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Emma Goldman - L'émancipation féminine (1910)

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 7 Juin 2009.

  1. Libre disposition de son corps, contrôle des naissances, égalité des sexes, prostitution, homosexualité, ce sont là des sujets tabous qu'il est encore aujourd'hui bien difficile d'aborder avec la même aisance que d'autres. C'est dire toute la difficulté et le courage qu'il a fallu à certains pour en faire des thèmes de propagande, dès la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ce fut le cas de nombre de militants, femmes et hommes, du mouvement anarchiste.
    Parmi eux Emma Goldman qui, dans un livre, Living my life*, a retracé tous les épisodes de sa vie de militante. C'est dans ce livre que nous avons extrait le passage suivant, traitant de la question féminine.
    L'épisode conté par Emma Goldman se situe peu de temps avant la Première Guerre mondiale, et témoigne de ce courage évoqué plus haut, en même temps que de la lucidité des propos d'une anarchiste, à mille lieux des vociférations féministes.


    Après être allée à la conférence néo-malthusienne de Paris, j'avais ajouté le contrôle des naissances à mes sujets de conférence. Je ne discutais pas des méthodes contraceptives parce que pour moi la limitation des naissances n'était qu'un des aspects de la lutte politique, et je ne voulais pas me faire arrêter pour cela. Comme j'étais d'ailleurs toujours sur le point de me faire mettre en prison pour mes diverses activités, je ne voulais pas créer de raisons supplémentaires. En privé, je donnais des informations sur les méthodes contraceptives si on me le demandait. Mais les difficultés rencontrées par Margaret Sanger (1) qui venait de publier La Femme rebelle (The Woman rebel) et l'arrestation de son mari pour avoir donné ce manifeste à un agent de Comstock me firent comprendre qu 'il était temps d'assumer les conséquences de cette lutte.

    Ni Margaret, ni moi n'étions des pionnières : la voie avait été tracée par Moses Harman, sa fille Lillian, Ezra Heywood, le docteur Foote. Ida Craddock, véritable championne de l'émancipation des femmes, avait payé de sa vie. Pourchassée par Comstock, condamnée à cinq ans de prison, elle s'était suicidée. Cette génération s'était battue pour le droit à la libre maternité.

    Le président du Sunrise Club m'avait invitée à parler à un de ses dîners. C'était un des rares forums libertaires de New York. On pouvait s'y exprimer librement j'avais déjà fait plusieurs conférences dans ce club. Je décidai alors de choisir la contraception pour thème de ma prochaine conférence et de parler ouvertement des méthodes. Jamais, dans l'histoire du club, le public n'avait été si nombreux : plus de six cents personnes, dont des médecins, des avocats, des artistes, des libéraux...

    La plupart d'entre eux étaient venus pour soutenir cette première discussion publique. On était certain que j'allais être arrêtée et on avait même commencé à préparer l'argent de la caution. J'avais emporté un livre au cas où je passerais la nuit en prison. Je fis d'abord un historique et une analyse de la limitation des naissances, puis je continuai par un exposé de se différents contraceptifs, sur un ton neutre et médical.

    La discussion fut ouverte et saine. Je ne fus pas arrêtée.
    D'ailleurs, la police n'intervint pas pendant toute ma tournée de conférences. Pourtant, je traitais de la lutte antimilitariste, de la défense de Caplan et Schmidt (2), de l'amour libre, de la contraception et du sujet le plus tabou de notre société : l'homosexualité. Cependant la censure vint de mes propres rangs parce que je traitais de sujets aussi "peu naturels" que l'homosexualité.

    L'anarchisme était suffisamment calomnié, et on accusait déjà les militants de dépravation : mes camarades pensaient qu'il ne fallait pas ajouter aux malentendus en défendant la cause des perversions sexuelles...

    Moi, je croyais à la liberté d'expression, et la censure dans mon camp avait sur moi le même effet que la répression policière. Elle me renforçait dans ma volonté de défendre ceux qui sont victimes d'injustice sociale comme ceux qui sont victimes de préjugés puritains. Les hommes et les femmes qui venaient me parler après les conférences sur l'homosexualité et me confiaient leur solitude et leur désespoir étaient souvent plus intéressants que ceux qui les rejetaient.

    Certains avaient mis des années à accepter leur différence après avoir lutté pour étouffer ce qu'ils considéraient comme une maladie. Une jeune femme m'avoua qu'il n'y avait pas eu un seul jour de ses vingt-cinq ans d'existence où la présence d'un homme, son père ou ses frères, ne l'eût rendue malade. Plus elle se forçait à accepter les avances sexuelles et plus cela la répugnait. Elle s'en était voulu, me dit-elle, parce qu'elle n'arrivait pas à aimer son père ou ses frères comme elle aimait sa mère. Le remord avait beau la torturer, sa répulsion ne faisait qu'augmenter. A dix-huit ans, elle avait accepté une proposition de mariage dans l'espoir que de longues fiançailles l'habitueraient à la présence d'un homme et la guériraient de sa " maladie ".

    Ce fut un cauchemar, elle devint presque folle. L'idée de ce mariage lui était insupportable, mais elle n'osait rien dire à son fiancé ou à ses amis. Elle n'avait jamais rencontré personne, me dit-elle, qui soit affligé de ces problèmes. Elle n'avait jamais trouvé de livre qui en parle. Jusqu'à ce que ma conférence lui rende l'estime d'elle-même qu'elle avait perdue.

    Ce n'était qu'un exemple. De nombreuses femmes venaient me faire partager leurs histoires dramatiques et je réalisais mieux le danger de l'ostracisme social vis-à-vis des homosexuels.

    Pour moi, l'anarchisme n'était pas une théorie applicable dans un lointain futur, mais un travail quotidien pour se libérer des inhibitions, les nôtres et celles d'autrui, et abolir les barrières qui séparaient artificiellement les gens.

    A Los Angeles, j'étais invitée à faire une conférence au club des femmes. Cinq cents femmes, de toutes les couleurs politiques possibles, étaient venues m'écouter. Mais je fis la critique des revendications démagogiques des suffragettes et je mis en doute les merveilles qu'elles pourraient accomplir si elles parvenaient au pouvoir. Les femmes m'accusèrent alors d'être une ennemie de l'émancipation des femmes et les membres du club se levèrent pour me dénoncer. Cela me rappelait une autre occasion où j'avais pris la défense des hommes que l'on tenait responsables de tous les maux. Je soulignais que s'ils correspondaient au noir tableau peint par ces dames, les femmes devaient en partager la responsabilité.

    La première influence dans la vie d'un homme, c'est sa mère. C'est elle qui cultive son sentiment d'importance. Plus tard, les sœurs, les femmes et les maîtresses ne font que suivre la voie tracée par la mère. J'ai dans l'idée que les femmes sont perverses : dès la première minute de la naissance d'un enfant mâle, et jusqu'à sa maturité, la mère fait tout pour qu'il lui reste attaché. Pourtant, en même temps, elle ne veut pas qu'il soit faible et l'encourage à être viril. Elle idolâtre chez lui les traits de caractère qui maintiennent les femmes en esclavage : la force, l'égoïsme, la vanité...

    Devant les contradictions de mon sexe, le pauvre mâle oscille entre l'ange et la brute, l'enfant désarmé et le conquérant de l'humanité. C'est vraiment la femme qui a fait l'homme tel qu'il est. Le jour où elle saura être aussi égocentrée que lui, quand elle aura le courage de se jeter dans la vie et de prendre des risques comme il le fait, elle aura réalisé sa libération, et par là même celle de l'homme.
    C'est toujours à ce moment-là que les femmes qui m'écoutent se lèvent scandalisées et me crient : " Vous n'êtes qu'une femme vendue aux hommes ".



    * En Français,
    Emma Goldman, épopée d 'une anarchiste, en vente à Publico.
    (1) Pionnière du contrôle des naissances aux Etats-Unis. Elle s'appuyait sur les femmes de la bourgeoisie pour obtenir des réformes légales.
    (2) David Caplan et Matthew Schmidt : ces syndicalistes avaient été inculpés avec les frères McNamara pour avoir placé une bombe dans les locaux du Los Angeles Times en 1910.
     
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