'ensemble des cellules d'un organisme libère une
    certaine quantité d'énergie qui sera utilisée pour
    conserver la structure de chaque cellule de
    l'organisme, mais libère aussi une énergie
    supplémentaire, une plus-value, une quantité d
    énergie qui sera utilisée non seulement au maintien
    de la structure de chaque cellule prise isolément,
    mais au maintien de la structure de l'organisme
    entier. Dans un État socialiste, chaque individu
    travaille plus qu'il ne faudrait pour maintenir sa
    propre structure, et la plus-value sert encore à
    maintenir une structure sociale. Ce qui change en
    réalité par rapport à une structure capitaliste, c'est
    l'orientation de l'utilisation de cette plus-value, et les
    bases du système hiérarchique qui en décide. Le fait
    d'avoir supprimé le profit comme moyen
    d'établissement des dominances est sans doute un
    progrès dans l'établissement des structures sociales
    et dans la vie quotidienne des individus qui y
    participent. Malheureusement, des moyens de
    remplacement ont rapidement été découverts et
    d'autres structures de dominance sont apparues. Cet
    aspect thermodynamique, énergétique, est applicable
    à tous les systèmes vivants individuels et sociaux, à
    toutes les espèces vivantes, l'Homme y compris. En
    quoi l'espèce humaine apporte-t-elle quelque chose
    de plus, quelque chose de nouveau, à ce système
    d'échange énergétique nécessaire au maintien des
    structures ? Essayons de ne pas parler de l'amour, de
    la culture, d'une dimension spirituelle, de l'art, de la
    conscience réfléchie, de la morale, de l'éthique, de la
    transcendance, de dépassement, d'épanouissement,
    etc. Avec ces mots il est toujours possible de faire
    sortir un lapin du haut-de-forme, mais vous n'êtes
    pas plus avancé sur la façon de procéder pour y
    parvenir.
    Ce que l'Homme apporte de nouveau à l'aspect
    purement énergétique de son existence, c'est de
    l'information. Il met en forme, il informe la matière
    inanimée. Il est capable, à partir de son expérience
    mémorisée, de donner naissance à de nouvelles
    structures imaginaires dont il peut vérifier l'efficacité
    par son action sur le milieu. Il est capable de faire
    des hypothèses de travail et de vérifier par
    l'expérimentation leur validité. Cette manipulation
    de l'information lui a permis d'améliorer sa vie
    quotidienne à l'aurore des temps humains en la
    protégeant de l'environnement hostile. Puis elle lui a
    permis progressivement une économie d'énergie de
    plus en plus importante. Grâce à cette création
    d'information il sut bientôt utiliser efficacement
    l'énergie solaire, par l'intermédiaire de l'agriculture et
    de l'élevage. Cette connaissance était à l'époque purement empirique d'ailleurs. Il sut ensuite et
    beaucoup plus tardivement utiliser l'énergie animale
    pour se déplacer plus vite et pour déplacer des
    masses importantes grâce à l'invention du licol. La
    découverte des métaux rendit ses bras plus efficaces.
    En résumé, la création d'information dont son
    cerveau se montrait capable lui permit d'assurer plus
    efficacement son bilan énergétique (absorption
    d'aliments plus régulière et moins soumise aux aléas
    du milieu d'une part, diminution de travail, de la
    libération d'énergie nécessaire à se les procurer
    d'autre part) et en conséquence de mieux protéger sa
    structure organique à moindres frais énergétiques.
    Le bénéfice résultant de ce travail plus efficace fut
    utilisé à l'établissement des premières structures
    sociales complexes. L'information étant plus
    élaborée se spécialisa en métiers divers, concourant
    à la création d'organismes sociaux pluricellulaires,
    aux multiples activités fonctionnelles. Chaque
    individu devenait alors incapable, dans ces
    structures, d'assurer entièrement seul ses besoins. Il
    dépendait des autres pour obtenir ce qu'il ne savait
    faire, comme les autres dépendaient dé lui pour ce
    qu'il savait faire. On passait ainsi à un nouveau
    niveau d'organisation, celui des cités. Les siècles ont
    passé. L'information, accumulée au cours des
    générations grâce à sa transmission par
    l'intermédiaire des langages, est devenue de plus en
    plus élaborée.
    A l'époque moderne, la découverte de machines
    de plus en plus sophistiquées résulte toujours de
    cette possibilité d'utiliser l'information que l'espèce
    humaine est capable de créer, pour informer,
    transformer la matière et l'énergie. Elle a abouti à
    l'exploitation de l'atome.
    L'invention et l'utilisation des machines permet de
    produire des quantités d'objets que nous avons
    appelés « mécanofacturés » pour les distinguer des
    objets « manufacturés » de l'époque préindustrielle
    1
    .
    Un objet mécanofacturé exprime toute l'information
    fournie par l'Homme en une seule fois aux machines
    qui l'ont fait. Un objet manufacturé exprime
    l'information introduite par l'apprentissage dans un
    cerveau humain, mais exige que chaque fois un
    homme actualise cette information et libère l'énergie
    nerveuse et neuro-musculaire, support de cette
    information, pour chaque étape de sa manufacture.
    Dans la mécanofacture il intervient surtout pour
    fournir l'information aux machines. Cette
    information qui permet l'invention, la construction et
    l'utilisation des machines, est une connaissance
    abstraite. Elle tire sa source de connaissances de
    physique et de mathématiques (qui sont le langage
    permettant d'exprimer les lois de la première) très
    élaborées. Le travail thermodynamique humain qui
    reste à fournir devient très parcellaire, sans rapport
    évident avec la signification de l'objet produit, son
    rôle social. Il sera fourni par des hommes n'ayant
    pas eu accès à l'information abstraite. Celle-ci
    deviendra la propriété des techniciens. Plus cette
    information technique est abstraite, plus elle pourra
    être utilisée de façon globale et diversifiée, plus elle
    permettra l'invention de machines complexes dont
    l'efficacité sera croissante dans la production d'un
    grand nombre d'objets dans un minimum de temps.
    Revenons à la notion de plus-value nécessaire au
    maintien, non plus de la structure individuelle, mais
    de la structure sociale. Il parait évident que si
    l'Homme n'est considéré que comme un producteur
    de biens, de matière et d'énergie
    2
    transformés par
    son information, celui qui fournit la plus grande
    quantité de plus-value est celui qui permet la production du plus grand nombre d'objets dans un
    minimum de temps
    3
    . C'est donc celui qui possède
    l'information la plus abstraite et la plus utilisable à la
    production d'objets consommables ou de machines
    capables de les produire. En d'autres termes, si
    l'Homme n'est considéré que comme un producteur
    de biens, c'est celui possédant l'information abstraite
    qui non seulement fournit le plus de plus-value, mais
    qui sera également le mieux récompensé par une
    structure sociale fondée sur la production, parce qu'il
    lui est plus utile.
    Ainsi, quand on passe d'une structure individuelle
    à une structure sociale, l'individu doit fournir une
    certaine quantité de travail qui n'intervient dans le
    maintien de sa structure qu'indirectement parce que
    nécessaire avant tout au maintien de la structure
    sociale, plus complexe. Mais ce travail présente une
    caractéristique propre à l'espèce, c'est de posséder
    deux aspects complémentaires, indissolublement liés
    du fait de l'activité fonctionnelle particulière du
    cerveau humain : un aspect thermodynamique,
    purement énergétique, dont on pourrait calculer le
    bilan de façon précise, comme on calcule celui d'un
    âne tournant autour d'une noria pour élever en
    surface l'eau d'un puits, et un aspect informationnel,
    qui ne se calcule pas en kilogrammètres, celui de
    l'imagination humaine ayant abouti à l'invention de
    la noria, ce dont aucun animal n'est capable. Le
    travail de l'âne s'évalue par la quantité d'aliments à
    lui fournir pour qu'il libère l'énergie nécessaire à
    élever un certain poids d'eau du fond du puits à la
    surface d'une part, et pour qu'il ne maigrisse pas,
    qu'il reste en bonne santé, qu'il maintienne sa
    structure d'âne d'autre part, si l'on veut que cette
    structure d'âne fournisse le lendemain le même
    travail. Par contre, l'information fournie par l'homme
    qui inventa le principe de la noria subsiste après la
    mort de celui-ci et sera utilisée dans le monde entier.
    3
    H. Laborit, La société informationnelle. Idées pour l'autogestion, Coll.
    « Objectifs ». Cerf (1973).
    En réalité, on peut distinguer dans ce second aspect
    du travail humain, cet aspect informationnel, deux
    formes très différentes encore. L'une résulte de
    l'exploitation, propre au cerveau de l'espèce, de
    l'information plus ou moins abstraite transmise par
    les langages, et acquise par l'apprentissage. Elle
    permet, grâce à l'expérience accumulée au cours des
    âges, de rendre, à chaque génération, l'action plus
    efficace. Mais cette forme n'ajoute rien à
    l'expérience antérieure, elle se contente de
    reproduire et de transmettre l'information. Si elle
    avait existé seule, nous en serions encore à faire des
    outils en taillant des silex. Pour que l'expérience
    s'accumule, il faut que des connaissances
    supplémentaires viennent s'ajouter à celles qui
    existent déjà. Il faut qu'une hypothèse de travail,
    produit de l'imagination, permette l'élaboration d'une
    nouvelle structure abstraite, que l'expérience, par
    l'action sur l'environnement, vient ou non concrétiser
    et confirmer. La première forme d'utilisation de
    l'information par le cerveau humain ne fait appel
    qu'à l'abstraction et à la mémoire, la seconde ajoute
    à ces deux fonctions celle de l'imagination.
    Nous renvoyons maintenant à un chapitre
    précédent, celui où nous avons parlé de l'amour.
    Pour en parler, nous avons schématisé les propriétés
    fonctionnelles du système nerveux humain. Nous
    avons dit que, comme tous les animaux, l'Homme
    réalisait sa finalité, à savoir le maintien de sa
    structure, en agissant sur l'environnement de telle
    façon qu'il mangeait, buvait et procréait. Qu'il
    agissait ainsi dans un certain espace où se trouvaient
    les objets et les êtres nécessaires à assouvir ces
    besoins fondamentaux et que, pour continuer à se
    gratifier, c'est-à-dire à survivre, il avait tendance à se
    les approprier. Qu'il entrait alors en compétition
    pour l'appropriation des objets et des êtres
    nécessaires à sa gratification avec les autres hommes
    à la survie desquels les mêmes objets et les mêmes
    êtres étaient également indispensables. Nous avons dit que dans l'espèce humaine comme dans toutes les
    espèces animales apparaissaient alors des systèmes
    hiérarchiques. Ce furent d'abord les plus forts et les
    plus agressifs qui imposèrent leur dominance aux
    autres. Mais depuis longtemps la force physique
    n'est plus indispensable pour cela et l'agressivité
    utilise d'autres moyens que la violence explosive,
    gestuelle, pour assurer les dominances. Dès que
    l'information technique, l'exploitation des lois de la
    physique permit de produire un nombre plus
    important d'objets qu'il n'était nécessaire pour
    survivre, ces objets furent échangés et permirent
    l'accumulation d'un capital. Ce capital permit luimême l'appropriation d'un nombre plus important
    d'objets gratifiants par ceux qui le possédaient et
    celle des machines, moyens de leur production. Les
    hommes qui se trouvaient, dans leur travail, de plus
    en plus dépendants de l'information contenue dans
    les machines, devinrent de ce fait de plus en plus
    dépendants de ceux qui les possédaient. Ils en
    devinrent les esclaves. La possession du capital fut
    le nouveau moyen permettant d'établir les
    dominances. La plus-value résultant du travail
    thermodynamique humain permettait donc la
    stabilité de la structure sociale, du niveau
    d'organisation des groupes humains établis sur les
    dominances.
    Mais, avec la révolution industrielle, l'ensemble
    des structures sociales reposa de plus en plus sur
    l'innovation technique permettant une production
    d'abondance croissante. La possession de la masse et
    de l'énergie n'apporte pas grand-chose, sans
    l'information capable de les transformer en objets.
    La preuve en est qu'elles furent toujours à la
    disposition des hommes, mais qu'il a manqué
    pendant des siècles à ceux-ci l'information technique
    susceptible de les utiliser. L'information technique
    est donc devenue la propriété la plus indispensable
    pour assurer les dominances interindividuelles, de
    même qu'entre les groupés sociaux, les nations, les
    blocs de nations. Elle a permis aux nations qui la
    détenaient de s'emparer des matières premières et de
    l'énergie situées dans l'espace écologique des
    groupes humains ne la possédant pas. Elle a permis
    la construction d'armes de plus en plus redoutables
    et elle fut la mère de l'impérialisme. Le progrès
    technique étant le seul qui puisse trouver une
    motivation suffisante puisqu'il permettait
    l'établissement des dominances, fut considéré
    comme un bien en soi, et la dominance qui en
    résultait comme juste et méritée. Il récompensait en
    effet le fonctionnement de ce qui existe en l'Homme
    de spécifiquement humain : l'imagination créatrice.
    Le mot de « Progrès » devint synonyme de progrès
    technique. Sa source primitive, la recherche de la
    dominance, qui elle n'a rien de spécifiquement
    humain, fut progressivement occultée, et remplacée
    par un jugement de valeur à son égard, le progrès
    devenant par essence le bien absolu. La notion
    d'évolution des espèces y contribua, puisque l'espèce
    humaine était seule à pouvoir la réaliser. Avec lui
    elle assurait sa destinée cosmique. Ce n'était encore,
    et malheureusement, que partiellement vrai.
    Puisque ce que nous avons appelé la plus-value,
    énergie nécessaire au maintien de la structure sociale
    de dominance, se trouvait être de plus en plus
    chargée d'information technique, il était normal que
    ceux qui détenaient cette information technique
    fussent favorisés dans l'établissement des échelles
    hiérarchiques de dominance et que les individus
    dont le travail reste peu chargé de ce type
    d'information, manœuvres et ouvriers spécialisés,
    demeurent au bas de l'échelle. Au contraire, les
    individus dont l'apprentissage leur permet de
    s'introduire efficacement dans le processus de
    production, même s'ils n'ajoutent rien au capital de
    connaissances de l'espèce et qu'ils ne font que
    reproduire, se trouvent ainsi favorisés et cela
    d'autant plus qu'ils atteignent un niveau d'abstraction
    plus important dans l'information technique,
    professionnelle, qu'ils sont capables d'utiliser. Bien
    plus, toute activité, non plus reproductrice, mais créatrice d'information nouvelle, si elle ne débouche
    pas sur un processus de production de marchandises,
    a peu de chance d'assurer à celui qui l'exprime une
    situation hiérarchique de dominance.

    La vie quotidienne



    Au sein du cadre que nous venons de tracer, de
    quoi est faite la vie quotidienne de l'homme
    contemporain dans la société industrielle ? Du fait
    du progrès technique, dont nous connaissons
    maintenant la motivation, il est rare qu'il meure de
    faim. La structure sociale à laquelle il appartient lui
    permet d'assouvir généralement, souvent il est vrai
    au minimum, ses besoins fondamentaux. Si le
    déterminisme auquel il s'est trouvé soumis par sa
    niche environnementale depuis sa naissance ne lui a
    pas permis d'atteindre un niveau honnête
    d'abstraction dans son activité professionnelle, il
    parviendra à maintenir sa structure au prix d'un dur
    travail énergétique au sein du processus de
    production. Dans les pays capitalistes, il dépendra
    presque entièrement pour cela des détenteurs des
    moyens de production et d'échanges qui décideront
    de son salaire, des gestes qu'il doit effectuer, de son
    taux de productivité, et lui fourniront le minimum
    nécessaire à l'entretien de sa force de travail. Dans
    les pays socialistes, bien que ce soit l'État, donc en
    principe l'ensemble humain, qui soit détenteur des
    moyens de production et d'échanges, il ne sera pas
    plus autonome et plus à même d'exprimer et de
    réaliser ses désirs, si ceux-ci ne s'inscrivent pas dans
    l'ordre institutionnel dont les bureaucrates sont les
    gardiens. Dans l'un et l'autre cas, du fait qu'il n'est
    jugé que comme agent de production, il entrera dans une échelle hiérarchique fondée sur le degré
    d'abstraction dans l'information professionnelle qu'il
    aura atteint. La plus-value qu'il fournit sera toujours
    utilisée à assurer le maintien d'une structure sociale
    de dominance et ce ne sera jamais lui qui décidera
    de son emploi. Sa motivation restera d'ailleurs
    toujours la même: assurer sa promotion sociale, son
    ascension hiérarchique. Le moyen pour y parvenir
    restera également le même accéder à une
    information professionnelle la plus abstraite
    possible. La seule différence en pays socialistes
    résulte du fait que la récompense qui permet le
    réenforcement de l'action gratifiante, la récompense
    de l'effort dépensé pour acquérir l'information
    abstraite, n'est plus le profit, mais la domination
    hiérarchique elle-même et les satisfactions
    narcissiques qui l'accompagnent. Il en est de même
    pour les groupes sociaux. Il en résulte que ce qu'il
    est convenu d'appeler « l'injustice sociale » est
    moins apparente, moins étalée au grand jour,
    puisqu'elle ne s'exprime plus sous le seul aspect de
    la propriété des objets. Les échelles hiérarchiques
    s'expriment moins par un standing, un bien-être
    matériel susceptible de classer les individus que par
    un pouvoir, soi-disant lié au seul « mérite ». Mais le
    mérite se juge toujours sur la participation à la
    productivité et sur le conformisme à l'égard des
    concepts assurant la survie de la structure sociale,
    c'est-à-dire aux lois d'établissement des dominances.
    Dans les deux systèmes sociaux l'urbanisation
    galopante et l'industrialisation aboutissent aux
    mêmes résultats: l'éloignement de l'acte
    professionnel de l'objet produit, la monotonie et
    l'automatisme des gestes professionnels, manuels ou
    intellectuels (car un geste automatique est plus
    rapide et plus efficace, donc plus productif),
    l'absence de spontanéité, d'innovation, donc
    d'imagination et de créativité dans cet acte
    professionnel, et en définitive l'ennui.
    L'impossibilité de sortir de l'engrenage de la
    machine sociale, l'impossibilité d'agir pour se
    gratifier, si ce n'est par une soumission conformiste
    au système de production, assurant alors l'ascension
    hiérarchique et la dominance, et pansant les plaies
    narcissiques, aboutit à la dépression ou à la violence.
    La vie quotidienne pour le plus grand nombre est
    ainsi remplie par un travail sans joie qui permet
    l'approvisionnement en substrats, et pour certains
    par un espoir de satisfactions narcissiques, de
    gratifications matérielles ou d'exercice de la
    dominance. Ce pouvoir ne s'exerce d'ailleurs que
    dans l'environnement professionnel immédiat et ne
    possède aucune influence sur l'évolution de la
    structure sociale puisqu'il ne peut être que conforme
    aux règles d'établissement de celle-ci, sous peine
    pour l'individu d'être exclu, marginalisé. Si la vie
    professionnelle n'apporte pas les satisfactions
    matérielles ou narcissiques attendues, l'individu peut
    encore se replier sur la structure de base de la
    société, la famille. Il y retrouvera un système
    hiérarchique établi entre ses membres, et qui donne
    au mâle une dominance sur laquelle s'établit
    l'ensemble de l'édifice social. A tel point que la
    femme qui aujourd'hui revendique une égalité avec
    l'homme, ne l'envisage le plus souvent que dans le
    cadre de l'ascension hiérarchique professionnelle,
    celui des satisfactions matérielles liées au statut
    hiérarchique, qui est fonction lui-même du degré
    d'abstraction atteint dans l'information
    professionnelle. Ce que la femme exige avant tout,
    c'est d'entrer à armes égales dans le processus de
    production et de bénéficier des mêmes gratifications
    que ce processus octroie. Comme une telle vie
    quotidienne fondée sur l'ascension hiérarchique est
    loin de satisfaire le plus grand nombre, car la
    pyramide en est très étalée sur sa base, on essaie de
    compenser, en pays capitalistes, l'insatisfaction
    narcissique par la possession d'objets de plus en plus
    nombreux, produits de l'expansion industrielle et
    pour lesquels une publicité effrénée est entreprise de
    façon à éveiller le désir de les posséder. Il est
    d'ailleurs nécessaire que la masse consomme plus, pour que le profit s'accroissant du fait d'une
    consommation de plus en plus généralisée, les
    investissements augmentent et que l'échelle
    hiérarchique de dominance se perpétue. C'est le
    principe suivi par une société de consommation dont
    tout le monde profite, c'est bien connu. N'ayant
    jamais appris aux hommes qu'il peut exister d'autres
    activités que celles de produire et de consommer,
    lorsqu'ils arrivent à l'âge de la retraite il ne leur reste
    plus rien, ni motivation hiérarchique ou
    d'accroissement du bien-être matériel, ni satisfaction
    narcissique. Il ne leur reste plus qu'une déchéance
    accélérée au milieu des petits jeux du troisième âge.
    Heureux encore, lorsque les générations montantes,
    élevées dans la même optique, acceptent de
    conserver ces vieillards enveloppés dans un respect
    condescendant, affectueux, et paradoxalement
    paternaliste. Conscients d'être inutiles et souvent
    d'être une charge pour la société qui les supporte
    encore, ils s'éteignent enfouis dans leurs souvenirs,
    parfois agressifs et rancuniers.
    Enfin, soucieuse de conserver l'approbation de
    masses laborieuses encore indispensables à la
    production expansionniste, la société industrielle
    organise les loisirs, que les masses ingurgitent au
    commandement, et qui constituent eux-mêmes une
    nouvelle source de profit, donc de maintien des
    dominances, tout en détournant l'attention de ces
    masses des problèmes existentiels fondamentaux.
    Voilà de quoi est faite la vie quotidienne de millions
    d'hommes : travail, famille... et loisirs organisés.
    Bien sûr, personne n'empêche personne de «
    sublimer » sa vie, de rechercher la « transcendance
    », d'absorber la culture en place et d'y trouver des
    compensations à l'absurdité de sa vie quotidienne.
    De même, à l'absence d'action gratifiante, la soupape
    de l'engagement politique ou syndicaliste, du
    militantisme, peut procurer à l'individu l'impression
    qu'il sort de lui-même, travaille pour le bien
    commun et un monde meilleur, mais, dans ce
    dernier cas, il lui est généralement interdit de penser
    par lui-même, de rechercher ses sources
    d'information ailleurs que dans les bréviaires
    généreusement psalmodiés au cours de réunions
    publiques où, comme partout, c'est la mémoire et le
    conformisme qui sont les plus appréciés. Il lui est
    généralement interdit de faire fonctionner son
    imagination s'il veut bénéficier de la sécurisation
    apportée par l'appartenance au groupe et éviter de se
    faire traiter d'anarchiste, de gauchiste, voire même
    d'utopiste. Il lui faut faire allégeance aux leaders,
    aux pères inspirés, aux hommes providentiels, aux
    chefs responsables. Même dans la contestation des
    structures hiérarchiques de dominance, il doit encore
    s'inscrire dans une structure hiérarchique de
    dominance. Il existe un conformisme révolutionnaire
    comme il existe un conformisme conservateur.
    Il y a moins d'un siècle, beaucoup d'hommes dans
    des pays européens n'étaient guère sortis de leur
    village. Les sources d'information et les possibilités
    d'action d'un individu demeuraient limitées à
    l'espace sensoriel dans lequel il passait sa vie. Il
    avait ainsi l'impression de pouvoir toujours dominer
    la situation, ou du moins de pouvoir agir
    efficacement pour la contrôler. Aujourd'hui,
    l'information planétaire pénètre à profusion dans le
    moindre espace clos et l'homme qui s'y trouve
    enfermé n'a pas la possibilité d'agir en retour
    efficacement. Il en résulte une angoisse qu'aucun
    acte gratifiant ou sécurisant ne peut apaiser. Seul
    l'engagement politique donne l'espoir d'y remédier
    par l'action de masse qu'il rend possible.
    Ainsi, la vie quotidienne d'un homme
    d'aujourd'hui est prise entre un travail sans
    signification autre que celle d'assurer sa survie dans
    le cadre d'un processus de production, et les
    idéologies tentant d'organiser les structures sociales
    auxquelles il appartient. Ces idéologies s'expriment
    dans un langage, un discours logique, des « analyses
    » qui recouvrent toujours les pulsions et les
    automatismes acquis, qui eux demeurent
    inconscients dans leurs mécanismes et dans leur signification. Or, les pulsions ne font qu'orienter
    l'action sur le bien-être individuel et les
    automatismes acquis, la façonner au mieux du
    maintien d'une structure sociale. Celle-ci, dans
    l'inconscience encore des mécanismes qui dirigent
    son organisation, ne peut être qu'une structure de
    dominance. Autrement dit, entre la physique,
    appliquée à la production, et le discours, il n'y a rien.
    En réalité, il devrait y avoir la connaissance de ce
    qui a permis la construction de la physique et de ce
    que cache le discours. Mais cette connaissance est si
    jeune, car elle ne pouvait pas apparaître avant que la
    science de l'inanimé se soit elle-même établie; elle
    est si complexe car elle s'adresse à des structures où
    les processus thermodynamiques ne sont plus seuls
    en cause; et surtout elle est si cachée, car la biologie
    de l'inconscient, la connaissance des processus qui
    animent notre système nerveux ont bien de la peine
    à se débarrasser du masque des processus de
    conscience, tout barbouillés du discours, que c'est
    tout récemment qu'elle a pu voir le jour.
    Quand les sociétés fourniront à chaque individu,
    dès le plus jeune âge, puis toute sa vie durant, autant
    d'informations sur ce qu'il est, sur les mécanismes
    qui lui permettent de penser, de désirer, de se
    souvenir, d'être joyeux ou triste, calme ou angoissé,
    furieux ou débonnaire, sur les mécanismes qui lui
    permettent de vivre en résumé, de vivre avec les
    autres, quand elles lui donneront autant
    d'informations sur cet animal curieux qu'est
    l'Homme, qu'elles s'efforcent depuis toujours de lui
    en donner sur la façon la plus efficace de produire
    des marchandises, la vie quotidienne de cet individu
    risquera d'être transformée. Comme rien ne peut
    l'intéresser plus intensément que lui-même, quand il
    s'apercevra que l'introspection lui a caché l'essentiel
    et déformé le reste, que les choses se contentent
    d'être et que c'est nous, pour notre intérêt personnel
    ou celui du groupe auquel nous appartenons, qui leur
    attribuons une « valeur », sa vie quotidienne sera
    transfigurée. Il se sentira non plus isolé, mais réuni à
    travers le temps et l'espace, semblable aux autres
    mais différent, unique et multiple à la fois, conforme
    et particulier, passager et éternel, propriétaire de tout
    sans rien posséder et, cherchant sa propre joie, il en
    donnera aux autres.
    Mais surtout, débarrassé du fatras encombrant des
    valeurs éternelles, jeune et nu comme au premier
    âge, et riche cependant de l'acquis des générations
    passées, chaque homme pourra peut-être alors
    apporter au monde sa créativité. Il ne restera plus
    qu'à souhaiter que celle-ci lui fasse découvrir des
    outils de connaissance alors que jusqu'ici ce sont
    surtout des outils de travail qu'elle a forgés. La
    créativité ne peut d'ailleurs être un travail, puisque
    suivant le contenu sémantique que nous avons
    précédemment donné à ces mots, elle assouvit un
    désir et non un besoin. Elle répond bien aux
    pulsions, mais en traversant l'écharpe irisée de
    l'imaginaire, ce qui lui évite de se soumettre,
    menottes aux poignets, à l'autorité de la socioculture, qui a déformé les systèmes nerveux à son
    avantage, tout au long de l'apprentissage des règles
    en vigueur du comportement social. Il ne s'agit pas
    d'un Rousseauisme utopique, d'un retour à la «
    bonne » nature, au « bon » sauvage, à Adam et Ève
    avant le péché originel, avant l'absorption d'acide
    malique, le poison de la connaissance. Non, il s'agit
    plutôt de ne pas confondre « création d'information
    », fait spécifiquement humain, avec « minéralisation
    de l'espace culturel ». La culture jusqu'ici n'a
    progressé dans sa forme non marchande qu'à coups
    de pied au cul administrés par cet être aveugle qu'est
    la pression de nécessité. La vie quotidienne du
    citoyen l'a suivie au pas cadencé. Je souhaite une
    culture faisant l'école buissonnière, le nez barbouillé
    de confiture, les cheveux en broussaille, sans pli de
    pantalon et cherchant à travers les taillis de
    l'imaginaire le sentier du désir.

    Le sens de la vie



    Ce qu'elle signifie, je suppose ? Allez demander à
    l'une de mes cellules hépatiques, le sens de sa vie.
    Elle vit bien pourtant, puisque je vis avec elle. Je
    doute fort qu'elle vous réponde. Demandez aux
    bêtes qui peuplent la terre, la mer, les airs, le sens de
    la vie. Elles y participent pourtant. Mais je doute
    qu'elles vous répondent. Demandez en français à un
    Chinois ne parlant que le chinois, quel est le sens de
    la vie. Je doute qu'il vous réponde. Pour qu'il y ait
    un sens, il faut qu'il y ait un message. Pour qu'il y ait
    message, il faut une conscience pour le formuler,
    suivant un certain code, un système de transmission,
    une conscience pour le recevoir et le décoder. Si
    j'écris : « La chair est triste, hélas, et j'ai lu tous les
    livres », j'ai écrit des lettres qui ne sont pas placées
    au hasard, mais dans un ordre précis les unes par
    rapport aux autres; elles forment des mots, qui
    chacun a une fonction dans la phrase sujet,
    complément, verbe, etc. L'organisation de
    l'ensemble constitue le message, le signifiant. Il est
    le support de la sémantique, du signifié, qui, lui,
    constitue l'information que je veux transmettre. Dire
    que la vie a un sens peut se traduire en disant qu'elle
    est le support structuré, le message, le signifiant
    d'une sémantique, d'un signifié. Mais alors, on peut
    affirmer que ce message n'est compréhensible ni
    pour ma cellule hépatique ni pour l'animal, mais
    pour l'Homme. C'est dire qu'il s'exprime dans un
    langage universel pour l'Homme, mais rien que pour
    lui. A moins... A moins que nous n'admettions que
    la conscience humaine est « La Conscience »
    accomplie, exprimant une structure constituant le
    modèle de l'ensemble des structures universelles.
    Cette hypothèse parait fort anthropocentrique et peu
    probable: Je serais même tenté de croire que, pas
    plus que ma cellule hépatique n'a conscience du
    discours que je tiens, pas plus, individus que nous
    sommes, nous n'aurons conscience du discours que
    tiendra l'organisme planétaire que constituera peut-
    être un jour, ou que constitue peut-être déjà,
    l'ensemble des individus, morts et vivants,
    rassemblés dans l'espèce humaine. Car l'espèce est
    faite des morts et des vivants comme un organisme
    qui survit alors qu'à chaque seconde des cellules en
    lui disparaissent.
    D'autre part, la vie avec un grand V est un concept
    critiquable. Il existe des organismes vivants plus ou
    moins complexes, et si les lois structurales qui
    régissent leur organisation semblent bien demeurer
    les mêmes du bas au haut de l'échelle, si la source
    énergétique qui les anime parait bien être pour tous
    l'énergie solaire, si en définitive l'ensemble des
    systèmes vivants au sein de la biosphère parait bien
    constituer un tout cohérent malgré la variabilité des
    formes de ses éléments, rien ne nous autorise à
    considérer cet ensemble comme « animé » par une
    force particulière, indépendante des lois de la nature,
    un élan vital, que nous symboliserions par ce mot «
    Vie ». Ainsi, la recherche du « sens de la vie » me
    semble devoir être interprétée comme la recherche
    d'une finalité de l'ensemble des processus vivants
    dans cette partie infiniment limitée de l'univers, la
    biosphère. S'il existe d'autres structures organisées
    complexes, par « niveaux d'organisation », d'autres
    mondes au sein du cosmos, quels critères utiliseronsnous pour décider de leur appartenance à la « Vie »
    ?
    Il semble que nous ne pourrons le faire qu'en
    connaissant précisément les lois et les mécanismes structuraux, que nous commençons à entrevoir, qui
    organisent les êtres vivants dans le monde où nous
    sommes, puis en recherchant leur possible analogie
    avec les lois et les mécanismes structuraux présidant
    à l'organisation des formes nouvelles qu'il nous sera
    donné d'observer. Si nous nous bornons à relever
    certaines propriétés fonctionnelles de cette matière
    organisée, telles que celles que nous étiquetons avec
    des mots, comme conscience, imagination,
    mémoire, etc., il n'est pas certain que les
    mécanismes différents de ceux que nous
    connaissons ici, sous-tendent les mêmes fonctions. Il
    est à peu près certain en tout cas que nous ne
    pourrons comprendre que ce que l'organisation de
    notre propre structure nerveuse nous autorisera à
    comprendre, de même que ma cellule hépatique ne
    peut intégrer que les signaux que sa structure de
    cellule hépatique lui permet de décoder et non le
    discours prétendument logique que je suis en train
    d'élaborer.
    Ce préambule étant posé, pouvons-nous tenter de
    comprendre le « sens », c'est-à-dire la signification,
    le contenu sémantique, supporté par l'organisation
    d'ensemble des processus vivants qu'offrent à notre
    observation les individus qui constituent les espèces
    vivantes au sein de la biosphère ? Et parmi ces
    espèces, le « sens » de la vie d'une espèce qui nous
    intéresse particulièrement, l'espèce humaine? La
    structure du message, du signifiant, la théorie de
    l'évolution, nous ont montré qu'elle avait changé au
    cours des âges. Mais si nous sommes en présence
    d'un fait, nous sommes encore loin d'en connaître les
    mécanismes. Même si nous parvenons à préciser
    ceux-ci, le phénomène ayant pris place dans le
    temps, c'est notre notion humaine du temps qui sera
    mise en .cause. Observé à l'instant présent,
    l'ensemble des processus vivants nous a fourni déjà
    quelques indications, au cours des dernières
    décennies, sur les mécanismes purement physiques,
    thermodynamiques, de son existence. Il nous a
    fourni plus récemment encore quelques indications
    sur les mécanismes structuraux qui en constituent le
    caractère spécifique. Les notions et les faits liés à la
    connaissance de la matière, de l'énergie et de
    l'information, nous ont ainsi permis de mieux
    comprendre comment les lettres du message étaient
    assemblées. Nous avons, avec la physique et la
    biologie contemporaine, débouché sur la syntaxe des
    processus vivants. Serons-nous jamais capables d'en
    comprendre la sémantique? Que veut dire le
    message dont nous disséquons la structure ? Y a-t-il
    même un signifié à transmettre? Dans l'ignorance de
    celui-ci, la Vie peut-elle avoir un sens ? Nous
    sommes dans la position de quelqu'un ayant en main
    un papier couvert de signes, qui se croirait
    dépositaire d'un message rédigé dans une langue
    qu'il ignore, persuadé qu'il lui faut le porter dans les
    meilleurs délais possibles vers un destinataire qu'il
    ne connaît pas. Il a beau connaître parfaitement la
    structure physico-chimique de l'encre et du papier,
    celle du moyen de communication qu'il a choisi, le
    principe du moteur à explosion par exemple, il ne
    peut être sûr que ce papier qu'il a entre les mains est
    un message, que ce message a été rédigé par
    quelqu'un, voulant informer un autre, non plus que
    du sens de cette information. Ou bien l'on quitte le
    domaine de la science pour celui de la Foi.
    Je ne mets d'ailleurs dans cette distinction aucun
    jugement de valeur concernant l'une ou l'autre.
    J'essaie seulement de définir les genres, en ajoutant
    que quel que soit le domaine que nous choisissons,
    même si nous adoptons les deux à la fois en
    connaissant leurs caractéristiques incompatibles,
    nous n'avons aucune raison logique d'imposer notre
    attitude aux autres. Souvenons-nous de rendre à
    César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.
    Puisque le contenu sémantique du signifiant ne
    peut être du domaine de la science, nous est-il
    possible, en nous limitant à la syntaxe de ce
    signifiant, de découvrir quelques notions limitées
    éclairant l'action; quelques notions nous permettant
    de découvrir une finalité restreinte puisque la finalité globale, généralisée, nous échappe? La finalité est
    prise là dans son sens cybernétique, c'est-à-dire d'un
    « but permettant de rendre efficace l'action ». Les
    processus vivants étant ce qu'ils sont, c'est-à-dire
    étant programmés comme ils le sont, le problème est
    alors non de savoir qui les a programmés, non plus
    même de savoir comment ils ont été programmés,
    mais ce programme s'imposant à l'observateur, à
    quelle action aboutit-il ?
    Que l'on tourne la question dans tous les sens, on
    arrive toujours à cette notion que la finalité d'une
    structure vivante ne peut être que de maintenir sa
    structure, structure complexe dans un environnement
    qui l'est moins. Si une autre finalité immédiate
    existait pour elle, il n'y aurait jamais eu de structures
    vivantes car elles auraient été entièrement soumises
    à l'entropie. Or, si les systèmes vivants au sein de la
    biosphère répondent bien au principe de CarnotClausius, puisqu'ils tirent leur existence de l'entropie
    solaire, si en d'autres termes ils ne contredisent pas
    le deuxième principe dans le domaine de la
    thermodynamique, dans le domaine de l'information
    par contre, l'évolution tout entière et l'existence,
    même passagère des organismes vivants, ils
    constituent un retard, une halte dans le processus
    d'homogénéisation, dans le nivellement
    thermodynamique.
    Or, depuis les premiers êtres unicellulaires,
    l'évolution s'est poursuivie par une réunion des
    individus en sociétés cellulaires qui ont abouti aux
    êtres pluricellulaires, de plus en plus perfectionnés
    jusqu'à l'Homme. La spécialisation des fonctions est
    apparue dès les premières tentatives de socialisation
    cellulaire. Mais dans ces organismes pluricellulaires
    chaque cellule ou chaque groupe de cellules
    participant à la même fonction ont eu comme
    finalité dès lors d'assurer le maintien de la structure
    de l'organisme ainsi créé. La fonction spécialisée
    s'est pliée aux exigences de la survie de la
    communauté organique. On est passé des niveaux
    d'organisation intracellulaires à ceux des cellules,
    des organes, des systèmes, des organismes enfin.
    Si cette loi organisationnelle, qui ne s'est jamais
    démentie depuis les origines, se poursuit au stade où
    est parvenue l'espèce humaine, nous devrions
    assister à l'apparition d'un nouveau palier
    d'organisation englobant l'ensemble des individus
    humains dans un organisme planétaire. Cette
    opinion peut paraître utopique, car il n'y a pas de
    raison dans ce cas que l'on n'assiste pas à l'apparition
    d'un organisme planétaire pour chaque espèce
    animale actuellement présente sur la terre. Mais
    aucun individu appartenant à ces espèces ne possède
    semble-t-il la conscience d'être et d'appartenir à une
    espèce. Il leur manque d'ajouter de l'information à la
    matière et il n'est peut-être pas interdit d'espérer que
    l'espèce humaine, après avoir passé des siècles à
    informer la matière inanimée, à faire des
    marchandises, se mette un jour à informer la matière
    vivante. Et cela non seulement pour transformer le
    code génétique, ce que les expériences les plus
    récentes de manipulations génétiques ne rendent pas
    improbable, mais bien plutôt pour atteindre un
    nouveau palier d'organisation, celui de l'espèce
    humaine. Ce faisant, nous n'aurons encore abordé
    que le problème de la syntaxe, mais pas celui de la
    sémantique. Nous n'aurons fait que nous soumettre,
    mais avec notre niveau particulier de conscience, à
    une loi générale d'organisation des processus
    vivants. Nous n'aurons fait qu'obéir à une pression
    de nécessité, mais une pression de nécessité propre à
    l'Homme, car il est seul à avoir conscience et à
    connaître sa dispersion planétaire, ce qui n'arrivera
    jamais aux sociétés d'abeilles.
    Le sens de la vie ne peut être celui de l'individu
    séparé de son contexte social, puisque nous avons
    dit déjà que l'Homme n'existait pas en dehors des
    autres qui le font. Mais on ne peut imaginer que ce
    contexte social se limite à des sous-ensembles
    défendant leur structure hiérarchique de dominance
    et le territoire matériel et énergétique, la niche écologique où celle-ci s'est établie. Car, accroissant
    chaque jour leur information technique, certains de
    ces sous-ensembles ont été chercher dans d'autres
    niches écologiques la matière et l'énergie qui leur
    faisaient défaut pour exploiter leur information
    personnelle. C'est ainsi que l'impérialisme est né,
    que les guerres, les génocides se sont multipliés. On
    peut dire qu'en agissant ainsi ces groupes sociaux
    ont obéi à une pression de nécessité, mais c'était
    celle des espèces qui ont précédé L'Homme chez
    lesquelles le plus fort gagne, le mieux adapté survit.
    Or, le mieux adapté d'une époque n'est pas
    forcément le mieux adapté de la suivante. C'est pour
    cette raison que les grands sauriens du secondaire ne
    sont plus parmi nous. Les groupes sociaux dont nous
    parlions plus haut ont transformé l'environnement du
    fait de leur dominance. Mais ils sont en train de le
    détruire et toute l'espèce risque de disparaître avec
    eux. En ayant conscience du fait que nous avons
    obéi à une pression de nécessité qui a gouverné
    jusqu'ici, et jusqu'à l'Homme y compris, l'évolution
    des espèces, serons-nous assez conscients cependant
    pour contrôler ce déterminisme, pour contrôler nos
    pulsions ancestrales par la prévision de l'avenir vers
    lequel elles nous mènent ?
    Le sens de la vie d'un être humain ne peut se
    comprendre dans le domaine de la Science, que si on
    ne le désunit pas de celui de l'espèce. Il ne peut se
    limiter à la survie d'un sous-groupe prédateur et
    agressif, cherchant à s'approprier un territoire,
    spatial, économique, linguistique ou culturel. La
    terre est à tous ceux qui y vivent. Elle est ronde, et
    ses limites sont celles qu'elle occupe dans le système
    solaire. Elle n'a pas de murs mitoyens, de propriété
    privée, de barrières, de grillages. La matière et
    l'énergie qu'elle recèle n'ont appartenu jusqu'ici qu'à
    ceux capables de créer l'information technique
    nécessaire à les utiliser. Cette information a fourni à
    ceux qui la possédaient les armes les plus
    perfectionnées pour asservir les autres. Elle leur a
    permis d'exploiter la terre, la mer et l'air, en
    abandonnant aux autres leurs déchets.
    Mais comment parvenir à une organisation
    planétaire de l'espèce humaine, dans l'ignorance des
    structures nerveuses et du mécanisme de leur
    fonctionnement qui font que l'autre est toujours celui
    qui s'oppose à la gratification individuelle et qui,
    pour assurer la sienne, a toujours jusqu'ici tenté
    d'imposer sa dominance? Dominance qui est
    toujours camouflée sous l'expression langagière des
    beaux sentiments ou d'un paternalisme protecteur.
    Entre l'individu et l'espèce, il y a toujours eu les
    groupes sociaux, équivalents des formes imparfaites
    qui aux stades précédant l'apparition de l'Homme au
    cours de l'évolution, ont successivement tenté de
    dominer la niche écologique qui les avait vues
    naître. Mais la pression de nécessité a permis que
    s'établisse un certain équilibre entre elles, une
    certaine coopération même, qui a abouti aux
    équilibres écologiques précaires que nous
    découvrons. Avec l'Homme, la dominance
    meurtrière déborde le cadre interspécifique pour
    pénétrer dans le cadre intraspécifique, et il est la
    seule espèce à profiter du meurtre de ses
    contemporains. Si le sens de la vie de l'individu est
    bien de vivre, de maintenir sa structure, et si ce
    faisant il participe évidemment à la survie de
    l'espèce, cette finalité ne peut s'arrêter en chemin et
    trouver une synergie avec la survie d'un groupe
    social limité quel qu'il soit, même si un intérêt
    apparemment commun réunit les individus du
    groupe. On débouche sur le racisme, camouflé bien
    souvent sous l'aspect de ce qui paraît être un
    antiracisme d'autant plus dangereux qu'il profite
    alors de la mauvaise conscience des autres. Toutes
    les idées, idéologies, concepts, sentiments,
    automatismes culturels qui, animant un individu,
    l'arrêtent sur le chemin qui le mène à l'espèce et le
    sécurisent par une appartenance à un groupe social,
    relèvent de la préhistoire de l'espèce humaine. Et
    c'est généralement au nom de l'Histoire, d'une culture étriquée et dépassée par la course même de
    l'évolution, que l'on mobilise les individus et les
    pousse à l'assassinat intraspécifique.
    Le sens de la vie, sa sémantique nous échappe et
    nous échappera sans doute toujours. Par contre,
    connaissant ce que nous savons déjà du signifiant, ce
    que l'évolution et la récente biologie des
    comportements commencent à nous faire entrevoir
    de sa structure, la syntaxe dont elles sont en train de
    nous faire découvrir les lois, nous ne serons plus
    pardonnables bientôt si nous continuons à faire des
    fautes de grammaire. Nous ne saurons point sans
    doute si le message est compréhensible, d'où il vient,
    ni à qui il est destiné. Mais nous aurons au moins la
    certitude de ne pas ajouter de bruit ou des parasites
    dans sa transmission. Nous serons dans la position
    d'un ingénieur des télécommunications. Chacun
    pourra y trouver alors, s'il lui plaît et s'il en a besoin
    pour se sécuriser, une conscience émettrice pour une
    fin cosmique.
    Mais que l'on nous fiche la paix avec tous les
    mots creux qui ont permis jusqu'à ce jour de mener
    les masses vers un idéal de meurtres et de
    dominance, toujours pour la bonne cause : celle de
    l'amour, de la responsabilité, de la liberté, de la
    fraternité, de l'espérance. Ne serait-il pas alors
    possible d'atteindre la paix et la tolérance, en louant
    la haine, l'irresponsabilité, l'esclavage, l'égoïsme et
    le désespoir? Je crains les mots qu'on prononce pour
    se donner bonne conscience, pour détourner le
    destin, pour se voiler les yeux, et finalement pour ne
    rien faire. Qu'on en finisse avec les humanistes
    bêlants qui tentent de nous faire croire au père Noël
    et à la force des mots. Il ne leur en coûte pas
    beaucoup de les prononcer. Le sens de la vie
    humaine n'est sans doute que l'accès à la
    connaissance du monde vivant sous laquelle celle du
    monde inanimé n'aboutit qu'à l'expression
    individuelle et sociale des dominances sous la
    couverture mensongère du discours.

    La politique



    La politique devrait être la forme la plus élaborée
    des activités humaines. Seule espèce à se concevoir
    en tant qu'espèce, l'espèce humaine cherche encore
    son mode d'organisation planétaire. Imaginer des
    rapports interindividuels permettant l'établissement
    de groupes humains, capables eux-mêmes de
    s'intégrer sans antagonisme dans des ensembles
    humains de plus en plus importants pour parvenir
    enfin à constituer un organisme planétaire
    fonctionnant harmonieusement et permettant à
    chaque individu d’œuvrer de telle façon, pendant sa
    courte vie, qu'en assurant celle-ci il assure en même
    temps celle de l'espèce, tel est en définitive, semblet-il, l'objet de la Politique. C'est d'abord une science
    de l'organisation des structures sociales.
    Mais chaque groupe social vit dans un contexte
    géoclimatique, une niche écologique où il trouve la
    matière et l'énergie nécessaires au maintien de la
    structure de chaque individu qui le compose,
    nécessaires aussi, nous l'avons vu, au maintien de la
    structure sociale, c'est-à-dire de celle qui règle les
    rapports interindividuels. C'est l'aspect
    thermodynamique, autrement dit économique, des
    rapports sociaux. Nous retrouvons là les notions
    envisagées précédemment . un organisme a besoin
    de la matière et de l'énergie prises au milieu qui
    l'entoure pour maintenir sa structure. Dans le règne
    animal, une partie de cette énergie prise au milieu est transformée par les organismes en travail et chaleur
    qui permettent une action sur ce milieu facilitant
    l'obtention de la nourriture et la fuite ou la lutte pour
    la protection de cet organisme, c'est-à-dire la
    conservation de sa structure. L'Homme, grâce à ses
    mécanismes associatifs, à ses processus imaginaires,
    actualisés ensuite dans une action, est capable
    d'ajouter une information qui transforme matière et
    énergie au mieux de sa survie, du maintien de sa
    structure.
    Nous avons vu aussi que dès que des relations
    interindividuelles, qu'une structure sociale se
    constituent, une partie de ce travail est alors destinée
    au maintien de celle-ci et que nous avions rapproché
    ce travail, qui n'est qu'indirectement utile au
    maintien de la structure individuelle, de la plusvalue. Ce travail soustrait à l'individu ne lui est
    qu'indirectement rendu, mais puisqu'un individu
    isolé est impensable, que l'individu s'inscrit
    forcément dans une société, que la structure de cette
    société ne peut avoir son support énergétique que
    dans les individus eux-mêmes, il est bien évident
    que cette plus-value est le fondement de toute
    société.
    Le problème commence quand on se pose la
    question de savoir quelle structure sociale cette plusvalue va permettre, quels rapports interindividuels
    elle va entretenir, autoriser. On voit combien le
    problème économique est intimement lié au
    problème sociologique. Or, le problème
    sociologique se résume à des rapports
    interindividuels et de groupes commandés par une
    biologie des comportements qui, jusqu'ici, n'a jamais
    été prise en compte. Que nos systèmes nerveux
    soient programmés de telle façon qu'ils nous
    permettent d'agir dans un certain espace, et grâce à
    cette action de conserver la structure de l'organisme
    auquel ils appartiennent; que dans cet espace ils
    tentent alors de garder a leur disposition les objets et
    les êtres gratifiants, ceux qu'ils savent par
    apprentissage permettre le maintien de leur structure
    organique, du plaisir; qu'ils entrent alors en
    compétition avec les autres pour l'obtention et la «
    propriété » de ces objets et de ces êtres; qu'il en
    résulte obligatoirement l'apparition d'une hiérarchie;
    que dans le monde humain cette hiérarchie favorise
    ceux qui manipulent l'information technique
    abstraite, nécessaire à la création des machines et à
    la production intensive des marchandises, sont des
    notions par exemple qui ne sont jamais invoquées à
    l'origine des disparités socio-économiques, des
    dominances intra- et inter- nationales. Nous avons
    développé beaucoup plus longuement ces notions
    dans un livre récent déjà cité
    1
    .
    Supprimer la propriété privée des moyens de
    production et d'échanges, qui enchaîne celui qui ne
    possède pas à la dominance de celui qui possède, est
    évidemment un facteur indispensable à la
    transformation des rapports socio-économiques.
    Mais le progrès sera inapparent si, chaque individu
    manquant d'informations non plus techniques,
    professionnelles, mais générales, concernant les lois
    biologiques d'organisation des sociétés, la plus-value
    est utilisée suivant les décisions de quelques-uns,
    bureaucrates et technocrates, qui expriment ainsi
    leur dominance et satisfont leur narcissisme. Le
    malaise social résulte moins sans doute de disparités
    économiques que de l'aliénation hiérarchique. Si en
    pays capitalistes les disparités économiques sont
    fonction le plus souvent des disparités hiérarchiques,
    en pays socialistes où les disparités économiques
    sont moins flagrantes, bien que persistant encore, les
    disparités hiérarchiques subsistent et il ne suffit pas
    de s'interpeller en s'appelant « camarade » pour que
    disparaissent dominants et dominés, classes
    dirigeantes et classes dirigées, toute puissance du
    parti par rapport à la base.
    Parler de politique aujourd'hui, c'est couvrir sous
    un discours logique emprunté aux partis politiques de référence, une affectivité inconsciente, celle des
    pulsions et des automatismes culturels, du
    narcissisme satisfait ou insatisfait dans la structure
    hiérarchique dominante. Le conservateur est satisfait
    de son statut social, le révolutionnaire insatisfait. Ils
    parlent l'un et l'autre en vertu de grands principes
    généraux et généreux et semblent considérer que
    leurs options sont les seules bénéfiques pour
    l'ensemble humain auquel ils appartiennent, quand
    ce n'est pas le plus souvent pour l'humanité entière.
    L'un et l'autre paraissent parfaitement désintéressés
    et accumulent les arguments, tous parfaitement
    logiques, les analyses les plus pertinentes des faits
    sociaux et économiques, valables non pour eux mais
    pour la totalité de la planète. Aucun d'eux ne dit, et
    l'on peut se demander même s'ils en sont conscients,
    qu'ils défendent leur propre statut social, leur propre
    intérêt, leur place hiérarchique dans la société. Ce
    qu'il est convenu d'appeler la conscience de classe
    me parait être non point un fait de conscience, mais
    un fait affectif, l'expression d'innombrables facteurs
    inconscients. Or, parmi les arguments invoqués pour
    défendre une option politique, certains résultent
    d'une observation correcte des faits sociaux et
    économiques et il est alors difficile de les critiquer.
    Il est illogique d'ailleurs de vouloir critiquer des
    faits, mais on peut critiquer l'interprétation
    prétendument logique de ces faits et le choix
    prétendument conscient et désintéressé de l'action
    politique qui en découle. Comme toujours, le
    contenu du discours n'a pas plus d'importance que ce
    qui mène le discours. Ce qui fait dire et qui demeure
    sous-jacent au discours est tout aussi indispensable à
    l'interprétation des faits observés que ce qui est dit.
    Les faits sociaux et économiques ne peuvent être
    décodés que si l'on utilise la grille générale des
    comportements humains en situation sociale. Si l'on
    élimine l'homme de ses propres activités, on ne
    trouve qu'une structure gratuite, un modèle sans
    authenticité, une idéologie, et l'on reproduit au cours
    des siècles les systèmes hiérarchiques de dominance.
    Croire que l'on s'est débarrassé de l'individualisme
    bourgeois parce que l'on s'exprime à l'ombre
    protectrice des classes sociales et de leurs luttes, que
    l'on semble agir contre le profit, l'exploitation de
    l'homme par l'homme, les puissances d'argent, les
    pouvoirs établis, c'est faire preuve d'une parfaite
    ignorance de ce qui motive, dirige, oriente les
    actions humaines et avant tout de ce qui motive,
    dirige et oriente nos propres jugements, nos propres
    actions. Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas
    s'exprimer ainsi et agir en ce sens, mais cela veut
    dire qu'il est utile de savoir que, derrière un discours
    prétendument altruiste et généreux, se cachent des
    motivations pulsionnelles, des désirs de dominance
    inassouvis, des apprentissages culturels, une
    soumission récompensée à leurs interdits ou une
    révolte inefficace contre l'aliénation de nos actes
    gratifiants à l'ordre social, une recherche de
    satisfactions narcissiques, etc. De sorte que
    lorsqu'une communauté d'intérêts permet à un
    groupe humain de renverser un jour le pouvoir
    établi, on voit aussitôt naître au sein du nouveau
    pouvoir une lutte compétitive pour l'obtention de la
    dominance, un nouveau système hiérarchique
    apparaître et s'institutionnaliser. Le cycle
    recommence.
    On devine ainsi la tromperie que peut constituer
    ce qu'il est convenu d'appeler la démocratie.
    L'opinion « politique » d'un individu n'exprimant le
    plus souvent que sa satisfaction ou son insatisfaction
    en fonction du niveau qu'il a atteint dans l'échelle
    hiérarchique, suivant l'image qu'il s'est faite de luimême, l'opinion d'une « majorité » n'est jamais le
    fait d'une connaissance étendue, à la fois
    globalisante et analytique des problèmes
    socioéconomiques, mais le résultat de l'intégration
    d'innombrables facteurs affectifs individuels et de
    groupe, qui trouve toujours un discours logique
    ensuite pour valider son existence.
    La source économique de la satisfaction ou de
    l'insatisfaction se traite généralement en augmentant le pouvoir d'achat du plus grand nombre, ce qui
    permet l'obtention par celui-ci d'une quantité plus
    importante d'objets gratifiants. Pour cela il faut en
    produire plus, ce qui permet de lutter efficacement,
    parait-il, contre le chômage. Mais d'autre part,
    l'échelle hiérarchique de dominance étant conservée,
    et celle-ci s'appuyant en partie, en pays capitalistes,
    sur la quantité d'objets consommables attribués à
    l'individu en fonction du niveau qu'il a atteint sur
    cette échelle, les disparités économiques se
    perpétuent bien que le niveau de vie général se soit
    élevé. Les critères matériels du bien-être sont
    évidemment variables avec les époques et les
    régions et dépendent des besoins appris beaucoup
    plus que des besoins fondamentaux., D'autre part,
    toujours en pays capitalistes, les disparités
    économiques étant un des éléments essentiels
    maintenant les différences entre individus,
    l'assouvissement des besoins fondamentaux n'est
    plus la finalité du travail humain, mais
    l'assouvissement des besoins acquis, cette finalité
    passe par le profit, qui permet de maintenir les
    différences tout en élevant le niveau général de vie.
    Il en résulte une publicité effrénée pour créer de
    nouveaux besoins permettant de nouveaux profits et
    le maintien de l'échelle hiérarchique de dominance
    économique. Or, ce monde de l'expansion
    économique utilise pour la production de ses
    marchandises de la matière (dite première), de
    l'énergie et une information technique (celle des
    brevets et celle de l'apprentissage humain). Les pays
    hautement industrialisés ne trouvent plus dans leur
    niche écologique la matière et l'énergie suffisantes à
    l'utilisation de leur information technique et à
    l'assouvissement de leurs besoins acquis, et pour
    poursuivre leur expansion, propriétaires de
    l'information technique, seule capable de
    transformer et d'utiliser matière et énergie, ils sont
    allés chercher celles-ci en dehors de leur niche
    écologique. Ce fut la cause fondamentale de
    l'impérialisme et d'une nouvelle échelle de
    dominance internationale, les pays les plus riches en
    informations techniques détenant la puissance des
    armes, du capital international, et exploitant leur
    inflation et leur mode de vie, leur réussite matérielle
    incitant les autres peuples à imiter leurs structures
    sociale et économique, pour participer à leur
    dominance.
    Il est amusant de constater que les pouvoirs
    tentent de nous persuader de la nécessité de tirer des
    bordées successives entre l'inflation et le chômage
    pour atteindre le but souhaité du bien-être dans
    l'expansion continue. Or, utiliser le profit pour
    maintenir les échelles hiérarchiques de dominance,
    c'est permettre, grâce à la publicité, une débauche
    insensée de produits inutiles, c'est l'incitation à
    dilapider pour leur production le capital-matériel et
    énergétique de la planète, sans souci du sort de ceux
    qui ne possèdent pas l'information technique et les
    multiples moyens du faire-savoir. C'est aboutir à la
    création de monstres économiques multinationaux
    dont la seule règle est leur propre survie économique
    qui n'est réalisable que par leur dominance
    planétaire. C'est en définitive faire disparaître tout
    pouvoir non conforme au désir de puissance
    purement économique de ces monstres producteurs.
    Lorsque matière et énergie ne sont plus trouvées
    en quantité suffisante dans le cadre géographique
    d'un peuple, si l'impérialisme ne lui permet plus de
    se les procurer à vil prix en les soustrayant à d'autres
    peuples dont le développement de l'information
    technique insuffisante ne leur a pas permis de les
    utiliser, ce peuple a encore la possibilité d'exporter
    ses connaissances techniques. Ce sont elles qui lui
    permettent de transformer matière et énergie en
    produits consommables et ce sont elles qui se
    vendent avec la vente de ces derniers. D'où
    l'extension de l'espionnage économique pour se
    procurer sans frais les techniques nouvelles de
    fabrication Je regrette, au cours de ce chapitre où il m'est
    demandé de traiter de la « Politique », de devoir
    faire ce « digest » squelettique d'économie politique.
    Conscient de son insuffisance, je n'ai pour intention
    que de montrer qu'à partir des sous-groupes
    humains, entreprises, cités, corporations, régions,
    nations, groupes de nations, toute l'organisation
    planétaire des sociétés humaines est, aujourd'hui
    comme hier, fondée sur la recherche de la
    dominance, la recherche de la dominance
    interindividuelle aboutissant à celle des groupes
    humains entre eux, à tous les niveaux d'organisation
    auxquels on peut les appréhender. Nous avons
    essayé de montrer que si l'obtention de la dominance
    se réalise par l'intermédiaire du profit, la finalité
    d'une telle structure sociale devient une finalité
    économique, le profit devenant le moyen presque
    exclusif de maintenir l'échelle des dominances.
    C'est ainsi que l'on peut discuter à perte de vue
    avec des arguments sérieux en faveur ou contre les
    sociétés multinationales. Mais en réalité leurs
    dirigeants sont généralement des technocrates qui ne
    désirent qu'exprimer leur besoin de prestige et de
    puissance dans le développement croissant et
    tentaculaire de leur firme. Ils se heurtent à des chefs
    de gouvernement ou à des dirigeants syndicalistes
    qui sont animés par des pulsions identiques à travers
    un apprentissage culturel différent, et dont le
    discours logique comporte autant d'éléments
    convaincants que le leur. Quant à ce qu'il est
    convenu d'appeler les intellectuels, ceux dont les
    innovations techniques sont indispensables à
    l'extension de la puissance commerciale de ces
    firmes, ou bien ils estiment leur rôle insuffisamment
    apprécié par les protagonistes précédents et
    critiquent amèrement le système dont ils dépendent,
    sans aller le plus souvent jusqu'à la grève qui les
    priverait d'avantages économiques et hiérarchiques
    appréciables; ou bien ils se considèrent
    suffisamment gratifiés par leurs promotions
    hiérarchiques successives et se font de fidèles
    défenseurs du système.
    Il semble, du point de vue économique, qu'aussi
    longtemps que la propriété privée ou étatique des
    matières premières, de l'énergie et de l'information
    technique, n'aura pas été supprimée, aussi
    longtemps qu'une gestion planétaire de ces trois
    éléments n'aura pas été organisée et établie,
    subsisteront des disparités internationales qui ne
    peuvent que favoriser la pérennité des disparités
    internationales. Mais, à supposer même que cette
    propriété privée ou étatique soit supprimée, il restera
    à résoudre le système hiérarchique planétaire de
    dominance qui ne manquera pas alors de s'instituer
    sous le couvert sans doute d'une « démocratie »
    planétaire.
    Si, abandonnant ce point de vue totalisateur, nous
    revenons au problème individuel et que nous
    tentions de parcourir le chemin inverse, du
    particulier au général, nous constatons
    immédiatement que les isolats humains n'étant plus
    réalisables au stade d'évolution de l'espèce, une
    transformation profonde du statut de l'individu n'est
    possible que si elle s'intègre dans une transformation
    synergique de tous les ensembles sociaux jusqu'au
    plus grand ensemble que constitue l'espèce.
    Il parait évident que la révolution socialiste de
    1917 n'a dû son succès qu'à une possibilité
    d'isolement, une autarcie complète autorisée par
    l'étendue de la niche écologique où elle a pris
    naissance. Le rideau de fer n'a pas résulté d'un choix
    mais d'une pression de nécessité. On voit combien
    une révolution socialiste au Chili ou au Portugal a de
    la peine à survivre lorsqu'elle ne s'inscrit pas, comme
    le fit Cuba, dans un système englobant susceptible
    d'en protéger la structure. D'autre part, l'expérience
    des révolutions socialistes contemporaines, compte
    tenu des progrès indiscutables accomplis par les
    pays où elles ont pu s'institutionnaliser, ne fournit
    pas un exemple suffisamment convaincant dans bien des domaines des comportements sociaux pour
    qu'on puisse sans hésitation s'inféoder à leur système
    de dominance.
    C'est un nouveau système de relations
    interindividuelles qu'il faut inventer, s'inspirant des
    échecs des systèmes précédents et capable de limiter
    les dégâts des échelles hiérarchiques de dominance.
    Les révolutions socialistes ont considérablement
    diminué, ou même supprimé, la recherche du profit
    comme moyen de leur établissement. Mais le
    prestige, la conquête du pouvoir, généralement liés
    au conformisme à l'égard d'une idéologie sectaire
    ont été des moyens aussi efficaces d'établissement
    d'échelles hiérarchiques de dominance. Les moyens
    de dominance ont changé, mais la domination
    persiste. Le plus grand nombre n'est pas plus maître
    qu'avant de son destin. Pas plus autorisé à faire
    aboutir son projet personnel s'il n'est pas conforme
    au projet des maîtres à penser du moment. Le projet
    autogestionnaire planétisé pourrait être une solution.
    Nous avons dit, dans un autre ouvrage
    1
    , pourquoi
    cette structure socio-économique ne deviendrait
    efficace que si l'ensemble des populations acquérait
    une connaissance de ce que nous avons appelé
    l'information généralisée et non plus technique.
    Seule une telle information est susceptible de définir
    non plus les moyens d'obtention d'une certaine
    structure sociale, mais avant tout la finalité désirée
    par cette structure et de faire accepter cette finalité
    sur le plan mondial. Sans quoi on risque de retomber
    dans une recherche des dominances à tous les
    niveaux d'organisation de la société humaine. C'est
    une banalité de dire que c'est en définitive un choix
    de civilisation devant lequel se trouve aujourd'hui
    placée l'espèce humaine. Il semble curieux de me
    voir ici parler de choix. En réalité, il est certain qu'il
    ne s'agira pas de choix. Il s'agira, compte tenu d'un
    accès à la connaissance, d'une certaine conscience
    1
    H. Laborit, Société informationnelle. Idées pour l'autogestion
    diffuse de ce vers quoi nous mènent nos
    comportements anciens, de la compréhension
    tardive des mécanismes qui les gouvernent, d'une
    nouvelle pression de nécessité à laquelle nous
    devrons obéir si l'espèce doit survivre. Il ne s'agit
    même pas de savoir s'il est bel et bon que l'espèce
    survive, nous ne savons même pas si elle survivra.
    Mais il paraît certain que si elle doit survivre, sa
    survie implique une transformation profonde du
    comportement humain. Et cette transformation n'est
    possible que si l'ensemble des hommes prend
    connaissance des mécanismes qui les font penser,
    juger et agir.
    Si certains seulement sont informés, ils se
    heurteront toujours au mur compact du désir de
    dominance de ceux qui ne le sont pas et ils ne
    devront leur salut individuel et leur tranquillité
    pendant leur éphémère passage dans le monde des
    vivants, qu'à la fuite, loin des compétitions
    hiérarchiques et des dominances, à moins qu'ils ne
    soient, malgré eux, entraînés dans les tueries
    intraspécifiques que ces dernières ne cessent de faire
    naître à travers le monde.
    Il existe peut-être parmi les discours logiques,
    parmi les idéologies susceptibles d'orienter l'action,
    une hiérarchie de valeur. Mais, en définitive, le seul
    critère capable de nous permettre d'établir cette
    hiérarchie, c'est la défense de la veuve et de
    l'orphelin. Don Quichotte avait raison. Sa position
    est la seule défendable. Toute autorité imposée par
    la force est à combattre. Mais la force, la violence,
    ne sont pas toujours du côté où l'on croit les voir. La
    violence institutionnalisée, celle. qui prétend
    s'appuyer sur la volonté du plus grand nombre, plus
    grand nombre devenu gâteux non sous l'action de la
    marijuana, mais sous l'intoxication des mass media
    et des automatismes culturels traînant leur sabre sur
    le sol poussiéreux de l'Histoire, la violence des
    justes et des bien-pensants, ceux-là même qui
    envoyèrent le Christ en croix, toujours solidement accrochés à leur temple, leurs décorations et leurs
    marchandises, la violence qui s'ignore ou se croit
    justifiée, est fondamentalement contraire à
    l'évolution de l'espèce. Il faut la combattre et lui
    pardonner car elle ne sait pas ce qu'elle fait. On ne
    peut en vouloir à des êtres inconscients, même si
    leur prétention a quelque chose d'insupportable
    souvent. Prendre systématiquement le parti du plus
    faible est une règle qui permet pratiquement de ne
    jamais rien regretter. Encore faut-il ne pas se
    tromper dans le diagnostic permettant de savoir qui
    est le plus faible. La notion de classe n'est pas
    toujours suffisante. La logique du discours est
    encore capable, là aussi, de camoufler le rapport de
    force. Je serais tenté de dire plutôt qu'il faut éviter
    d'être du côté d'une majorité triomphante et si par
    hasard il arrive qu'une minorité devienne une
    majorité et triomphe, alors il faut trouver autre
    chose. Il faut créer une nouvelle minorité qui ne soit
    ni l'ancienne ni la nouvelle, mais quelque chose
    d'autre. Et tout cela n'est valable que si vraiment
    vous ne pouvez pas vous faire plaisir autrement. Si,
    en d'autres termes, vous êtes foncièrement
    masochiste. Sans quoi, la fuite est encore préférable
    et tout aussi efficace, à condition qu'elle soit dans
    l'imaginaire. Aucun passeport n'est exigé.
    Quand on comprend que les hommes s'entretuent
    pour établir leur dominance ou la conserver, on est
    tenté de conclure que la maladie la plus dangereuse
    pour l'espèce humaine, ce n'est ni le cancer, ni les
    maladies cardio-vasculaires, comme on tente de
    nous le faire croire, mais plutôt le sens des
    hiérarchies, de toutes les hiérarchies. Il n'y a pas de
    guerre dans un organisme, car aucun organe ne veut
    établir sa dominance sur un autre, ne veut le
    commander, être supérieur à lui. Tous fonctionnent
    de telle façon que l'organisme entier survit. Quand,
    dans ce grand organisme qu'est l'espèce humaine,
    chaque groupe humain qui participe à sa constitution
    comprendra-t-il qu'il ne peut avoir qu'un seul but, la
    survie de l'ensemble et non l'établissement de sa
    dominance sur les autres? Aucun d'eux n'est
    représentatif à lui seul de l'espèce et ne détient à lui
    seul la vérité.
    L'insuffisance du marxisme, à mon avis, vient du
    fait qu'il a focalisé l'attention sur les rapports de
    production et les a considérés comme étant à la
    source des rapports humains. Il a considéré l'homme
    thermodynamique, l'homme producteur, alors que
    les structures sociales sont des « mises en formes »,
    qu'elles ressortissent d'une information, et que les
    rapports de production m'apparaissent comme
    résultant secondairement de cette information
    première. C'est, pour utiliser encore une
    comparaison biologique, comme si le biologiste ne
    s'intéressait qu'au métabolisme, comme il le fit
    longtemps, en ignorant la structure qui en permet
    l'expression et dont la source se trouve dans celle
    des gènes du noyau. La difficulté, comme nous
    l'avons souligné ailleurs, vient du fait qu'il ne peut y
    avoir de structure sans éléments matériels et
    énergétiques à associer et l'on comprend que l'on
    confonde le plus souvent l'une avec les autres. Or. en
    politique, la structure qui sous-tend les rapports de
    production, c'est celle des systèmes nerveux humains
    à la recherche du pouvoir et de la dominance
    nécessaires à l'aboutissement du projet individuel, de
    préférence à celui de l'autre. Les rapports de
    production n'en sont qu'un des moyens d'expression
    fonctionnelle non négligeable mais pas exclusif.
    Leur donner la part essentielle dans les rapports
    humains, c'est retomber dans la dichotomie de
    l'homme producteur et de l'homme culturel; c'est
    obliger l'individu à abandonner son pouvoir
    d'organisation de ses rapports sociaux à un parti ou à
    des leaders inspirés, à ceux qui savent, ou plus
    fréquemment encore, à un conformisme
    conservateur des structures anciennes. C'est en
    conséquence le maintenir dans son seul aspect
    thermodynamique et croire que la seule exploitation
    de l'homme par l'homme se fait par l'intermédiaire
    des biens de production, la richesse du monde que le travailleur produit et dont il est dépossédé. Mais ce
    dont l'individu est dépossédé, même dans les pays
    socialistes contemporains, la vraie richesse qu'il
    pourrait produire, c'est avant tout la connaissance.
    Pas seulement la connaissance scientifique, ou «
    culturelle », mais la connaissance de lui-même et des
    autres qui pourrait le conduire à inventer de
    nouveaux rapports sociaux, à les organiser dans une
    forme différente de celle qui lui est imposée. Avant
    la quantité d'énergie absorbée et libérée par une
    structure vivante et le mode de distribution de la
    plus-value, ce qu'il est important de connaître c'est la
    forme, la fonction, le rôle de cette structure vivante.
    C'est la connaissance de cette information qui est
    fondamentale à acquérir, c'est la conscience d'être
    dans un ensemble, la participation à la finalité de cet
    ensemble par l'action individuelle, la possibilité pour
    un individu d'influencer la trajectoire du monde.
    Marx lui-même a fait plus pour influencer cette
    trajectoire que l'ensemble du travail fourni depuis
    par les ouvriers qui ont adopté sa doctrine. C'est sans
    doute parce qu'il a fourni une information nouvelle
    capable de comprendre et d'organiser différemment
    le travail humain. On pourrait même dire qu'il est
    l'exemple de ce que les rapports humains ne sont pas
    seulement des rapports de production, ou du moins
    qu'il ne faut pas confondre information et travail.

    Le passé, le présent et l'avenir



    La question du temps est impossible à aborder
    quand on n'est pas physicien. Mon ami Joël de
    Rosnay s'y est risqué autrefois dans notre revue «
    Agressologie » et plus récemment dans son dernier
    livre
    1
    . J'avoue franchement que l'ensemble de son
    argumentation ne m'a pas été entièrement
    compréhensible, alors que les éléments qui lui ont
    servi de base m'étaient connus. J'hésite à parler d'un
    tel sujet. Les erreurs conceptuelles y sont faciles et
    j'hésite aussi à m'éloigner du domaine qui est celui
    de mon travail journalier et que je connais bien. Si je
    pénètre malgré tout dans ce champ miné, c'est plus
    pour poser des questions que pour y répondre.
    Que la conception que nous avons du temps soit
    celle que nous autorise notre niveau de conscience
    est facilement admissible. N'ai-je pas dit
    précédemment que nous pouvions accéder au
    signifiant des processus vivants sans pour autant
    accéder au signifié. J'imagine par exemple, dans une
    hypothèse de science-fiction, que l'univers soit doué
    d'une conscience d'être, dont la seule référence que
    nous pouvons en avoir ne s'obtiendra que par
    analogie avec celle que nous possédons nous-mêmes
    de notre existence. Il est compréhensible que cette conscience universelle n'ait pas la notion du temps
    telle que nous la percevons, puisque celle-ci est liée
    à celle de l'espace. Depuis Einstein nous savons que
    nous ne pouvons parler que d'un espace-temps. On
    ne peut plus se référer à un espace absolu et un
    temps universel. Les propriétés de l'espace
    dépendent de la vitesse que l'on met à le parcourir.
    Cette conscience universelle, nous en avions déjà
    proposé l'hypothétique hypothèse dans l'épilogue de
    la Nouvelle Grille. Nous disions que pour elle le
    temps et l'espace n'existaient plus, puisqu'elle était le
    temps et l'espace, qu'elle n'avait pas à se déplacer
    pendant un certain temps pour couvrir un certain
    espace et qu'elle était celle qui est.
    Nous n'avons invoqué cette hypothèse que pour
    noter à partir de là que tout ensemble englobé par
    elle, par niveaux d'organisation, des galaxies aux
    systèmes solaires, des planètes aux atomes, aura un
    temps à l'intérieur de cet ensemble, un temps qui lui
    sera propre, du seul fait qu'il entre en relation avec
    d'autres ensembles et que ces relations demanderont
    un certain temps pour couvrir l'espace qui sépare. La
    notion du temps sera donc entièrement relative et
    dépendra des caractéristiques physiques de
    l'ensemble envisagé. A notre échelle il y aura donc
    un temps humain individuel, un temps de la cellule,
    un temps de la molécule, un temps de l'électron. De
    même, le temps social et le temps de l'espèce ne
    s'écouleront pas à la même vitesse que celui de
    l'individu. Chez celui-ci même, le temps de l'enfance
    est bien plus lent que celui de la vieillesse. Chaque
    homme en a fait l'expérience.
    Jusque-là je ne crois pas trop m'éloigner de
    l'optique de J. de Rosnay. Par contre, quand il fait
    mention des travaux de Costa de Beauregard,
    l'approche devient fascinante mais beaucoup plus
    difficile à suivre pour moi, sans doute par
    insuffisance de culture mathématique et physique.
    Costa part de l'équivalence admise par certains entre
    entropie négative et information. Personnellement,
    cette équivalence ne m'a jamais satisfait car les
    processus vivants, toujours invoqués quand on parle
    d'entropie négative, sont une mise en forme qui n'est
    réalisable que par un accroissement d'entropie
    solaire, et j'aurais tendance à suivre l'opinion de
    Wiener insistant sur le fait que l'information n'est
    qu'information, qu'elle n'est ni masse ni énergie, bien
    qu'ayant nécessairement besoin de la masse et de
    l'énergie pour exister. Le signifié ne peut se passer
    du signifiant. Dire que l'information est équivalente
    à de l'entropie négative signifie qu'elle s'acquiert à
    partir de l'entropie positive et rejoint la notion que
    l'on peut créer de l'ordre à partir du désordre. Dans
    un système fermé, l'accroissement de l'entropie, du
    désordre, augmentera les chances de rencontre des
    éléments atomiques et moléculaires, et donc les
    chances d'apparition d'ordre. Ceci veut dire, semblet-il, qu'avec un accroissement de l'entropie va surgir
    un accroissement de l'information. On aboutit à cette
    notion qu'un équilibre dynamique doit alors survenir
    entre ordre et désordre, néguentropie et entropie. On
    ne peut concevoir un monde entièrement
    néguentropique rempli d'information, car il n'y aurait
    plus d'entropie positive pour entretenir cette
    structure. Le point oméga theilhardien compris
    comme univers uniquement informationnel me
    parait inconcevable pour une conscience humaine,
    ou plus humblement pour la mienne. Le problème se
    complique encore lorsqu'on passe de la
    néguentropie, qui représente en quelque sorte l'ordre,
    la syntaxe du message dont nous parlions dans un
    chapitre précédent, et ne suppose pas
    obligatoirement la compréhension, de la sémantique,
    du signifié du message. Nous retrouvons ici le
    problème abordé antérieurement concernant cette
    sémantique, qui se doit d'être émise par une
    conscience ayant à transmettre une information
    signifiante à un interlocuteur inconnu qui doit être
    capable de la décoder. On quitte le domaine de la
    science pour celui de la Foi. Comme le note de
    Rosnay, la néguentropie est « neutre et objective »
    nous dirons comme la syntaxe. L'information possède un sens « subjectif » valable pour celui qui
    peut la décoder, celui pour lequel elle est signifiante.
    Revenons à la notion du temps. J. de Rosnay
    montre que nous n'avons de notion du temps que
    liée au principe de causalité, d'un « avant » et d'un «
    après » et en conséquence liée au deuxième principe
    de la thermodynamique à l'entropie universelle. Les
    informations recueillies et accumulées par notre
    cerveau sont elles-mêmes liées à des variations
    énergétiques survenues dans le milieu extérieur et
    soumises à l'entropie, donc à un temps
    unidirectionnel orienté vers le désordre croissant, la
    diminution de l'information. J. de Rosnay appelle ce
    processus d'observation, d'acquisition de
    connaissance. Notons que ce processus
    s'accompagne d'une « mise en forme » des voies
    neuronales cérébrales, de l'établissement d'une
    syntaxe neuronale, de la création d'un signifiant. J.
    de Rosnay oppose ce type d'information à ce qu'il
    doit être un processus inverse, transformation
    d'information en néguentropie, processus de création
    et d'action au cours duquel le cerveau au lieu de
    s'informer, informe, organise. J'avoue ne pas
    comprendre la distinction qu'il fait alors entre le
    temps qui « étale », actualise, où le cerveau
    s'informe et le temps qui « ajoute », celui de la
    création. Pour créer il faut en effet beaucoup de
    temps puisque la création ne peut résulter que de
    l'accumulation de l'expérience mémorisée.
    L'enregistrement est bien entendu rapide, alors que
    l'association des enregistrements dans une structure
    nouvelle est beaucoup plus longue, puisque résultant
    de l'accumulation dans le temps des faits enregistrés.
    Il fait appel ensuite à la cybernétique pour nous
    convaincre que dans un régulateur « la flèche du
    temps semble se refermer sur elle-même ». Dans une
    régulation en effet, on peut se poser la question de
    savoir « si c'est la cause qui précède l'effet ou le
    contraire », car « la causalité circule tout au long de
    la boucle », alors que si l'on ouvre la boucle, si on
    l'étale, avec un début et une fin, on retombe sur une
    causalité linéaire, avec un « avant » et un « après ».
    Dans un régulateur il y aurait « conservation du
    temps ». Notons que du point de vue temporel, du
    fait qu'entre les facteurs et l'effet s'interpose la
    structure de l'effecteur, il existe généralement un «
    retard d'efficacité », et qu'entre l'effet et la correction
    des facteurs, correction nécessaire pour atteindre le
    but, existe une « hystérésis », deux éléments
    évoluant dans le temps. Mais surtout, nous avons
    fréquemment insisté sur le fait qu'un tel régulateur
    ne fait rien. Dans une réaction enzymatique isolée in
    vitro, quand l'équilibre est obtenu entre quantité de
    substrat et quantité de produit de la réaction, à une
    certaine échelle grossière d'observation, il ne semble
    plus rien survenir dans le temps. Cependant, à une
    autre échelle d'observation, une certaine quantité de
    substrat est toujours transformée en produit de la
    réaction et inversement; et cela se passe dans un
    certain temps, celui des déplacements électroniques.
    Enfin, les systèmes vivants sont représentés par
    des chaînes de servo-mécanismes, où l'activité des
    niveaux d'organisation, régulée, est commandée par
    le niveau d'organisation sus-jacent, commande
    extérieure au système. Elle aboutit à celle de
    l'ensemble organique qui évolue dans un certain
    espace au cours d'un certain temps.
    Ainsi, la différence entre le biologiste et le
    physicien consiste peut-être essentiellement dans le
    fait que le premier, au contact journalier avec les
    niveaux d'organisation, eux-mêmes situés dans un
    système relativement clos, la biosphère, enfermée
    dans le système solaire, voit les choses évoluer dans
    le temps, l'information supportée par une entropie
    croissante, l'entropie solaire, alors que le physicien
    peut imaginer une structure d'ensemble où le temps
    n'est plus lié aux sous-ensembles, aux niveaux
    d'organisation, à l'espace, et revêt alors la même
    dimension que celui-ci, dans un continuum espacetemps. J'ai souvent répété que la caractéristique qui
    me paraissait essentielle du fonctionnement du
    cerveau humain était sa faculté d'imagination, celle qui le rend capable de créer de nouvelles structures.
    Il est probable cependant que toutes les formes
    vivantes, des plus simples aux plus complexes, du
    fait qu'elles sont capables de mémoire, c'est-à-dire
    d'une transformation persistante de leur structure
    somatique par l'expérience, sont également capables,
    à des degrés divers, d'une certaine imagination, c'est-
    à-dire d'un certain pouvoir d'anticipation.
    L'anticipation n'est possible que grâce à la
    mémorisation. Mais l'anticipation représente la
    possibilité de prévoir, de programmer une action
    dont la finalité restera de protéger la structure. Nous
    avons même accepté que cette anticipation, toute
    gonflée des déterminismes acquis et des motivations
    liées à la structure à maintenir, puisse être appelée
    liberté. Mais cette anticipation créatrice de structures
    imaginaires qui resteront à être éprouvées par
    l'expérience, se construit aussi dans le temps, non
    seulement celui de l'acquisition des images
    mémorisées, mais celui encore de leur association
    originale. Ce temps sera celui de la biochimie
    cérébrale, celui peut-être de l'électron. Et si
    l'anticipation s'exprime dans une action, elle le fera
    encore dans le temps, celui dans lequel un être
    humain a conscience d'agir ainsi que dans un certain
    espace.
    Ce que nous venons d'écrire concernant la
    relativité du temps et de l'espace, et concernant
    l'information, n'est pas seulement du domaine du
    discours. Ces relations emplissent notre vie
    journalière et sont à l'origine de problèmes non
    résolus dont les conséquences sont importantes.
    Notre action en effet se réalise dans un certain
    espace, mais c'est aussi d'un autre espace ne se
    superposant pas au précédent que nous tirons les
    informations captées par les organes des sens. Ce
    dernier s'est élargi au cours des dernières décennies
    aux limites de la planète et même au-delà. Les
    informations visuelles et auditives nous parviennent
    de tous les coins de la terre à la vitesse des ondes
    électromagnétiques qui les portent. Or, le plus
    souvent nos moyens d'action directe individuels
    restent limités à un espace restreint. Nous voyons à
    la télévision des corps décharnés d'enfants du Sahel
    ou d'ailleurs mourir de faim. Que pouvons-nous
    faire pour y remédier? Il ne s'agit d'ailleurs pas
    d'altruisme, mais l'image de la mort, d'une mort non
    fictive, nous rappelle que nous devons mourir. Or,
    nous avons montré que l'inhibition de l'action était à
    l'origine des perturbations les plus profondes de
    l'équilibre biologique. Nous avons contracté
    l'espace-temps dans lequel l'information nous
    parvient, mais nous n'avons pas le plus souvent
    contracté de la même manière celui dans lequel
    notre action personnelle peut être efficace.
    De la même façon, les mass media diffusent une
    information qui ne peut être objective à des masses
    humaines passives, qui n'ont aucun moyen d'utiliser
    un retour actif à la source qui l'a diffusée, et celle-ci
    ne peut alors elle-même évoluer, s'informer en
    retour, se transformer.
    Inversement, dans le combat corps à corps, la
    captation des informations, l'action et l'observation
    de son résultat s'établissaient dans le même espace.
    Aujourd'hui, un bombardier largue ses bombes d'une
    telle hauteur qu'il ne peut observer le détail effrayant
    de leur explosion et ne peut nullement en être
    impressionné. Et ne parlons pas des missiles
    porteurs de bombes atomiques qui contractent le
    temps de dispersion de la mort, comme l'espace
    qu'ils parcourent, sans que l'espace-temps de celui
    qui n'en possède pas soit en quoi que ce soit
    contracté.
    Dans l'utilisation que l'Homme fait de l'espace
    d'autre part, il ne prend nullement en compte son
    équivalence avec un temps qui varie, nous l'avons
    dit, avec le niveau d'organisation. Ainsi, nous
    minéralisons l'espace dans une urbanisation
    désordonnée. Lorsque le temps social était lent, du
    fait d'une lente accumulation des informations
    techniques et socio-culturelles, cette minéralisation
    de l'espace pouvait s'accommoder du temps social. Mais aujourd'hui où le temps social s'est accéléré
    d'une façon considérable, nous construisons avec le
    temps de la matière grâce à une anticipation qui
    relève d'un temps individuel, pour une société qui
    change à toute allure, plus vite que les individus qui
    la composent.
    Ainsi, construire l'avenir, faire de la prospective
    comme le proposait Gaston Berger, n'est pas chose
    simple. Il faut choisir un but et corriger la trajectoire
    de l'action à chaque seconde, comme on le fait au
    cours d'un tir antiaérien. Mais dans ce dernier cas la
    chose est relativement simple car le but est évident,
    bien que mobile. Au contraire, dans les perspectives
    humaines, le but d'aujourd'hui a fort peu de chance
    d'être celui de demain, car nous ne pouvons
    imaginer aujourd'hui un but à atteindre qu'avec les
    critères d'appréciation de notre société
    contemporaine. Nos désirs du futur ne sont que la
    pâle image poétisée de notre connaissance du
    présent. Bien sûr, nous commençons à comprendre
    que les lois de la balistique permettant d'atteindre un
    but fixe comme l'artilleur du début du siècle s'en
    contentait, adaptée qu'elle était au principe de
    causalité linéaire, n'a rien à voir avec l'exploitation
    de la poursuite cybernétique d'un mobile. Mais
    comment atteindre un but non seulement mobile,
    mais que notre imagination présente est incapable
    d'imaginer? Un but qui ne sera pourtant que ce que
    notre action, à chaque seconde, le fera ? Un but situé
    dans tous les temps des niveaux organisationnels à la
    fois et que nous ne pouvons appréhender le plus
    souvent encore, que dans celui de la conscience
    humaine individuelle et non de la conscience
    collective qui nous échappe? Qu'est devenu le
    déterminisme simpliste de Papa ? Où sont les
    certitudes idéologiques sectaires et rigides ? Cela ne
    veut pas dire d'ailleurs qu'il ne faille pas agir. Cela
    veut dire simplement que l'on ne peut prédire le
    résultat de l'action avec certitude. En conséquence, il
    semble prématuré de vouloir imposer cette action
    comme modèle universel aux comportements
    humains. Mais cela veut dire aussi que toute action
    fondée sur l'utopie a plus de chance de se révéler
    efficace que la reproduction balistique des
    comportements anciens. La seule chose dont nous
    puissions être sûrs, c'est qu'au niveau des sociétés
    humaines l'évolution existe. Mais elle nous mène
    vers quoi ? Et comment corriger la trajectoire ? J'ai
    beaucoup d'admiration pour ceux qu'aucun doute
    n'étreint et qui ont tout résolu avec des analyses
    logiques, en utilisant le canon de l'histoire et la
    balistique de Papa.
    Dans le geste le plus simple, nous permettant
    d'atteindre un objet avec notre main, imagine-t-on
    combien de corrections successives, réalisées grâce à
    des processus nerveux infiniment complexes
    intervenant dans le temps de la milliseconde, sont
    nécessaires? Le moindre geste humain ou animal
    orienté est un processus raffiné et dynamique
    essayant d'atteindre un but. Mais sommes-nous sûrs
    que le monde idéal que nous voudrions enfermer
    entre nos doigts nous attendra, telle une image fixe,
    pétrifiée? Sommes-nous sûrs que pendant le geste
    révolutionnaire que nous ferons pour l'atteindre il ne
    sera pas remplacé par un autre? La trajectoire
    gestuelle non corrigée ne risque-t-elle pas de
    rencontrer le vide? Nos pratiques révolutionnaires
    sont-elles capables d'autocorrections successives
    pour atteindre un but qui ne sera pas celui que nous
    avons imaginé, mais un autre qui ne sera déjà plus le
    même quand il deviendra objet de nos désirs? Et
    finalement, n'est-ce pas souhaitable, car la poursuite
    d'un but qui n'est jamais le même et qui n'est jamais
    atteint est sans doute le seul remède à l'habituation, à
    l'indifférence et à la satiété. C'est le propre de la
    condition humaine et c'est l'éloge de la fuite, non en
    arrière mais en avant, que je suis en train de faire.
    C'est l'éloge de l'imaginaire, d'un imaginaire jamais
    actualisé et jamais satisfaisant. C'est la Révolution
    permanente, mais sans but objectif, ayant compris
    des mécanismes et sachant utiliser des moyens sans
    cesse perfectionnés et plus efficaces. Sachant utiliser des lois structurales sans jamais accepter une
    structure fermée, un but à atteindre. C'est peut-être
    en cela que l'Homme se différencie des machines
    qu'il construit sur son modèle. A celles-ci il donne
    un but qui, comme l'a dit Couffignal, est nécessaire
    à l'efficacité de l'action. Mais lui, il court
    aveuglément vers une finalité qu'il ignore car, nous
    l'avons dit, sa conscience ne semble pas capable de
    lui fournir la sémantique du message. Il joue avec la
    syntaxe et fait des phrases qu'il veut toujours
    définitives, alors qu'elles sont toujours pleines de
    fautes d'orthographe, de barbarismes et solécismes.
    Mais aucun professeur n'est là pour le corriger en
    marge, à l'encre rouge, suivant les critères d'une
    grammaire antique, comme les copies de versions
    latines des enfants des lycées de ce siècle bourgeois.

    Si c'était à refaire



    J'avoue que je ne saurais répondre à une telle
    question. Qu'y aurait-il à refaire? Ma vie? Ou bien je
    renaîtrais nu comme au premier jour, avec le
    système nerveux vierge de l'enfant, et je serais
    immédiatement placé sur des rails : ceux de mon
    hérédité nouvelle, ceux surtout de ma famille
    nouvelle, de mon milieu social nouveau, et je ne
    referais rien. Je me laisserais faire une fois de plus,
    mais différemment puisque, entre-temps, tout aurait
    changé. Je suivrais mes rails vers une destination
    inconnue, si ce n'est avec la même certitude de
    trouver au bout d'une route plus ou moins longue la
    mort. Je ne referais rien puisque ce ne serait plus
    moi qui ferais, mais un autre, façonné par un autre
    milieu.
    Si c'était à refaire en repartant de l'enfance avec
    l'acquis et l'expérience de mon âge? Est-ce plus
    imaginable? Bien sûr l'expérience, l'apprentissage
    permettent d'autres comportements. Mais les
    situations ne se reproduisent jamais. Il n'est pas sûr
    que je retrouverais aujourd'hui autour de moi les
    comportements de ceux que j'ai rencontrés dans ma
    vie. Mais en l'absence d'une coupure profonde dans
    l'évolution historique de la socio-culture depuis
    l'époque de mon adolescence, les pulsions humaines
    demeurant toutes aussi inconscientes, j'agirais moimême avec les mêmes déterminismes inconscients
    qui m'ont toujours guidé au milieu de l'inconscience de mes contemporains. Si c'était à refaire? Cela
    sous-entend que nous pourrions faire autre chose
    que ce que nous avons fait. Qu'il nous reste une
    possibilité de choix. Relisez le chapitre où j'ai parlé
    de la Liberté et vous comprendrez que, à mon avis,
    nous n'avons jamais le choix. Nous agissons
    toujours sous la pression de la nécessité, mais celleci sait bien se cacher. Elle se cache dans l'ombre de
    notre ignorance. Notre ignorance de l'inconscient qui
    nous guide, celle de nos pulsions et de notre
    apprentissage social.
    Si c'était à refaire, je ferais certainement autre
    chose, mais je n'y pourrais rien. Je ferais autre chose
    parce que chaque vie d'Homme est unique, située
    dans un point spécifique de l'espace-temps à nul
    autre pareil. Mais vers ce point convergent puis de
    lui s'échappent tant de facteurs entrelacés, que,
    comme dans un nœud de vipères, il n'y a plus
    d'espace libre pour y placer un libre choix.
    D'ailleurs consolons-nous : ce ne sera point à
    refaire, mais d'autres feront ce que nous n'avons pas
    fait, parce que notre expérience d'un temps déjà
    révolu, d'un passé et d'un présent éphémères, ne peut
    être utilisée telle quelle pour construire un avenir
    différent. Cette expérience, même s'il était possible
    de la leur transmettre intégralement, d'autres
    générations en feraient autre chose que ce que nous
    en aurions fait si nous avions eu le temps de
    l'utiliser. Et puis surtout, que peut-on faire ou refaire
    seul ? Rien d'autre que ce que les autres font avec
    nous. Si c'était à refaire, nous le ferions encore tous
    ensemble mais différemment, ce qui ne veut pas dire
    mieux ou plus mal, car pour juger il faut posséder
    une échelle de valeurs absolue et non affective,
    permettant de donner une note à chacune de nos
    actions. « Ne pas juger si l'on ne veut pas être jugé ?
    » Est-ce que cette phrase n'implique pas qu'il n'y a
    pas d'échelle de valeur humaine qui soit absolue ?
    Malheureusement, ne pas juger, c'est déjà juger
    qu'il n'y a pas à juger.

    La société idéale



    Ce n'est pas être pessimiste, mais au contraire
    optimiste, de dire qu'elle n'existera jamais. Nous
    savons que nous ne pouvons imaginer qu'à partir du
    matériel mémorisé, de l'expérience acquise. Nous ne
    pouvons imaginer rien d'autre que ce que nous
    savons déjà. La structure neuve est faite d'éléments
    anciens, mais elle nous permet la découverte
    d'éléments nouveaux que nous ne connaissions pas,
    et dans l'ignorance de ces éléments nous ne pouvons
    imaginer qu'à courte distance, à portée de la main.
    On ne peut se passer de ce double mouvement pour
    progresser : l'hypothèse de travail fondée sur des
    faits connus, qui débouche sur la découverte de faits
    nouveaux qui, à leur tour, permettront la création de
    nouvelles hypothèses. Nous ne pouvons progresser
    que pas à pas, étape par étape, en tâtonnant. Cela
    veut dire que nous ne pouvons imaginer qu'une
    société faite à notre taille, pour ce jour, de cette
    année, de ce siècle. Nous ne savons pas ce que sera
    la société idéale de demain. Chaque société de
    chaque jour fut un pas vers la société du lendemain,
    et sans doute fut la société idéale des désirs de la
    veille. L'« American way of life », il y a 20 ans à
    peine, avait conquis le monde occidental. On parlait
    du défi américain. Des millions d'hommes pensaient
    qu'elle représentait la société idéale, les yeux fermés
    obstinément à ce qui en constituait déjà les multiples
    ferments destructeurs. A la même époque, la société socialiste était, pour des millions d'hommes qui la
    connaissaient mal, ou qui, la connaissant, restaient
    aveuglés par leur affectivité pulsionnelle sous la
    logique du discours, la société idéale. D'autres,
    déçus par la civilisation occidentale, pensent l'avoir
    trouvée en Inde, ou en Extrême-Orient. D'autres
    encore pensent que si elle n'existe pas, il est possible
    de la créer, en prenant en compte les erreurs du
    passé, en s'appuyant sur les échecs de l'Histoire.
    Tous demeurent dans le temps de l'Histoire, le temps
    relatif de l'Homme, celui de la causalité linéaire,
    celui de la Liberté, c'est tout comme.
    Comment parler d'une société idéale alors que
    notre idéité est limitée à notre expérience présente.
    Depuis quelques années on ne parle plus de
    programmation, mais de prospective. Sans doute il y
    a là un progrès. On a compris qu'il n'est plus
    possible de prévoir l'avenir en poursuivant
    l'expérience du passé. Mais on n'a pas encore
    compris que l'on ne peut aussi imaginer
    prospectivement l'avenir qu'à partir des éléments de
    notre présent, ce qui veut dire que ces éléments
    seront toujours incomplets et que seule la marche en
    avant nous permettra d'en découvrir d'autres. Or, ces
    éléments-là changeront complètement la vue
    prospective élaborée dans un moment déjà révolu. Il
    nous est interdit de faire de la prospective. Nous
    devons nous contenter d'une « proximospective »
    pour échapper à la rétrospective. Notre rôle est
    limité : il ne consiste pas à imaginer une société
    idéale, il ne consistera jamais, pour les générations
    qui nous succéderont, à imaginer une société idéale,
    pour la simple raison que notre désir ne peut être
    qu'à la dimension de notre connaissance.
    L'espérance n'est pas, ne peut pas être dans la
    réalisation d'une société idéale, planétaire, aux
    contours déjà tracés. Chaque génération changera ce
    que la génération précédente aura bâti et ce faisant
    déplacera l'idéal vers un but, dans une direction
    qu'elle ne comprendra pas. Et pas à pas, les yeux
    bandés, croyant toujours « bien » faire, évitant les
    ornières du passé, elle en rencontrera d'autres qui
    n'existaient pas encore. Mais elle découvrira aussi
    des chemins inconnus, des routes nouvelles,
    qu'aucune imagination ne pouvait prévoir, car elles
    n'existeront pas non plus quand les générations
    nouvelles prendront la relève et le bâton de pèlerin.
    Notre rôle est limité, comme sera limité le rôle de
    ceux qui viendront après nous. Il consiste à
    perfectionner la grammaire, en sachant que nous ne
    pouvons comprendre la sémantique. Il consiste à
    avancer pas à pas vers un but que nous ignorons, en
    ne cessant de faire les hypothèses de travail que
    notre expérience croissante nous permet de
    formuler. Mais alors, même si nous ne comprenons
    pas le sens de la, phrase que l'Humanité aura écrite
    au livre de l'Eternité, du moins aurons-nous la
    satisfaction croissante de nous conformer de mieux
    en mieux à la syntaxe cosmique, celle qui permettra
    peut-être un jour d'écrire sans la comprendre la
    phrase qui contient le secret de l'univers, au fronton
    de la porte de la cité humaine.
    L'Histoire ne se répète jamais, car elle transforme.
    Le seul facteur invariant de l'Histoire, c'est le code
    génétique qui fait les systèmes nerveux humains.
    Mais ceux-ci possèdent une propriété unique : le lent
    déroulement du temps s'inscrit en eux par
    l'intermédiaire des langages. L'expérience débutante
    que l'Homme commence à acquérir concernant les
    mécanismes de ses comportements fait aussi partie
    de l'Histoire. Jusqu'ici l'Homme a fait l'Histoire,
    mais sans savoir comment. Il transformait le monde
    et s'étonnait de ce que le résultat ne soit pas
    conforme à ses désirs. Il imaginait des sociétés
    idéales et retrouvait toujours les guerres, les
    particularismes et les dominances. Il n'avait pas
    encore compris que le fonctionnement de son
    système nerveux- faisait partie de la syntaxe et il
    accumulait les mêmes erreurs car il ignorait
    systématiquement une des règles fondamentales de
    la combinatoire linguistique : la prise en charge de
    l'inconscient. Une ère nouvelle, je pense, s'est ouverte pour lui avec la traduction des premières
    pages du Grand Livre du monde vivant. Un espoir
    raisonnable voudrait qu'il s'en serve non pour
    construire une société idéale, mais du moins une cité
    neuve, et qu'il ne remette pas une fois de plus en
    chantier les plans poussiéreux de la Tour de Babel.
    Si l'utopiste est celui qui est capable d'imaginer un
    modèle qu'il est incapable de réaliser, je ne puis être
    appelé utopiste puisque je me refuse à proposer un
    modèle. Si un modèle doit figurer ailleurs qu'au
    Concours Lépine, aucun homme n'est capable
    d'imaginer un modèle social et de le réaliser seul. Il
    peut sans doute convaincre un groupe restreint de
    mettre en pratique le modèle social qu'il propose.
    Mais je pense que la survie d'un isolat humain,
    même national, est inconcevable aujourd'hui, quand
    les systèmes englobant présentent des structures
    socio-économiques différentes de la sienne. Il lui
    faut donc mondialiser son système et il n'a pas
    seulement besoin des autres pour cela, mais encore
    besoin de tous les autres.
    D'autre part, comme nous venons de le dire,
    même quand l'étendue et l'isolement géographique le
    permet, comme ce fut le cas en U.R.S.S. en début du
    siècle, le seul fait de mettre en œuvre la réalisation
    du modèle amène à la découverte de faits nouveaux
    que le modèle n'avait pas prévus et qui vont interdire
    sa réalisation. Je sais bien que certains prétendent
    que le stalinisme a été prévu. Mais, alors, pourquoi
    n'a-t-il pas été évité ? Le danger de l'histoire, c'est de
    faire croire après coup à une causalité linéaire qui
    n'existe jamais.
    La seule chose que nous puissions faire, c'est
    accumuler les faits expérimentaux permettant de
    déboucher sur des lois générales auxquelles il nous
    faudra bien nous conformer. Faut-il que je répète
    une fois de plus que la prise en considération des
    données naissantes concernant les comportements
    humains en situation sociale, et les lois générales
    d'organisation des structures vivantes n'ayant jamais
    été réalisée, aucun modèle socio-économique
    s'arrêtant au niveau du discours logique incomplet
    n'est utilisable. Du moins faut-il s'attendre à ce que
    l'apparition de faits nouveaux vienne s'opposer à la
    réalisation, en ce cas réellement utopique, de ce
    modèle.
    Cela veut dire que l'Homme n'est capable de
    réaliser que des modèles utopiques. Ces modèles
    sont irréalisables tels qu'il les a imaginés et il s'en
    aperçoit aussitôt qu'il tente de les réaliser. L'erreur
    de jugement et l'erreur opérationnelle consistent
    alors à s'entêter dans la réalisation de l'irréalisable, et
    de refuser l'introduction dans l'équation des éléments
    nouveaux que la théorie n'avait pas prévus et que
    l'échec a fait apparaître ou que l'évolution des
    sciences, et plus simplement encore des
    connaissances humaines, permet d'utiliser, entre le
    moment où le modèle a été imaginé et celui où la
    réalisation démontre son inadéquation au modèle.
    Ce n'est pas l'Utopie qui est dangereuse, car elle est
    indispensable à l'évolution. C'est le dogmatisme, que
    certains utilisent pour maintenir leur pouvoir, leurs
    prérogatives et leur dominance.
    Il n'y a pas de société idéale, parce qu'il n'y a pas
    d'hommes idéaux ou de femmes idéales pour la
    faire. Si une femme croit trouver dans un homme
    l'homme idéal, on peut dire qu'elle manque à la fois
    d'expérience et d'imagination, celle-ci dépendant
    d'ailleurs de celle-là. Pour une femme, l'homme
    idéal, pour un homme, la femme idéale, ne peuvent
    être par définition qu'une construction imaginaire,
    limitée à leurs connaissances, enfermée dans leur «
    culture ». Plus celles-ci s'accroissent, plus l'homme
    idéal ou la femme idéale deviennent difficiles à
    rencontrer. Car cette culture n'est pas seulement faite de concepts. Elle est faite aussi de tout ce que les
    mots ne pourront jamais traduire. La fleur de désir
    ne peut être cultivée que sur l'humus de
    l'inconscient, qui s'enrichit chaque jour des restes
    fécondants des amours mortes et de celles,
    imaginées, qui ne naîtront jamais.

    Une foi



    L'Homme ne peut, par la méthode scientifique,
    décoder le message véhiculé par les processus
    vivants et par lui-même, si tant est qu'un message
    existe. Il peut, par un dur travail, en analyser la
    syntaxe, mais il ne peut en comprendre la
    sémantique, ni même s'assurer du fait que cet
    ensemble ordonné a un sens, c'est-à-dire qu'il existe
    une conscience émettrice à son origine, un message
    qui prendrait les processus vivants comme véhicule
    et une conscience réceptrice capable d'utiliser
    l'information transmise. La seule certitude à ce sujet
    est du domaine de la foi. Or, il n'est pas scientifique
    de nier ce domaine sous le prétexte que ce n'est pas
    celui de la Science. Mais ce domaine ne peut pas
    non plus convaincre avec les arguments de celle-ci.
    Il a d'ailleurs contre lui de se présenter sous des
    apparences dont le moins qu'on puisse dire c'est
    qu'elles sont suspectes.
    Devant l'incohérence de sa vie et l'injustice de sa
    mort, l'Homme a cherché une explication logique
    avec sa logique humaine. Oppressé par l'angoisse
    d'un monde incompréhensible, il lui a cherché une
    explication que son observation ne lui fournissait
    pas. Il a trouvé dans le mythe une thérapeutique de
    son angoisse, sans se douter que ce mythe lui-même
    allait être la source de nouvelles angoisses au second
    degré. Qui peut dire ce qui fut premier, de la Foi ou
    de l'Angoisse ? Je serais tenté de dire que l'Angoisse
    fut à l'origine de la Foi. En effet, celle-ci eut longtemps et conserve encore l'énorme avantage de
    fournir une règle à celui qui ne peut agir car il ne sait
    pas. Nous avons déjà eu l'occasion de dire que pour
    nous l'angoisse naissait de l'impossibilité d'agir. Une
    des causes fondamentales de cette impossibilité
    d'agir est sans doute le déficit informationnel,
    l'ignorance des conséquences d'une action en
    réponse à un événement nouveau ou
    incompréhensible dans le langage de la causalité
    linéaire avec lequel l'Homme a grandi. La Foi
    fournit un règlement de manœuvre, une notice
    explicative, un mode d'emploi. Elle est donc capable
    de guérir l'angoisse. Mais elle est aussi susceptible
    d'en faire naître une autre, si elle s'accompagne d'une
    notion de punition au cas où le règlement de
    manœuvre n'aurait pas été observé. Elle fait naître
    l'angoisse du Péché, puni non ici-bas mais dans
    l'autre monde. La Foi se transforme donc rapidement
    en religion qui s'inscrit sur des tables de la Loi. Les
    dogmes sont aussi appréciés que l'angoisse est
    fréquente. La seule analogie que ces dogmes
    présentent entre eux, c'est d'être toujours à l'origine
    du sectarisme, d'une échelle de valeurs valable pour
    les seuls croyants du dogme envisagé et de la
    fermeture d'un système, voué dès lors à la
    désagrégation et à la mort. Ce sont ces mêmes
    raisons qui font que l'on peut trouver une source
    commune au dogmatisme religieux et politique, et
    leur trouver la même intransigeance. D'autre part, au
    sein des échelles hiérarchiques de dominance qui ont
    toujours servi de base à l'organisation des sociétés
    humaines, le plus grand nombre ne peut se satisfaire.
    Si une foi lui permet d'attendre sa récompense dans
    l'autre monde, il risque d'être plus conciliant dans
    celui-ci, de mieux supporter ses peines, de mieux
    accepter l'absence de gratification. Un tel mythe ne
    peut être qu'entretenu par les dominants qui y
    trouvent leur compte, puisqu'il tempère la révolte
    des dominés. D'où la collusion, l'entraide fréquente
    entre hiérarchie religieuse et hiérarchie politique,
    chacune demandant à l'autre de l'aider à conserver sa
    structure. Mais lorsque le pouvoir religieux se
    sécularise ou que le pouvoir politique se « mythifie
    », chacun voulant imposer une grille explicative aux
    activités humaines, grille permettant l'établissement
    de nouvelles échelles de dominance, l'antagonisme
    devient sérieux jusqu'au moment où le rapport de
    force se stabilise permettant une nouvelle
    coopération.
    Et cependant, il est indéniable qu'il existe au
    niveau de la conscience humaine un goût du
    cosmique, une insatisfaction résultant de ne pouvoir
    conduire le discours logique vers ses origines et vers
    ses fins. Mais pour que ce goût du cosmique, forme
    sans doute élaborée de l'angoisse dont nous parlions
    précédemment et que l'on peut appeler, si l'on veut,
    angoisse existentielle, puisse naître, faut-il encore
    avoir le temps de penser à l'existence. On s'étonne
    du dépeuplement contemporain des Églises. Mais la
    société expansionniste laisse peu de temps pour s'y
    rendre. Or, quand je parle des Églises, il s'agit bien
    sûr non de celles occupant encore l'espace des cités,
    mais de celles que chaque homme peut bâtir dans sa
    pensée, celles où l'on reste debout et interrogateur,
    comme le Christ demandant au soudard qui le giflait
    au Sanhédrin : « Pourquoi me frappes-tu ? » et non
    pas celles où l'on rampe en récitant. Mais les
    questions n'ont jamais été bien vues par les
    orthodoxies politiques ou religieuses, pas plus que
    par les pères de famille quand elles sont posées par
    leurs enfants. Ils ont peur sans doute qu'une réponse
    insuffisante ne détruise l'image idéale qu'ils tentent
    d'imposer d'eux-mêmes, ou n'appelle une réponse
    dangereuse pour leur dominance paternaliste avec
    laquelle ils se gratifient.
    L'éducation religieuse que je reçus ne fut jamais
    très aliénante, bien que parfaitement conformiste. Je
    n'ai découvert réellement le christianisme que plus
    tard et grâce à un ami qui eut sur moi une profonde
    influence à la fin de mon adolescence. Mais ce
    christianisme-là n'avait plus grand-chose à voir avec
    le catéchisme autoritaire et castrateur de ma première communion. Depuis, je me suis construit
    une image du Christ, comme je m'étais construit une
    image de mon père mort à trente et un ans, quand
    j'en avais cinq. Mon père que je n'ai jamais eu à tuer
    pour devenir adulte (suivant l'expression analytique)
    car il m'a suffi d'être lui, ou du moins d'être l'image
    que je m'étais faite de lui. Je n'ai jamais éprouvé de
    peine de la mort tragique de mon père, jeune
    médecin des troupes coloniales mort du tétanos à
    Mana en Guyane française, car tout a été fait autour
    de moi, inconsciemment, pour qu'il continue à vivre
    en moi, pour que je sois lui. Aujourd'hui encore,
    conscient de tout cela, mon père, ou du moins le
    mythe qui s'est construit en moi, est toujours présent.
    Il est mon œuvre et je n'ai jamais eu à me heurter au
    modèle.
    L'image du Christ qui s'est construite en moi, c'est
    celle d'un ami personnel, que j'accepte bien
    volontiers de partager avec les autres, sachant
    d'ailleurs que chaque homme a son Christ à lui,
    même et surtout peut-être s'il le rejette ou du moins
    s'il rejette l'image que la niche environnementale a
    tenté de lui imposer. Si j'étais né en Chine quelques
    millénaires avant sa naissance, je n'en aurais jamais
    entendu parler. Il y a donc un déterminisme
    historique à la connaissance que j'ai de lui. Mais
    mon amitié pour lui a grandi surtout lorsque ma vie
    scientifique et sociale m'a fait comprendre que sa
    crucifixion ne fut rien à côté des tortures que ses
    protagonistes ont fait endurer depuis à son message.
    Ils ont encore fait de la grammaire, une grammaire
    intéressée et non de la sémantique. D'un ami on
    n'attend ni morale, ni règlements de manœuvre, ni
    principes, ni lois. Ce qu'on demande à un ami, c'est
    son amitié, et tout le reste on laisse à ses pires
    ennemis le soin de l'inventer. Je leur abandonne le
    soin d'harmoniser les évangiles avec les immortels
    principes de 1789 et d'organiser les polices et les
    armées capables de défendre les droits de l'Homme
    et du citoyen, avec les bases de la civilisation judéochrétienne. Pour moi, je me contente d'aller saluer,
    quand j'en ai le temps, celui qui disait à cette brave
    Marthe faisant la cuisine, qu'elle perdait le sien et
    que Marie, assise à ses pieds, écoutant sa parole,
    Marie qui avait choisi la connaissance, avait choisi
    la meilleure part, celle qui ne lui serait pas enlevée.
    Celui qui nous conseillait de faire comme les lys des
    champs qui ne filent ni ne tissent, les lys des champs
    qui avaient atteint déjà à son époque la croissance
    zéro. Celui qui chassait les marchands du temple, ce
    temple qui est la maison de Dieu, c'est-à-dire nousmêmes. Celui qui aimait quand même le jeune
    homme riche, ce jeune homme, vous vous souvenez,
    qui faisait tout ce que le Christ conseillait de faire et
    demandait ce qu'il pouvait faire encore de plus : «
    Abandonne tout et suis-moi. » Le petit jeune homme
    n'osa pas et resta très triste. Le Christ l'aima car il
    était seul sans doute à le savoir enchaîné par ses
    automatismes socio-culturels. Celui qui demandait à
    son Père, sur le mont des Oliviers, de lui éviter de
    boire cette coupe douloureuse qui lui était tendue,
    jusqu'à la lie, faisant montre ainsi d'un manque total
    de virilité et de courage, scrogneugneu. Celui qui
    était venu apporter non la tristesse, mais la joie de la
    bonne nouvelle. Celui qui avant Freud savait que les
    hommes devaient être pardonnés parce qu'ils ne
    savent pas ce qu'ils font et obéissent à leur
    inconscient. Celui qui n'eut pas le secours
    paternaliste de Joseph, son père, au pied de la Croix
    (Qu'est-il devenu, celui-là ?). Celui qui s'opposait à
    la lapidation des femmes adultères et conseillait de
    ne pas juger si l'on voulait ne pas être jugé. Celui qui
    à quatorze ans refusait de suivre sa mère et ses frères
    qu'il prétendait ne pas connaître. Sainte Famille et
    doux Jésus! Celui qui est venu apporter le glaive et
    non la paix, dresser le fils contre son père, et qui
    racontait des histoires invraisemblables où les
    ouvriers de la dernière heure étaient aussi bien payés
    que ceux de la première. Saintes échelles
    hiérarchiques! On comprend que par la suite cellesci aient préféré qu'une telle organisation soit valable
    pour l'autre monde mais surtout pas pour celui-là! première communion. Depuis, je me suis construit
    une image du Christ, comme je m'étais construit une
    image de mon père mort à trente et un ans, quand
    j'en avais cinq. Mon père que je n'ai jamais eu à tuer
    pour devenir adulte (suivant l'expression analytique)
    car il m'a suffi d'être lui, ou du moins d'être l'image
    que je m'étais faite de lui. Je n'ai jamais éprouvé de
    peine de la mort tragique de mon père, jeune
    médecin des troupes coloniales mort du tétanos à
    Mana en Guyane française, car tout a été fait autour
    de moi, inconsciemment, pour qu'il continue à vivre
    en moi, pour que je sois lui. Aujourd'hui encore,
    conscient de tout cela, mon père, ou du moins le
    mythe qui s'est construit en moi, est toujours présent.
    Il est mon œuvre et je n'ai jamais eu à me heurter au
    modèle.
    L'image du Christ qui s'est construite en moi, c'est
    celle d'un ami personnel, que j'accepte bien
    volontiers de partager avec les autres, sachant
    d'ailleurs que chaque homme a son Christ à lui,
    même et surtout peut-être s'il le rejette ou du moins
    s'il rejette l'image que la niche environnementale a
    tenté de lui imposer. Si j'étais né en Chine quelques
    millénaires avant sa naissance, je n'en aurais jamais
    entendu parler. Il y a donc un déterminisme
    historique à la connaissance que j'ai de lui. Mais
    mon amitié pour lui a grandi surtout lorsque ma vie
    scientifique et sociale m'a fait comprendre que sa
    crucifixion ne fut rien à côté des tortures que ses
    protagonistes ont fait endurer depuis à son message.
    Ils ont encore fait de la grammaire, une grammaire
    intéressée et non de la sémantique. D'un ami on
    n'attend ni morale, ni règlements de manœuvre, ni
    principes, ni lois. Ce qu'on demande à un ami, c'est
    son amitié, et tout le reste on laisse à ses pires
    ennemis le soin de l'inventer. Je leur abandonne le
    soin d'harmoniser les évangiles avec les immortels
    principes de 1789 et d'organiser les polices et les
    armées capables de défendre les droits de l'Homme
    et du citoyen, avec les bases de la civilisation judéochrétienne. Pour moi, je me contente d'aller saluer,
    quand j'en ai le temps, celui qui disait à cette brave
    Marthe faisant la cuisine, qu'elle perdait le sien et
    que Marie, assise à ses pieds, écoutant sa parole,
    Marie qui avait choisi la connaissance, avait choisi
    la meilleure part, celle qui ne lui serait pas enlevée.
    Celui qui nous conseillait de faire comme les lys des
    champs qui ne filent ni ne tissent, les lys des champs
    qui avaient atteint déjà à son époque la croissance
    zéro. Celui qui chassait les marchands du temple, ce
    temple qui est la maison de Dieu, c'est-à-dire nousmêmes. Celui qui aimait quand même le jeune
    homme riche, ce jeune homme, vous vous souvenez,
    qui faisait tout ce que le Christ conseillait de faire et
    demandait ce qu'il pouvait faire encore de plus : «
    Abandonne tout et suis-moi. » Le petit jeune homme
    n'osa pas et resta très triste. Le Christ l'aima car il
    était seul sans doute à le savoir enchaîné par ses
    automatismes socio-culturels. Celui qui demandait à
    son Père, sur le mont des Oliviers, de lui éviter de
    boire cette coupe douloureuse qui lui était tendue,
    jusqu'à la lie, faisant montre ainsi d'un manque total
    de virilité et de courage, scrogneugneu. Celui qui
    était venu apporter non la tristesse, mais la joie de la
    bonne nouvelle. Celui qui avant Freud savait que les
    hommes devaient être pardonnés parce qu'ils ne
    savent pas ce qu'ils font et obéissent à leur
    inconscient. Celui qui n'eut pas le secours
    paternaliste de Joseph, son père, au pied de la Croix
    (Qu'est-il devenu, celui-là ?). Celui qui s'opposait à
    la lapidation des femmes adultères et conseillait de
    ne pas juger si l'on voulait ne pas être jugé. Celui qui
    à quatorze ans refusait de suivre sa mère et ses frères
    qu'il prétendait ne pas connaître. Sainte Famille et
    doux Jésus! Celui qui est venu apporter le glaive et
    non la paix, dresser le fils contre son père, et qui
    racontait des histoires invraisemblables où les
    ouvriers de la dernière heure étaient aussi bien payés
    que ceux de la première. Saintes échelles
    hiérarchiques! On comprend que par la suite cellesci aient préféré qu'une telle organisation soit valable
    pour l'autre monde mais surtout pas pour celui-là! première communion. Depuis, je me suis construit
    une image du Christ, comme je m'étais construit une
    image de mon père mort à trente et un ans, quand
    j'en avais cinq. Mon père que je n'ai jamais eu à tuer
    pour devenir adulte (suivant l'expression analytique)
    car il m'a suffi d'être lui, ou du moins d'être l'image
    que je m'étais faite de lui. Je n'ai jamais éprouvé de
    peine de la mort tragique de mon père, jeune
    médecin des troupes coloniales mort du tétanos à
    Mana en Guyane française, car tout a été fait autour
    de moi, inconsciemment, pour qu'il continue à vivre
    en moi, pour que je sois lui. Aujourd'hui encore,
    conscient de tout cela, mon père, ou du moins le
    mythe qui s'est construit en moi, est toujours présent.
    Il est mon œuvre et je n'ai jamais eu à me heurter au
    modèle.
    L'image du Christ qui s'est construite en moi, c'est
    celle d'un ami personnel, que j'accepte bien
    volontiers de partager avec les autres, sachant
    d'ailleurs que chaque homme a son Christ à lui,
    même et surtout peut-être s'il le rejette ou du moins
    s'il rejette l'image que la niche environnementale a
    tenté de lui imposer. Si j'étais né en Chine quelques
    millénaires avant sa naissance, je n'en aurais jamais
    entendu parler. Il y a donc un déterminisme
    historique à la connaissance que j'ai de lui. Mais
    mon amitié pour lui a grandi surtout lorsque ma vie
    scientifique et sociale m'a fait comprendre que sa
    crucifixion ne fut rien à côté des tortures que ses
    protagonistes ont fait endurer depuis à son message.
    Ils ont encore fait de la grammaire, une grammaire
    intéressée et non de la sémantique. D'un ami on
    n'attend ni morale, ni règlements de manœuvre, ni
    principes, ni lois. Ce qu'on demande à un ami, c'est
    son amitié, et tout le reste on laisse à ses pires
    ennemis le soin de l'inventer. Je leur abandonne le
    soin d'harmoniser les évangiles avec les immortels
    principes de 1789 et d'organiser les polices et les
    armées capables de défendre les droits de l'Homme
    et du citoyen, avec les bases de la civilisation judéochrétienne. Pour moi, je me contente d'aller saluer,
    quand j'en ai le temps, celui qui disait à cette brave
    Marthe faisant la cuisine, qu'elle perdait le sien et
    que Marie, assise à ses pieds, écoutant sa parole,
    Marie qui avait choisi la connaissance, avait choisi
    la meilleure part, celle qui ne lui serait pas enlevée.
    Celui qui nous conseillait de faire comme les lys des
    champs qui ne filent ni ne tissent, les lys des champs
    qui avaient atteint déjà à son époque la croissance
    zéro. Celui qui chassait les marchands du temple, ce
    temple qui est la maison de Dieu, c'est-à-dire nousmêmes. Celui qui aimait quand même le jeune
    homme riche, ce jeune homme, vous vous souvenez,
    qui faisait tout ce que le Christ conseillait de faire et
    demandait ce qu'il pouvait faire encore de plus : «
    Abandonne tout et suis-moi. » Le petit jeune homme
    n'osa pas et resta très triste. Le Christ l'aima car il
    était seul sans doute à le savoir enchaîné par ses
    automatismes socio-culturels. Celui qui demandait à
    son Père, sur le mont des Oliviers, de lui éviter de
    boire cette coupe douloureuse qui lui était tendue,
    jusqu'à la lie, faisant montre ainsi d'un manque total
    de virilité et de courage, scrogneugneu. Celui qui
    était venu apporter non la tristesse, mais la joie de la
    bonne nouvelle. Celui qui avant Freud savait que les
    hommes devaient être pardonnés parce qu'ils ne
    savent pas ce qu'ils font et obéissent à leur
    inconscient. Celui qui n'eut pas le secours
    paternaliste de Joseph, son père, au pied de la Croix
    (Qu'est-il devenu, celui-là ?). Celui qui s'opposait à
    la lapidation des femmes adultères et conseillait de
    ne pas juger si l'on voulait ne pas être jugé. Celui qui
    à quatorze ans refusait de suivre sa mère et ses frères
    qu'il prétendait ne pas connaître. Sainte Famille et
    doux Jésus! Celui qui est venu apporter le glaive et
    non la paix, dresser le fils contre son père, et qui
    racontait des histoires invraisemblables où les
    ouvriers de la dernière heure étaient aussi bien payés
    que ceux de la première. Saintes échelles
    hiérarchiques! On comprend que par la suite cellesci aient préféré qu'une telle organisation soit valable
    pour l'autre monde mais surtout pas pour celui-là! Celui du sermon sur la Montagne (Heureux ceux
    qui... Heureux ceux qui...), sermon qui tranchait si
    complètement avec les commandements et les «
    garde à vous » ! d'un Dieu vengeur. Comment, à
    partir d'un tel poème, a-t-il pu naître un système
    aussi primitif de cœrcition dominatrice ?
    Je ne puis savoir jusqu'à quel point mon éducation
    chrétienne, bien que bâclée, a pu influencer ma
    pratique professionnelle, bien que dans mon
    discours logique et conscient je me refuse à établir
    des relations entre les deux domaines. Ces relations
    existent certainement, mais ce n'est que plus tard
    qu'a commencé ma vie scientifique et non plus
    simplement professionnelle. C'est elle qui m'a fourni
    les interprétations qui me manquaient, aussi bien de
    mon propre comportement que de celui de mes
    contemporains. Jusque-là je n'avais fait qu'exprimer
    tant bien que mal la soupe de jugements de valeurs
    que la socio-culture avait laborieusement mise en
    place dans mon système nerveux. J'étais plus ou
    moins récalcitrant, mais finalement conforme. Et
    c'est curieusement par l'intermédiaire de ma
    discipline scientifique que j'ai retrouvé cet ami
    lucide, ce Christ poétique et asocial, qui attend
    depuis deux mille ans que ceux qui comprennent
    veuillent bien comprendre, que ceux qui ont des
    oreilles veuillent bien entendre. Mais, me direzvous, est-ce bien à votre discipline scientifique que
    vous devez de l'avoir rencontré, et comme il le disait
    lui-même, l'aurais-je jamais cherché si je ne l'avais
    pas déjà trouvé ? La Science des Sciences, celle des
    structures, l'esthétique, le vade-mecum le plus
    complet que j'en connaisse, ce sont pour moi les
    Evangiles. Ils m'ont permis d'ignorer les
    marchandages, le pari attristant de Pascal, ce
    donnant, donnant de petits boutiquiers entre cette vie
    et la vie éternelle. Je n'attends pas de mon ami qu'il
    me ressuscite et assure ma promotion sociale dans
    un autre monde.
    A un ami, on ne demande et on ne donne que de
    l'amitié. Mais qu'est-ce que l'amitié ? Ne serait-ce
    pas, pour deux hommes situés dans le même espace,
    d'être chacun pour l'autre objet de gratification, et
    cela est-il possible en dehors de l'absence entre eux
    d'un désir de dominance, comme de l'acceptation
    d'une soumission ? N'exige-t-elle pas une
    communication sans langage logique, langage qui
    déforme et trahit tout; n'exige-t-elle pas des finalités
    s'inscrivant dans celle d'un même ensemble, une
    découverte pratique de l'un par l'autre en dehors de
    règles imposées, dans un territoire où il n'y a pas de
    compétition, car il n'est pas de ce monde, mais de
    celui de l'imaginaire.
    C'est un lieu commun de dire que la Science a tué
    la Foi, qu'elle a tué les anciens Dieux. Il est exact
    qu'elle a remplacé la Foi dans la thérapeutique de
    l'angoisse. L'Homme attend d'elle qu'elle le rende
    immortel, dans ce monde et non dans l'autre. Mais la
    déception est proche car la Science vit dans le siècle
    et si elle résout certains problèmes matériels de
    l'homme, elle n'apporte pas de solution à sa destinée.
    Nous l'avons dit, elle ne donne pas de « sens à la vie
    ». Elle se contente de l'organiser. Ou si elle lui
    donne un sens, c'est de n'en avoir aucun, d'être un
    processus hasardeux et hautement improbable. Et
    pourtant, bien des faits dits scientifiques nous
    montrent que le hasard comme la Liberté commence
    avec notre ignorance. Mais cet univers ordonné que
    nous découvrons, est-il le seul ? Le tragique de la
    destinée humaine ne vient-il pas de ce que l'Homme
    comprend qu'il en connaît assez pour savoir qu'il ne
    connaît rien de sa destinée, et qu'il n'en connaîtra
    jamais suffisamment pour savoir s'il y a autre chose
    à connaître.
    Mais s'il y a autre chose à connaître, ce n'est
    certainement pas dans les catéchismes, de quelque
    obédience qu'ils soient, que nous l'apprendrons.
    Lazare, le ressuscité, n'a rien demandé, il a reçu. Je
    m'en voudrais de demander au Christ de calmer mon
    angoisse. Nous n'avons rien fait pour calmer la
    sienne. Je lui demande simplement d'accepter d'être
    tel que je l'imagine, c'est-à-dire tel qu'aucun homme n'a jamais été et non comme l'Histoire a essayé de
    me l'imposer. Je crois qu'il est seulement celui qui
    comprend, au sens étymologique du terme. Un
    catéchisme a-t-il jamais compris quelque chose ?
    Beaucoup de chrétiens aujourd'hui se rallient à la
    doctrine marxiste. Beaucoup de chrétiens en effet se
    rendent compte de ce que depuis les temps anciens
    des premiers martyrs, l'établissement ecclésiastique a
    signé des concordats successifs avec le pouvoir
    lorsqu'il n'a pas pu l'exercer lui-même. Il s'est rallié
    aux dominants de toutes les époques, alors que le
    Christ s'est promené à travers le monde en ralliant
    autour de lui les faibles et les dominés. Le discours
    logique des Églises est simple : le royaume du Christ
    n'étant pas de ce monde, n'essayons pas de changer
    quoi que ce soit aux échelles de dominances
    terrestres et préparons celles de l'au-delà. On se
    demande même pourquoi dans ce cas le Christ s'est
    incarné : rien à faire avec la carne, travaillons pour
    le pur esprit, ce qui laisse aux pharisiens et aux
    sanhédrins de toutes les époques le champ libre pour
    exercer leur pouvoir par l'exploitation et la torture.
    Sachons souffrir, cela nous sera rendu au centuple
    dans l'autre monde. On nous conseille ainsi
    l'Imitation de Jésus-Christ, alors qu'un autre discours
    logique pourrait tout aussi bien aboutir à cette idée
    évidente que la vie et la mort du Christ sont
    l'exemple de ce dont est capable tout pouvoir établi,
    donc un exemple à ne pas renouveler. En
    conséquence, les paroles et la mort du Christ nous
    pousseraient essentiellement à lutter contre ces
    riches qui entreront au ciel plus difficilement qu'un
    chameau ne passerait par le chas d'une aiguille et à
    tout faire pour que ces justes qui détiennent la vérité
    et le pouvoir disparaissent à jamais de la collectivité
    humaine.
    Les chrétiens marxistes ont trouvé dans Marx la
    description de certains mécanismes aboutissant à
    l'exploitation de l'homme par l'homme et ils ne
    peuvent faire autrement qu'être séduits par la
    similitude des objectifs poursuivis. Mais
    immédiatement on les accuse de désacraliser le
    sacré, de politiser le transcendantal, de ramener sur
    terre ce qui se trouvait fort bien dans l'au-delà parce
    qu'il n'y gênait personne. Certains chrétiens même,
    en paroles, brandissant l'étendard d'un gauchisme à
    la mode, des trémolos dans la voix et sans pour
    autant quitter un monde où ils se trouvent fort bien,
    car leur avancement hiérarchique n'est nullement
    compromis, se donnent des allures de grands
    mystiques contemporains, de saint Jean de la Croix
    du moteur à explosion, et font la leçon à ces
    chrétiens marxistes qui seraient en train de détruire
    ces bonnes églises du passé, où les marchands
    chassés du temple sont revenus dare-dare, dès que le
    Christ eut le dos tourné, croître et proliférer. Nous
    connaissons leurs arguments : le marxisme (qui les
    gêne beaucoup vraiment) est une idéologie dépassée,
    qui n'a débouché que sur le stalinisme, et le mépris
    total de la personnalité humaine (ce disant, c'est à la
    leur qu'ils pensent car il serait dommage de la
    mépriser). Notez au passage que l'idéologie
    chrétienne a elle-même débouché sur l'Inquisition,
    les guerres de religion, les croisades, et la main-forte
    prêtée à l'établissement de tous les impérialismes
    quels qu'ils soient. Ils ne savent sans doute pas que
    les dogmes d'où qu'ils viennent sont toujours
    interprétés par des hommes, inconscients de leurs
    pulsions dominatrices, de leur besoin narcissique de
    se faire valoir, et surtout inconscients de
    l'apprentissage des socio-cultures qui imprègne
    jusqu'à la dernière des molécules de leur système
    nerveux. Il m'arrive parfois de rencontrer ou
    d'observer, à la télévision par exemple, certains de
    ces grands mystiques contemporains touchés par la
    grâce. Très vite, malgré souvent l'élégance et l'attrait
    de leur discours (le seul que l'on puisse entendre
    d'ailleurs, car s'ils ont des contradicteurs ils ne leur
    laissent pas placer un mot), j'essaie de fixer mon
    attention sur leurs attitudes, leurs gestes, leur visage,
    leur regard, leur voix, pour tenter, derrière le discours, de découvrir la motivation, l'angoisse
    cachée, l'incertitude, sous l'enveloppe organique du
    personnage. Je me demande parfois si une
    psychanalyse pourrait les aider à se mieux découvrir.
    Il est rare que je ne ressente pas pour eux une grande
    pitié, avec tout le contenu d'agressivité que ce mot
    contient. Pitié, sentiment aussi suspect que l'amour.
    Vous souvenez-vous de ce film d'avant-guerre que
    j'ai beaucoup aimé et qui s'intitulait « Les verts
    pâturages » ? A la fin, le Dieu à trique, le Yahvé
    irascible et vengeur, assis sur son nuage assiste à sa
    propre crucifixion en la personne de son fils, sur une
    lointaine planète appelée Terre. Il a très mal, ce qui
    parait normal, et au moment où sa seconde personne
    pousse son dernier soupir, son visage se détend et il
    prononce ces quelques mots « C'est donc cela la
    pitié! »... ou quelque chose d'approchant. N'étant pas
    Dieu le père, j'aurais tendance à n'éprouver ce
    sentiment que lorsque je suis impuissant à réagir
    contre mon intolérance en même temps que je ne
    puis imposer ma dominance en idées. La Pitié
    permet à celui qui l'éprouve de se retrouver en
    situation de dominance subjective et de placer celui
    qui en est l'objet en position de dépendance. C'est un
    sentiment réconfortant. Mais ne devrions-nous pas
    être plutôt envahis d'une certaine tendresse pour
    celui qui tente de convaincre les autres, même avec
    suffisance, afin de se convaincre lui-même? Car il
    n'y aurait pas d'angoisse sans déficit informationnel,
    et sans angoisse, pas de certitude mythique à faire
    partager.
    Pour exprimer ce que je pense concernant le
    Christiano-Marxisme, je voudrais une fois encore
    exploiter la comparaison linguistique que j'ai déjà
    utilisée en répondant à la question « Le sens de la
    Vie ». J'ai essayé de vous convaincre alors de ce que
    la sémantique du message vivant était du domaine
    de la Foi car l'Homme ne pouvait y atteindre
    raisonnablement. Je crois que le Christ fournit cette
    sémantique mais j'ai dit plus haut pourquoi je n'avais
    aucune preuve à vous donner et que je répugnais à
    faire appel, pour vous convaincre, à cette angoisse
    qui habite obscurément tout homme, si on lui laisse
    le temps d'être conscient. Cette angoisse rend toute
    Foi suspecte et c'est malheureusement sur elle que se
    sont appuyées toutes les religions. Angoisse qui
    suinte à travers les murs de ces prisons que sont
    l'injustice, la souffrance et la mort. L'astuce du
    Christ, c'est de s'être incarné, d'avoir apporté la
    sémantique sur un message, un signifiant que nous
    pouvions comprendre. Malheureusement, le
    signifiant varie avec les époques de l'évolution
    humaine, alors que le signifié n'a pas changé. C'est
    ainsi qu'on peut exprimer la même idée dans
    plusieurs langues. Le message est intimement lié à
    l'étendue de nos connaissances. C'est sans doute
    pourquoi il a parlé par paraboles, son signifiant, à
    l'époque, ne pouvant faire appel aux notions de plusvalue, de luttes de classe et de rapports de
    production. Marx s'est occupé au contraire
    exclusivement de syntaxe, du signifiant. Il a
    d'ailleurs utilisé l'alphabet et la grammaire de son
    temps auxquels il manquait des lettres et des règles,
    que la biologie comportementale, la notion
    d'information, la théorie des systèmes et les
    mathématiques modernes ont, depuis,
    considérablement enrichis. Mais il ne répondait
    qu'imparfaitement à l'angoisse existentielle, du fait
    même que son message n'était qu'un message à
    prétentions scientifiques, donc en principe
    continuellement révisable. or, ses épigones avaient
    tellement besoin d'un mythe consolateur qu'ils ont
    déifié Marx et se sont comportés avec son oeuvre
    comme les théologiens s'étaient comportés avec les
    Évangiles. D'analyses en analyses ils en ont tiré ce
    que leur inconscient frustré voulait y trouver, et
    d'ailleurs le signifiant torturé fut un levain aussi
    fertile que l'avait été le signifié des Évangiles, une
    source de violences et de dominations
    sociologiques, économiques et politiques. Cette
    source n'a pas coulé de l'analyse du signifiant
    marxiste mais de la recherche désespérée d'un signifié, du sens que les marxistes ont voulu de toute
    force lui trouver. Ils ont cherché à en faire sortir le «
    sens » de la vie humaine, mais ils n'ont pu à partir de
    cet homo faber marxiste, de cet homme producteur
    d'outils et de marchandises, de ses rapports de
    production, trouver une origine au message, non
    plus que la sémantique dont il était le support,
    support que l'apport marxiste avait logiquement
    organisé. Ils n'ont pas plus trouvé le destinataire
    capable de le décoder. Les hommes sont restés sur
    leur faim en découvrant un règlement de manœuvre
    sans participer aux décisions de l'état-major
    mystique. Inversement, les chrétiens en possession
    du signifié christique ont cherché dans le signifiant
    marxiste une matière plus contemporaine sur
    laquelle travailler, un monde présent plus apte que
    celui des paraboles à véhiculer leur signifié. D'où, je
    crois, la rencontre marxo-christique contemporaine.
    Mais on peut encore se demander s'il est possible de
    faire coïncider le réel et l'imaginaire, l'œuvre et le
    modèle. Car le signifié que nous croyons découvrir
    aujourd'hui dans le message du Christ est celui que
    nos connaissances actuelles du signifiant nous
    permettent de comprendre. Cependant, le
    phénomène le plus troublant, c'est que cet imaginaire
    incarné, qui en conséquence ne peut être autre
    chose que ce que nous sommes, puisse contenir un
    invariant suffisamment essentiel pour, toujours et
    partout, guérir l'angoisse congénitale de l'Homme.

    Et puis encore...



    Soleil! Infime étoile d'une galaxie perdue au sein
    des galaxies sans nombre, qui tournoient, naissent et
    disparaissent depuis l'explosion du noyau originel;
    explosion qui projeta le monde jusqu'aux lointains
    courbes; monde fini mais qui ne cesse pourtant de
    croître, Soleil! Seule source de vie sur ce caillou
    glacé que serait sans toi la terre que voilà. Soleil! Tu
    rayonnes et tout bouge, tout s'anime. Le peuple des
    atomes s'agite sous ta chaude lumière et de sa
    révolution naît un nouveau peuple, celui des
    molécules qui se cherchent et s'unissent suivant des
    lois obscures, comme un homme et une femme
    perdus dans une foule se rencontrent et s'aiment, se
    reproduisent et se perpétuent. Les êtres sont là, ils
    sont devenus forme. De l'énergie, la matière est née,
    et de cette matière, parcelles incroyables et fragiles,
    les premières molécules vivantes, capables
    d'assimiler le monde inanimé dans leur image et de
    le soumettre à sa reproduction. Ce caillou peut bien
    avoir la taille d'un grain de blé ou celle d'un pic
    neigeux, il ne reproduit en lui-même que
    l'association morne et sans joie des mêmes atomes
    dans les mêmes molécules. Solide comme un roc il
    demeure, alors que les êtres, instables et en euxmêmes sans cesse recommencés, naissent,
    grandissent et meurent pour retourner, atomes et
    molécules n'appartenant plus à personne, au pool
    commun de la matière organisée. D'autres êtres s'en empareront pour construire leur édifice. Mais de la
    naissance à la mort, aucune de ces pierres ne restera
    définitivement en place et elles seront sans cesse
    renouvelées. Forces et choses vous n'êtes qu'un.
    Matière et énergie, c'est tout comme. Vous changez
    sans cesse, et d'état et de forme. De forme car c'est
    l'énergie qui met la matière en forme, qui l'informe.
    Grains de matière ou d'énergie, vous ne vous
    assemblez au hasard que du fait de notre ignorance
    du code civil auquel vous vous soumettez. Mais
    jamais l'espace et le temps ne sont libres autour de
    vous; vous les asservissez à vos lois. Et ces lois de la
    mise en forme, celles de l'information structurante,
    figent la matière et l'énergie quelque temps dans
    certains rapports privilégiés.
    Homme! Avec ce peu de matière dans laquelle est
    sculptée ta forme, tu résumes toute l'histoire du
    monde vivant. Comme une cathédrale pour laquelle
    les bâtisseurs se sont succédé au cours des siècles,
    les millénaires ont participé à la construction de ton
    cerveau. Il conserve encore dans ses fondations
    l'architecture romane simple et primitive qui est celle
    du cerveau des poissons et des reptiles. Quand ceuxci apparurent, il leur fallut d'abord survivre.
    L'atmosphère était chaude et humide, le ciel grondait
    d'orages. Les plantes et les fleurs, les arbres et leurs
    troncs épais s'étaient déjà épanouis sous la chaude
    puissance du soleil, source de toute vie ici-bas. Pour
    construire leur propre corps, ils mangèrent ces
    herbes et ces plantes qui n'étaient autres que du
    soleil transformé, de la matière organisée grâce à
    son énergie. Ils durent aussi se reproduire. Ils
    possédaient sur les plantes un immense avantage,
    celui de pouvoir se déplacer, de pouvoir parcourir
    l'espace, alors que les plantes ne pouvaient pas
    bouger. Les plantes devaient attendre un vent
    complaisant ou un insecte volage pour porter leur
    semence de fleur en fleur. Elles devaient se
    contenter de la terre où leurs racines plongeaient
    pour organiser leur propre matière vivante. Les
    animaux, eux, étaient mobiles, grâce à leur système
    nerveux. Incapables de faire comme les plantes, de
    transformer la lumière du soleil en leur propre
    structure, ils se nourrirent de l'énergie solaire en
    absorbant les plantes qui avaient emprisonné sa
    lumière dans leur forme. Leur système nerveux
    répondait ainsi à leurs besoins fondamentaux. Il leur
    indiquait, grâce aux organes des sens, où se trouvait
    l'eau de la source à boire, l'herbe ou l'insecte à
    dévorer, la femelle à laquelle s'accoupler. Leur
    système nerveux leur permettait donc d'agir dans un
    espace. Mais ce faisant, ce système nerveux ne
    faisait qu'obéir aux désirs de l'ensemble de cette
    société cellulaire qu'était leur propre corps. Car
    celui-ci était déjà l'œuvre d'une longue évolution qui
    avait pris naissance longtemps avant, au sein des
    océans, et avait réuni des cellules isolées en colonies
    compactes. Comme dans toute société, la
    spécialisation des fonctions était apparue. Certaines
    cellules s'occupèrent d'absorber, de transformer et de
    stocker les aliments pour les distribuer ensuite à
    l'ensemble des cellules de la colonie suivant leurs
    besoins, variables avec le travail fourni. D'autres
    s'occupèrent de permettre, par leur mouvement, le
    déplacement de l'ensemble de la colonie, vers le
    refuge protecteur ou la proie alimentaire. Fuir ou
    attaquer pour se défendre, chercher l'aliment pour se
    nourrir, l'animal de l'autre sexe pour se reproduire,
    toutes ces actions étaient mises en ordre par le
    système nerveux primitif, bien incapable par ailleurs
    d'élaborer une autre stratégie que celle pour laquelle
    il avait été programmé dans l'espèce.
    De nombreux millénaires s'écoulèrent encore
    avant que les piliers de la cathédrale nerveuse ne
    s'enrichissent de la voûte et des arcs-boutants que lui
    donnèrent les premiers mammifères. C'est dans ces
    superstructures qu'ils stockèrent l'expérience, la
    mémoire de ce qui se passait autour d'eux, des joies
    et des peines, des douleurs passées et de ce qu'il
    fallait faire pour ne plus les retrouver. De ce qu'il
    fallait faire aussi pour retrouver sans cesse le plaisir, le bien-être et la joie. Bien sûr, ils n'avaient pas le
    choix. Il leur fallait vivre ou mourir et la motivation
    restait la même : survivre. Mais pour l'assouvir, les
    gestes simples, seuls autorisés jusque-là par le
    système nerveux primitif, se compliquèrent de toute
    l'expérience acquise au cours de sa vie par l'individu,
    capable même par son exemple de la transmettre à
    ses descendants. L'espace où il se trouvait, où il
    trouvait à se gratifier, grâce à la présence dans cet
    espace de choses et d'êtres nécessaires à sa survie,
    devint son territoire, et comme il avait besoin des
    choses et des êtres qui s'y trouvaient pour survivre,
    ces choses et ces êtres devinrent ce que l'homme
    plus tard appela la propriété. Vivre ou mourir. Ainsi,
    pour vivre les animaux agissent dans l'espace sur les
    êtres et les choses qui le peuplent pour assurer le
    maintien de leur structure, c'est-à-dire le maintien
    des rapports particuliers unissant les atomes en
    molécules et les molécules entre elles en cellules, en
    organes, les organes en systèmes, le tout aboutissant
    à la structure d'ensemble de l'être qu'elle met en
    forme. Avec la mémoire, l'action n'est plus isolée
    dans le présent, elle s'organise à partir d'un passé
    révolu mais qui survit encore, douloureux ou
    plaisant, à fuir ou à retrouver, dans la bibliothèque
    de la cathédrale nerveuse.
    Mais l'œuvre était inachevée. Il fallait encore y
    ajouter les tours et les hauts clochers, capables de
    découvrir l'horizon du futur, d'imaginer et de
    prévoir. Cela se fit lentement, progressivement, et
    aboutit au modelage du crâne humain avec son front
    droit, qui s'est dressé lentement au cours des siècles,
    en partant du front fuyant des grands singes
    anthropoïdes. Derrière ce front, les lobes orbitofrontaux furent le local privilégié où les images
    mémorisées montant des aires sous-jacentes purent
    se mélanger, s'associer de façon originale,
    permettant la création de nouvelles formes et de
    nouvelles structures. Il restait à savoir si le monde
    approuverait ces structures imaginaires. L'action
    permit de s'en assurer. L'expérimentation permit de
    contrôler l'exactitude des hypothèses ou de contrôler
    au contraire qu'elles n'étaient pas utilisables dans la
    recherche de la survie.
    Mais à mesure que la cathédrale s'élevait, le
    monde de la matière s'élevait aussi autour d'elle. Des
    générations avaient accumulé sur le champ primitif
    des matériaux nouveaux. Petit à petit les fondations
    romanes avaient disparu dans le sol et l'on ne savait
    même plus qu'elles avaient existé. La voûte ellemême accumulait les souvenirs sans savoir qu'ils
    s'entassaient suivant un ordre que ceux du haut du
    clocher ne pouvaient pas connaître. Et ces derniers,
    seuls à voir encore le paysage, ne savaient pas qu'audessous d'eux un monde ancien de pulsions et
    d'expériences automatisées continuait à vivre. Ils
    parlaient. Ils parlaient d'amour, de justice, de liberté,
    d'égalité, de devoir, de discipline librement
    consentie, de sacrifices, parce qu'ils voyaient au loin
    l'espace libre dans lequel ils pensaient pouvoir agir.
    Mais ils étaient seuls, isolés près de leurs cloches,
    sonnant la messe et l'angélus, sans savoir que pour
    sortir de leur clocher ils devaient redescendre dans la
    bibliothèque des souvenirs automatisés et passer par
    les fondations enfouies de leurs pulsions. Et là nul
    souterrain n'avait été prévu par l'architecte primitif
    pour ressortir à l'air libre. Les marches même de
    l'escalier, vermoulues, ne permettaient plus de
    revenir en arrière dans le temps et l'espace intérieur.
    Ils étaient condamnés à vivre dans le conscient, le
    langage conscient, le langage logique, sans savoir
    que celui-ci était supporté par les structures
    anciennes qui l'avaient précédé.
    Et l'homme se mit à crier dès les premiers âges «
    Espace, c'est en ton sein que je veux construire!
    C'est en ton sein que je veux toucher et sentir. C'est
    en toi que je dois vivre! Bacchus, Éros, dieux du vin
    et de l'amour, donnez-moi la grappe et le sein que
    j'écraserai sous mes doigts, le sexe et le vin, le
    plaisir et la joie. Et si quelqu'un d'autre veut profiter
    avant moi des biens de cet espace, que Mars me soit
    favorable et me donne la victoire! Espace, c'est encore en toi que mon bras se détendra pour assaillir
    mon frère et m'assurer la dominance. Espace, en
    naissant je ne te connaissais pas. Mais mes mains et
    mes lèvres, à tâtons, ont découvert le sein maternel
    qui a comblé de son lait ma faim et ma soif. Dans
    l'apaisement du plaisir retrouvé, mon oreille a
    entendu le son de la voix câline de ma mère et j'ai
    senti l'odeur fraîche et le contact de sa peau. Ce fut
    elle le premier objet de mon désir, la première
    source qui m'abreuva. Et quand mes yeux étonnés
    ont découvert autour d'elle, que je ne croyais qu'à
    moi, que je croyais être moi, le monde, j'en ai voulu
    au monde qui semblait pouvoir me la prendre. La
    crainte de perdre la cause de mon plaisir me fit
    découvrir, avec l'amour, la jalousie, la possession, la
    haine et l'angoisse. » Voilà ce que dit l'homme en
    son langage.
    Mais l'angoisse était née de l'impossibilité d'agir.
    Tant que mes jambes me permettent de fuir, tant que
    mes bras me permettent de combattre, tant que
    l'expérience que j'ai du monde me permet de savoir
    ce que je peux craindre ou désirer, nulle crainte : je
    puis agir. Mais lorsque le monde des hommes me
    contraint à observer ses lois, lorsque mon désir brise
    son front contre le monde des interdits, lorsque mes
    mains et mes jambes se trouvent emprisonnées dans
    les fers implacables des préjugés et des cultures,
    alors je frissonne, je gémis et je pleure. Espace, je
    t'ai perdu et je rentre en moi-même. Je m'enferme au
    faite de mon clocher où, la tête dans les nuages, je
    fabrique l'art, la science et la folie.
    Hélas! Ceux-là même je n'ai pu les conserver pour
    moi. Je n'ai pu les conserver dans le monde de la
    connaissance. Ils furent aussitôt utilisés pour
    occuper l'espace et pour y établir la dominance, la
    propriété privée des objets et des êtres, et permettre
    le plaisir des plus forts. Du haut de mon clocher, je
    pouvais découvrir le monde, le contempler, trouver
    les lois qui commandent à la matière, mais sans
    connaître celles qui avaient présidé à la construction
    du gros oeuvre de ma cathédrale; j'ignorais le cintre
    roman et l'ogive gothique. Quand mon imaginaire
    était utilisé pour transformer le monde et occuper
    l'espace, c'était encore avec l'empirisme aveugle des
    premières formes vivantes.
    Les marchands s'installèrent sur le parvis de ma
    cathédrale et c'est eux qui occupèrent l'espace
    jusqu'à l'horizon des terres émergées. Ils envahirent
    aussi la mer et le ciel, et les oiseaux de mes rêves ne
    purent même plus voler. Ils étaient pris dans les
    filets du peuple des marchands qui remplissaient la
    terre, la mer et l'air, et qui vendaient les plumes de
    mes oiseaux aux plus riches. Ceux-ci les plantaient
    dans leurs cheveux pour décorer leur narcissisme et
    se faire adorer des foules asservies.
    Le glacier de mes rêves ne servit qu'à alimenter le
    fleuve de la technique et celle-ci alla se perdre dans
    l'océan des objets manufacturés. Tout au long de ce
    parcours sinueux, enrichi d'affluents nombreux, de
    lacs de retenue et du lent déroulement de l'eau qui
    traversait les plaines, les hiérarchies s'installèrent.
    Les hiérarchies occupèrent l'espace humain. Elles
    distribuèrent les objets et les êtres, le travail et la
    souffrance, la propriété et le pouvoir. Les plumes
    bariolées des oiseaux de mes rêves remplissaient
    l'espace au hasard comme le nuage qui s'échappe de
    l'oreiller que l'on crève avec un couteau. Au lieu de
    conserver la majestueuse ordonnance de la gorge qui
    les avait vus naître, elles s'éparpillaient au hasard,
    rendant l'air irrespirable, la terre inhabitable, l'eau
    impropre à tempérer la soif. Les rayons du soleil ne
    trouvèrent plus le chemin qui les guidait jusqu'au
    monde microscopique capable de les utiliser pour
    engendrer la vie. Les plantes et les fleurs
    asphyxiaient, les espèces disparurent et l'homme se
    trouva seul au monde.
    Il se dressa orgueilleusement, face au soleil,
    trônant sur ses déchets et sur ses oiseaux morts.
    Mais il eut beau tendre les bras, et refermer ses
    doigts sur les rayons impalpables, nul miel n'en
    coula. Et du haut du clocher de ma cathédrale je le vis
    s'étendre et mourir. Le nuage de plumes, lentement,
    s'affaissa sur la terre.
    A quelque temps de là, perçant le tapis bariolé
    dont il l'avait recouverte, on vit lentement poindre
    une tige qui s'orna bientôt d'une fleur. Mais il n'y
    avait plus personne pour la sentir.
     
  2. Anarchie 13
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