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Hakim Bey - Vernissage

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 4 Juin 2009.

  1. Qu’est-ce qu’il y a de si drôle dans l’art ? Est-ce que l’art a fait crever de rire dada ? Ou peut-être que ce rictussicide a eu lieu plus tôt, avec la première représentation d’Ubu Roi ? Ou avec le rire sarcastique du fantôme de l’opéra de Baudelaire, qui dérangea tant ses bons bourgeois d’amis ?

    Ce qu’il y a de si drôle dans l’art (quoi qu’il soit plus drôle-bizarre que drôle-marrant) c’est la vision d’un corps qui refuse de se coucher, ce grand rassemblement de zombies, ce théâtre de marionnettes charnelles avec toutes leurs ficelles attachées au Capital (ploutocrate bouffi dans le style Diego Rivera), ce simulacre de pauvre type moribond qui s’agite frénétiquement partout, prétendant être la seule et unique chose la plus vivante de l’univers.

    Face à une ironie comme celle-là, une duplicité si extrême qu’elle équivaut à un abîme infranchissable, tout le pouvoir de guérison du rire-dans-l’art ne peut paraître que suspect, propriété illusoire d’une élité auto-proclamée ou d’une pseudo avant-garde. S’il voulait avoir une véritable avant-garde, l’Art devrait aller quelque part, et cela a depuis longtemps cessé d’être le cas. Nous mentionnions Rivera : il n’y a sûrement pas dans notre siècle de peintre plus véritablement drôle et politique. Mais dans quel but ? le trotskisme ! Le cul-de-sac le plus cul-de-sac de la politique du 20ème siècle ! Aucun pouvoir de guérison, ici — seulement le son creux de la moquerie impuissante qui résonne au-dessus de l’abîme.

    Pour guérir, on doit d’abord détruire — et l’art politique qui échoue à détruire la cible de son rire finit par renforcer les forces même qu’il cherchait à attaquer. «Ce qui ne me tue pas me rend plus fort» raille la figure porcine dans son haut-de-forme luisant (se moquant de Nietzsche bien sûr, pauvre Nietzsche qui essaya de rire à crever de tout le dix-neuvième siècle, mais finit en cadavre vivant, avec sa sœur nouant des cordes à ses membres afin de le faire danser pour les fascistes).

    Il n’y a rien de particulièrement mystérieux ou métaphysique dans ce processus. Les circonstances, la pauvreté, ont un jour obligé Rivera à accepter une commande et à venir aux USA peindre une fresque murale — pour Rockefeller, l’archétype même du porc de Wall Street ! Rivera fit de son travail une pièce criante d’agit-prop’ coco — et Rockefeller la fit effacer. Comme si ce n’était pas assez drôle, la vraie blague, c’est que Rockefeller aurait pu savourer une victoire encore plus douce en ne détruisant pas l’œuvre mais en la payant et en l’exhibant, la transformant en Art, ce parasite édenté du décorateur intérieur, cette blague.

    Le rêve du Romantisme : Le monde-de-la-réalité des valeurs bourgeoises pourrait d’une manière ou d’une autre être amené à consommer, à inclure en lui-même, un art qui à première vue semblerait pareil à n’importe quel autre art (des livres à lire, des tableaux à accrocher au mur, etc...) mais qui contaminerait secrètement cette réalité avec quelque chose d’autre, quelque chose qui changerait sa façon de se voir, la renverserait, la remplacerait par les valeurs révolutionnaires de l’art.

    Ce rêve fut aussi celui que rêva le surréalisme. Même Dada, en dépit de ses manifestations extérieures de cynisme, osait encore espérer. Du Romantisme au Situationnisme, de Blake à 1968, le rêve de chaque hier qui s’est succédé est devenu le décor d’arrière-salle de chaque demain — acheté, mâché, reproduit, vendu, confiné dans des musées, bibliothèques, universités et autres mausolées, oublié, perdu, ressuscité, transformé en nostalgiemania, reproduit, vendu, etc., etc., ad nauseam.

    Afin de comprendre combien Cruikshank ou Daumier ou Grandville ou Rivera ou Tzara ou Duchamp ont détruit de fond en comble la vision du monde bourgeoise de leur temps, il faut s’enfoncer dans un blizzard de références historiques et halluciner — car en fait la destruction-par-le-rire fut théoriquement un succès mais concrètement, un bide. Le poids mort de l’illusion n’a pas réussi à bouger ne fût-ce que d’un centimètre dans les grands éclats de rire, les attaques du rire. Ce ne fut pas la société bourgeoise qui s’effondra, en fin de compte, ce fut l’art.

    À la lumière de ce mauvais tour que l’on nous a joué, il nous apparaît que l’artiste contemporain est confronté à deux choix (puisque le suicide n’est pas une solution). Le premier est de continuer à lancer attaque sur attaque, mouvement sur mouvement, dans l’espoir qu’un jour (bientôt) «la chose» sera devenue tellement faible, tellement vide, qu’elle s’évaporera et nous laissera subitement seuls à occuper le terrain. Ou le deuxième qui est de commencer tout de suite, immédiatement, à vivre comme si la bataille était déjà gagnée, comme si aujourd’hui l’artiste n’était plus une personne particulière mais que chaque personne soit un artiste particulier. (C’est ce que les situationnistes appelaient «la suppression et réalisation de l’art».)

    L’une et l’autre de ces options sont tellement «impossibles» qu’agir suivant l’une ou l’autre serait une blague. Nous n’aurions pas à faire de l’art «drôle» tout simplement parce que faire de l’art serait suffisamment drôle pour choper une hernie. Mais au moins ce serait notre blague. (Qui peut dire avec certitude que nous échouerions ? «J’adore ne pas connaître le futur», Nietzsche). Pour pouvoir commencer à jouer ce jeu, cependant, nous devrons probablement établir quelques règles pour nous-mêmes.


    1. Il n’y a pas de problèmes. Il n’y a pas de trucs comme le sexisme, le fascisme, le spécisme, le regardisme ou n’importe quelle autre «question de suffrage» qui puisse être séparé de la complexité du social et puisse être traité par le «discours» comme un «problème». Ce qui existe, c’est seulement la totalité qui subsume tous ces «problèmes» illusoires dans la facticité complète de son discours, transformant ainsi toutes ces opinions, les pour et les contre, en pures marchandises du prêt-à-penser destinées à être achetées et vendues. Et cette totalité est en soi une illusion, un mauvais cauchemar dont nous essayons de nous réveiller (à travers l’art, l’humour, ou tout autre moyen).


    2. Autant que possible, tout ce que nous faisons doit être fait en dehors de la structure psychique et économique mise en place par la totalité comme espace autorisé pour le jeu de l’art. Comment, allez-vous demander, est-il possible de «gagner sa vie» sans les galeries, les agents, les musées, les publications commerciales, le National Endowment for the Erts, et autres bureaux d’aide sociale pour les arts ? Eh bien, on ne peut pas demander l’improbable. Mais vraiment, on doit exiger l’«impossible» — ou sinon pourquoi est-on un artiste, bordel ? Ça ne suffit pas de trôner en toute sécurité sur le Saint-Siège appelé Art, du haut duquel on peut se moquer de la stupidité et de l’injustice du monde «carré». L’art est partie prenante du problème. Le Monde de l’Art a le cul par-dessus la tête et il est devenu indispensable de dégager — ou alors de vivre dans un paysage rempli de merde.


    3. Bien sûr, il faut bien continuer de «gagner sa vie» d’une manière ou d’une autre — mais l’essentiel est de vivre sa vie. Quoi que nous fassions, quelle que soit l’option que nous choisissions (peut-être les choisirons-nous toutes) ou quelques graves soient nos compromis, nous devrions prier pour ne jamais confondre l’art et la vie : l’art est court, la vie est longue. Nous devrions essayer d’être préparés à plonger, à devenir nomades, à nous faufiler entre toutes les mailles, à ne jamais nous installer, à vivre à travers plusieurs arts, à rendre nos vies plus belles que notre art, à faire de l’art notre fierté plutôt que notre excuse.


    4. Le rire guérisseur (en tant qu’il s’oppose au rire empoisonné et corrosif) ne peut surgir que d’un art qui est sérieux — sérieux mais pas sobre. La morbidité gratuite, le nihilisme cynique, la frivolité postmoderne très dans le coup, le gémissement/râlage/roumégage (le culte libéral de la «victime»), l’épuisement, l’hyperconformité ironique à la Baudrillard : aucune de ces options n’est assez sérieuse ; en même temps aucune n’est assez intoxiquée pour poursuivre notre propos, encore moins pour arracher notre rire.
     
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