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Hakim Bey - Silence

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 3 Juin 2009.

  1. --> traduction (provisoire) d'un texte d'Hakim Bey
    Le problème n’est pas que trop de choses ont été révélées, mais que chaque révélation se trouve un sponsor, un directeur général, un mensuel mielleux, un clone de Judas & un peuple de remplacement.

    On ne peut devenir malade de trop de savoir, mais nous pouvons souffrir de la virtualisation du savoir, de ce qu’il s’éloigne de nous & de ce qu’il est remplacé par un substitut ou simulacre bizarre et terne, les mêmes informations, certes, mais mortes à présent, comme des légumes de supermarché ; pas d’ «aura».

    Notre malaise surgit de cela : nous n’entendons pas le langage mais l’écho, ou plutôt la reproduction à l’infini du langage, son reflet par-dessus toute une série de reflets de lui-même, encore plus auto-référentiel & corrompu. Les perspectives vertigineuses du paysage informatif de la réalité virtuelle nous donnent la nausée parce qu’elles ne contiennent aucun espace caché, aucune opacité privilégiée.

    Un accès infini au savoir qui échoue simplement à interagir avec le corps ou avec l’imagination

    — en fait l’idéal manichéen d’une pensée sans corps et sans âme —

    les média/la politique modernes comme pure mentation gnostique, les ruminations anesthésiques des Archontes & des Eons, le suicide des Elus...
    L’organique est secret : il sécrète le secret comme de la sève. L’inorganique est une démocratie démoniaque : tout est égal mais également sans valeur. Pas de dons, que des marchandises. Les Manichéens ont inventé l’usure. Le savoir peut agir comme une sorte de poison ainsi que le faisait remarquer Nietzsche.

    Au sein de l’organique (la «Nature», la «vie quotidienne») est enchâssé une sorte de silence qui n’est pas juste du mutisme, une opacité qui n’est pas simple ignorance : un secret qui est aussi une affirmation, un tact qui sait comment agir, comment changer les choses, comment leur réinsuffler de l’air.

    Ce n’est pas un «nuage d’inconscient» ; ce n’est pas du «mysticisme» ; nous n’avons aucun désir de nous livrer à nouveau à ce triste prétexte obscurantiste pour le fascisme — néanmoins nous pourrions invoquer une sorte de sens taoïste de la «telleté des choses» : «une fleur ne parle pas» & et ce ne sont sûrement pas les organes génitaux qui nous dotent du logos. (A y repenser, peut-être cela n’est-il pas tout à fait vrai ; après tout, le mythe nous offre l’archétype de Priape, un pénis parlant.) Un occultiste demanderait comment «travailler» ce silence ; mais nous préférons demander comment le jouer, comme des musiciens, ou comme le garçon espiègle d’Héraclite.

    Une mauvaise humeur pour laquelle chaque jour est semblable. Quand apparaîtront donc quelques protubérances dans cette époque sans relief ? Difficile de croire au retour du Carnaval, des Saturniales. Peut-être le temps s’est-il arrêté ici dans le Pléroma, ici dans le monde onirique des Gnostiques dans lequel nos corps ne sont riens mais nos «esprits» sont transférés dans l’éternité. Nous savons tant de choses : comment ne pouvons-nous pas savoir la réponse à la plus vexante des questions, celle-là ?
    Parce que la réponse (comme dans Harpocrate d’Odilon Redon) ne se répond pas dans le langage de la reproduction mais dans celui du geste, du toucher, de l’odeur, de la chasse. Finalement la virtu est impraticable : manger & boire, c’est manger & boire - le péquenaud fainéant creuse un sillon tordu. Le Monde Merveilleux du Savoir s’est métamorphosé en une sorte d’émission spéciale de PBS en direct de l’Enfer. J’exige de la vraie boue dans mon ruiseseau, du vrai cresson de fontaine. Tiens, les indigènes ne sont pas seulement renfrognés, ils sont taciturnes, carrément non-communicatifs. Exact, gringo, nous sommes fatigués de vos sondages , tests & questionnaires puants. Il y a des choses que les bureaucrates n’étaient pas supposés savoir - & de même il y a des choses que même les artistes devraient tenir secrètes. Ce n’est pas de l’autocensure, ni de l’auto-ignorance. C’est du tact cosmique. C’est notre hommage à l’organique, à son flux accidenté, à ses courants inverses & à ses tourbillons, à ses marais & à ses cachettes. Si l’art c’est «travailler» alors il deviendra savoir & finira par perdre son pouvoir rédempteur & même son goût. Mais si l’art c’est «jouer» alors il pourra à la fois garder des secrets & raconter des secrets qui resteront secrets. Les secrets sont faits pour être partagés comme toutes les sécrétions de la Nature.

    Est-ce que le savoir c’est mal ? Nous ne sommes pas un miroir inversé des Manichéens ici : nous comptons sur la dialectique pour casser quelques briques. Certains savoirs sont dadata, des dons, d’autres sont commodata, des marchandises. Certain savoir est sagesse, tel autre un simple prétexte pour ne rien faire, ne rien désirer. Le pur savoir académique, par exemple, ou la connaissance des postmodernes nihilistes, se dégrade jusqu’aux royaumes du Non-Mort & du Non-Né. Certain savoir respire, tel autre suffoque. Ce que nous savons & comment nous le savons doit avoir une base dans la chair — toute la chair pas seulement un cerveau dans un bocal de formol. Le savoir que nous vouons n’est ni utilitaire ni «pur» mais festif. Tout le reste n’est qu’une danse macabre de spectres d’information, le «signe à l’adresse des loyaux» fait par les média, le Culte Poids Lourd de l’épistémologie capitaliste en-retard.

    Si je pouvais échapper à cette mauvaise humeur, bien sûr, je le ferais & vous emmènerais avec moi. Ce dont nous avons besoin c’est d’un plan. Une évasion ? Un tunnel ? Un révolver sculpté dans le savon, une cuillère affûtée, une lime dans un gâteau ? Une nouvelle religion ?

    Permettez-moi d’être votre fou errant. Nous jouerons avec le silence & le ferons notre. Bientôt comme le Printemps qui arrive. Un rocher dans le courant, qui détourne sa turbulence. Voyez-le, mousseux, mouillé, verdissant comme du cuivre de jade oxydé par la pluie quand l’éclair le frappe. Un gros crapaud tel une émeraude vivante, tel un appel de détresse.

    La force du vivant, comme la force de l’arc ou celle de la lyre, réside dans la courbure.
     
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