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Fernand Pelloutier - Qu’est-ce que la question sociale ? (1894)

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 2 Juin 2009.

  1. L'Art social, janvier 1894, pp. 15-19

    Une des causes du mal social, c’est l’accaparement de la richesse, c’est-à-dire des produits naturels ou manufacturés, par les valeurs d’échange ; en termes plus simples, c’est l’accaparement de la Fortune elle-même. On comprend, sans qu’il soit besoin d’y insister, que la fortune, si elle bornait son rôle à celui de valeur d’échange strictement représentative de la valeur des produits échangés, se répartirait également et fatalement entre tous les individus produisant et consommant, ce qui supprimerait la question sociale. Mais elle ne se répartit qu’arbitrairement, par suite de l’intervention de la loi de l’offre et de la demande, qui oblige à livrer tantôt beaucoup de marchandises pour une petite quantité d’or et tantôt beaucoup d’or pour une petite quantité de marchandises. Or, le premier cas étant le plus fréquent, il s’ensuit que le vendeur reçoit, en échange de ses marchandises, une quantité de valeurs d’échange inférieure à la valeur de ces marchandises et, partant, vient augmenter le nombre des victimes de la question sociale. Pour résoudre le problème, il suffirait donc de décider qu’aucun produit ne pourrait être échangé que contre une valeur d’échange strictement égale, ou plus simplement d’attribuer à chaque produit une valeur invariable.

    Or, peut-on fixer cette valeur ? Les conditions économiques actuelles permettraient-elles qu’on rayât d’un trait la loi de l’offre et de la demande ? Évidemment non, car il faudrait, en ce cas, que la somme des matières produites fût mathématiquement et constamment égale à la somme des valeurs d’échange existantes. Or, l’opération nécessaire pour établir cette égalité serait elle-même impossible. La production tantôt excède la consommation et tantôt lui est inférieure. Dans le second cas, le producteur parvient à vendre ses produits sans trop de difficultés, mais il lui arrive encore de se heurter à mille obstacles, issus de la force du capital accumulé, qui font que le riche regagne sur un produit ce qu’il perd sur un autre. Si, par exemple, la rareté des denrées alimentaires a élevé le prix d’un produit quelconque au-dessus du cours moyen, le capitaliste peur récupérer la différence par une augmentation de ses loyers, s’il est propriétaire, ou la diminution du prix de main-d’œuvre d’un autre produit, s’il est lui aussi producteur. Et si la concurrence lui interdit d’élever ses prix au-dessus du cours, il en est quitte pour employer la fraude et l’escroquerie, devenues ainsi des facteurs de la vie sociale[1]. Dans le pre- /16/ mier cas, au contraire, si la production excède la consommation, la Fortune accaparée intervient encore pour fixer arbitrairement la valeur des produits à échanger, endiguant dans une certaine mesure la loi de l’offre et de la demande. Le besoin de gagner le pain quotidien, l’obligation en certains cas de se défaire d’objets qui doivent être consommés sans retard, et, pour tout dire, la concurrence, mettent le producteur et le consommateur pauvres à la discrétion du consommateur et du producteur riches. Or, que résulte-t-il de tout ceci ? C’est que la loi de l’offre et de la demande, considérée par les économistes officiels comme le summum de justice compatible avec la stabilité des sociétés humaines, est au contraire une des plus scandaleusement iniques. Dans aucun des cas prévus par le système économique, elle ne favorise celui qui ne possède pas la Fortune. S’il y a insuffisance de production, et, par suite, hausse des produits, le consommateur riche taxe ses locataires, ses ouvriers ou ses fermiers d’une somme équivalente à cette hausse ; s’il y a surproduction, au contraire, il bénéficie de la concurrence et des nécessités de la vie quotidienne. Et tandis que, dans cette dernière hypothèse — la plus fréquente, cela va sans dire, grâce au développement incessant du machinisme, — le producteur pauvre reste victime de la concurrence, le producteur riche, qui devrait subir lui aussi la peine de la surproduction, peut immobiliser ses marchandises et attendre, pour les réaliser, des cours meilleurs. Partout donc, de quelque côté que se tournent nos regards, intervient la puissance de la Fortune, c’est-à-dire du capital concentré en quelques mains, pour dicter des lois au travail, la véritable richesse publique.

    Existe-t-il, du moins, des remèdes — et, en pareille matière, qui dit remèdes dit palliatifs — capables de réduire la Fortune à son véritable rôle, de soumettre au travail cet argent aveugle qui en réglemente indûment les conditions, d’empêcher, en un mot, qu’une puissance usurpée soit la source de troubles mortels pour l’organisme social ? Oh ! l’économique officielle abonde en remèdes. Pour rétablir entre le Capital et le Travail l’équilibre incessamment détruit, pour rendre à la société actuelle un équilibre plus ou moins stable, elle a échafaudé systèmes sur systèmes, entassé taxes sur taxes, ajoutant précisément de nouveaux maux à la collection si importante des iniquités ; il n’est pas jusqu’à Proudhon qui n’ait lui aussi présenté une théorie de l’impôt, non moins enfantine que celles de ses contradicteurs ; enfin, les politiques de la Montagne, ou, comme on /17/ dit aujourd’hui, de l’extrême-gauche, n’ont cessé depuis trente ans de subordonner la solution du problème social à la taxation progressive ou proportionnelle du revenu. Or, sans soulever une controverse que Proudhon s’est chargé lui-même de résoudre victorieusement[2], il suffira pour établir l’impuissance de toutes ces panacées, qui, somme toute, commencent à l’impôt et finissent à l’impôt, de rappeler les événements qui ont suivi la promulgation de la loi sur le travail des filles mineures, des femmes et des enfants dans l’industrie et le vote de la Chambre sur la révision des patentes.

    En ce qui concerne la première, le décret présidentiel n’avait pas paru depuis huit jours à l’Officiel qu’on signalait des grèves sur tous les points de la France où les femmes sont employées aux travaux industriels[3]. Pourquoi donc éclatèrent ces grèves ? Tout simplement parce que les usiniers entendaient récupérer sur le minime salaire de leurs employées la perte que leur faisaient subir les prescriptions nouvelles sur la durée du travail féminin. Bien qu’ils ne pussent se méprendre sur la véritable intention du législateur, laquelle était évidemment d’améliorer les conditions de l’existence féminine, ces loups-cerviers ne laissèrent pas d’agir comme si le législateur avait voulu imposer à la fois aux travailleurs une réduction de travail et une réduction correspondante de gain.

    Qu’objectèrent à leur tour les employés des grands magasins de Paris à la loi de capitation dont le Parlement voulait frapper les colosses du commerce parisien ? Que les patrons récupéreraient sans hésiter sur le quantum des salaires ou sur la quantité du personnel l’impôt nouveau dont on menaçait de taxer leurs établissements ; qu’ainsi la loi aurait un effet diamétralement contraire à celui que les législateurs paraissaient en attendre. Il en fut de même, du reste, pour la taxe des affiches murales, les tarifs de douanes votés en janvier 1892, etc. En toute occurrence, l’impôt est une pure fiction. « De quelque manière, dit Proudhon[4], qu’on s’y prenne avec l’impôt sur le revenu, qu’on l’établisse sur le brut ou qu’on le mette sur le net ; qu’on fasse usage de la progression ou qu’on s’en tienne à la proportionnalité, on obtient zéro de résultat. C’est toujours sur la masse que l’impôt se trouve rejeté ; c’est toujours la consommation qui le paie, et parmi les consommateurs, ce sont les productifs (ouvriers et paysans) qui supportent la très grande part de la charge. On peut varier la méthode ; en dernière analyse, l’inégalité des fortunes n’existant pas pour le fisc, qui ne connaît que des matières à imposer ; le montant des taxes étant rejeté par chacun dans le prix de son service ou de sa marchandise, /18/ on verra toujours les charges fiscales se répartir à peu de chose près comme si tous les contribuables étaient égaux en propriétés, en travail, en revenu, ce qui veut dire de la façon la plus inique qui se puisse imaginer. »

    Pourquoi donc la fortune tend-elle sans cesse à accaparer la richesse ? Pourquoi, le superflu du riche étant un vol fait au nécessaire du pauvre, certaines gens s’approprient-ils du capital au delà de la part qu’exige la satisfaction de leurs besoins ? Parce que, dans les conditions économiques actuelles, qui laissent la porte ouverte à toutes les mauvaises passions, on ne goûte vraiment le bien être que par comparaison. L’état d’esprit créé par des injustices sociales séculaires a conduit la bourgeoisie à agir comme si le bien être collectif devait altérer les jouissances du bien être individuel. L’homme en est arrivé à n’être heureux de sa fortune que parce que l’universalité des individus qui l’a produite n’en possède qu’un atome.

    N’est-ce pas parce que son équipage lui parait le plus beau et ses carrossiers les plus fringants et les plus vites que le propriétaire éprouve une intense jouissance, et cette jouissance ne sera-t-elle pas gâtée s’il découvre un autre équipage plus élégant ou mieux attelé que le sien ? N’est-ce pas parce que le spectacle n’en est réservé qu’à un nombre limité d’individus que chacun s’efforce d’assister à la répétition générale d’une première mondaine ou au vernissage des expositions artistiques ? Enfin le billet de faveur a-t-il d’autre prix que de constituer précisément un privilège ? Et, pour élever plus haut cette argumentation, la bourgeoisie n’entrave-t-elle pas la propagation du socialisme parce que le socialisme rêve et prêche l’égalisation du bien être individuel ?

    Tout affirme donc l’existence d’une question sociale, d’un problème à résoudre. Et ce problème consiste, non pas à supprimer la richesse et par suite le bien être collectif, comme le prétendent les détracteurs du socialisme, ni surtout à spolier violemment la classe bourgeoise des biens qu’elle a acquis, mais à opérer de la production collective (suffisante pour assurer l’existence la plus large à tous les hommes) une répartition si équitable que chacun puisse jouir de l’intégralité des fruits de son travail, la production de ces fruits n’ayant d’autre limite que la satisfaction intégrale des besoins. De là se dégage la véritable formule du socialisme : à chacun suivant ses besoins moyennant la somme possible de travail.

    A vrai dire, l’économique actuelle décrète bien que chacun possédera suivant son travail. Mais cette formule contient deux non-sens également attentatoires à la vérité et à la justice. Tout d’abord, et en raison même de l’intervention de la loi de l’offre et de la demande, ce n’est pas le travailleur qui possède le plus aujourd’hui ; c’est, au contraire, le parasite, le rentier, l’homme de finance, qui, dans les rapports du capital et du travail, c’est-à-dire de la fortune et de la richesse, interviennent arbitrairement pour prélever un intérêt usuraire au détriment de celui-ci, au bénéfice de celui-là En second lieu, la formule officielle ne tient nul compte des inégalités physiques qui font que, de deux hommes également aptes au travail, l’un produit plus que l’autre en un temps donné. Tel naît vigoureux qui pourra produire une quantité de travail supérieure à la normale ; tel autre naît débile et impuissant, dont la production sera, quoiqu’il fasse, inférieure. Or, la possession étant proportionnelle à la somme de travail fournie, il s’ensuit que des besoins identiques reçoivent /19/ d’inégales satisfactions. Une formule qui nécessite de telles inconséquences peut-elle donc être considérée comme équitable ? Et la société, par ce fait même qu’elle demande à tous les citoyens indistinctement un concours égal[5] en redevances et en charges, n’a-t-elle pas pour devoir de rétablir l’équilibre entre des différences originelles dont les individus sont irresponsables et d’assurer à chacun de ses membres qui a coopéré à la production collective la quantité d’objets dont il a besoin ?

    La solution du problème social est donc celle-ci : assurer à tout homme une position égale à ses besoins, des fruits de la terre qu’il a concouru à produire, nonobstant les inégalités physiques ou intellectuelles qui le distinguent des autres membres de la collectivité.

    Certes, nous ne nous dissimulons pas combien cette formule, qui subordonne l’esprit à la matière et ne voit dans l’existence rien de plus que la satisfaction des appétits physiques, est de nature à soulever des colères. Elle n’a point laissé, d’ailleurs, chaque fois qu’elle a été proclamée par la presse ou par le livre, d’indigner les apôtres du spiritualisme social. Suivant eux, l’esprit doit prédominer sur la matière ; par suite, il est nécessaire de rémunérer les concours individuels, non pas selon leur utilité sociale, mais suivant la somme d’intelligence qu’ils exigent.

    Cette théorie n’est, on l’a déjà remarqué, qu’une variante de la formule : à chacun selon ses moyens, et, comme celle-ci, elle a pour résultat de favoriser des supériorités originelles qui, n’étant point œuvre humaine, ne peuvent ambitionner de récompense humaine. Il est tels individus, une élite, qui, comme malgré eux, illis invitis, enfantent des œuvres supérieures ; il en est d’autres auxquels l’élaboration cérébrale est absolument interdite. Dans ces conditions, la justice exige-t-elle que les besoins expient une infériorité cérébrale originelle dont ils ne sont pas responsables ? L’esprit d’ailleurs ne procède que de la matière ; sans le secours de celle-ci, fortifiée à l’exclusion de toute autre pendant l’enfance, il ne pourrait prétendre à tout son développement, donner toute sa mesure. Il est donc équitable que l’un et l’autre soient récompensés suivant leur utilité sociale.

    Soit, nous dit-on, mais, quoique vous ayez déclaré précédemment, ce que vous rêvez, c’est la destruction de la propriété. Or, cette propriété, si elle a des tares, comme toute institution, a du moins eu l’incontestable mérite de conduire les sociétés au point culminant de leur développement. N’est-ce pas la libre concurrence qui, en stimulant le génie inventif et multipliant les découvertes du machinisme, a permis à la doctrine sociale de produire sa formule ? Est-ce que les conditions de la production au moyen âge, par exemple, laissaient espérer qu’un jour l’homme pourrait vivre plus facilement avec un moindre travail ?... Entendons-nous. Oui, nous rêvons la destruction de la propriété, si, par propriété, vous entendez une division inégale des produits ; non, si vous acceptez de la définir avec nous la répartition adéquate aux besoins individuels de la richesse publique. Ce que nous voulons, c’est que tous soient appelés à jouir de ce que tous ont contribué à produire, ce qui, loin d’être l’anéantissement de la propriété, en sera, au contraire, l’extension illimitée, conformément à la notion générale du droit.


    Fernand Pelloutier.




    [1] A quiconque nous accuserait d’exagération, nous livrons sans commentaires l’avis suivant affiché dans un bar de Belleville : « En l’état actuel de la chimie, et vu les facilités de fraude accordées aux propriétaires récoltants, la maison ne garantit ni les vins ni les alcools qu’elle met en vente.

    Un vigneron de Bordeaux écrivait au Figaro le 11 février 1892 (à l’occasion de l’application du tarif des douanes) : « Écoutez ce qui se passe ici sur les vins et eaux-de-vie. Payez-vous moins cher ? Non, n’est-ce pas ? Cependant ici, en Ar- /16/ magnac, nos chais sont pleins et le gros commerce ne nous demande rien... Quand je dis que nous ne vendons rien, je me trompe ; moi qui vous écris, j’ai très bien vendu... Savez-vous quoi ? Mes lies. Savez-vous à qui ? A M. X..., négociant en eaux-de-vie à... Cognac. Quant à mon vin, ou plutôt à mes eaux-de-vie, car j’ai dû distiller pour conserver ma récolte, ni X... ni les autres n’en veulent. Vous saisissez, n’est-ce pas ? X... a acheté beaucoup de vins d’Espagne, remontés d’alcool allemand. Il va les surcharger de trois-six, distiller le tout sur mes lies d’armagnac et lancer dans la consommation d’excellents cognacs ; le consommateur les gobera, s’empoisonnera et sera content. Moi et mes valets de ferme nous crèverons de faim. Que voulez-vous que je fasse, à moins que je ne fraude, c’est-à-dire ne vole ? Le commerce en gros, organisé à la façon de la haute banque, tient toutes les avenues entre la production et la consommation, et il m’est à peu prés impossible, à moi agriculteur, d’atteindre directement le consommateur. Pour vendre des titres, il faut un agent de change ; pour vendre un hectolitre de vin il faut un négociant en gros. La bourgeoisie de commerce a organisé les choses comme cela. Le consommateur paie plus cher, tandis que je vends moins cher, et voilà tout. »

    [2] V. la première partie de sa Théorie de l’impôt.

    [3] « Les industriels de Corbie, prés d’Amiens, viennent d’être mis en demeure par l’inspecteur du travail d’appliquer dans les huit jours la nouvelle loi sur le travail dans les usines et les manufactures. Comme la loi interdit aux femmes et aux jeunes gens âgés de moins de dix-huit ans de travailler plus de dix heures par jour et que ce sont eux qui préparent le travail aux hommes, il en résulte un vif mécontentement dans la population ouvrière. Les patrons ont prévenu tous les ouvriers et ouvrières âgés de moins de dix-huit ans qu’à partir de samedi prochain ils cesseraient de faire partie de leurs établissements. De ce fait 600 à 700 ouvriers vont se trouver sans travail. (Intransigeant, 2 novembre 1893). »

    « Les ouvrières de la filature Paul Dassonville, de Lille, se sont mises en grève à la suite de la réduction de salaire que l’usine leur a imposée proportionnellement à la diminution des heures de travail édictées par la nouvelle loi. (Ibid., 4 nov. 1893). »
    [4] Loc. cit.

    [5] Théoriquement, du moins, car, faute de la proportionnalité, ce sont ceux qui acquittent les moins forts impôts qui, proportionnellement à leur capital, versent les sommes les plus élevées
     
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