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Bakounine et l’état marxiste

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Marc poïk, 1 Juin 2017.

  1. Marc poïk
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    Bakounine et l’état marxiste
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    Alors que la gauche étatique mondiale se pose la question du devenir de pays comme le Vénézuéla entre autres, ce texte de Gaston Leval (1955) sur Bakounine et sa critique de l’état marxiste demeure d’une actualité brûlante

    « La seule grande et toute puissante autorité naturelle et rationnelle à la fois, la seule que nous puissions respecter, ce sera celle de l’esprit collectif et public d’une société fondée sur l’égalité et sur la solidarité, aussi bien que sur la liberté et sur le respect humain et mutuel de tous ses membres… »
    « L’État, c’est la force et il a pour lui avant tout le droit de la force, l’argumentation triomphante du fusil à aiguille, du chassepot. »
    ~ Michel Bakounine, « Dieu et l’État » ~

    LES BASES THÉORIQUES GÉNÉRALES

    Les rapports entre les idées de Marx et de Bakounine sont, le plus souvent, mal connus, et cela est regrettable, car ce qui opposa ces deux hommes pendant les années 1870-1876, revêt de nos jours, et pour l’avenir même de l’humanité, une importance fondamentale. Pour les uns, Bakounine fut, en bloc, l’adversaire acharné des théories marxistes, mais ils ne voient en lui que cette position négative et ignorent qu’elle s’accompagnait d’une contrepartie positive. Pour les autres, Bakounine adhérait à l’essentiel de la doctrine marxiste, et seule une question de tempérament et de moyens tactiques le séparait de son adversaire. On vous rappellera, à l’occasion, qu’il fut le premier traducteur, en langue russe, du Manifeste communiste et que, sur l’intervention de Netchaïev – qui se moquait éperdument du marxisme – il avait accepté de traduire Le Capital. D’où une apparente concordance pour qui veut à tout prix la trouver.

    La vérité est beaucoup plus complexe, et prétendre tout résumer en quelques paragraphes, ou sur quelques exemples cités sans s’y attarder pour éviter un examen approfondi, équivaut à tout fausser. Car, chez les penseurs-combattants, obligés de modifier leurs conclusions devant des faits successifs et souvent contradictoires, l’interprétation de certaines idées peut varier, parce que l’expérience pratique ou la polémique font apparaître des éléments nouveaux, qui obligent à modifier des conceptions premières. N’en est-il pas ainsi dans toutes les recherches et les réalisations de la science, dans toutes les activités humaines?

    Après avoir étudié profondément la philosophie allemande, dans l’intention de devenir professeur de philosophie 1, et s’être imprégné de Kant, Schelling,

    1. Les détracteurs systématiques de Bakounine, qui s’efforcent de nier sa valeur intellectuelle, pourront essayer de ridiculiser le fait de donner de l’importance à cette vocation première. Pour eux, et au mépris des faits, Bakounine ne fut qu’un bohème agité. Je me contenterai de citer, sur ce point, l’opinion d’Arnold Ruge, le célèbre directeur du Deustche Jahrbücher, qui connut tous les révolutionnaires occidentaux de son époque : « Il ne suffit pas de dire que Bakounine avait une instruction allemande ; il était capable de laver la tête philosophiquement aux philosophes et aux politiciens allemands eux-mêmes, et de présager l’avenir qu’ils évoquaient, sciemment ou malgré eux ».

    Hegel, Feuerbach et autres philosophes allemands, Bakounine a pris contact avec la pensée matérialiste française. Passionné de connaissances, il devient et demeurera partisan enthousiaste de la science expérimentale dont il recommandera toujours la méthode, et son application à la sociologie. Le positivisme de Comte lui paraît juste dans sa méthodologie générale d’étude et de recherche. Réagissant contre les conceptions métaphysiques des soi-disant « idéalistes » qui sont, dit-il, les plus bas matérialistes, il applaudit au matérialisme philosophique, qui aboutit à la conception la plus réellement idéaliste, la plus moralement élevée de la vie.

    Depuis 1844, il s’est occupé des problèmes économiques. Après avoir connu Weitling en Suisse, il connaîtra Proudhon et Marx à Paris, il étudiera Jean- Baptiste Say, Turgot, Bastiat, et aussi tous les théoriciens de tendance communiste autoritaire. Il a découvert le socialisme dont il a été en Allemagne le premier porte-drapeau, dont il sera le fondateur, comme mouvement constitué, en Italie et en Espagne. Tout cela le porte vers l’étude systématiquement matérialiste de Marx dont il reconnaît à plusieurs reprises la valeur scientifique, dont même il préférera la méthode réaliste à la philosophie trop souvent abstraite de Proudhon.

    Il n’est donc pas étonnant qu’à Londres, il ait traduit, en 1862, le Manifeste communiste, mais il est trop intelligent, il a une vision trop universelle et trop largement humaine de la vie pour se laisser longtemps subjuguer par l’explication dialecticienne appliquée à l’étude des faits économiques – ce qui est, en définitive, une façon de fausser ces faits. Déjà, pendant qu’il traduit, parce qu’il a besoin d’argent, et non pour autre chose, la première partie du Capital, il écrit à Herzen (lettre du 4 janvier 1870) :

    « Et, quant à moi, sais-tu, mon vieux, que je travaille à la traduction de la métaphysique économique de Marx pour laquelle j’ai déjà reçu une avance de 300 roubles, et j’en aurai encore 600 à toucher? Je lis Proudhon et la Philosophie positive, de Comte, et dans mes rares moments perdus, j’écris mon livre sur la suppression de l’État. »

    D’autre part Bakounine, officier d’artillerie à moins de dix-huit ans, démissionna de l’armée pour s’occuper de philosophie. Or, après qu’il eut été livré à la Russie par l’Autriche-Hongrie, le chef de la police secrète le visita à la forteresse de Petropavlosk. Et voici ce qu’il disait au ministre de Saxe à Petrograd : « A présent, Bakounine se trouve ici, car le gouvernement autrichien l’a extradé ; je l’ai interrogé moi-même. C’est regrettable pour cet homme ! Car on trouverait difficilement dans l’armée russe un officier d’artillerie qui fut aussi capable que lui ». Bakounine avait abandonné l’armée à vingt ans.

    C’est loin d’une adhésion totale au marxisme, au socialisme dit « scientifique », et à l’esprit marxiste. Plus tard, à mesure que la polémique se développera, Bakounine accumulera les objections. Il rendra, à l’occasion, hommage au Capital, mais cet hommage ne sera pas aveugle :

    « M. Charles Marx est un abîme de science statistique et économique. Son ouvrage sur le capital, quoique malheureusement hérissé de formules et de subtilités métaphysiques, qui le rendent inabordable pour la grande majorité des lecteurs, est au plus haut degré un ouvrage positif, ou réaliste, dans ce sens qu’il n’admet point d’autre logique que la logique des faits » (Lettre à un Français, p. 63).

    Mais déjà quant au fait économique, Bakounine qui, pour simplifier les arguments, répète parfois le schéma marxiste – dont l’essentiel remonte à Proudhon – de la concentration du capital, de la paupérisation croissante du prolétariat, de la prolétarisation de la bourgeoisie, etc., rectifie, même sans polémique, les formules passe-partout. La vie sera toujours supérieure à la science, dit-il ailleurs, et il observe trop, il capte trop la vie pour ne pas voir que la science marxiste ne prévoit pas toute une série de faits qui se produisent sous ses yeux (par exemple, l’embourgeoisement de certaines couches prolétariennes qui contredit la paupérisation du prolétariat, et la définition hétérodoxe de la bourgeoisie qui pour lui est aussi composée des propriétaires et des patrons, que de la classe intellectuelle vivant mieux que celle des travailleurs manuels, et des bureaucrates privilégiés d’État qui exploitent les masses à leur façon. Au fond, il est plus scientifique, parce que plus librement observateur que son adversaire.

    Aussi, les différences apparaissent-elles. Et les oppositions.

    Dans la préface de la Critique de l’Économie politique, Marx résumait sa pensée doctrinale par cette formule-synthèse : « Le mode de production de la vie matérielle détermine d’une façon générale le processus social, politique et intellectuel de la vie. Ce n’est pas la conscience de l’homme qui détermine son mode social d’existence, mais son mode social d’existence qui détermine sa conscience ». Et il trouvait bon qu’il en fût ainsi.

    Puis Engels, dans l’Anti-Dühring, affirme que « l’organisation économique de la société constitue toujours la base réelle qui explique, en dernier ressort, toute la superstructure des institutions juridiques et politiques, ainsi que les idées religieuses, philosophiques et autres de chaque période historique ». Mais dans son écrit, Sophismes historiques de l’École doctrinaire des communistes allemands, Bakounine débordera d’un coup cette interprétation étriquée de l’histoire :

    «Trois éléments, ou, si vous voulez, trois principes fondamentaux constituent les conditions essentielles de tous développement humain, tant individuel que collectif, dans l’histoire :

    1- l’animalité humaine ;

    2- la pensée ;

    3- la révolte.
    A la première correspond proprement l’économie sociale et privée ; à la seconde, la science ; à la troisième, la liberté ».

    Développant ailleurs ces affirmations fondamentales, analysant l’influence de tous les facteurs qui font l’histoire, il élargira l’horizon bien davantage encore.

    Une bonne partie de sa critique du marxisme, comme doctrine et science sociale, se trouve dans sa Lettre au journal « La Liberté ». Le fragment qui suit pose en même temps le problème des facteurs déterminants de l’histoire et du rôle joué par l’État par rapport au problème économique et des classes sociales. Bakounine y discute les buts de l’Internationale qu’il base essentiellement sur la solidarité économique de tous les travailleurs de tous les pays, et sur l’entière liberté des sections nationales de – 2/11 – choisir librement leurs moyens d’action. Combattant la déviation politico-nationaliste que Marx et les siens viennent d’imprimer à cette organisation, il écrit :

    « Mais Marx ne veut évidemment pas de cette solidarité puisqu’il refuse de reconnaître cette liberté. Pour appuyer ce refus, il a une théorie tout spéciale qui n’est d’ailleurs qu’une conséquence logique de tout son système. L’état politique de chaque pays, dit-il, est toujours le produit et l’expression fidèle de la situation économique ; pour changer le premier, il faut seulement transformer cette dernière. Tout le secret des évolutions historiques, selon M. Marx, est là. Il ne tient aucun compte des autres éléments de l’histoire tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation économique. Il dit : “La misère produit l’esclavage politique, l’État” ; mais il ne permet pas de retourner cette phrase et de dire : “L’esclavage politique, l’État, produit à son tour et maintient la misère comme une condition de son existence ; de sorte que pour détruire la misère, il faut détruire l’État”. Et, chose étrange, lui qui interdit à ses adversaires de s’en prendre à l’esclavage politique, à l’État, comme une cause actuelle (c’est à dire exerçant une action) de la misère, commande à ses amis et à ses disciples de la démocratie socialiste en Allemagne de considérer la conquête du pouvoir et des libertés politiques comme la condition préalable, absolument nécessaire, de l’émancipation économique. »

    De l’État, cause de misère d’une partie de la population au profit d’une autre partie, de l’État créateur de classes, la Russie nous donne à l’époque une démonstration définitive. Les affirmations de Bakounine sont vérifiées par toute l’histoire de l’humanité quand on veut l’étudier sérieusement. Bakounine, qui ne se considérait pas un « abîme de science », le savait, et prévoyait l’avenir d’après les leçons du passé.

    Puis il continuait de développer ses objections théoriques, et donnait au matérialisme philosophique sa valeur réelle, qui contraste tant, par son ampleur, avec la conception économique étriquée de son adversaire :

    « M. Marx méconnaît tout à fait un autre élément fort important dans le développement historique de l’humanité : c’est le tempérament et le caractère particulier de chaque race et de chaque peuple, tempérament et caractère qui sont naturellement eux-mêmes les produits d’une multitude de causes ethnographiques, climatologiques et économiques, aussi bien qu’historiques, mais qui, une fois données, exercent, même en dehors et indépendamment des conditions économiques de chaque pays, une influence considérable sur ses destinées, et même sur le développement de ses forces économiques.

    « Parmi ces éléments et ces traits pour ainsi dire naturels, il en est un dont l’action tout à fait décisive dans l’histoire particulière de chaque peuple : c’est l’intensité de l’instinct de révolte, et par là même de liberté, dont il est doué, et qu’il a conservé. Cet instinct est un fait tout à fait primordial, animal ; on le retrouve à différents degrés dans chaque être vivant, et l’énergie, la puissance vitale de chacun se mesure à son intensité. Dans l’homme, à côté des besoins économiques qui le poussent, il devient l’agent le plus puissant de toutes les émancipations humaines. Et comme c’est une affaire de tempérament, non de culture intellectuelle et morale, quoiqu’il sollicite ordinairement l’une et l’autre, il arrive quelquefois que des peuples civilisés ne le possèdent qu’à un faible degré, soit qu’il se soit épuisé dans leurs développements antérieurs, soit que la nature même de leur civilisation les ait dépravés, soit enfin que, dès le début de leur histoire, ils en aient été moins doués que les autres ». (Œuvres, p. 378)

    Les considérations qu’il a développées, dans L’Empire knouto-germanique, sur la psychologie et l’histoire de l’Allemagne et du peuple allemand, étayent cette pensée dernière. De toute façon il est indiscutable qu’un peuple discipliné ou résigné par nature, sera toujours plus prêt à subir l’étatisation qu’un peuple peu enclin à la discipline passive. Ce n’est sans doute pas un hasard que le marxisme étatique ait triomphé d’abord en Allemagne, d’où il a irradié sur les autres pays ; ni que le totalitarisme absolu ait pu s’imposer si habilement en Russie ; ni que l’anarchisme se soit si intensément développé en Espagne. Les seules raisons économiques n’expliquent pas tout, et la structure juridique de l’État, les rapports entre le citoyen et le gouvernement en Angleterre et en Russie, aux États-Unis et au Japon, sont aussi déterminés par ces facteurs psychologiques, quelles qu’en soient les causes lointaines, ou les agents modificateurs.

    La place me manque pour exposer tout ce qu’il faudrait dire sur les différences fondamentales entre la pensée théorique bakouninienne et la pensée théorique marxiste. J’espère cependant en avoir donné des éléments qui nous aideront à comprendre les différences d’appréciation théorique et pratique sur le problème de l’État.

    NATURE DE L’ÉTAT

    Bakounine est ennemi de l’État. Marx aussi, théoriquement du moins, mais Marx considère que l’État prolétarien, ou socialiste, peut agir au service du peuple, tandis que son adversaire ne différencie pas l’État, dit prolétarien, de l’État monarchique ou républicain. Pour lui, essentiellement, l’État ne peut avoir d’autre but ou donner d’autres résultats que l’oppression et l’exploitation des masses populaires, soit en défendant les propriétaires, les patrons, les capitalistes, soit en devenant lui-même propriétaire, patron, capitaliste.

    Même quand il sert les privilégiés, la grande raison de son existence est avant tout lui-même, sa volonté de durer, d’étendre son pouvoir politique et économique, le deuxième dépendant du premier, aux dépens s’il le faut, de ceux qu’il « protège ».

    On trouve déjà cette pensée sous-jacente dans la lettre magnifique publiée dans La Réforme, le journal de Ledru-Rollin, le 27 janvier 1847. Bakounine y commentait l’ukase du tsar qui le dépouillait, ainsi qu’autre Russe, Golovine, de ses biens, de ses titres, de sa nationalité, et ordonnait son arrestation et sa déportation à vie en Sibérie si l’on parvenait à le prendre.

    Mais on trouve aussi la démonstration de cette pensée dans ses nombreuses analyses de l’histoire de Russie, d’Allemagne, de France, d’Italie, à propos de Louis XI, de Louis XIV, de Napoléon III, de Luther, de Bismarck, de l’unité italienne ou du despotisme tsariste. Dans Étatisme et Anarchisme, dont nous nous occuperons plus loin, il fait cette synthèse de l’État russe :

    « L’État russe est, pourrait-on dire, avant tout un État militaire. Tout est subordonné en lui à l’intérêt unique d’un État oppresseur. Le souverain, l’État : voilà le principal ; tout le reste – le peuple, même les intérêts des castes, la prospérité de l’industrie, du commerce, et de ce qu’on est habitué à appeler civilisation – ne sont que des moyens pour atteindre ce but unique. Sans un certain degré de civilisation, sans industrie et sans commerce, aucun

    État, et surtout aucun État moderne, ne peut exister, car ce qu’on appelle les richesses nationales est loin d’appartenir au peuple, tandis que les richesses des classes privilégiées constituent une force. Tout cela est, en Russie, absorbé par l’État qui, à son tour, se convertit en pourvoyeur d’une énorme classe d’État, de la classe militaire, ecclésiastique, le vol habituel du fisc, la soustraction des fonds publics et le pillage du peuple sont l’expression la plus exacte de la civilisation étatique russe ». (Ed. argentine, p. 186-187)

    Sans nier que, dans les pays capitalistes, l’État soit un facteur de soutien de la classe économiquement dominante, et le disant même assez souvent, Bakounine ne voit pas seulement que cet aspect de la réalité historique 2. Le seul exemple russe fait apparaître une réalité beaucoup plus profonde et plus complexe, plus générale aussi, qui s’est toujours produite et qui, sous des formes diverses, peut toujours se reproduire. Loin d’être seulement l’expression politique des classes dominantes (thèse marxiste), l’État est donc par lui-même, il constitue sa propre classe dominante, il a sa morale, sa raison d’être, sa politique de par sa nature propre. Prenons au hasard des nombreuses pages écrites sur ces questions par Bakounine, celle qui suit, extraite de Les Ours de Berne et l’Ours de Saint- Pétersbourg (t. II des Œuvres, p. 61-62) :

    « La morale, on le sait, n’exerce qu’une influence excessivement faible sur la politique intérieure des États ; elle n’en exerce aucune sur leur politique extérieure. La loi suprême de l’État, c’est la conservation quand même de l’État ; et comme tous les États, depuis qu’il en existe sur la terre, sont condamnés à une lutte perpétuelle: lutte contre leurs propres populations qu’ils oppriment et qu’ils ruinent, lutte contre tous les États étrangers, dont chacun n’est puissant qu’à condition que l’autre soit faible ; et comme ils ne peuvent se conserver dans cette lutte qu’en augmentant chaque jour leur puissance, tant à l’intérieur, contre leurs propres sujets, qu’à l’extérieur, contre les puissances voisines – il en résulte que la loi suprême de l’État c’est l’augmentation de sa puissance au détriment de la liberté intérieure et de la justice extérieure.

    « Telle est dans sa franche réalité l’unique morale, l’unique fin de l’État. Il n’adore Dieu lui-même qu’autant qu’il est son Dieu exclusif la sanction de sa puissance et de ce qu’il appelle son droit, c’est-à-dire son droit d’être quand même, et de s’étendre toujours au détriment de tous les autres États. Tout ce qui sert à cette fin est méritoire, légitime, vertueux. Tout ce qui lui nuit est criminel. La morale de l’État est donc le renversement de la justice humaine, de la morale humaine.

    1. On trouve même, dans ce que nous venons de reproduire, la thèse de l’État fomentant la richesse des classes dominantes pour en tirer profit.


    «Cette morale transcendante, extra-humaine et par là même anti- humaine des États, n’est pas le fruit de la seule corruption des hommes qui en remplissent les fonctions. On pourrait dire plutôt que la corruption de ces hommes est la conséquence naturelle, nécessaire de l’institution des États. Cette morale n’est rien que le développement du principe fondamental de l’État, l’expression inévitable d’une nécessité inhérente à l’État. l’État n’est pas autre chose que la négation de l’humanité; c’est une collectivité restreinte qui veut prendre sa place et veut s’imposer à elle comme une fin suprême à laquelle tout doit servir, tout doit se soumettre ».

    ÉTAT ET SOCIALISME

    Cette opposition absolue à l’État, quel qu’il soit, explique pourquoi Bakounine s’oppose au communisme, c’est, en effet, après sa mort, particulièrement sous l’influence des internationalistes bakouninistes italiens Caffiera, Malatesta, Andrea Costa, Gambuzzi, Covelli et autres 3 que le communisme anarchiste fut formulé. Jusqu’alors le communisme était apparu sous l’aspect autoritaire et étatique conçu par Platon, Campanella, Thomas Morus et autres précurseurs lointains, puis par Babeuf, Buonarroti, Louis Blanc, Pierre Leroux, Etienne Cabet, les blanquistes – si l’on peut les classer parmi les communistes – Weitling et ses amis, et enfin Marx, Engels et leurs disciples. Proudhon lui opposa le mutuellisme. Bakounine lui opposait ce qu’il appelait le collectivisme, et au Congrès de l’Internationale, célébré à Berne du 21 au 25 septembre 1868, il déclarait :

    « Quelle différence, m’a-t-on dit, faites-vous entre le communisme et le collectivisme? Je suis étonné, vraiment, que M. Chaudey ne la comprenne pas, cette différence, lui, l’exécuteur testamentaire de Proudhon. Je déteste le communisme parce qu’il est la négation de la liberté et que je ne puis rien concevoir d’humain sans liberté. Je ne suis point communiste parce que le communisme concentre et fait absorber toutes les puissances de la société dans l’État, parce qu’il aboutit nécessairement à la concentration de la propriété dans les mains de l’État, tandis que moi je veux l’abolition de l’État, l’extirpation radicale de ce principe de l’autorité et de la tutelle de l’État qui, sous le prétexte de moraliser et de civiliser les hommes, les a jusqu’à ce jour asservis, opprimés, exploités et dépravés. Je veux l’organisation de la société et de la propriété collective ou sociale de bas en haut, par la voie de la libre

    1. Dès 1874, James Guillaume avait, dans sa magnifique brochure Idées sur l’Organisation sociale, anticipé la solution communiste, fédéraliste et libre. Mais transitoirement, il admettait le collectivisme, jusqu’à ce que l’abondance des biens permit la libre consommation, l’association, et non du haut en bas par le moyen de quelque autorité que ce soit. Voulant l’abolition de l’État, je veux l’abolition de la propriété individuellement héréditaire, qui n’est qu’une institution de l’État, une conséquence même du principe de l’État. Voilà dans quel sens je suis collectiviste, et pas du tout communiste. » (Cité par James Guillaume, L’Internationale, Documents et Souvenirs, t. I, p. 74-75).
    La position est nette. Elle est fondamentalement, antimarxiste non seulement par le refus du communisme autoritaire, et de l’utilisation de l’État comme moyen d’émancipation populaire, mais encore dans l’interprétation sociologique de l’histoire. Voir dans la propriété « individuellement héréditaire » une création de l’État, est le renversement absolu du schéma de l’économisme historique marxiste, dont les conséquences théoriques et tactiques sont énormes. Et cela prouve, en passant, que ce n’était pas non plus une simple question de tactique qui séparait Bakounine de Marx.

    Cette position intransigeante et conséquente contre le socialisme ou le communisme d’État, est affirmée avec une force croissante à mesure que Marx et ses amis énoncent leurs moyens de réalisation.

    Puisque « la loi suprême de l’État c’est la conservation quand même de l’État », le transitoire, dans cet ordre de choses, tendra inévitablement à devenir définitif, et Bakounine ne dénonce pas seulement l’erreur tactique, mais l’avenir totalitaire et sclérosé qu’il faut éviter :

    « L’égalité sans la liberté est une malsaine fiction créée par les fripons pour tromper les sots. L’égalité sans la liberté c’est le despotisme de l’État, et l’État despotique ne pourrait exister un seul jour sans avoir au moins une classe exploitante et privilégiée: la bureaucratie, puissance héréditaire comme en Russie et en Chine ou de fait comme en Allemagne et chez nous. Notre grand et vrai maître à tous, Proudhon, a dit dans son beau livre “De la Justice dans l’Église et dans la Révolution”, que la désastreuse combinaison qui puisse se former serait celle qui réunirait le socialisme avec l’absolutisme, les tendances du peuple vers l’émancipation économique, et le bien-être matériel avec la dictature et la concentration de tous les pouvoirs politiques et sociaux dans l’État.

    « Que l’avenir nous préserve donc des faveurs du despotisme ; mais qu’il nous sauve aussi des conséquences désastreuses et abrutissantes du socialisme autoritaire, doctrinaire ou l’État. Soyons socialistes 4 ; mais ne devenons jamais des peuples troupeaux. Ne cherchons la justice, toute la justice politique, économique et sociale que sur la voie de la liberté. Il ne peut y avoir rien de vivant et d’humain en dehors de la liberté, et un socialisme qui la rejetterait de son sein ou qui ne l’accepterait pas comme unique principe créateur et comme base, nous mènerait tout droit à l’esclavage et à la bestialité ».

    Ce fragment de lettre, reproduit par Max Nettlau dans Life of Bakounine (t. I, p. 249), fut sans doute écrit à l’un des internationalistes de Madrid ou de Barcelone qui, sous l’impulsion de Bakounine, créèrent la section espagnole de l’Internationale, section que le congrès de Saint-Imier recommandait comme modèle d’organisation pour le rapide développement de ses fédérations nationales de métiers. C’est en tous cas à un autre internationaliste espagnol, Anselmo Lorenzo, grande et belle figure de l’anarchisme prolétarien, qu’il écrivait :

    « Ennemi convaincu de l’État et de toutes les institutions d’État, tant économiques que politiques, juridiques et religieuses de l’État, ennemi en général de tout ce que, dans le langage de la gent doctrinaire, on appelle la tutelle bienfaisante exercée sous quelque forme que ce soit par les minorités intelligentes et naturellement désintéressées sur les masses, convaincus que l’émancipation économique du prolétariat, la grande liberté, la liberté réelle des individus et des masses et l’organisation universelle de l’égalité et de la justice humaine, que l’humanisation du troupeau humain, en un mot est incompatible avec l’existence de l’État ou de quelque autre forme d’organisation autoritaire que ce soit, j’ai soulevé dès l’année 1868, époque de mon entrée dans l’Internationale à Genève, une croisade contre le principe même de l’autorité, et j’ai commencé à prêcher publiquement l’abolition des États, l’abolition de tous les gouvernements, de tous ce qu’on appelle domination, tutelle ou pouvoir, y compris sans doute la soi-disant dictature révolutionnaire et provisoire que les Jacobins de l’Internationale, disciples ou non de Marx5 nous recommandent comme un moyen de transition absolument nécessaire, prétendent-ils, pour consolider et pour organiser la

    1. En général, Bakounine s’est appelé socialiste, ou socialiste révolutionnaire. Il a presque toujours employé le mot anarchie dans son sens négatif, ou a vu dans l’anarchie la seule période de destruction révolutionnaire. C’est exceptionnellement, peut-être sur l’insistance d’hommes comme Jules Guesde, Paul Brousse, Benoît Malon, qui à l’époque anti-autoritaires ardents, revendiquaient l’anarchie comme formule d’idéal social, qu’il a pris ce mot dans un sens positif.
    2. Les blanquistes étaient à ce moment d’accord avec Marx qui les utilisa contre Bakounine, puis s’en débarrassa.
    victoire du prolétariat. J’ai toujours pensé, plus que jamais je pense aujourd’hui, que cette dictature, résurrection masquée de l’État, ne pourra jamais produire d’autre effet que de paralyser et de tuer la vitalité même et la puissance populaires. »

    La lutte est entamée et se déroule entre les fédérations du Jura, italienne et espagnole – les seules réellement organisées de l’Internationale – les courants fédéralistes de la brillante section belge, ceux, plus restreints, des sections française – toutes clandestines devant les persécutions et les procès dont l’accablent la police et la justice de Napoléon III – et les sections marxistes autoritaires, clandestines, ou à peine organisées d’Angleterre et d’Allemagne. Lutte qui oppose les conceptions théoriques et les méthodes d’action, le fédéralisme au centralisme, l’organisation libre de bas en haut à l’étatisme, la liberté d’initiative locale, régionale, nationale, internationale au pouvoir dictatorial du Conseil fédéral de l’Internationale qui réside à Londres, et où trône Marx appuyé sans réserves par ses co-nationaux et des coreligionnaires israélites. Et Bakounine ne manque jamais l’occasion de préciser les différences de principes et de tactique et leurs conséquences lointaines et immédiates.

    LES DEUX MÉTHODES :

    « Je suis partisan convaincu de égalité économique et sociale, parce que je sais qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être des individus aussi bien que la prospérité des nations ne seront jamais rien qu’autant de mensonges, mais, partisans quand même de la liberté, cette condition première de l’humanité, je pense que l’égalité doit s’établir dans le monde par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective des associations de producteurs librement organisées et fédéralisées, dans les communes, non par l’action suprême et tutélaire de l’État.

    «C’est là le point qui divise principalement les socialistes ou collectivistes révolutionnaires 6 des communistes autoritaires partisans de l’initiative absolue de l’État. Leur but est le même ; l’un et l’autre parti veulent également la création d’un ordre social nouveau fondé uniquement sur l’organisation du travail collectif, inévitablement imposé à chacun et à tous par la force même des choses, à des conditions économiques égales pour tous, et sur l’appropriation collective des instruments de travail.

    1. Non seulement Bakounine, mais toute la tendance dont il était le théoricien et l’animateur, était collectiviste. Pourtant il semble que les conceptions bakouniniennes n’ont pas été intégralement comprises par ceux qui plus tard créèrent le principe communiste libertaire, et je crois maintenant que le collectivisme de Bakounine, non de ses disciples, est la solution juridique la plus valable de toutes celles émises par la tendance socialiste anti-étatiste.

    « Seulement les communistes s’imaginent qu’il pourront y arriver par le développement et par l’organisation de la puissance politique des classes ouvrières et principalement du prolétariat des villes, à l’aide du radicalisme bourgeois, tandis que les socialistes révolutionnaires, ennemis de tout alliage et de toute alliance équivoques, pensent, au contraire, qu’ils ne peuvent atteindre ce but que par le développement et par l’organisation de la puissance non politique, mais sociale, et par conséquent antipolitique des masses ouvrières tant des villes que des campagnes, y compris tous les hommes de bonne volonté des classes supérieures qui, rompant avec leur passé, voudraient franchement s’adjoindre à eux et accepter intégralement leur programme.

    «De là deux méthodes différentes. Les communistes croient devoir organiser les forces ouvrières pour s’emparer de la puissance politique des États. Les socialistes révolutionnaires s’organisent en vue de la destruction, ou, si l’on veut un mot plus poli, en vue de la liquidation des États. Les communistes sont les partisans du principe et de la pratique de l’autorité, les socialistes n’ont confiance que dans la liberté. Les uns et les autres, également partisans de la science qui doit tuer la superstition et remplacer la foi, les premiers voudraient l’imposer ; les autres s’efforcent de la propager, afin que les groupes humains convaincus, s’organisent et se fédèrent spontanément, librement, de bas en haut, par leur mouvement propre et conformément à leurs réels intérêts, mais jamais d’après un plan tracé d’avance et imposé aux masses ignorantes par quelques intelligences supérieures ». (Préambule pour la seconde livraison de l’Empire Knouto- Germanique. T. III, p. 250-252 des Œuvres)

    Dans toutes ces pages, écrites, comme beaucoup d’autres, souvent sans ordre, Bakounine continue de montrer différences et dangers. Ainsi, dans sa longues Lettre à « La Liberté », journal socialiste de Bruxelles qui, avec le Fragment formant une suite de l’Empire Knouto-Germanique est l’écrit le plus systématique, sur ce sujet, il critique « l’illusion de l’État populaire » (Volkstaat), poursuivie par les socialdémocrates et les travailleurs allemands qui les suivent, déclare que la révolution viendra plutôt du midi de l’Europe et que le peuple allemand la suivra, en renversant « d’un seul coup la domination de ses tyrans et de ses soi-disant émancipateurs ».

    Et il ajoute :

    «Le raisonnement de M. Marx aboutit à des résultats absolument opposés. Ne prenant en considération que la seule question économique, il se dit que les pays les plus avancés et par conséquent les plus capables de faire une révolution sociale sont ceux dans lesquels la production capitaliste moderne a atteint son plus haut degré de développement. Ce sont eux, qui, à l’exclusion de tous les autres, sont les pays civilisés, les seuls appelés à initier et à diriger cette révolution. Cette révolution consistera dans l’expropriation soit successive, soit violente des propriétaires et des capitalistes actuels, et dans l’appropriation de toutes les terres et de tout le capital par l’État qui, pour remplir sa grande mission économique, aussi bien que politique, devra nécessairement être très puissant et très fortement concentré. L’État administrera et dirigera la culture de la terre au moyen de ses ingénieurs appointés et commandant à des armées de travailleurs ruraux, organisés et disciplinés pour cette culture. En même temps, sur la ruine de toutes les banques existantes, il établira une banque unique, commanditaire de tout le travail et de tout le commerce international 7.

    « On conçoit qu’au premier abord, un plan d’organisation si simple, en apparence au moins, puisse séduire l’imagination d’ouvriers plus avides de justice et d’égalité que de liberté, et qui s’imaginent follement que l’un et l’autre peuvent exister sans liberté, comme si, pour conquérir et pour consolider la justice et l’égalité, l’on pouvait se reposer sur autrui et sur des gouvernants surtout, quelques élus et contrôlés qu’ils se disent par le peuple! En réalité, ce serait pour le prolétariat un régime de caserne, où la masse uniforme des travailleurs et des travailleuses s’éveillerait, s’endormirait, travaillerait et vivrait au tambour ; pour les habiles et les savants un privilèges de gouvernement ; et pour d’autres, alléchés par l’immensité des spéculations des banques internationales, un vaste champ de tripotages lucratifs.

    « A l’intérieur ce sera l’esclavage, à l’extérieur la guerre sans trêve, à moins que tous les peuples des races « inférieures », latine et slave, l’une fatiguée de la civilisation bourgeoise, l’autre ignorant à peu près et la dédaignant par instinct, ne se résignent à subir le joug d’une nation essentiellement bourgeoise et d’un État d’autant plus despotique qu’il s’appellera l’État populaire. »

    Une parenthèse semble s’imposer. C’est sur l’Allemagne et l’État socialiste allemand que Marx semblait alors, après avoir pronostiqué, en vertu du socialisme « scientifique » et de la concentration industrielle que l’Angleterre ouvrirait la marche (en 1882 il admettra dans la préface à l’édition russe du Manifeste communiste que ce puisse être la Russie), c’est en Allemagne que Marx voyait maintenant réaliser ses conceptions. Réalisation qui devait se baser sur un État fort, lequel prendrait la tête de l’Internationale, et par conséquence inéluctable, dominerait les autres nations. C’est en Russie que la révolution

    1. L’essentiel de ces buts figurait dans le programme de la social-démocratie allemande.
    marxiste s’est produite. Mais il y a une similitude frappante dans cette domination des autres nations par la première « patrie socialiste marxiste » ; cela découle de la conception centraliste de l’État-guide à laquelle Marx était parvenu.

    CONTRADICTIONS DE LA DICTATURE « PROLÉTARIENNE »

    Bakounine pose à nouveau le problème dans son livre Étatisme et Anarchisme, écrit en russe et pour la Russie, en 1873. Contrairement à ce qui a été affirmé, ce livre n’est pas supérieur à divers écrits que nous trouvons dans les Œuvres. Il n’a pas une valeur théorique fondamentale.

    Il a été traduit du russe à l’espagnol, et c’est à l’édition argentine que j’emprunte la critique de l’État « prolétarien » et de la dictature de la classe dominante prolétarienne. Il apparaissait alors à Bakounine que, la révolution sociale ayant triomphé, la classe possédante – aristocratique terrienne, bourgeoisie capitaliste – devrait automatiquement disparaître, et que la nécessité de la domination d’une classe par une autre, au moyen de l’État pour la faire disparaître, n’avait aucun sens.

    « Si, demandons-nous, le prolétariat se convertit en classe dominante, sur qui dominera-t-il? Il restera donc un autre prolétariat soumis à cette nouvelle domination, et à un autre État? C’est, par exemple, le cas de la masse paysanne qui, comme on sait, ne jouit pas de la bienveillance des marxistes et, se trouvant à un niveau de culture inférieur, sera sans doute gouvernée par le prolétariat des villes et des fabriques ; ou, si nous considérons la question du point de vue national, par rapport au prolétariat allemand vainqueur 8 les esclaves tomberont sous le joug servile, semblable à celui que ce prolétariat subit de sa bourgeoisie.

    «Que signifie «le prolétariat élevé au rang de classe dominante»? Serait-ce le prolétariat entier qui se mettrait à la tête du gouvernement? Il y a environ quarante millions d’Allemands, imagine-t-on ces quarante millions membres du gouvernement? Le peuple entier gouvernera et il n’y aura pas de gouvernés, mais alors il n’y aura pas de gouvernement, il n’y aura pas d’esclaves ; tandis que s’il y a État, il y aura des gouvernés, il y aura des esclaves.

    « Dans la théorie marxiste, ce dilemme se résout facilement. On entend par gouvernement du peuple le gouvernement par un petit nombre de

    1. Nous pourrions dire aujourd’hui le prolétariat russe par rapport aux pays satellites, dépouillés d’une partie de leur production au profit du peuple – ou de la classe dominante – russe.
    représentants élus par le peuple. Le suffrage universel – le droit de vote par tout le peuple des représentants du peuple et des gérants de l’État – tel est le dernier mot des marxistes, avec celui de la minorité dominante d’autant plus dangereuse qu’elle apparaîtra comme l’expression de la soi-disant volonté populaire.

    « Ainsi, de quelque côté qu’on examine le problème, on arrive toujours au même triste résultat : le gouvernement de l’immense majorité des masses du peuple par la minorité privilégiée. Mais, nous disent les marxistes, cette minorité sera composée de travailleurs. Oui, d’ex-travailleurs peut-être, mais dès qu’ils se convertiront en gouvernants ou en représentants du peuple, ils cesseront d’être des travailleurs et ils considéreront le monde des travailleurs du haut de leur position étatique ; dès lors ils ne représenteront plus le peuple, mais eux-mêmes, et leurs prétentions de vouloir gouverner le peuple. Celui qui veut en douter ne connaît rien de la nature humaine.

    « Mais ces élus seront d’ardents convaincus, et de plus, des socialistes scientifiques. Ces mots « socialistes scientifiques » qui se trouvent continuellement dans les œuvres et les discours des lassaliens et des marxistes prouvent que le prétendu État populaire ne sera qu’une administration assez despotique des masses du peuple par une aristocratie nouvelle, très peu nombreuse, des vrais et pseudo savants. Le peuple n’est pas savant, et par conséquent il sera entièrement exempté des préoccupations gouvernementales et globalement inclus dans le troupeau des administrés. Belle libération! Les marxistes voient cette contradiction, et reconnaissant qu’un gouvernement de savants – le plus insupportable, le plus outrageant et le plus méprisant de tous – serait malgré toutes les formes démocratiques, une véritable dictature, se consolant en disant que cette dictature serait provisoire et de courte durée. Ils disent que leur seul souci et leur seul but seront d’éduquer et d’élever le peuple, tant au point de vue économique que politique, à un niveau tel que tout gouvernement deviendra bientôt superflu, et que l’État, perdant tout caractère politique, c’est-à-dire de domination, se transformera en une organisation absolument libre des communes.

    «Nous sommes devant une contradiction flagrante. Si l’État était vraiment populaire, pourquoi l’abolir? Et si le gouvernement du peuple est indispensable pour l’émancipation réelle du peuple, comment osent-ils l’appeler populaire?

    « Grâce à la polémique que nous avons soutenue avec eux, nous leur avons fait déclarer que la liberté ou l’anarchie, c’est-à-dire l’organisation libre des masses travailleuses de bas en haut, est le but final du développement social, et que tout État, sans excepter l’État populaire, est un joug qui, d’une part engendre le despotisme, de l’autre l’esclavage.

    «Ils déclarent qu’une telle dictature du joug étatique est un moyen transitoire inévitable pour atteindre l’émancipation intégrale du peuple :

    l’anarchie, ou la liberté, est objectif ; l’État, ou la dictature, le moyen. Ainsi donc, pour émanciper les masses laborieuses, il faut d’abord les asservir ».


    LA PRATIQUE DE LA DICTATURE


    Nous en arrivons à l’anticipation étonnamment divinatrice de ce qui s’est passé en Russie, et dans tous les pays où l’État marxiste domine. Ce qui suit est pris dans Fragment formant une suite de l’Empire knouto-germanique (p. 473 et suiv., t. IV des Œuvres). Le premier paragraphe mêle, aux considérations générales sur la révolution sociale, le problème immédiat de l’Internationale dont Bakounine fut le théoricien le plus obstiné et le plus profond 9 et, dans les pays latins, l’organisateur le plus ardent, l’inspirateur le plus efficace.

    Il n’est pas inutile d’insister sur cette question qui mériterait un développement à part. Nous avons vu que la social-démocratie allemande, organisée en parti politique, entreprenait la conquête de l’État par la lutte parlementaire. Bakounine voyait, dramatiquement, qu’une telle tactique « tuerait l’Internationale » – ce qui a eu lieu – parce que chaque section nationale, se centrant sur l’État national, tournait le dos aux autres États nationaux et rompait sa solidarité, son unité avec les autres sections. Il n’y avait plus que des partis nationaux, repliés dans les frontières de leur pays respectif. L’Internationale n’était plus qu’un mot. Du jour où, au moyen d’une majorité fictive, Marx arracha au Congrès de La Haye (1872) l’approbation de la conquête des pouvoirs, les grandes possibilités, nées de l’apparition de cette organisation qui, tendant à l’universalité prolétarienne, devait nier les États, étaient sacrifiées.

    Il ne manque pas même, dans cette émancipation géniale de la réalité de l’État marxiste futur, la morale du patriotisme si savamment exploitée au pays des Soviets, où pour exalter un sentiment primitif et latent, les dirigeants ont ressuscité les hymnes patriotiques de l’époque tsariste, encensent les noms de Kutonzof et autres grands généraux, annexent à la gloire du peuple russe toutes les découvertes du monde. Bakounine n’a certainement pas péché par excès de prévisions. Il resté au-dessous de la vérité, car même dans l’organisation de l’appareil répressif qu’il annonce avec une précision stupéfiante, il ne pouvait

    1. L’Internationale était constituée par des organisations ouvrières professionnelles et des fédérations de métiers, c’est pourquoi l’apparition de partis politiques qui devenaient prédominants était une déviation fondamentale. Sur cette première constitution, et sur les buts énoncés, particulièrement dans le Préambule, Bakounine écrivit de nombreuses études et de nombreux articles qui font de lui le plus grand théoricien de ce qu’on appellera plus tard syndicalisme révolutionnaire. Sorel, Pouget, Lagardelle, Leone, Labriola, etc. n’ont fait que délayer sa pensée.
    imaginer – et personne ne le pouvait – tous les moyens de torture et tous les procédés qui font s’accuser les victimes elles-mêmes dans les parodies de justice sans égales dans l’histoire. Et laissons, pour finir, la parole à Bakounine.

    « Il est dans la nature de l’État de rompre la solidarité humaine et de nier en quelque sorte l’humanité. L’État ne peut se conserver comme tel dans son intégrité et dans toute sa force qu’il se pose comme le but suprême absolu, au moins pour ses propres citoyens, ou, pour parler plus franchement, pour ses propres sujets, ne pouvant pas s’imposer comme tel aux sujets des autres États. De là résulte inévitablement une rupture avec la morale humaine en tant qu’universelle, avec la raison universelle, par la naissance de la morale de l’État, et d’une raison d’État.

    « Le principe de la morale politique ou d’État est très simple. L’État étant le but suprême, tout ce qui est favorable au développement de sa puissance est bon ; tout ce qui lui est contraire, fût-ce la chose la plus humaine du monde, est mauvais. Cette morale s’appelle le patriotisme. L’Internationale, comme nous l’avons vu, est la négation du patriotisme, et par conséquent la négation de l’État. Si donc M. Marx et ses amis de la démocratie socialiste allemande pouvaient réussir à introduire le principe de l’État dans notre programme, ils tueraient l’Internationale.

    «L’État, pour sa conservation, doit être nécessairement puissant au dehors ; mais s’il l’est au dehors, il le sera infailliblement au dedans. Tout État, devant se laisser inspirer et diriger par une morale particulière, conforme aux conditions particulières de son existence, par une morale qui est une restriction, et par conséquent la négation de la morale humaine et universelle, devra veiller à ce que tous ses sujets, dans leurs pensées, et surtout dans leurs actes, ne s’inspirent aussi que des principes de cette morale patriotique ou particulière, ou qu’ils restent sourd aux enseignements de la morale purement ou universellement humaine.

    « De là résulte la nécessité d’une censure de l’État ; une liberté trop grande de la pensée et des opinions étant, comme le pense M. Marx, avec beaucoup de raisons d’ailleurs, à son point de vue éminemment politique, incomparable avec cette unanimité d’adhésion réclamée par la sûreté de l’État. Que telle soit, en réalité, la pensée de M. Marx, cela nous est suffisamment prouvé par les tentatives qu’il a faites pour introduire, sous des prétextes plausibles, en la couvrant d’un masque, la censure dans l’Internationale. Mais quelle que soit la vigilance de cette censure, alors même que l’État prendrait exclusivement entre ses mains toute l’éducation et toute l’instruction populaires, comme l’a voulu Mazzini, et comme le veut aujourd’hui M. Marx, l’État ne pourra jamais être sûr que des pensées prohibées et dangereuses ne se glissent, en contrebande, dans la conscience des populations qu’il gouverne. Le fruit défendu a tant d’attraits pour les

    hommes, et le diable de la révolte, cet ennemi éternel de l’État, se réveille si facilement dans les cœurs lorsqu’ils ne sont pas suffisamment abrutis, que ni cette éducation, ni cette instruction, ni même cette censure ne garantissent suffisamment la tranquillité de l’État. Il lui faut encore une police, des agents dévoués qui surveillent et dirigent, secrètement et sans que cela paraisse, le courant de l’opinion et des passions populaires. Nous avons vu que M. Marx lui-même est tellement convaincu de cette nécessité qu’il a cru devoir remplir de ses agents secrets toutes les régions de l’Internationale, et surtout l’Italie, la France et l’Espagne.

    « Enfin, quelque parfaite que soit, au point de vue de la conservation de l’État, l’organisation de l’éducation et de l’instruction populaires, de la censure et de la police, l’État ne peut être sûr de son existence tant qu’il n’a point, pour le défendre contre ses ennemis de l’intérieur, contre le mécontentement des populations, une force armée. L’État, c’est le gouvernement de haut en bas d’une immense quantité d’hommes très divers au point de vue du degré de leur culture, de la nature des pays ou des localités qu’ils habitent, de leur position, de leurs occupations, de leurs intérêts et de leurs aspirations, par une minorité quelconque. Cette minorité, fût-elle élue par le suffrage universel et contrôlée dans ses actes par des institutions populaires, à moins qu’elle ne soit douée de l’omniscience, de l’omniprésence et de la toute puissance que les théologiens attribuent à leur Dieu, il est impossible qu’elle puisse prévoir les besoins, ni satisfaire, avec une égale justice, aux intérêts les plus légitimes, les plus pressants de tout le monde. Il y aura toujours des mécontents parce qu’ils y aura toujours des sacrifiés.

    « Dans l’État populaire de M. Marx, nous dit-on, il n’y aura point de classe privilégiée. Tous seront égaux, non seulement au point de vue juridique et politique, mais au point de vue économique. Au moins on le promet, quoique je doute fort que de la manière dont on s’y prend et dans la voie qu’on veut suivre, on ne puisse jamais tenir sa promesse. Il n’y aura donc plus de classe privilégiée, mais un gouvernement et, remarquez-le bien, un gouvernement excessivement compliqué, que ne se contentera pas de gouverner et d’administrer les masses politiquement, comme le font tous les gouvernements aujourd’hui, mais qui encore les administrera économiquement, en concentrant en ses mains la production et la juste répartition des richesses, la culture de la terre, l’établissement et le développement des fabriques, l’organisation et la direction du commerce, enfin l’application du capital à la production par le seul banquier, l’État. Tout cela exigera une science immense et beaucoup de têtes débordantes de cervelle dans ce gouvernement. Ce sera le règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes. Il y aura une nouvelle classe, une hiérarchie nouvelle de savants réels et fictifs, et le monde se partagera en une minorité dominant au nom de la science, et une immense majorité ignorante. Et alors, gare à la masse des ignorants!

    «Un tel régime ne manquera pas soulever de très sérieux mécontentements dans cette masse et, pour la contenir, le gouvernement illuminateur et émancipateur de M. Marx aura besoin d’une force armée non moins sérieuse. Car le gouvernement doit être fort, dit M. Engels, pour maintenir dans l’ordre ces millions d’analphabètes dont le soulèvement brutal pourrait tout détruire et tout renverser, même un gouvernement dirigé par des têtes débordantes de cervelle.

    « Vous voyez bien qu’à travers toutes les phrases et toutes les promesses démocratiques et socialistes du programme de M. Marx, on retrouve dans son État tout ce qui constitue la propre nature despotique et brutale de tous les États, quelle que soit la forme de leur gouvernement, et qu’à la fin des comptes l’État populaire tant recommandé par M. Marx et l’État aristocratico-monarchique maintenu avec tant d’habileté et de puissance par M. de Bismarck s’identifie complètement par la nature de leur but tant intérieur qu’extérieur. A l’extérieur, c’est le même déploiement de la force militaire, c’est-à-dire la conquête ; et à l’intérieur c’est le même emploi de cette force armée, dernier argument de tous les pouvoirs politique menacés, contre les masses qui, fatiguées de croire, d’espérer, de se résigner et d’obéir toujours, se révoltent ».

    J’ajouterai une considération finale. Si Bakounine a vu juste dans ses critiques, il a vu juste aussi dans l’essentiel de la ligne de conduite à suivre. Le but de cette étude n’est pas de l’exposer. Mais j’affirme que la pensée constructive bakouninienne constitue toujours une source extraordinaire à laquelle nous avons beaucoup à puiser. Le socialisme meurt et l’avenir du monde est en danger parce qu’on ne l’a pas suivie. C’est en y revenant que la justice sociale dans la liberté sera possible.
     
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