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Normand Baillargeon - P25 cl de Coca-Cola + 1 tank = une charogne (1996)

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 2 Juin 2009.

  1. " Cé, au: Co. Cé,a: Ca. Co-Ca".
    " Cé, au: Co. Elle, a: la. Co-la".
    " Coca-Cola".

    Silence je vous prie. Respectons comme il se doit ce moment miraculeux où, peinant pour sortir de la boue de l'ignorance, les petits s'initient aux joies de la lecture, clé de tous les apprentissages et seuil de tant de bonheurs à venir, de bonheurs vrais, purs, gratuits et sans mélange. Chut ! vous dis-je. Nous sommes à l'école primaire et ces petits garnements aprennent à lire.

    Mais je sens que le coeur n'y est pas. Quelque chose vous retient. Quelque chose vous empêche de goûter pleinement le moment. Cherchez bien. Voilà: vous y êtes. Vous vous demandez: " Qu'est-ce qu'ils lisaient, déjà ?" Coca Cola ? Comment ça, Coca Cola ! Pourquoi pas de l'anodin comme "Le papa de Toto" ou, prévertien comme vous l'êtes, "La pipe au papa du Pape Pie pue" ? Vous sentez bien qu'il y a là un os, que ça ne va pas tout à fait, qu'il y a du sable dans la mécanique. Ben oui. Il y a.

    Je vous dévoile la chose, bien que ce soit loin d'être une primeur: les entreprises viennent dans les écoles. Si. Le machin que voilà, est même déjà bien implanté aux États-Unis: des boîtes fournissent à des écoles du matériel pédagogique. Et aussi des contenus de cours.

    Là-bas, Coca Cola, GM, Mc Donalds sont disponibles pour prêter main forte à l'État défaillant et prêts à inonder, généreux, les institutions de savoir de matériel pédagogique rutilant, de cahiers d'exercice pleines couleurs, de suggestions d'activités ludiques et éducatives aussi pimpantes qu'une publicité.

    Publicité... Le mot est lâché. C'est là que ça grince... Pub ? Un instant ! Quoi, on prétendrait embrigader nos petits, dès l'âge aussi tendre qu'innocent, dans la grande cohorte des consommateurs passifs. Mais, ça ne va pas du tout. Hors d'ici manants !

    Et on rejoue la scène où le Juste chasse les marchands du Temple. C'est ce qui est arrivé cette semaine à Paris. À Paris où une école avait fait une tentative d'implantation de pédagomarketing. Les parents ont hurlé. Les médias ont repris en choeur. Tout le monde s'est trouvé d'accord: ça ne se fait pas, non mais. Les Français ne comprennent pas encore bien le libéralisme, il suffit de regarder leur taux de chômage pour le savoir. Mais l'invasion de l'école par la pub et le marché ça viendra, soyez sans crainte. En fait, c'est déjà commencé et ça passe le plus souvent très bien.

    Il suffit pour cela que le produit soit bien emballé, que le marketing soit bien fait. Dans le cas qui nous occupe, celui où il s'agissait d'apprendre à lire ou à compter avec Coca Cola - "Si Toto boit deux bouteilles de 25 cl de Coca Cola, combien de centilitres de cochonnerie a-t-il avalés" - l'emballage est parfait: et alors, dans ces cas, pas de problème.

    Qu'est-ce qu'un bon emballage ? Celui-ci, par exemple, que j'ai trouvé dans une revue à large diffusion, une revue d'analyse et de commentaire, une revue qui se voudrait sérieuse. C'était rédigé à l'intention des écoles. "À partir du 21 mars, Benetton-Toscanini, avec SOS racisme et École instrument pour la paix, propose aux écoles primaires de tous les pays d'Europe un kit pédagogique et éducatif: "Couleur pour la paix".

    Là, vous voyez, ça ne vous gêne pas. Hé ! c'est pour la paix. C'est écrit. Et il y a SOS racisme. La paix, quand même, c'est bien. Qui est contre ? Qu'il lève la main pour voir.

    Moi je suis contre la paix à ce prix-la, contre cette paix-là. Je me méfie comme la peste de la paix de Benetton-Toscanini. Je sais trop qu'elle n'a pas grand chose à voir avec la paix.

    Car voilà: apprendre à lire avec Coca Cola c'est apprendre à consommer et puis c'est tout. Apprendre la paix avec Benetton, c'est apprendre la nécessité de la conjoncture économique et la morale des farouches gagnants qui écrasent les misérables concurrents moins futés. Et ça inclut, eh oui, patate, la guerre. Et c'est tout. Je n'en démordrai jamais.

    Et comme pour me donner ô combien facilement raison, dans la revue en question, juste en haut de l'annonce du pédagomarketing de Benetton, il y a un char d'assaut. Oui, un tank. De l'ONU. Et tu sais quoi ? "Colors" propose à Marlboro de "sponsoriser" comme ils disent, des chars de l'ONU. Maquillés dès lors en paquets de cigarettes Marlboro ! Si. Tiens, fume.

    Pub, profits, marchands, marchés; vieilles charognes rognant sur tout, régnant sur tout. Vieilles charognes maquillées en jolies filles pour tout pourrir, jusqu'à l'école.

    Et de nous présenter tout ça avec de l'Art, évidemment, du sublime, celui avec un grand A. Comme du travail savant sur l'Image aussi, celle avec un grand I, celle qui fait pisser de bonheur les spécialistes, sémiolo-machins, et aussi les cryptoanalystes de la culture, savants déconstructeurs et autres trucs que tu te forces à faire semblant de connaître et de comprendre pour être à la mode, leur culture, ce satané fromage puant, celle qui est tellement partout que voilà, elle n'est plus nulle part. Et de nous faire des filiations avec les photomontages antinazis, avec l'antimilitarisme. Et que je te badigeonne tout ça d'un coup de Marcel Duchamp, ça fait joli et de bon goût.

    Et de recommencer pour expliquer que c'est aussi de la pédagogie, alimentée aux sciences de l'éducation. Même baratin que tout à l'heure, mutatis mutandis.

    Ils nous prennent vraiment pour de sombres cons.

    Mais il faut le dire: ils n'ont pas tout à fait tort. À preuve: ça marche. Et ça marche même très fort. Et ça marchera encore mieux demain, sois-en-sûr, quand les futurs soldats-consommateurs auront tous passé par l'École Benetton - Coca Cola.

    UBU a gagné. Il règne. Il est roi.

    Mais où je planque mes filles, moi ?

    Le Devoir, 18 mars 1996.
     
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