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Krisis: Manifeste contre le travail ( 1999)

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Marc poïk, 8 Avril 2017.

  1. Marc poïk
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    Marc poïk Sous l'arbre en feuille la vie est plus jolie Membre actif

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    Déc 2016
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    Krisis

    Manifeste contre le travail

    Disponible en version PDF ICI: https://fr.theanarchistlibrary.org/library/krisis-manifeste-contre-le-travail.pdf
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    I. La domination du travail mort.


    Un cadavre domine la société, le cadavre du travail. Toutes les puissances du monde se sont liguées pour défendre cette domination : le pape et la Banque mondiale, Tony Blair et Jörg Haider, les syndicats et les patrons, les écologistes d’Allemagne et les socialistes de France. Tous n’ont qu’un mot à la bouche : travail, travail, travail !



    Qui n’a pas désappris à penser comprend sans difficulté le caractère insensé de cette attitude. Car ce n’est pas une crise passagère que connaît la société dominée par le travail : la société se heurte à sa limite absolue. Par suite de la révolution micro-informatique, la production de richesse s’est toujours davantage décrochée de la force de travail humaine — à une échelle que seule la science-fiction aurait pu concevoir voilà quelques décennies. Personne ne peut affirmer sérieusement que ce processus puisse encore être bloqué, voire inversé. Au XXIe siècle, la vente de la marchandise-force de travail est assurée d’avoir autant de succès qu’en a eu la vente de diligences au XXe siècle. Mais, dans cette société, celui qui ne peut pas vendre sa force de travail est « superflu « et se trouve jeté à la décharge sociale.



    Qui ne travaille pas, ne mange pas ! Ce principe cynique est toujours valable — et aujourd’hui plus que jamais, justement parce qu’il devient désespérément obsolète. C’est absurde : alors que le travail est devenu superflu, la société n’aura jamais autant été une société de travail. C’est au moment même où le travail meurt qu’il se révèle une puissance totalitaire qui n’admet aucun autre Dieu à ses côtés, déterminant la pensée et l’action des hommes jusque dans les pores de leur vie quotidienne et dans leur esprit. On ne recule devant aucune dépense pour maintenir artificiellement en vie l’idole Travail. Le cri délirant « De l’emploi ! « justifie qu’on aille encore plus loin dans la destruction des bases naturelles devenue depuis longtemps manifeste. Les derniers obstacles à la marchandisation complète de tous les rapports sociaux peuvent être éliminés sans soulever aucune critique, dès lors que quelques misérables « postes de travail « sont en jeu. Et le mot selon lequel il vaut mieux avoir « n’importe quel « travail plutôt que pas de travail du tout est devenu la profession de foi exigée de tous.



    Plus il devient clair que la société de travail est arrivée à sa fin ultime, plus la conscience publique refoule violemment cette fin. Les méthodes de refoulement peuvent être diverses, elles ont toutes un dénominateur commun : le fait que, mondialement, le travail se révèle une fin en soi irrationnelle qui s’est elle-même rendue obsolète est transformé, avec une obstination qui rappelle celle d’un système délirant, en échec personnel ou collectif d’individus, de managers ou de « sites « . La limite objective du travail doit passer pour un problème subjectif propre aux exclus.



    Alors que certains pensent que le chômage est dû à des revendications exagérées, à un manque de bonne volonté et de flexibilité, d’autres accusent « leurs « patrons et politiciens d’incapacité, de corruption, d’âpreté au gain, voire de haute trahison. Mais en définitive les uns et les autres sont d’accord avec Roman Herzog,
    [1] l’ex-président allemand : il faudrait se serrer les coudes dans tout le pays, comme s’il s’agissait de remotiver une équipe de football ou une secte politique. Tous doivent « d’une manière ou d’une autre « mettre sérieusement la main à la pâte, même si de pâte il n’y en a plus depuis longtemps ; tous doivent s’y mettre « d’une manière ou d’une autre « , même s’il n’y a plus rien à faire (ou seulement des choses privées de sens). Ce que cache ce message peu ragoûtant ne laisse aucun doute : qui ne trouve pas grâce, malgré tout cela, aux yeux de l’idole Travail en est lui-même responsable et peut être tranquillement mis au rencard ou renvoyé.


    La même loi du sacrifice humain vaut à l’échelle mondiale. Le totalitarisme économique broie sous sa roue chaque pays, l’un après l’autre, ne prouvant qu’une chose, encore et toujours : ces pays ont péché contre les « lois du marché « . Qui ne « s’adapte « pas, inconditionnellement et sans état d’âme, au cours aveugle de la concurrence totale se voit châtié par la logique de la rentabilité. Qui est prometteur aujourd’hui sera jeté demain à la casse de l’économie. Mais rien ne saurait ébranler les malades de l’économie qui nous gouvernent dans leur étrange explication du monde. Les trois quarts de la population mondiale sont déjà plus ou moins déclarés déchet social. Les « sites « s’écroulent les uns après les autres. Après les désastreux « pays en voie de développement « du Sud et après le département « Capitalisme d’État « de la société mondiale de travail à l’Est, c’est au tour des écoliers modèles de l’économie de marché en Asie du Sud-Est de disparaître dans les enfers de l’effondrement. En Europe aussi, un vent de panique sociale souffle depuis longtemps. Et pourtant, les chevaliers à la Triste Figure de la politique et du management n’en poursuivent pas moins avec acharnement leur croisade au nom de l’idole Travail.



    « Chacun doit pouvoir vivre de son travail, tel est le principe. « Pouvoir vivre » est ainsi conditionné par le travail et il n’est de droit que lorsque cette condition a été remplie. « (Johann Gottlieb Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, 1797.)



    II. La société d’apartheid néo-libérale.


    Une société centrée sur l’abstraction irrationnelle du travail développe nécessairement une tendance à l’apartheid social, dès lors que la vente réussie de la marchandise-force de travail, de règle devient exception. Depuis longtemps, toutes les fractions du camp du travail, qui englobe tous les partis, ont subrepticement accepté cette logique et poussent elles-mêmes à la roue. Elles ne s’affrontent plus pour savoir si une part toujours plus grande de la population sera ou non laissée sur le bord de la route et exclue de cette participation sociale, mais seulement comment faire passer, bon gré mal gré, cette sélection.



    La fraction néo-libérale abandonne en toute tranquillité la sale besogne du darwinisme social à la « main invisible « du marché. C’est ainsi qu’on démantèle les structures de l’État social pour marginaliser, aussi discrètement que possible, tous ceux qui n’arrivent plus à suivre la concurrence. Seuls les membres ricanants de la confrérie des gagnants de la globalisation sont encore considérés comme des hommes. La machine capitaliste, qui n’a d’autre finalité qu’elle-même, accapare naturellement toutes les ressources de la planète. Dès que celles-ci ne peuvent plus être mobilisées de manière rentable, elles doivent être mises en friche, même si, juste à côté, des populations entières meurent de faim.



    Quant à ces fâcheux « déchets humains « , ils relèvent de la police, des sectes religieuses millénaristes, de la mafia et de la soupe populaire. Aux États-Unis et dans la plupart des pays d’Europe centrale, il y a aujourd’hui plus d’hommes emprisonnés que dans n’importe quelle dictature militaire. Et en Amérique latine, il meurt quotidiennement plus d’enfants des rues et d’autres pauvres sous les balles des escadrons de la mort de l’économie de marché qu’il n’y a eu de contestataires assassinés à l’époque de la pire répression politique. Il ne reste aux exclus qu’une fonction sociale : celle de l’exemple à ne pas suivre. Leur sort doit inciter tous ceux qui jouent encore à la chaise musicale de la société de travail à lutter pour les dernières places. Et, par-dessus le marché, tenir en haleine la masse des perdants, de sorte que ceux-ci n’aient même pas l’idée de se révolter contre les exigences insolentes de ce système.



    Mais même au prix de l’abdication de soi, le meilleur des mondes de l’économie de marché totalitaire ne prévoit pour la plupart qu’une place d’homme souterrain dans l’économie souterraine. Il ne reste aux hommes qu’à proposer humblement leurs services comme travailleurs ultra-bon marché et esclaves démocratiques aux gagnants de la globalisation plus fortunés. Ces nouveaux « pauvres qui travaillent « peuvent ainsi cirer les chaussures des derniers hommes d’affaires de la société de travail moribonde, leur vendre des hamburgers contaminés ou surveiller leurs centres commerciaux. Ceux qui ont laissé leur cervelle au vestiaire peuvent même rêver de devenir millionnaires comme prestataires de service !



    Dans les pays anglo-saxons, ce monde terrifiant est déjà la réalité pour des millions d’hommes et de femmes, sans même parler du Tiers-Monde et de l’Europe de l’Est ; et en Euroland, on se montre décidé à vite rattraper le temps perdu. Depuis longtemps, la presse économique ne cache plus le futur idéal du travail tel qu’elle se l’imagine : les enfants du Tiers-Monde qui nettoient les pare-brise des voitures aux carrefours sont l’exemple lumineux de l’ » esprit d’initiative « auquel doivent aspirer les chômeurs face à ce « manque total de prestations de service « qui serait le nôtre. « Le modèle du futur est l’individu patron de sa force de travail et de sa protection sociale « , écrit la Commission pour les questions d’avenir des États libres de Bavière et de Saxe. Et de poursuivre : « Plus les services simples et personnalisés sont bon marché, plus la demande est grande : c’est-à-dire que les prestataires de service y gagnent moins. « Alors que ces affirmations provoqueraient une révolte sociale dans un monde où l’amour-propre existe encore, elles ne suscitent qu’un hochement de tête impuissant dans ce monde de bêtes de somme qu’est la société de travail.



    « Le criminel avait détruit le travail tout en emportant le salaire d’un ouvrier. À lui maintenant de travailler sans rémunération et d’entrevoir les bienfaits du succès et du gain même dans son cachot. [...] Le travail forcé doit l’éduquer au travail honnête comme action personnelle et librement choisie. « (Wilhelm Heinrich Riehl, le Travail allemand, 1861.)



    III. L’apartheid du néo-État social.

    Les fractions anti-néo-libérales du camp du travail, qui englobe toute la société, auront peut-être du mal à se faire à cette perspective, mais ce sont justement elles les plus ferventes adeptes de l’idée qu’un homme sans travail n’est pas un homme. Nostalgiques, obnubilées par le travail de masse fordiste de l’après-guerre, elles n’ont à l’esprit que de ranimer cette époque révolue de la société de travail. Que l’État se charge une fois de plus de ce que le marché n’est plus à même de garantir ! Les « programmes pour la création d’emplois « , le travail obligatoire dans les communes pour les demandeurs d’aides sociales, les subventions régionales, l’endettement public et autres mesures politiques doivent simuler encore et toujours la « normalité « de la société de travail. Cet étatisme du travail, ranimé sans grande conviction, n’a certes pas l’ombre d’une chance, mais il reste le point de repère idéologique de larges couches de la population menacées par la déchéance. Et c’est précisément parce qu’elle est sans espoir que la pratique qui en résulte se révèle tout sauf émancipatrice.



    La transformation idéologique du « travail devenu rare « en premier droit du citoyen exclut par le fait même tous ceux qui n’ont pas le bon passeport. La logique de la sélection sociale n’est pas mise en cause, mais simplement définie d’une autre manière : les critères ethniques et nationalistes sont censés désamorcer la lutte pour la survie individuelle. « Les turbins nationaux aux nationaux « , crie la vox populi qui, dans l’amour pervers du travail, retrouve encore une fois le chemin de la Nation. C’est l’option du populisme de droite, et il ne s’en cache pas. Sa critique de la société de concurrence ne vise qu’au nettoyage ethnique des zones de richesse capitaliste qui se réduisent comme peau de chagrin.



    Quant au nationalisme modéré, d’obédience social-démocrate ou écologiste, il veut bien accorder le statut de nationaux aux immigrés de longue date et même en faire des citoyens s’ils ont donné des gages de leur caractère parfaitement inoffensif et de leur absolue servilité. Mais, ce faisant, on pratique encore davantage et de manière encore plus discrète l’exclusion des réfugiés de l’Est et du Sud et l’on donne à cette exclusion une légitimité — le tout, bien sûr, toujours sous un flot de bonnes paroles pleines d’humanité et de civilité. La chasse aux « clandestins « , supposés vouloir mettre la main sur les emplois nationaux, doit être faite si possible sans laisser de vilaines traces de feu et de sang sur le sol national. Pour cela, il y a la police des frontières, la gendarmerie et les pays tampons de l’espace Schengen qui règlent tout en toute légalité, et de préférence loin des caméras de télévision.



    Cette simulation étatique du travail est dès l’origine violente et répressive. Elle incarne la volonté de maintenir coûte que coûte la domination de l’idole Travail même après sa mort. Ce fanatisme de la bureaucratie du travail ne tolère pas que les exclus, les chômeurs et les sans-avenir, ainsi que tous ceux qui ont de bonnes raisons de refuser le travail, se refugient dans les dernières niches, du reste terriblement étroites, de l’État social en lambeaux. Les travailleurs sociaux et les secrétaires des bureaux de placement les traînent sous les lampes d’interrogatoire de l’État et les forcent à se prosterner publiquement devant le trône du cadavre dominant.



    Alors qu’en principe, dans un tribunal, le doute bénéficie à l’accusé, ici c’est à lui de prouver son innocence. Si, à l’avenir, les exclus ne veulent pas vivre de charité chrétienne et d’eau fraîche, ils devront accepter n’importe quel sale boulot, n’importe quel travail d’esclave, ou n’importe quel « contrat de réinsertion « , si absurde soit-il, pour prouver leur inconditionnelle disponibilité au travail. Que ce qu’ils doivent faire n’ait que très peu de sens ou même en soit totalement privé, cela n’a aucune importance, pourvu qu’ils restent perpétuellement en mouvement afin de ne jamais oublier la loi selon laquelle doit se dérouler leur existence.



    Autrefois, les hommes travaillaient pour gagner de l’argent. Aujourd’hui, l’État ne regarde pas à la dépense pour que des centaines de milliers d’hommes et de femmes simulent le travail disparu dans d’étranges « ateliers de formation « ou « entreprises d’insertion « afin de garder la forme pour des « emplois « qu’ils n’auront jamais. On invente toujours des « mesures « nouvelles et encore plus stupides simplement pour maintenir l’illusion que la machine sociale, qui tourne à vide, peut continuer à fonctionner indéfiniment. Plus la contrainte du travail devient absurde, plus on doit nous bourrer le crâne avec l’idée que la moindre demi-baguette se paie.



    À cet égard, le New Labour et ses imitateurs partout dans le monde montrent qu’ils sont tout à fait en phase avec le modèle néo-libéral de sélection sociale. En simulant « l’emploi « et en faisant miroiter un futur positif de la société de travail, on crée la légitimation morale nécessaire pour sévir encore plus durement contre les chômeurs et ceux qui refusent de travailler. En même temps, la contrainte au travail imposée par l’État, les subventions salariales et la fameuse « économie solidaire « abaissent toujours plus le coût du travail. On encourage ainsi massivement le secteur foisonnant des bas salaires et du working poor.



    La « politique active de l’emploi « prônée par le New Labour n’épargne personne, ni les malades chroniques ni les mères célibataires avec enfants en bas âge. Pour ceux qui perçoivent des aides publiques, l’étau des autorités ne se desserre qu’au moment où leur cadavre repose à la morgue. Tant d’insistance n’a qu’un sens : dissuader le maximum de gens de réclamer à l’État le moindre subside et montrer aux exclus des instruments de torture tellement répugnants qu’en comparaison le boulot le plus misérable doit leur paraître désirable.



    Officiellement, l’État paternaliste ne brandit jamais son fouet que par amour et pour éduquer sévèrement ses enfants, traités de « feignants « , au nom de leur développement personnel. En réalité, ces mesures « pédagogiques « ont un seul et unique but : chasser de la maison le quémandeur à coups de pied aux fesses. Quel autre sens pourrait avoir le fait de forcer les chômeurs à ramasser des asperges ? Là, ils doivent chasser les saisonniers polonais qui n’acceptent ces salaires de misère que parce que le taux de change leur permet de les transformer en un revenu acceptable dans leur pays. Cette mesure n’aide pas le travailleur forcé, ni ne lui ouvre aucune « perspective d’emploi « . Et pour les cultivateurs, les diplômés et les ouvriers qualifiés aigris qu’on a eu la bonté de leur envoyer ne sont qu’une source de tracas. Mais quand, après douze heures de travail sur le sol de la patrie, l’idée imbécile d’ouvrir, faute de mieux, une pizzéria ambulante paraît nimbée d’une lumière plus agréable, alors l’ » aide à la flexibilisation « a atteint le résultat néo-britannique escompté.



    « N’importe quel travail vaut mieux que pas de travail du tout. « (Bill Clinton, 1998.)



    « Il n’y a pas de boulot plus dur que de ne pas en avoir du tout. « (Slogan d’une affiche d’exposition de l’Office du pacte de coordination des initiatives de chômeurs en Allemagne, 1998.)



    « L’engagement civique doit être récompensé et non pas rémunéré. [...] Celui qui pratique l’engagement civique perd aussi la souillure d’être chômeur et de toucher une aide sociale. » (Ulrich Beck, l’Âme de la démocratie, 1997.)



    IV. Aggravation et démenti de la religion du travail.

    Le nouveau fanatisme du travail, avec lequel cette société réagit à la mort de son idole, est la conséquence logique et le stade terminal d’une longue histoire. Depuis la Réforme, toutes les forces porteuses de la modernisation occidentale ont prêché la sainteté du travail. Surtout au cours des cent cinquante dernières années, toutes les théories sociales et tous les courants politiques ont été obsédés par l’idée du travail. Socialistes et conservateurs, démocrates et fascistes se combattaient férocement, mais en dépit de la haine mortelle qu’ils se vouaient les uns aux autres, ils ont toujours sacrifié tous ensemble à l’idole Travail. « L’oisif ira loger ailleurs « , ce vers de l’hymne ouvrier international a trouvé un écho macabre dans l’inscription Arbeit macht frei sur le portail d’Auschwitz. Les démocraties pluralistes de l’après-guerre ne juraient que par la dictature perpétuelle du travail. Et même la constitution de la Bavière archi-catholique instruit les citoyens dans le sens de la tradition protestante qui remonte à Luther :



    « Le travail est la source du bien-être du peuple et jouit de la protection particulière de l’État. »



    À la fin du XXe siècle, alors que presque toutes les oppositions idéologiques se sont évanouies, il ne reste plus que l’impitoyable dogme commun qui veut que le travail soit la vocation naturelle de l’Homme.



    Aujourd’hui, c’est la réalité de la société de travail même qui vient démentir ce dogme. Les prêtres de la religion du travail ont toujours prêché que la « nature de l’homme « était celle d’un animal laborans. Et que celui-ci ne deviendrait vraiment homme qu’en soumettant, à l’instar de Prométhée, la matière à sa volonté pour se réaliser dans ses produits. Si ce mythe du conquérant du monde, du démiurge censé avoir une vocation, a toujours été dérisoire face au caractère pris par le procès de travail moderne, il pouvait encore avoir un fondement réel au siècle des capitalistes-découvreurs de la trempe d’un Siemens, d’un Edison et de leurs personnels composés d’ouvriers qualifiés. Mais depuis, cette attitude est devenue complètement absurde.



    Aujourd’hui, qui s’interroge encore sur le contenu, le sens et le but de son travail devient fou — ou bien un élément perturbateur pour le fonctionnement de cette machine sociale qui n’a d’autre finalité qu’elle-même. L’homo faber de jadis, qui était fier de son travail et prenait encore au sérieux ce qu’il faisait avec la manière bornée qui était la sienne, est aussi démodé qu’une machine à écrire. La machine doit continuer à tourner à tout prix, un point c’est tout. Et c’est la tâche des services marketing et de légions entières d’animateurs, de psychologues d’entreprise, de conseillers en image et de dealers d’en fournir le sens. Là où motivation et créativité sont les maîtres mots, on peut être sûr qu’il n’en reste rien — ou alors seulement en tant qu’illusion. C’est pourquoi les capacités à l’autosuggestion, à l’autopromotion et à la simulation de la compétence prennent place aujourd’hui parmi les vertus les plus importantes des managers et des ouvriers qualifiés, des vedettes médiatiques et des comptables, des professeurs et des gardiens de parking.



    Par ailleurs, la crise de la société de travail a totalement ridiculisé l’idée selon laquelle le travail serait une nécessité éternelle imposée à l’homme par la nature. Depuis des siècles, on prêche que l’idole Travail mérite nos louanges pour la bonne et simple raison que les besoins ne peuvent se satisfaire tout seuls, sans l’activité et la sueur de l’homme. Et le but de toute l’organisation du travail est, nous dit-on, la satisfaction des besoins. Si cela était vrai, une critique du travail aurait autant de signification qu’une critique de la pesanteur. Mais comment une véritable « loi naturelle « pourrait-elle connaître une crise, voire disparaître ? Cette fausse conception du travail comme nature, les porte-parole sociaux du camp du travail, depuis les bouffeurs de caviar néo-libéraux fous de rendement jusqu’aux gros lards des syndicats, n’arrivent plus à la justifier. Ou bien comment expliqueraient-ils qu’aujourd’hui les trois quarts de l’humanité sombrent dans la misère précisément parce que la société de travail n’a plus besoin de leur travail ?



    Ce n’est plus la malédiction biblique : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front « qui pèse sur les exclus, mais un nouveau jugement de damnation encore plus impitoyable : « Tu ne mangeras pas, parce que ta sueur est superflue et invendable. »



    Drôle de loi naturelle ! C’est seulement un principe social irrationnel qui prend l’apparence d’une contrainte naturelle parce qu’il a détruit ou soumis depuis des siècles toutes les autres formes de rapports sociaux et s’est lui-même posé en absolu. C’est la « loi naturelle « d’une société qui se trouve très « rationnelle « , mais qui ne suit, en réalité, que la rationalité des fins de son idole Travail, aux « impératifs « de laquelle elle est prête à sacrifier les derniers restes de son humanité.



    « Qu’il soit bas, qu’il ne vise que l’argent, le travail est toujours en rapport avec la nature. Déjà, le désir d’effectuer un travail mène toujours plus à la vérité ainsi qu’aux lois et règles de la nature qui, elles, sont vérité. « (Thomas Carlyle, Travailler et non pas désespérer, 1843.)



    V. Le travail, principe social coercitif.

    Le travail n’a rien à voir avec le fait que les hommes transforment la nature et sont en relation les uns avec les autres de manière active. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils construiront des maisons, confectionneront des vêtements, produiront de la nourriture et beaucoup d’autres choses ; ils élèveront des enfants, écriront des livres, discuteront, jardineront, joueront de la musique, etc. Ce fait est banal et va de soi. Ce qui ne va pas de soi, c’est que l’activité humaine tout court, la simple « dépense de force de travail « , sans aucun souci de son contenu, tout à fait indépendante des besoins et de la volonté des intéressés, soit érigée en principe abstrait qui régit les rapports sociaux.



    Dans les anciennes sociétés agraires, il existait toutes sortes de domination et de rapports de dépendance personnelle, mais pas de dictature de l’abstraction travail. Certes, les activités de transformation de la nature et les rapports sociaux n’étaient pas autodéterminés. Mais ils n’étaient pas non plus soumis à une « dépense abstraite de force de travail « , ils s’intégraient dans un ensemble de règles complexes constituées de préceptes religieux, de traditions culturelles et sociales incluant des obligations mutuelles. Chaque activité se faisait en un temps et en un lieu précis : il n’existait pas de forme d’activité abstraitement universelle.



    Ce n’est que le système de production marchande moderne fondé sur la transformation incessante d’énergie humaine en argent érigée en fin en soi qui a engendré une sphère particulière, dite du travail, isolée de toutes les autres relations et faisant abstraction de tout contenu — une sphère caractérisée par une activité subordonnée, inconditionnelle, séparée, robotisée, coupée du reste de la société et obéissant à une rationalité des fins abstraite, régie par la « logique d’entreprise « , au-delà de tout besoin. Dans cette sphère séparée de la vie, le temps cesse d’être vécu de façon active et passive ; il devient une simple matière première qu’il faut exploiter de manière optimale :



    « Le temps, c’est de l’argent. »



    Chaque seconde est comptée, chaque pause-pipi est un tracas, chaque brin de causette un crime contre la finalité de la production devenue autonome. Là où l’on travaille, seule de l’énergie abstraite doit être dépensée. La vie est ailleurs — et encore, parce que la cadence du temps de travail s’immisce en tout. Déjà les enfants sont dressés en fonction de la montre pour être « efficaces « un jour, les vacances servent à reconstituer la « force de travail « , et même pendant les repas, les fêtes ou l’amour, le tic-tac des secondes résonne dans nos têtes.



    Dans la sphère du travail, ce qui compte n’est pas tant ce qui est fait, mais le fait que telle ou telle chose soit faite en tant que telle, car le travail est une fin en soi dans la mesure même où il sert de vecteur à la valorisation du capital-argent, à l’augmentation infinie de l’argent pour l’argent. Le travail est la forme d’activité de cette fin en soi absurde. C’est uniquement pour cela, et non pour des raisons objectives, que tous les produits sont produits en tant que marchandises. Car ils ne représentent l’abstraction argent, dont le contenu est l’abstraction travail, que sous cette forme. Tel est le mécanisme de la machine sociale autonomisée qui tient l’humanité moderne enchaînée.



    Et c’est bien pourquoi le contenu de la production importe aussi peu que l’usage des choses produites et leurs conséquences sur la nature et la société. Construire des maisons ou fabriquer des mines antipersonnel, imprimer des livres ou cultiver des tomates transgéniques qui rendent les hommes malades, empoisonner l’air ou « seulement « faire disparaître le goût : tout cela importe peu, tant que, d’une manière ou d’une autre, la marchandise se transforme en argent et l’argent de nouveau en travail. Que la marchandise demande à être utilisée concrètement, fût-ce de manière destructrice, est une question qui n’intéresse absolument pas la rationalité d’entreprise, car pour elle le produit n’a de valeur que s’il est porteur de travail passé, de « travail mort « .



    L’accumulation de « travail mort « en tant que capital, représenté sous la forme-argent, est la seule « signification « que le système de production marchande moderne connaisse. « Travail mort « ? Folie métaphysique ! Oui, mais une métaphysique devenue réalité tangible, une folie « objectivée « qui tient cette société dans sa poigne de fer. Dans l’acte sempiternel de la vente et de l’achat, les hommes ne s’échangent pas comme des êtres sociaux conscients d’eux-mêmes, ils ne font qu’exécuter comme des automates sociaux la fin en soi qui leur est imposée.



    « L’ouvrier se sent auprès de soi-même seulement en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui-même quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas dans son propre élément. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint, travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. » (Karl Marx, Manuscrits de 1844.)



    VI. Travail et capital : les deux faces de la même médaille.

    La gauche politique a toujours vénéré le travail avec un zèle particulier. Non seulement elle a élevé le travail en essence de l’homme, mais aussi elle l’a mythifié en l’érigeant en « contre-principe « du capital. Pour elle, ce n’était pas le travail qui était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital. C’est pourquoi le programme de tous les « partis ouvriers « a toujours été celui de « libérer le travail « , non de se libérer du travail. Mais l’antagonisme social du capital et du travail n’est que celui de deux intérêts différents (quoique différemment puissants) à l’intérieur de la fin en soi capitaliste. La lutte de classes fut la forme sous laquelle ces intérêts contraires s’affrontèrent sur le terrain social commun du système de production marchande. Elle fit partie de la dynamique inhérente au mouvement de valorisation du capital. Que la lutte ait été menée pour des salaires, des droits, de meilleures conditions de travail ou la création d’emplois, son présupposé sous-jacent fut toujours la machine dominante avec ses principes irrationnels.



    Le contenu qualitatif de la production compte aussi peu du point de vue du travail que du point de vue du capital. Ce qui compte, c’est uniquement la possibilité de vendre la force de travail au meilleur prix. Il ne s’agit pas de déterminer ensemble quelle signification et quel but donner à chaque activité. Si pareil espoir de réaliser l’autodétermination de la production dans le cadre du système de production marchande a jamais existé, les « ouvriers « ont depuis longtemps fait leur deuil de cette illusion. Il ne s’agit plus pour eux que d’ » emplois « , de « places « — ces notions prouvent déjà que toute cette opération n’a d’autre finalité qu’elle-même, ainsi que l’asservissement de ceux qui y participent.



    Que produire, pourquoi et avec quelles conséquences ? Le vendeur de la marchandise force de travail s’en moque aussi éperdument que l’acheteur. Les ouvriers du nucléaire et des usines chimiques poussent les hauts cris quand on veut désamorcer leurs bombes à retardement. Et les « employés « de Volkswagen, Ford ou Toyota sont les adeptes les plus fanatiques du programme suicidaire de l’automobile. Non seulement parce qu’ils sont contraints de se vendre pour avoir le « droit « de vivre, mais aussi parce qu’ils s’identifient réellement avec cette existence bornée. Sociologues, syndicats, curés et théologiens professionnels de la « question sociale « y voient la preuve de la valeur éthico-morale du travail. Le travail forme la personnalité, disent-ils. Pour sûr : la personnalité de zombies de la production marchande qui n’arrivent même plus à concevoir une vie en dehors de leur cher turbin aux exigences duquel ils se plient tous les jours.



    Mais si la classe ouvrière en tant que classe ouvrière n’a jamais été l’antagonisme du capital et le sujet de l’émancipation humaine, réciproquement les capitalistes et les managers ne dirigent pas la société selon la malignité d’une volonté subjective d’exploiteurs. Aucune caste dominante dans l’histoire n’a mené une vie aussi peu libre et misérable que les managers surmenés de Microsoft, Daimler-Chrysler ou Sony. N’importe quel seigneur du Moyen Age aurait profondément méprisé ces gens. Car, tandis que celui-ci pouvait s’adonner au loisir et gaspiller sa richesse de manière plus ou moins orgiaque, les élites de la société de travail n’ont droit à aucun répit. En dehors du turbin, elles ne savent pas quoi faire, sauf retomber en enfance : l’oisiveté, le plaisir de la connaissance et la jouissance sensuelle leur sont aussi étrangers qu’à leur matériel humain. Elles ne sont elles-mêmes que les esclaves de l’idole Travail, de simples élites de fonction au service de la fin en soi irrationnelle qui régit la société.



    L’idole dominante sait imposer sa volonté impersonnelle par la « contrainte muette « de la concurrence à laquelle doivent se soumettre aussi les puissants, même lorsqu’ils dirigent des centaines d’usines et déplacent des milliards d’un point du globe à l’autre. S’ils ne s’y soumettent pas, ils sont mis au rebut avec aussi peu de ménagement que les « forces de travail « superflues. Et c’est leur absence même d’autonomie qui rend les fonctionnaires du capital aussi infiniment dangereux, non leur volonté subjective d’exploiteurs. Ils ont moins le droit que tout autre de s’interroger sur le sens et les conséquences de leur activité ininterrompue, de même qu’ils ne peuvent se permettre ni sentiment ni état d’âme. C’est pourquoi ils prétendent être réalistes quand ils ravagent le monde, enlaidissent les villes et laissent les hommes s’appauvrir au milieu de la richesse.



    « Le travail est désormais assuré d’avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme déjà « besoin de repos « et commence à se ressentir comme un sujet de honte. « Il faut bien songer à sa santé « — ainsi s’excuse-t-on lorsqu’on est pris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, il se pourrait bien qu’on en vînt à ne point céder à un penchant pour la vita contemplativa (c’est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même. » (Friedrich Nietzsche, Loisir et désœuvrement, le Gai savoir.)



    VII. Le travail, domination patriarcale.

    Le travail, par sa logique et son broyage en matière-argent, a beau y tendre, tous les domaines sociaux et les activités nécessaires ne se laissent pas enfermer dans la sphère du temps abstrait. C’est pourquoi, en même temps que la sphère du travail érigée en sphère autonome, est née, comme son revers, la sphère du foyer, de la famille et de l’intimité.



    Ce domaine défini comme « féminin « demeure le refuge des nombreuses activités répétitives de la vie quotidienne qui ne sont pas transformables en argent, ou seulement de manière exceptionnelle : depuis le nettoyage et la cuisine, jusqu’à l’éducation des enfants et les soins aux personnes âgées, en passant par le « travail affectif « de la femme au foyer idéale qui chouchoute son travailleur de mari, lessivé par le travail, pour qu’il puisse « faire le plein de sentiments « . C’est pourquoi la sphère de l’intimité, en tant que revers du travail, se trouve transfigurée par l’idéologie de la famille bourgeoise en domaine de la « vraie vie « — même si, en réalité, dans la plupart des cas, elle ressemble à un enfer intime. C’est qu’il ne s’agit pas d’une sphère où la vie serait meilleure et vraie, mais d’une forme d’existence aussi bornée et réduite dont on a seulement inversé le signe. Cette sphère est elle-même un produit du travail ; séparée de lui, certes, mais n’existant que par rapport à lui. Sans l’espace social séparé que constituent les formes d’activités « féminines « , la société de travail n’aurait jamais pu fonctionner. Cet espace est à la fois sa condition tacite et son résultat spécifique.



    Ce qui précède vaut également pour les stéréotypes sexuels qui se sont généralisés à mesure que le système de production marchande se développait. Ce n’est pas un hasard si l’image de la femme gouvernée par l’émotion et l’irrationnel, la nature et les pulsions ne s’est figée, sous la forme de préjugé de masse, qu’en même temps que celle de l’homme travailleur et créateur de culture, rationnel et maître de soi. Et ce n’est pas un hasard non plus si l’autodressage de l’homme blanc en fonction des exigences insolentes du travail et de la gestion étatique des hommes que le travail impose est allé de pair avec des siècles de féroce « chasse aux sorcières « . De même, l’appropriation du monde au moyen des sciences naturelles, qui a commencé simultanément, a été dès le départ contaminée par la fin en soi de la société de travail et les assignations sexuelles de celle-ci. Ainsi, pour pouvoir fonctionner sans accroc, l’homme blanc a-t-il chassé de lui tous les besoins émotionnels et tous les états d’âme dans lesquels le règne du travail ne voit que des facteurs de trouble.



    Au XXe siècle, surtout dans les démocraties fordistes de l’après-guerre, les femmes ont été de plus en plus intégrées au système du travail. Mais il n’en est résulté qu’une conscience féminine schizophrène. Car, d’une part, la progression des femmes dans la sphère du travail ne pouvait leur apporter aucune libération, mais seulement le même dressage à l’idole Travail que celui des hommes. D’autre part, la structure de la « scission « restait inchangée et avec elle la sphère des activités dites « féminines « en dehors du travail officiel. Les femmes ont ainsi été soumises à une double charge et, du même coup, exposées à des impératifs sociaux complètement opposés. Jusqu’à présent, dans la sphère du travail, elles restent reléguées principalement dans des positions subalternes et moins payées.



    Aucune lutte pour les quotas de femmes et les chances de carrière féminine n’y changera rien, car ce type de lutte reste dans la logique du système. La misérable vision bourgeoise d’une « compatibilité entre vie professionnelle et vie familiale « laisse pleinement intacte la séparation des sphères propre au système de production marchande, et par là la structure de la « scission « sexuelle. Pour la majorité des femmes, cette perspective est invivable, et pour une minorité de femmes « mieux payées « il en résulte une position perfide de gagnantes au sein de l’apartheid social, qui leur permet de déléguer le ménage et la garde des enfants à des employés mal payés (et « naturellement « féminins).



    En vérité, dans la société en général, la sphère, sanctifiée par l’idéologie bourgeoise, de la « vie privée « et de la famille se dégrade et se vide toujours davantage de sa substance parce que, dans sa toute-puissance, la société de travail exige l’individu entier, son sacrifice complet, sa mobilité dans l’espace et sa flexibilité dans le temps. Le patriarcat n’est pas aboli, il ne fait que se barbariser dans la crise inavouée de la société de travail. À mesure que le système de production marchande s’effondre, on rend les femmes responsables de la survie sur tous les plans, tandis que le monde « masculin « prolonge par la simulation les catégories de la société de travail.



    « L’humanité dut se soumettre à des épreuves terribles avant que le moi, nature identique, tenace, virile de l’homme fût élaborée et chaque enfance est encore un peu la répétition de ces épreuves. » (Max Horkheimer, Theodor Adorno, la Dialectique de la raison.)



    VIII. Le travail, activité des hommes asservis.

    Que le travail et l’asservissement soient identiques, voilà ce qui se laisse démontrer non seulement empiriquement, mais aussi conceptuellement. Il y a encore quelques siècles, les hommes étaient conscients du lien entre travail et contrainte sociale. Dans la plupart des langues européennes, le concept de « travail « ne se réfère à l’origine qu’à l’activité des hommes asservis, dépendants : les serfs ou les esclaves. Dans les langues germaniques, le mot désigne la corvée d’un enfant devenu serf parce qu’il est orphelin. Laborare signifie en latin quelque chose comme « chanceler sous le poids d’un fardeau « , et désigne plus communément la souffrance et le labeur harassant des esclaves. Dans les langues romanes, des mots tels que travail, trabajo, etc., viennent du latin tripalium, une sorte de joug utilisé pour torturer et punir les esclaves et les autres hommes non libres. On trouve un écho de cette signification dans l’expression « joug du travail « .



    Même par son étymologie, le « travail « n’est donc pas synonyme d’activité humaine autodéterminée, mais renvoie à une destinée sociale malheureuse. C’est l’activité de ceux qui ont perdu leur liberté. L’extension du travail à tous les membres de la société n’est par conséquent que la généralisation de la dépendance servile, de même que l’adoration moderne du travail ne représente que l’exaltation quasi religieuse de cette situation.



    Ce lien a pu être refoulé avec succès et l’exigence sociale qu’il représente a pu être intériorisée, parce que la généralisation du travail est allée de pair avec son « objectivation « par le système de production marchande moderne : la plupart des hommes ne sont plus sous le knout d’un seigneur incarné dans un individu. La dépendance sociale est devenue une structure systémique abstraite — et justement par là totale. On la ressent partout, et c’est pour cette raison même qu’elle est à peine saisissable. Là où chacun est esclave, chacun est en même temps son propre maître — son propre négrier et son propre surveillant. Et chacun d’obéir à l’idole invisible du système, au « grand frère « de la valorisation du capital qui l’a envoyé sous le tripalium.



    IX. L’histoire sanglante de l’instauration du travail.

    L’histoire de la modernité est l’histoire de l’instauration du travail qui a tracé un large sillon de désolation et d’effroi sur toute la surface de la terre. Car l’exigence démesurée de gaspiller la plus grande partie de son énergie pour une fin en soi déterminée de l’extérieur n’a pas toujours été aussi intériorisée qu’aujourd’hui. Il aura fallu des siècles de violence ouverte pratiquée à grande échelle pour soumettre les hommes au service inconditionnel de l’idole Travail, et ce littéralement par la torture.



    Au départ, il y a eu non pas l’extension des conditions du marché — extension censée accroître le bien-être général -, mais les insatiables besoins d’argent des appareils d’État à l’époque de l’absolutisme, pour lesquels il s’agissait de financer la machine de guerre de la modernité naissante. C’est seulement à cause de l’intérêt de ces appareils qui, pour la première fois dans l’histoire, ont enserré dans un étau bureaucratique l’ensemble de la société que s’est accélérée l’évolution du capital financier et marchand des villes au-delà des échanges commerciaux traditionnels. Ce n’est que de cette façon que l’argent est devenu la motivation sociale centrale et l’abstraction travail une exigence sociale centrale qui ne tient pas compte des besoins.



    Si la plupart des hommes sont passés à la production pour des marchés anonymes, et ainsi à l’économie monétaire généralisée, ils ne l’ont pas fait de leur plein gré, mais parce que le besoin d’argent de l’absolutisme avait monétarisé les impôts tout en les augmentant de façon exorbitante. Ce n’est pas pour eux-mêmes qu’ils devaient « gagner de l’argent « , mais pour l’État militarisé de la modernité naissante fondée sur la puissance des armes à feu, sa logistique et sa bureaucratie. C’est ainsi et pas autrement qu’est née l’absurde fin en soi de la valorisation du capital, et par là celle du travail.



    Très vite, impôts monétaires et taxes ne suffirent plus. Les bureaucrates de l’absolutisme et les administrateurs du capitalisme financier se sont mis à organiser les hommes directement et par la force pour en faire le matériel d’une machine sociale ayant pour but la transformation du travail en argent. Les modes de vie et d’existence traditionnels de la population furent détruits, non parce que la population aurait « évolué « de son plein gré et de façon autonome, mais parce qu’elle devait servir de matériel humain pour la machine de la valorisation récemment mise en route. Les hommes furent chassés de leurs champs manu militari pour que paissent les moutons des manufactures de laine. On abolit des droits anciens comme ceux de chasser librement, de pêcher et de couper du bois dans les forêts. Et quand ensuite les masses appauvries battaient la campagne en mendiant et en volant, elles étaient enfermées dans des work-houses (maisons de travail) et des manufactures. Là on les brutalisait avec les instruments de torture du travail, tout en leur inculquant à force de coups une conscience soumise de bête de somme.



    Mais cette transformation — qui s’est effectuée par poussées — de leurs sujets en matière première de l’idole Travail génératrice d’argent était loin de suffire aux États monstrueux de l’absolutisme. Ils étendirent leurs prétentions à d’autres continents. La colonisation intérieure de l’Europe alla de pair avec une colonisation extérieure, d’abord dans les deux Amériques puis dans certaines régions de l’Afrique. Là, les propagandistes fanatiques du travail laissèrent tomber définitivement toutes leurs inhibitions. Ils se ruèrent sur les mondes que l’on venait de « découvrir « et se livrèrent à des campagnes d’extermination, de destruction et de pillage jusque-là sans précédent — d’autant que les victimes n’y étaient même pas considérées comme des êtres humains. Les puissances cannibales européennes de la société de travail naissante définirent les cultures étrangères qu’elles avaient soumises comme « sauvages « et cannibales.



    C’est ainsi que l’extermination des populations de ces régions ou la réduction en esclavage de millions d’hommes furent légitimées. L’esclavage pur et simple pratiqué dans l’économie coloniale des plantations et des matières premières (qui, par ses dimensions, dépassa de loin d’esclavage antique) fait partie des crimes fondateurs du système de production marchande. Alors, on pratiqua pour la première fois l’ » extermination par le travail « à grande échelle. Ce fut la deuxième fondation de la société de travail. L’homme blanc, déjà marqué par l’autodressage, put ainsi, face aux « sauvages « , donner libre cours à sa haine de soi refoulée et à son complexe d’infériorité. À ses yeux, les « sauvages « étaient, un peu à l’image de « la femme « , des sortes d’hybrides primitifs, proches de la nature et à mi-chemin entre l’animal et l’homme. Emmanuel Kant conjecturait avec perspicacité que les babouins pourraient parler s’ils le voulaient, mais qu’ils ne le faisaient pas parce qu’ils craignaient d’être mis au travail.



    Ce raisonnement grotesque jette une lumière révélatrice sur les Lumières. À l’époque de la modernité, l’éthique répressive du travail (se réclamant, dans sa version protestante originelle, de la grâce de Dieu et, depuis les Lumières, de la loi naturelle) fut travestie en « mission civilisatrice « . La culture, comprise en ce sens, est la soumission volontaire au travail ; et le travail est masculin, blanc et « occidental « . Son contraire, la nature non humaine, informe et dépourvue de culture est féminine, de couleur et « exotique « , et doit donc être soumise à la contrainte. En un mot, « l’universalisme « de la société de travail est, à la racine, profondément raciste. L’abstraction universelle du travail ne peut jamais se définir qu’en se démarquant de tout ce qui ne s’intègre pas en elle.



    La bourgeoisie moderne, qui finit par hériter de l’absolutisme, n’est pas issue des paisibles marchands des anciennes routes commerciales, mais plutôt des condottieri, des bandes mercenaires de la modernité naissante, des administrateurs des work-houses et des pénitenciers, des fermiers généraux, des gardiens d’esclaves et autres requins qui ont constitué le terreau social du « patronat « moderne. Les révolutions bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles n’avaient rien à voir avec l’émancipation sociale ; elles n’ont fait que remanier les rapports de pouvoir à l’intérieur du nouveau système coercitif, libérer les institutions de la société de travail des intérêts dynastiques surannés et accélérer leur chosification et leur dépersonnalisation. C’est à la glorieuse Révolution française qu’il revint, avec un pathos particulier, de proclamer un devoir de travail et d’instituer de nouvelles maisons de travail forcé par une « loi d’abolition de la mendicité « .



    C’était exactement le contraire de ce à quoi aspiraient les mouvements de révolte sociale qui éclataient en marge de la révolution bourgeoise sans s’y intégrer. Bien longtemps avant, il y avait eu des formes originales de résistance et de refus devant lesquelles l’historiographie officielle de la société de travail et de la modernisation ne peut que rester muette. Les producteurs des anciennes sociétés agraires qui, eux aussi, ne s’étaient jamais résignés sans heurt aux rapports de domination féodaux voulaient encore moins se résigner à devenir la « classe ouvrière « d’un système extérieur à eux. Depuis la Guerre des Paysans des XVe et XVIe siècles jusqu’aux insurrections anglaises du luddisme et au soulèvement des tisserands silésiens de 1844, c’est une seule chaîne ininterrompue d’âpres luttes de résistance contre le travail. Pendant des siècles, l’instauration de la société de travail fut synonyme d’une guerre civile tantôt ouverte, tantôt larvée.



    Les anciennes sociétés agraires étaient tout sauf paradisiaques. Mais la majorité des hommes ne vécurent la contrainte monstrueuse de la société de travail naissante que comme une détérioration de leur existence et une « époque de désespoir « . De fait, les hommes avaient encore quelque chose à perdre malgré l’étroitesse de leurs conditions. Ce qui, dans la fausse conscience du monde moderne, apparaît comme les ténèbres et les tourments d’un Moyen Age imaginaire, c’est en réalité les affres de sa propre histoire. Dans les cultures non ou pré-capitalistes, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Europe, le temps de l’activité de production, aussi bien quotidiennement qu’annuellement, était bien moindre que ce n’est le cas même pour les « employés « modernes des usines et des bureaux. Et cette production, loin d’être densifiée comme dans la société de travail, était entremêlée d’une culture sophistiquée de loisir et de « lenteur « relative. Sauf catastrophes naturelles, la plupart des besoins matériels de base ont été bien mieux assurés que pendant de longues périodes de l’histoire de la modernisation — et aussi bien mieux que dans les bidonvilles terrifiants du monde en crise d’aujourd’hui. Il en va de même de la domination qui, à l’époque, ne régentait pas toute l’existence comme dans la société de travail bureaucratisée.



    C’est pourquoi la résistance contre le travail ne pouvait être brisée que militairement. Jusqu’à présent, les idéologues de la société de travail ferment hypocritement les yeux sur le fait que la culture des producteurs pré-modernes n’a pas été « développée « mais au contraire étouffée dans leur sang. Aujourd’hui, les démocrates pondérés du travail préfèrent mettre toutes ces monstruosités sur le compte des « conditions pré-démocratiques « d’un passé avec lequel ils n’auraient plus rien à voir. Ils ne veulent pas admettre que les origines terroristes de la modernité jettent une lumière crue sur l’essence de la société de travail actuelle. À aucun moment, la gestion bureaucratique du travail et le fichage étatique des hommes dans les démocraties industrielles n’ont pu nier leurs origines absolutistes et coloniales. Objectivée en un système impersonnel, la gestion répressive des hommes au nom de l’idole Travail s’est même encore accrue, en pénétrant tous les secteurs de la vie.



    C’est justement maintenant, à l’heure de l’agonie du travail, que la poigne de fer bureaucratique redevient aussi sensible qu’à l’aube de la société de travail. Au moment où elle organise l’apartheid social et tente vainement de bannir la crise au moyen de l’esclavage tel que le pratique l’État démocratique, la direction du travail se révèle le système coercitif qu’elle a toujours été. De même, la stupidité coloniale est de retour dans l’administration coercitive qu’exerce le F.M.I. sur l’économie des pays de la périphérie déjà ruinés en série. Après la mort de son idole, la société de travail se rappelle dans tous les domaines les méthodes de ses crimes fondateurs, lesquelles ne peuvent pourtant plus la sauver.



    « Le barbare est paresseux et se distingue de l’homme civilisé en ceci qu’il reste plongé dans son abrutissement, car la formation pratique consiste dans l’habitude et dans le besoin d’agir. « (Hegel, Principes fondamentaux de la philosophie du droit, 1821.)



    « On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail [...], que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend à entraver vigoureusement le développement de la raison, des convoitises, des envies d’indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine. » (Friedrich Nietzsche, Les apologistes du travail, Aurore, 1881.)



    X. Le mouvement ouvrier : un mouvement pour le travail.

    Le mouvement ouvrier classique, qui n’a connu son apogée que longtemps après le déclin des anciennes révoltes sociales, ne luttait plus contre le travail et ses scandaleuses exigences, mais développait presque une sur-identification avec ce qui paraissait inévitable. Il n’aspirait plus qu’à des « droits « et à des améliorations dans le cadre de la société de travail, dont il avait déjà largement intériorisé les contraintes. Au lieu de critiquer radicalement la transformation de l’énergie humaine en argent en tant que fin en soi irrationnelle, il a lui-même adopté le « point de vue du travail « et a conçu la valorisation comme un fait positif.



    Ainsi le mouvement ouvrier a-t-il hérité à sa façon de l’absolutisme, du protestantisme et des Lumières. Le malheur du travail s’est mué en fausse fierté du travail, qui redéfinit la domestication de l’individu en matériel humain de l’idole moderne pour en faire un « droit de l’homme « . Les ilotes domestiqués du travail ont inversé pour ainsi dire les rôles idéologiques et ont fait preuve d’un zèle de missionnaires d’une part en exigeant le « droit au travail « et d’autre part en invoquant le « devoir de travail pour tous « . La bourgeoisie n’était pas combattue en tant que « fonctionnaire « de la société de travail, elle était au contraire traitée de « parasite « au nom même du travail. Tous les membres de la société, sans exception, devaient être enrôlés de force dans les « armées du travail « .



    Le mouvement ouvrier est ainsi lui-même devenu un accélérateur de la société de travail capitaliste. Dans l’évolution du travail, c’est lui qui imposa, contre les « fonctionnaires « bourgeois bornés du XIXe et du début du XXe siècle, les dernières étapes de l’objectivation ; presque comme, un siècle plus tôt, la bourgeoisie avait pris la succession de l’absolutisme. La chose fut possible uniquement parce que, au cours de la déification du travail, les partis ouvriers et les syndicats se sont référés de façon positive à l’appareil d’État et aux institutions de l’administration répressive du travail qu’ils ne voulaient pas supprimer mais investir dans une sorte de « marche à travers les institutions « . Ainsi, ils poursuivirent, comme avant eux la bourgeoisie, la tradition bureaucratique de la gestion des hommes dans la société de travail telle qu’elle existait depuis l’absolutisme.



    Mais l’idéologie d’une généralisation sociale du travail nécessitait également un nouveau rapport politique. Dans la société de travail qui ne s’était encore imposée qu’à moitié, il fallait remplacer l’ordre corporatiste et ses différents « droits « politiques (le droit de vote censitaire, par exemple) par l’égalité démocratique générale de l’ » État de travail « achevé. Par ailleurs, il fallait réguler, selon les préceptes de l’ » État social « , les différences de régime dans le fonctionnement de la machine de valorisation, puisque celle-ci déterminait maintenant la totalité de la vie sociale. Là aussi, c’est au mouvement ouvrier qu’il revint d’en fournir le paradigme. Sous le nom de « social-démocratie « , il devint le plus grand « mouvement citoyen « de l’histoire, mouvement qui ne pouvait cependant être qu’un piège tendu à celui-là même qui l’avait posé. Car, en démocratie, tout est matière à négociation, sauf les contraintes de la société de travail qui, elles, sont posées en tant que postulats. Ne sont discutables que les modalités et les formes de développement de ces contraintes. Nous n’avons le choix qu’entre Omo et Persil, la peste et le choléra, l’effronterie et la bêtise, Jospin et Chirac.



    La démocratie de la société de travail est le système de domination le plus pervers de l’histoire : c’est un système d’auto-oppression. Voilà pourquoi cette démocratie n’organise jamais la libre détermination des membres de la société à propos des ressources communes, mais uniquement la forme juridique des monades du travail, socialement séparées les unes des autres, qui ont à rivaliser pour vendre leur peau sur le marché du travail. La démocratie est le contraire de la liberté. C’est ainsi que les hommes du travail démocratiques se divisent nécessairement en administrateurs et administrés, en patrons et commandés, en élites de fonction et matériel humain. Les partis politiques, notamment les partis ouvriers, reflètent fidèlement ce rapport dans leur structure. Le fait qu’il y ait des chefs et des troupes, des personnalités et des militants, des clans et des godillots témoigne d’un rapport qui n’a rien à voir avec un débat ouvert et un processus de décision commune. Que les élites elles-mêmes ne puissent être que des fonctionnaires assujettis à l’idole Travail et à ses décrets aveugles fait partie intégrante de la logique de ce système.



    Au plus tard depuis le nazisme, tous les partis sont devenus à la fois des partis ouvriers et des partis du capital. Dans les « sociétés en voie de développement « de l’Est et du Sud, le mouvement ouvrier s’est mué en parti-État chargé de réaliser, par la terreur, la modernisation tardive du pays ; à l’Ouest, en un système de « partis populaires « dotés de programmes interchangeables et de figures représentatives médiatiques. La lutte des classes est terminée parce que la société de travail l’est elle aussi. À mesure que le système dépérit, les classes se révèlent les catégories socio-fonctionnelles d’un système fétichiste commun. Quand la social-démocratie, les Verts et les anciens communistes se signalent dans la gestion de la crise en mettant au point des programmes de répression particulièrement abjects, ils montrent qu’ils sont les dignes héritiers d’un mouvement ouvrier qui n’a jamais voulu que le travail à tout prix.



    « Le travail doit tout régenter, Seul l’oisif sera esclave, Le travail doit régner sur ce monde, Car le monde n’existe que par lui. « (Friedrich Stampfer, l’Honneur du travail, 1903.)



    XI. La crise du travail.

    Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pendant un bref instant historique, on a pu croire qu’avec les industries fordistes la société de travail s’était consolidée en un système de « prospérité perpétuelle « . Et du fait de ce système on a pu croire que, grâce à la consommation de masse et à l’État social, le caractère insupportable de cette fin en soi coercitive qu’est le travail pourrait être durablement pacifié. Hormis le fait que cette idée a toujours été celle d’ilotes démocratiques, valable seulement pour une petite fraction de la population mondiale, elle devait également se ridiculiser dans les pays hautement développés. Car avec la troisième révolution industrielle de la micro-informatique, la société de travail se heurte à sa limite historique absolue.



    Que nous devions atteindre tôt ou tard cette limite était prévisible, car le système de production marchande souffre depuis sa naissance d’une contradiction interne incurable. D’une part, il vit de l’absorption massive d’énergie humaine à travers la dépense de la force de travail ; et plus il en consomme, mieux c’est. Mais d’autre part, la loi de la concurrence exige des entreprises une augmentation permanente de la productivité à travers laquelle la force de travail se trouve remplacée par le capital fixe scientificisé.



    Cette contradiction interne était déjà la cause profonde de toutes les crises précédentes, y compris la crise économique mondiale de 1929–1933 aux effets dévastateurs. Mais un mécanisme de compensation permettait toujours de surmonter ces crises : à un niveau de productivité chaque fois plus élevé et après un certain temps d’incubation, l’extension des marchés à de nouvelles couches de consommateurs réabsorbait — globalement parlant — davantage de travail qu’il n’en avait été supprimé auparavant. Certes, la dépense de force de travail par produit diminuait, mais dans l’absolu la production augmentait dans des proportions telles que l’on réussissait à compenser cette diminution, et même davantage. Par conséquent, aussi longtemps que les innovations de produits dépassaient les innovations de processus, la contradiction interne du système pouvait être transposée dans un mouvement d’expansion.



    L’automobile est l’exemple historique le plus marquant de ce phénomène : grâce à la chaîne de montage et à d’autres techniques de rationalisation issues de l’ » organisation scientifique du travail « (d’abord dans l’usine automobile Henry Ford de Detroit), on put réduire le temps de travail par automobile à une fraction du temps de travail nécessaire auparavant. Parallèlement, le travail était intensifié de façon extraordinaire, de sorte que, dans le même laps de temps, l’exploitation du matériel humain s’en trouvait accrue d’autant. Et surtout, grâce à la baisse des prix qui en découlait, l’automobile, jusqu’alors produit de luxe pour la haute société, a pu être intégrée dans la consommation de masse.



    C’est ainsi que, pendant la seconde révolution industrielle (le « fordisme « ), la soif insatiable d’énergie humaine de l’idole Travail a pu être satisfaite à un niveau supérieur malgré la fabrication « rationalisée « (le travail à la chaîne). En même temps, l’automobile est un exemple central du caractère destructeur des modes de production et de consommation propres à la société de travail hautement développée. Dans l’intérêt de la production automobile et de la circulation individuelle massives, on a bétonné et enlaidi la campagne, empoisonné l’environnement et accepté sans trop rechigner que sur les routes, bon an mal an, la troisième guerre mondiale non déclarée fasse rage avec ses millions de morts et de mutilés.



    Avec la troisième révolution industrielle, celle de la micro-informatique, l’ancien mécanisme de compensation par expansion s’arrête peu à peu. Certes, la micro-informatique rend elle aussi de nombreux produits moins chers tout en en créant de nouveaux (surtout dans le domaine des médias). Mais, pour la première fois, l’innovation de processus va plus vite que l’innovation de produit. Pour la première fois, on supprime davantage de travail qu’on peut en réabsorber par l’extension des marchés. Conséquences logiques de la rationalisation : la robotique remplace l’énergie humaine, les nouvelles techniques de communication rendent le travail superflu. Des pans entiers de la construction, de la production, du marketing, du stockage, de la vente et même du management disparaissent. Pour la première fois, l’idole Travail se met involontairement à un régime draconien durable, causant ainsi sa propre mort.



    Comme la société démocratique de travail constitue un système de dépense de la force de travail très élaboré, fonctionnant en boucle et sans autre finalité que lui-même, le passage à une baisse généralisée du temps de travail se révèle impossible dans le cadre de cette société. La rationalité d’entreprise exige que, d’une part, des masses toujours plus nombreuses soient mises au « chômage « de longue durée et par là coupées de la reproduction de leurs conditions d’existence telles que le système les définit, tandis que, d’autre part, les « actifs « , en nombre toujours plus restreint, sont contraints à travailler plus durement et avec une productivité toujours plus élevée. Au beau milieu de la richesse reviennent la pauvreté et la faim, même dans les pays capitalistes les plus développés, alors que des moyens de production intacts et des terres cultivables restent massivement en friche ; d’innombrables logements et bâtiments publics restent vides, alors que le nombre de sans-abris augmente irrésistiblement.



    Globalement, le capitalisme finit par ne concerner qu’une minorité. Dans sa détresse, l’idole Travail moribonde se dévore elle-même. Le capital, en quête des dernières miettes de travail, brise les frontières de l’économie nationale et se globalise dans une concurrence nomade qui vise l’élimination du concurrent. Des régions entières du monde sont coupées des flux globaux de marchandises et de capital. Avec une vague sans précédent dans l’histoire de fusions et d’ » O.P.A. hostiles « , les grands groupes industriels se préparent à la lutte finale de l’économie d’entreprise. Désorganisés, les États et les nations implosent ; les populations rendues folles par la concurrence pour la survie s’entre-déchirent dans des guerres de bande ethniques.



    « Le principe moral fondamental est le droit qu’a l’homme à son travail. [...] À mon sens, il n’est rien de plus atroce qu’une vie oisive. Personne n’y a droit. La civilisation n’a pas de place pour les oisifs. » (Henry Ford)



    « Le capital est une contradiction en procès : d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et d’autre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse [...] D’une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de la richesse indépendante (relativement) du temps de travail. D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées d’après l’étalon du temps de travail, et les enserrer dans des limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. « (Karl Marx, Grundrisse, 1857–58.)



    XII. La fin de la politique.

    La crise du travail entraîne nécessairement la crise de l’État et par là celle de la politique. Fondamentalement, l’État moderne doit son rôle au fait que le système de production marchande a besoin d’une instance supérieure qui garantisse le cadre de la concurrence, les fondements juridiques généraux et les conditions nécessaires à la valorisation — y compris les appareils répressifs au cas où le matériel humain voudrait mettre en cause le système. Au XXe siècle, sous sa forme achevée de démocratie de masse, l’État a dû assumer également de plus en plus de tâches socio-économiques : en font partie non seulement la protection sociale, mais aussi les secteurs de l’éducation et de la santé, les réseaux de transport et de communication et toutes sortes d’infrastructures. Ces infrastructures sont devenues indispensables au fonctionnement de la société de travail industriellement développée, mais il est impossible de les organiser comme un processus de valorisation d’entreprise. Car c’est durablement, à l’échelle de toute la société et sur l’ensemble du territoire qu’elles doivent être disponibles : elles ne peuvent donc pas être soumises aux aléas de l’offre et de la demande imposées par le marché.



    Mais comme l’État ne constitue pas une unité de valorisation autonome, il ne peut pas transformer lui-même du travail en argent. Il doit puiser l’argent dans le processus réel de valorisation pour financer ses tâches. Quand la valorisation se tarit, les finances de l’État se tarissent elles aussi. Le souverain social — ou prétendu tel — se révèle alors pleinement dépendant de l’économie fétichisée et aveugle de la société de travail. Il peut bien édicter toutes les lois qu’il veut : quand les forces productives ont grandi jusqu’à briser les cadres du système du travail, le droit positif de l’État, qui ne peut jamais se rapporter qu’à des sujets de travail, perd tout fondement.



    Avec un chômage de masse en augmentation constante, les recettes publiques provenant de la fiscalisation des revenus du travail se tarissent. Dès qu’est atteinte une masse critique de gens « superflus « — qui ne peuvent être nourris, dans le cadre du capitalisme, que par la redistribution d’autres revenus financiers -, le système de protection sociale vole en éclats. Avec le processus accéléré de concentration du capital enclenché par la crise, processus qui transcende les frontières des économies nationales, se perdent aussi les rentrées fiscales réalisées grâce aux bénéfices des entreprises. Les États qui se battent pour que les groupes transnationaux investissent chez eux sont alors contraints au dumping fiscal, social et écologique par ces mêmes grands groupes.



    C’est cette évolution même qui fait muter l’État démocratique en simple gestionnaire de la crise. Plus l’État se rapproche de l’état d’urgence financier, plus il se réduit à son noyau répressif. Les infrastructures sont ramenées aux besoins du capital transnational. Comme jadis dans les colonies, la logistique sociale se réduit progressivement à quelques places fortes économiques pendant que le reste sombre dans la désolation. Ce qui est privatisable est privatisé, même si par là de plus en plus d’individus sont exclus des prestations sociales les plus élémentaires. Quand la valorisation du capital se réduit à un nombre toujours plus restreint d’îlots sur le marché mondial, l’approvisionnement de la population sur l’ensemble du territoire national n’a plus d’importance.



    Tant que des secteurs à l’importance économique immédiate ne sont pas en jeu, il est indifférent que les trains circulent ou que le courrier soit acheminé. L’éducation devient le privilège des gagnants de la globalisation. La culture intellectuelle et artistique se voit ramenée au critère de sa valeur marchande et dépérit. Le secteur de la santé devient infinançable et se désintègre dans un système à deux vitesses. C’est la loi de l’euthanasie sociale qui prévaut alors, d’abord en douce, ensuite au vu et au su de tous : qui est pauvre et « superflu « doit aussi mourir plus tôt.



    Alors que les infrastructures d’intérêt général pourraient bénéficier de toutes les connaissances, capacités et moyens de la médecine, de l’éducation et de la culture, disponibles en surabondance, la loi irrationnelle de la société de travail — loi objectivée en « condition de financiabilité « — veut que ces ressources soient mises sous séquestre, démobilisées et envoyées à la casse tout comme les moyens de production industriels et agricoles supposés ne plus être « rentables « . En dehors de la simulation répressive du travail par des formes de travail forcé et de travail bon marché et du démantèlement de toutes les prestations sociales, l’État démocratique transformé en système d’apartheid n’a plus rien à offrir à ses anciens citoyens du travail. À un stade plus avancé, l’administration de l’État finit tout simplement par s’effondrer, les appareils d’État se barbarisent en cleptocratie corrompue, l’armée en bandes de guerre mafieuses, la police en bandits de grand chemin.



    Aucune politique au monde ne peut bloquer cette évolution, voire en inverser le cours. Car, dans son essence, la politique est une action qui est liée à l’État et qui, dans les conditions de la désétatisation, devient sans objet. L’ » aménagement politique « des rapports sociaux, ce mot d’ordre des démocrates de gauche, se ridiculise chaque jour davantage. Hormis la répression sans fin, le démantèlement de la civilisation et le soutien actif à l’ » horreur économique « , il n’y a plus rien à « aménager « . Comme la fin en soi de la société de travail est le postulat de la démocratie politique, il ne peut y avoir de régulation démocratico-politique pour la crise du travail. La fin du travail entraîne celle de la politique.



    XIII. La simulation de la société de travail par le capitalisme de casino.

    La conscience sociale dominante se ment systématiquement à elle-même sur la véritable situation de la société de travail. On excommunie idéologiquement les régions qui s’effondrent, on falsifie sans vergogne les statistiques du marché de l’emploi, on fait disparaître à coups de baguette médiatique les formes de la paupérisation. De façon générale, la simulation est la caractéristique centrale du capitalisme de crise. Cela vaut aussi pour l’économie elle-même. Si jusqu’à présent, du moins dans les pays occidentaux centraux, il semble que le capital puisse accumuler même sans travail et que la forme pure de l’argent puisse continuer de garantir sans substance et par elle-même la valorisation de la valeur, c’est au processus de simulation des marchés financiers qu’est due cette apparence. Symétriquement à la simulation du travail par les mesures coercitives de la gestion démocratique du travail, s’est développée une simulation de la valorisation du capital par le décrochage spéculatif du système de crédits et des marchés boursiers vis-à-vis de l’économie réelle.



    La consomption de travail présent est remplacée par la consomption du travail futur, laquelle n’aura plus jamais lieu. Il s’agit en quelque sorte d’une accumulation de capital dans un « futur antérieur « fictif. Le capital-argent qui ne peut plus être réinvesti de manière rentable dans l’économie réelle et ne peut donc plus absorber de travail doit progressivement se rabattre sur les marchés financiers.



    À l’époque du « miracle économique « , après la Seconde Guerre mondiale, la poussée fordiste de la valorisation ne reposait déjà plus tout à fait sur ses propres ressources. Avec une ampleur inconnue jusque-là, l’État se mit à lancer des emprunts qui dépassaient de loin ses recettes fiscales, parce qu’il ne pouvait plus financer autrement les conditions de base de la société de travail. L’État hypothéquait donc ses revenus réels futurs. C’est ainsi que, d’un côté, le capital-argent « excédentaire « se vit offrir une possibilité d’investissement en capital financier : on prêta de l’argent à l’État moyennant intérêts. Celui-ci acquittait ces intérêts à l’aide de nouveaux emprunts et réinjectait aussitôt l’argent emprunté dans le circuit économique. D’un autre côté, il finançait ainsi les dépenses sociales et les investissements d’infrastructure, créant une demande artificielle (au sens capitaliste) parce que non couverte par une quelconque dépense de travail productif. La société de travail anticipant sur son propre avenir, le boom fordiste fut prolongé au-delà de sa portée originelle.



    Ce moment — déjà simulateur — du processus de valorisation apparemment encore intact trouvait ses limites en même temps que l’endettement public. Les « crises d’endettement « des États, non seulement dans le « Tiers-Monde « mais aussi dans les métropoles, rendaient impossible une nouvelle expansion de ce type. Ce fut le fondement objectif du triomphe de la dérégulation néo-libérale qui devait, selon sa propre idéologie, s’accompagner d’une réduction draconienne des quotas prélevés par l’État sur le produit national. Mais en réalité la dérégulation et le démantèlement des tâches de l’État sont réduites à néant par les coûts de la crise, ne serait-ce que ceux engendrés par la répression et la simulation étatiques. Dans nombre de pays, la quote-part de l’État se trouve ainsi encore augmentée.



    Mais une nouvelle accumulation de capital ne peut plus être simulée par l’endettement de l’État. C’est pourquoi, depuis les années 80, la création supplémentaire de capital fictif s’est déplacée vers les marchés financiers. Là, il ne s’agit plus depuis longtemps de dividendes (la part de bénéfice sur la production réelle), mais seulement de gains sur les cours, de la plus-value spéculative des titres jusqu’à des proportions astronomiques. Le rapport entre l’économie réelle et le mouvement du marché financier spéculatif s’est inversé. La hausse des cours spéculatifs n’anticipe plus l’expansion économique réelle, mais, à l’inverse, la hausse survenue dans la création de plus-value fictive simule une accumulation réelle, qui n’existe déjà plus.



    L’idole Travail est cliniquement morte, mais l’expansion apparemment autonomisée des marchés financiers la maintient en survie artificielle. Les entreprises industrielles réalisent des bénéfices qui ne proviennent plus de la vente et de la production de biens réels (depuis longtemps opération à perte), mais qui sont dus à la participation d’un département financier « futé « à la spéculation sur les marchés financiers et monétaires. Les budgets publics affichent des revenus qui ne proviennent plus des impôts ou des crédits, mais de la participation assidue de l’administration financière aux marchés spéculatifs. Par ailleurs, certains ménages dont les revenus réels provenant de salaires baissent de façon dramatique continuent de se permettre un niveau de consommation élevé en misant sur des bénéfices boursiers. Ainsi naît une nouvelle forme de demande artificielle qui, à son tour, entraîne une production réelle et, pour l’État, des rentrées fiscales réelles « sans fondement réel « .



    De cette manière, le processus spéculatif ajourne la crise de l’économie mondiale. Mais comme la hausse de la plus-value fictive des valeurs boursières ne peut être que l’anticipation de la consomption de travail réel futur (dans une mesure astronomique proportionnelle) qui ne viendra jamais, l’imposture objectivée, après un certain temps d’incubation, ne manquera pas d’éclater au grand jour. L’effondrement des marchés émergents en Asie, en Amérique latine et en Europe de l’Est en a donné un avant-goût. Que les marchés financiers des centres capitalistes aux États-Unis, en Europe et au Japon s’écroulent aussi n’est qu’une question de temps !



    Ce rapport est perçu de manière complètement déformée dans la conscience fétichisée de la société de travail, et même jusque chez les « critiques du capitalisme « traditionnels de droite comme de gauche. Fixés sur le fantôme du travail anobli en condition d’existence positive et transhistorique, ceux-ci confondent systématiquement cause et effet. Le fait que l’expansion spéculative des marchés financiers ajourne provisoirement la crise passe alors pour la cause de la crise. Les « méchants spéculateurs « , affirme-t-on avec plus ou moins d’affolement, seraient en train de détruire toute cette merveilleuse société de travail parce que, pour le plaisir, ils jetteraient par la fenêtre tout ce « bon argent « , dont il y aurait « bien assez « , au lieu de l’investir sagement et solidement dans de magnifiques « emplois « afin qu’une humanité ilote, obsédée de travail, puisse continuer à jouir du « plein-emploi « .



    Ces gens-là ne veulent pas comprendre que ce n’est pas la spéculation qui a causé l’arrêt des investissements réels, mais que ceux-ci étaient déjà devenus non rentables à cause de la troisième révolution industrielle et que l’envolée spéculative n’en est qu’un symptôme. Depuis bien longtemps, l’argent, qui circule en quantité apparemment inépuisable, n’est plus « bon « , même au sens capitaliste ; il n’est plus que l’ » air « chaud avec lequel on a gonflé la bulle spéculative. Toute tentative de dégonfler cette bulle par un quelconque projet d’imposition ( » taxe Tobin « , etc.) afin d’orienter à nouveau le capital-argent vers les moulins de la société de travail, « bons « et bien « réels « , aboutira seulement à faire crever la bulle encore plus vite.



    On préfère diaboliser « les spéculateurs « au lieu de comprendre qu’inexorablement nous devenons tous non rentables et que c’est le critère de la rentabilité même ainsi que ses bases, qui sont celles de la société de travail, qu’il faut attaquer comme obsolètes. Cette image de l’ennemi à bon marché, tous la cultivent : les extrémistes de droite et les autonomes, les braves syndicalistes et les nostalgiques du keynésianisme, les théologiens sociaux et les animateurs de télévision, bref tous les apôtres du « travail honnête « . Très rares sont ceux qui comprennent que, de là à remobiliser la folie antisémite, il n’y a qu’un pas : invoquer le capital réel « créateur « et d’extraction nationale contre le capital financier « accapareur « , « juif « et international risque de devenir le dernier mot de la Gauche de l’Emploi intellectuellement aux abois. De toute façon, c’est déjà le dernier mot de la Droite de l’Emploi par nature raciste, antisémite et anti-américaine.



    « Dès que le travail, sous sa forme immédiate, a cessé d’être la source principale de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d’être sa mesure, et la valeur d’échange cesse donc aussi d’être la mesure de la valeur d’usage. [...] La production basée sur la valeur d’échange s’effondre de ce fait, et le procès de production matériel immédiat se voit lui-même dépouillé de sa forme mesquine et contradictoire. « (Karl Marx, Grundrisse, 1857–58.)



    XIV. Le travail ne se laisse pas redéfinir.

    Après des siècles de dressage, l’homme moderne est tout simplement devenu incapable de concevoir une vie au-delà du travail. En tant que principe tout puissant, le travail domine non seulement la sphère de l’économie au sens étroit du terme, mais pénètre l’existence sociale jusque dans les pores de la vie quotidienne et de l’existence privée. Le « temps libre « (l’expression évoque déjà la prison) sert lui-même depuis longtemps à consommer des marchandises pour créer ainsi les débouchés nécessaires.



    Mais par-delà même le devoir de consommation marchande intériorisé et érigé en fin en soi, l’ombre du travail s’abat sur l’individu moderne en dehors du bureau et de l’usine. Dès qu’il quitte son fauteuil télé pour devenir actif, tout ce qu’il fait prend aussitôt l’allure du travail. Le jogger remplace la pointeuse par le chronomètre, le turbin connaît sa renaissance post-moderne dans les clubs de gym rutilants et, au volant de leurs voitures, les vacanciers avalent du kilomètre comme s’il s’agissait d’accomplir la performance annuelle d’un routier. Même le sexe suit les normes industrielles de la sexologie et obéit à la logique concurrentielle des vantardises de talk-shows.



    Si le roi Midas vivait encore comme une malédiction le fait que tout ce qu’il touchait se transformait en or, son compagnon d’infortune moderne, lui, a dépassé ce stade. L’homme du travail ne se rend même plus compte qu’en assimilant toutes les activités au modèle du travail, celles-ci perdent leurs qualités sensibles particulières et deviennent indifférenciées. Bien au contraire : seule cette assimilation à l’indifférenciation qui règne dans le monde marchand lui fait attribuer à ces activités un sens, une justification et une signification sociale. Par exemple, face à un sentiment tel que le deuil, le sujet de travail se trouve désemparé, mais la transformation du deuil en « travail du deuil « fait de ce « corps étranger émotionnel « une donnée connue dont on peut parler avec autrui. Même les rêves sont déréalisés et indifférenciés en « travail du rêve « , la dispute avec un être aimé en « travail relationnel « et le contact avec les enfants en « travail éducatif « . Chaque fois que l’homme moderne veut insister sur le sérieux de son activité, il a le mot « travail « à la bouche.



    L’impérialisme du travail se traduit ainsi dans la langue de tous les jours. Nous sommes habitués à employer le mot « travail « non seulement à tout va, mais aussi à deux niveaux de signification différents. Depuis longtemps, le « travail « ne désigne plus seulement (comme ce serait plus juste) la forme d’activité capitaliste dans le turbin devenu sa propre fin, il est devenu synonyme de tout effort dirigé vers un but, faisant ainsi disparaître ses traces.



    Ce flou conceptuel prépare le terrain à une critique aussi douteuse que courante de la société de travail, critique qui opère à l’envers, c’est-à-dire en considérant l’impérialisme du travail de façon positive. On va même jusqu’à accuser la société de travail de ne pas encore assez dominer la vie avec sa forme d’activité propre, parce qu’elle donnerait au concept de travail un sens « trop restreint « qui excommunie moralement le « travail individuel « ou l’ » auto-assistance « non rémunérée (le travail à la maison, l’aide entre voisins, etc.) et qui n’admet comme « vrai « travail que le travail salarié et commercialisable. Une réévaluation et une extension du concept de travail sont censées faire disparaître cette fixation sur un aspect particulier et les hiérarchisations qui en découlent.



    Cette pensée ne vise donc pas l’émancipation des contraintes dominantes, mais un simple rafistolage sémantique. La conscience sociale est supposée conférer « réellement « les lettres de noblesse du travail à des formes d’activité extérieures à la sphère de production capitaliste et restées jusque-là inférieures : voilà comment on compte résoudre la crise manifeste de la société de travail. Mais l’infériorité de ces activités n’est pas seulement due à une certaine conception idéologique. Elle appartient à la structure fondamentale du système de production marchande ; et ce ne sont pas de gentilles redéfinitions morales qui pourront l’abolir.



    Dans une société régie par la production marchande comme fin en soi, seul ce qui est représentable sous une forme monétaire peut passer pour une richesse réelle. Le concept de travail ainsi déterminé irradie certes souverainement sur toutes les autres sphères, mais seulement de manière négative, en montrant qu’elles dépendent de lui. Les sphères extérieures à la production marchande restent ainsi nécessairement dans l’ombre de la sphère de production capitaliste parce qu’elles ne s’intègrent pas à la logique abstraite d’entreprise qui vise l’économie de temps — aussi et surtout lorsqu’elles sont essentielles à la vie, comme le secteur d’activité séparé (défini comme « féminin « ) du foyer, de l’affection, etc.



    À l’inverse d’une critique radicale du concept de travail, l’extension moralisatrice de ce concept ne voile pas seulement l’impérialisme social réel de l’économie marchande, mais s’intègre également à merveille dans les stratégies autoritaires de la gestion de la crise par l’État. Donner une « reconnaissance « sociale également au « travail ménager « et aux activités du « tiers-secteur «
    [2] en en faisant du travail à part entière, cette revendication, apparue dans les années 70, spéculait d’abord sur des transferts d’argent public. Mais l’État, à l’époque de la crise, inverse les rôles en mobilisant l’élan moral de cette revendication dans le sens du fameux « principe de subsidiarité « ,[3] et contre les espoirs matériels mêmes que cette revendication véhiculait.


    Ce n’est pas l’autorisation de pouvoir racler les marmites déjà quasi vides des finances publiques qui se trouve au centre des louanges du « bénévolat « et du « service citoyen « . Ces louanges vont plutôt servir de prétexte au repli social de l’État, au programme de travail forcé en cours et à la lamentable tentative de faire supporter le poids de la crise en priorité aux femmes. Les institutions sociales officielles abandonnent leurs engagements sociaux et les remplacent par un appel à la mobilisation aussi aimable que peu coûteux : il appartient désormais à chacun de combattre la misère — la sienne et celle des autres — par sa propre initiative et bien sûr en oubliant les revendications matérielles. C’est ainsi qu’interprété faussement comme programme émancipateur, le fait de jongler avec la définition de la toujours sacro-sainte notion du travail favorise grandement l’État dans sa tentative de réaliser le dépassement du travail salarié en liquidant le salaire et en conservant le travail sur la terre brûlée de l’économie de marché. Cela prouve involontairement qu’aujourd’hui l’émancipation sociale ne peut pas avoir pour contenu la revalorisation du travail, mais seulement sa dévalorisation consciente.



    « Des services simples et personnalisés peuvent, outre la prospérité matérielle, faire croître également la prospérité immatérielle. Ainsi le bien-être d’un client peut-il être augmenté lorsque des prestataires de services effectuent à sa place un travail pénible qu’il aurait dû faire lui-même. En même temps le bien-être des prestataires augmente quand leur amour-propre croît à la suite de quelque activité. Rendre un service simple et personnalisé vaut mieux pour le psychisme que de rester au chômage. « (Rapport de la Commission sur les questions d’avenir des États libres de Saxe et de Bavière, 1997.)



    « Tiens-toi fermement au savoir-faire qui fait ses preuves dans le travail ; car la nature elle-même le confirme et y donne son consentement. Au fond, tu n’as guère d’autre savoir-faire que celui qui est acquis par le travail, le reste n’est qu’une hypothèse du Savoir. « (Thomas Carlyle, Travailler et non pas désespérer, 1843.)



    XV. La crise de la lutte d’intérêts.

    On a beau refouler la crise fondamentale du travail et en faire un tabou, elle n’en marque pas moins tous les conflits sociaux actuels. Le passage d’une société d’intégration de masse à un ordre de sélection et d’apartheid n’a pas conduit à un nouveau round de la vieille lutte des classes entre capital et travail, mais à une crise idéologique de la lutte d’intérêts catégoriels qui reste enfermée dans la logique du système. Déjà, à l’époque de la prospérité, après la Seconde Guerre mondiale, le vieux pathos de la lutte des classes avait perdu de son éclat. Non pas parce que le sujet révolutionnaire « en soi « aurait été « intégré « par des menées manipulatrices ou corrompu par une prospérité douteuse, mais à l’inverse parce que le niveau de développement fordiste a fait apparaître l’identité logique du capital et du travail en tant que catégories socio-fonctionnelles d’une même formation sociale fétichiste. Enfermé dans la logique du système, le désir de vendre le plus cher possible la marchandise force de travail cessa d’apparaître pour ce qu’il n’était pas — au-delà du système — et se révéla pour ce qu’il était — un élément à l’intérieur du système.



    Si, jusque dans les années 70, il s’agissait encore de conquérir, pour le plus grand nombre, une participation aux fruits vénéneux de la société de travail, les nouvelles conditions de crise engendrées par la troisième révolution industrielle ont même fait disparaître ce mobile-là. C’est seulement tant que la société de travail était en expansion que ses catégories socio-fonctionnelles ont pu mener leurs luttes d’intérêts à grande échelle. Mais, à mesure que la base commune tombe en ruine, les intérêts qui restent enfermés dans la logique du système ne peuvent plus être agrégés au niveau de toute la société. Commence alors une désolidarisation générale. Les travailleurs salariés désertent les syndicats, et les managers les organisations patronales. Chacun pour soi et le Dieu du système capitaliste contre tous : l’individualisation tant invoquée n’est qu’un autre symptôme de la crise dans laquelle se trouve la société de travail.



    Pour autant que des intérêts puissent encore être agrégés, cela ne se produit qu’à l’échelle micro-économique. Car, de même que faire broyer sa vie pour l’entreprise — au mépris de toute tentative de libération sociale — est presque devenu un privilège, de même la représentation des intérêts de la marchandise force de travail dégénère en un lobbying impitoyable pratiqué par des segments sociaux toujours plus petits. Qui accepte la logique du travail, doit maintenant accepter aussi la logique de l’apartheid. Garantir à sa propre clientèle étroitement délimitée qu’elle puisse vendre sa peau aux dépens de toutes les autres, c’est désormais le seul enjeu. Il y a belle lurette que salariés et délégués du personnel ne voient plus leur véritable adversaire dans le management de leur entreprise, mais dans les salariés des entreprises et des « sites « concurrents, peu importe que ce soit dans la localité voisine ou en Extrême-Orient. Et quand se pose la question de savoir qui sera liquidé lors de la prochaine poussée de rationalisation d’entreprise, alors même le département voisin et le collègue immédiat deviennent des ennemis.



    La désolidarisation radicale ne concerne pas les seuls conflits économiques et syndicaux. Comme, dans la crise même de la société de travail, toutes les catégories fonctionnelles s’accrochent avec un acharnement accru à la logique de la société de travail — laquelle veut que tout bien-être humain ne soit que le sous-produit d’une valorisation rentable — le principe « Après moi le déluge « régit toutes les luttes d’intérêts. Tous les lobbies connaissent la règle du jeu et agissent en conséquence. Chaque franc perçu par la clientèle de l’un est perdu pour la clientèle de l’autre. Chaque coupe claire à l’autre bout du réseau social augmente la chance d’obtenir un petit délai de grâce supplémentaire. Le retraité devient l’adversaire naturel de tous les cotisants, le malade l’ennemi de tous les assurés sociaux et l’immigré l’objet de haine de tous les nationaux pris de panique.



    C’est ainsi que le projet d’utiliser cette lutte d’intérêts qui reste prisonnière de la logique du système en tant que levier de l’émancipation sociale perd inéluctablement tout contenu. C’est alors que sonne le glas de la gauche classique. La renaissance d’une critique radicale du capitalisme suppose la rupture catégorielle avec le travail. Aussi seul l’établissement d’un nouveau but d’émancipation sociale au-delà du travail et de ses catégories-fétiches dérivées (valeur, marchandise, argent, État, forme juridique, nation, démocratie, etc.) rendra possible une resolidarisation à un niveau supérieur et à l’échelle de toute la société. Et ce n’est que dans cette perspective que des luttes défensives et menées dans le cadre du système contre la logique de la lobbysation et de l’individualisation pourront être réagrégées ; mais désormais en se référant aux catégories dominantes, non plus de façon positive, mais de façon négatrice et stratégique.



    Jusqu’à présent, la gauche s’est efforcée d’esquiver la rupture avec les catégories de la société de travail. Elle banalise les contraintes du système en une simple idéologie et la logique de la crise en un simple projet politique des « dominants « . La nostalgie social-démocrate et keynésienne se substitue à la rupture avec les catégories du travail. Au lieu de viser une nouvelle universalité concrète de formation sociale située au-delà du travail abstrait et de la forme-argent, la gauche essaie désespérément de s’accrocher à la vieille universalité abstraite de l’intérêt enfermé dans la logique du système. Mais ces tentatives restent elles-mêmes abstraites et ne peuvent plus intégrer aucun mouvement social de masse, parce qu’elles feignent d’ignorer les conditions réelles de la crise.



    Cela vaut surtout pour la revendication d’un salaire social ou d’un revenu minimum garanti. Au lieu d’associer les luttes concrètes de résistance sociale contre certaines mesures du régime d’apartheid à un programme général contre le travail, ce type de revendication crée une fausse universalité de la critique sociale. Mais cette critique reste totalement abstraite, dans la logique du système et impuissante. Quant à la concurrence engendrée par la crise sociale, on ne la dépassera pas de la sorte. Par ignorance, on suppose que la société de travail globalisée continuera de se perpétuer éternellement, car d’où viendrait l’argent pour financer ce revenu minimum garanti par l’État, sinon de procès de valorisation réussis ? Qui mise sur un tel « dividende social « (l’expression en dit long) mise aussi subrepticement sur la position privilégiée de « son « pays au sein de la concurrence globale. Car seule la victoire dans la guerre mondiale des marchés permettrait provisoirement de nourrir chez soi quelques millions de bouches « inutiles « (au sens capitaliste du terme) — à l’exclusion de tous ceux qui n’ont pas le bon passeport, cela va sans dire.



    Les bricoleurs réformistes de la revendication du salaire social veulent ignorer la nature capitaliste de la forme-argent. En définitive, il ne s’agit pour eux que de sauver entre le sujet de travail capitaliste et le sujet consommateur de marchandises, ce dernier. Plutôt que de mettre en cause le mode de vie capitaliste tout court, il faut que le monde continue, malgré la crise du travail, d’être enseveli sous des avalanches de carcasses d’automobiles puantes, d’ignobles tours de béton et de camelote marchande, et ce, pour la seule liberté que les hommes sont encore à même d’imaginer : la liberté de choix devant les rayons des supermarchés.



    Mais même cette perspective triste et bornée demeure illusoire. Ses partisans à gauche et les théoriciens analphabètes qui la défendent ont oublié que, dans le capitalisme, la consommation marchande ne sert jamais simplement à satisfaire les besoins, mais qu’elle est toujours une fonction du mouvement de valorisation. Quand la force de travail est invendable, même les besoins élémentaires sont considérés comme d’éhontées prétentions luxueuses qu’il convient de réduire au minimum. Et c’est justement à cela que le programme du salaire social servira de vecteur : il sera l’instrument de la baisse des dépenses publiques et la version misérable de l’aide sociale, qui remplace les systèmes de protection sociale en pleine décomposition. C’est en ce sens que le maître à penser du néo-libéralisme, Milton Friedman, a inventé le concept de salaire social, avant qu’une gauche désarmée n’y découvre une « planche de salut « . Et c’est avec ce contenu qu’il deviendra réalité — ou pas du tout.



    « Il s’avère que, selon les inéluctables lois de notre monde, certains êtres humains doivent être dans le besoin. Ce sont les malheureux qui, à la grande loterie de la vie, ont tiré un numéro perdant. « (Thomas Robert Malthus)



    XVI. Le dépassement du travail.

    Contrairement à la lutte d’intérêts catégoriels qui reste prisonnière de la logique du système, la rupture avec les catégories du travail ne peut pas compter sur un camp social tout fait et objectivement déterminé. Elle rompt avec les faux impératifs d’une « seconde nature « : son exécution ne sera donc pas quasi automatique, mais une « conscience « négatrice — un refus et une révolte sans l’appui d’une quelconque « loi de l’histoire « . Le point de départ de cette rupture ne peut pas être un nouveau principe abstraitement universel, mais seulement le dégoût qu’éprouve l’individu face à sa propre existence en tant que sujet de travail et face à la concurrence, ainsi que le refus catégorique de devoir continuer à survivre ainsi à un niveau toujours plus misérable.



    Malgré sa suprématie absolue, le travail n’est jamais parvenu à effacer tout à fait la répulsion à l’égard des contraintes qu’il impose. À côté de tous les fondamentalismes régressifs et de toute la folie concurrentielle engendrée par la sélection sociale, il existe aussi un potentiel de protestation et de résistance. Le malaise dans le capitalisme existe massivement, mais il est refoulé dans la clandestinité socio-psychique, où il n’est pas sollicité. C’est pourquoi il faut créer un nouvel espace intellectuel libre où l’on puisse penser l’impensable. Il faut briser le monopole de l’interprétation du monde détenu par le camp du travail. La critique théorique du travail joue ici le rôle d’un catalyseur. Elle doit combattre de manière frontale les interdits de pensée dominants et énoncer aussi ouvertement que clairement ce que personne n’ose savoir, mais que beaucoup ressentent : la société de travail est arrivée à sa fin ultime. Et il n’y a aucune raison de regretter son trépas.



    Seule une critique du travail, nettement formulée et accompagnée du débat théorique nécessaire, peut créer ce nouveau contre-espace public, condition indispensable pour que se constitue un mouvement social pratique contre le travail. Les querelles internes du camp du travail se sont épuisées et deviennent toujours plus absurdes. Il est d’autant plus urgent de redéfinir les lignes de conflit social sur lesquelles peut se sceller un pacte contre le travail.



    Il s’agit donc d’esquisser les objectifs qui sont possibles pour un monde qui aille au-delà du travail. Le programme contre le travail ne se nourrit pas d’un corpus de principes positifs, mais de la force de la négation. Si, pour les hommes, l’instauration du travail est allée de pair avec une vaste expropriation des conditions de leur propre vie, alors la négation de la société de travail ne peut reposer que sur la réappropriation par les hommes de leur lien social à un niveau historique plus élevé. Les ennemis du travail aspireront donc à la formation de fédérations mondiales d’individus librement associés qui arracheront à la machine du travail et de la valorisation tournant à vide les moyens d’existence et de production et en prendront les commandes. Seule la lutte contre la monopolisation de toutes les ressources sociales et des potentiels de richesse par les puissances aliénantes du marché et de l’État permet de conquérir les espaces sociaux de l’émancipation.



    Cela implique aussi de combattre la propriété privée d’une manière nouvelle. Jusqu’à présent, la gauche ne considérait pas la propriété privée comme la forme juridique du système de production marchande, mais uniquement comme le mystérieux pouvoir subjectif que les capitalistes auraient de « disposer « des ressources. Ainsi a pu naître l’idée absurde de vouloir dépasser la propriété privée sur le terrain même de la production marchande. En général, la propriété d’État ( » nationalisation « ) apparaissait donc comme le contraire de la propriété privée. Mais l’État n’est que la communauté coercitive extérieure ou l’universalité abstraite des producteurs de marchandises socialement atomisés. Et par conséquent la propriété d’État n’est qu’une forme dérivée de propriété privée — peu importe qu’elle soit affublée ou non de l’adjectif « socialiste « .



    Avec la crise de la société de travail, la propriété privée devient aussi obsolète que la propriété d’État, car ces deux formes de propriété présupposent le procès de valorisation. Voilà pourquoi les moyens matériels qui leur correspondent sont en friche et mis sous séquestre. Et les employés de l’État, des entreprises ou de l’appareil judiciaire veillent jalousement à ce que cela reste ainsi et que les moyens de production pourrissent plutôt que de servir à un autre but. La conquête des moyens de production par les associations libres contre la gestion coercitive de l’État et de l’appareil judiciaire ne peut donc avoir qu’une signification : les moyens de production ne seront plus mobilisés dans le cadre de la production marchande pour approvisionner des marchés anonymes.



    La discussion directe, l’accord et la décision commune des membres de la société sur l’utilisation judicieuse des ressources remplaceront la production marchande, tandis que se réalisera l’identité socio-institutionnelle entre producteurs et consommateurs (impensable sous le joug de la fin en soi capitaliste). Les institutions aliénées du marché et de l’État seront remplacées par un réseau de conseils dans lequel, du quartier au monde entier, les associations libres détermineront le flux des ressources en fonction d’une raison sensible, sociale et écologique.



    Ce ne sera plus la fin en soi du travail et de l’ » emploi « qui déterminera la vie, mais l’organisation de l’utilisation judicieuse de possibilités communes, contrôlée par l’action sociale consciente et non par quelque « main invisible « automate. On s’appropriera la richesse produite directement en fonction des besoins et non de la « solvabilité « . En même temps que le travail disparaîtront ces universalités abstraites que sont l’argent et l’État. Les nations séparées seront remplacées par une société mondiale qui n’aura plus besoin de frontières : chaque homme pourra y circuler librement et solliciter partout l’hospitalité.



    La critique du travail est une déclaration de guerre à l’ordre existant, elle ne vise pas à la création d’espaces « protégés « , de niches, coexistant pacifiquement avec l’ordre existant et ses contraintes. Le mot d’ordre de l’émancipation sociale ne peut être que : Prenons ce dont nous avons besoin ! Ne courbons plus l’échine sous le joug des marchés de l’emploi et de la gestion démocratique de la crise ! La condition en est que de nouvelles formes d’organisations sociales (associations libres, conseils) contrôlent les conditions de la reproduction à l’échelle de toute la société. Cette revendication distingue radicalement les ennemis du travail de tous les politiciens aménageurs de niches et de tous les esprits bornés qui visent un socialisme alternatif à la sauce rouge-verte.



    La domination du travail divise l’individu. Elle sépare le sujet économique du citoyen, l’homme du travail de l’homme du temps libre, ce qui est abstraitement public de ce qui est abstraitement privé, la masculinité socialement instituée de la féminité socialement instituée, et elle place les individus isolés devant leur propre lien social comme devant quelque chose d’étranger qui les domine. Les ennemis du travail aspirent au dépassement de cette schizophrénie grâce à l’appropriation concrète du lien social par des hommes agissant de manière consciente et autoréflexive.



    « Le « travail « est par nature l’activité asservie, inhumaine, asociale, déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée. Par conséquent l’abolition de la propriété privée ne devient une réalité que si on la conçoit comme abolition du « travail « . « (Karl Marx, À propos de Friedrich List, le Système national de l’économie politique, 1845.)



    XVII. Contre les partisans du travail : un programme des abolitions.

    On reprochera aux ennemis du travail de n’être que des rêveurs. L’histoire aurait prouvé qu’une société qui ne se fonde pas sur les principes du travail, de la contrainte à la performance, de la concurrence libérale et de l’égoïsme individuel ne peut pas fonctionner. Voulez-vous donc prétendre, vous qui faites l’apologie de l’état de choses existant, que la production marchande capitaliste a vraiment donné à la majorité des hommes une vie à peu près acceptable ? Appelez-vous cela « fonctionner « , quand c’est justement la croissance vertigineuse des forces productives qui rejette des milliards d’hommes en dehors de l’humanité et que ceux-ci doivent s’estimer heureux de survivre sur des décharges publiques ? Quand des milliards d’autres hommes ne peuvent supporter la vie harassante sous le diktat du travail qu’en s’isolant des autres, qu’en se mortifiant l’esprit et qu’en tombant malades physiquement et mentalement ? Quand le monde est transformé en désert simplement pour que l’argent engendre davantage d’argent ? Soit ! C’est effectivement la façon dont « fonctionne « votre grandiose système du travail. Eh bien, nous ne voulons pas accomplir de tels exploits !



    Votre autosatisfaction se fonde sur votre ignorance et votre mauvaise mémoire. La seule justification que vous trouvez à vos crimes présents et futurs, c’est l’état du monde et celui-ci n’est fondé que sur vos crimes passés. Vous avez oublié et refoulé les massacres d’État nécessaires à l’intériorisation de votre « loi naturelle « , loi selon laquelle c’est presque une chance d’être « employé « à des activités déterminées par d’autres et de se faire vampiriser toute son énergie pour la fin en soi abstraite de l’idole de votre système.



    Pour que l’humanité soit en état d’intérioriser la domination du travail et de l’égoïsme, il a d’abord fallu extirper dans les anciennes sociétés agraires toutes les institutions d’auto-organisation et de coopération autodéterminée. Peut-être les jeux sont-ils faits. Nous ne sommes pas exagérément optimistes. Nous ne pouvons pas savoir si les hommes réussiront à se libérer de cette existence conditionnée. La chose est indécise : le déclin du travail peut conduire soit à la victoire sur la folie du travail, soit à la fin de la civilisation.



    Vous nous objecterez qu’avec l’abolition de la propriété privée et de la contrainte d’avoir à gagner de l’argent, toute activité cessera et qu’une oisiveté générale s’installera. Vous avouez donc que l’ensemble de votre système « naturel « ne repose que sur la contrainte ? Et que c’est pour cette raison que vous craignez la paresse comme un péché mortel contre l’esprit de l’idole Travail ? Mais les ennemis du travail n’ont rien contre la paresse. L’un de leurs buts prioritaires est de rétablir cette culture de l’oisiveté que toutes les sociétés antérieures ont connue et qui fut anéantie pour que s’impose un productivisme effréné et privé de sens. C’est pourquoi les ennemis du travail fermeront d’abord, sans les remplacer, toutes les branches de la production qui ne servent qu’à maintenir impitoyablement la fin en soi délirante du système de production marchande.



    Nous ne parlons pas seulement des secteurs d’activité qui représentent manifestement un danger public, comme les industries de l’automobile, de l’armement ou du nucléaire, mais aussi de la production de ces nombreuses prothèses de signification et de ces ineptes objets de divertissement supposés faire miroiter aux hommes de travail un ersatz d’existenc e pour leurs vies gâchées. Disparaîtra aussi l’immense part de ces activités qui n’existent que parce qu’il faut que la production de masse passe dans le moule de la forme-argent et du marché. Ou bien pensez-vous que les comptables, les spécialistes en marketing et les vendeurs, les V.R.P. et les publicitaires resteront nécessaires quand les choses seront produites en fonction des besoins et que tous prendront simplement ce dont ils ont besoin ? Et pourquoi faudrait-il encore des inspecteurs des impôts et des policiers, des travailleurs sociaux et des administrateurs de la misère s’il n’y a plus de propriété privée à protéger, ni de misère sociale à administrer, et si personne n’a plus à être dressé au respect des contraintes aliénantes du système ?



    Nous entendons déjà votre cri : « Et tous ces emplois ! « Eh bien, parlons-en. Calculez donc un peu le temps dont l’humanité se prive chaque jour simplement pour accumuler du « travail mort « , administrer les hommes et huiler les rouages du système dominant. Du temps pendant lequel nous pourrions tous nous prélasser au soleil au lieu de nous éreinter à des choses sur le caractère destructeur, répressif et grotesque duquel on a écrit des bibliothèques entières. Mais soyez sans crainte ! La disparition des contraintes du travail n’entraînera nullement celle de toute activité. C’est l’activité qui changera de nature dès lors qu’elle ne sera plus enfermée dans une sphère de temps uniformes et linéaires, désensualisés, et sans autre fin qu’elle-même, mais qu’elle pourra suivre son propre rythme, variable selon les individus et s’intégrant dans un projet de vie personnel. Et quand, également, dans les grandes structures de production, les hommes détermineront eux-mêmes le rythme au lieu de se laisser dominer par le diktat de la valorisation d’entreprise. Pourquoi se laisser harceler par les exigences insolentes d’une concurrence imposée ? Il faut redécouvrir la lenteur.



    Bien sûr, les activités domestiques et de soins apportés aux hommes — activités qui, dans la société de travail, sont rendues invisibles, séparées et définies comme « féminines « — ne disparaîtront pas. Il est aussi peu question d’automatiser des activités telles que cuisiner ou changer les couches des nouveaux-nés. Quand, en même temps que le travail, on aura aboli la séparation des sphères sociales, alors ces activités nécessaires pourront faire partie du domaine de l’organisation sociale consciente, au-delà des assignations sexuelles. Elles perdront leur caractère répressif, dès lors qu’elles ne se subordonneront plus les individus mais qu’elles seront accomplies au gré des circonstances et des besoins aussi bien par les hommes que par les femmes.



    Nous ne disons pas qu’ainsi toute activité deviendra plaisante. Quelques-unes le seront plus, d’autres moins. Bien sûr, il y aura toujours des activités qu’il sera nécessaired’accomplir. Mais pourquoi s’en faire, si la vie ne s’en trouve plus dévorée ? Et puis les choses librement accomplies seront toujours plus nombreuses. Car l’activité constitue un besoin autant que le loisir. Même le travail n’a pas pu entièrement effacer ce besoin, mais il l’a instrumentalisé et vidé de son sang comme un vampire.



    Les ennemis du travail ne sont les fanatiques ni d’un activisme aveugle, ni d’une inaction tout aussi aveugle. Le loisir, l’activité nécessaire et les activités librement choisies doivent être mis dans un rapport sensé, en conformité avec les besoins et les contextes de vie. Une fois soustraites aux impératifs capitalistes du travail, les forces productives modernes étendront massivement le temps libre de tous. Pourquoi passer des heures jour après jour dans les usines et les bureaux quand des machines peuvent nous dispenser de la plus grande part de ces activités ? Pourquoi faire suer des centaines de corps quand quelques moissonneuses-batteuses suffisent ? Pourquoi laisser l’esprit se perdre dans une tâche routinière qu’un ordinateur peut exécuter facilement ?



    Cependant, pour atteindre ces buts, on ne peut reprendre qu’une infime part de la technique dans sa forme capitaliste. La majeure partie des structures techniques doivent être complètement transformées, car elles ont été élaborées d’après les normes bornées de la rentabilité abstraite, tout comme, pour la même raison, bien des possibilités techniques n’ont pas du tout été développées. Quoique l’électricité à base d’énergie solaire puisse être produite partout, la société de travail a besoin de gigantesques centrales nucléaires qui constituent une menace pour la vie. Et quoique les méthodes d’une production agricole respectueuse de l’environnement soient connues depuis longtemps, le calcul financier abstrait déverse des tonnes de poison dans l’eau, détruit les sols et empoisonne l’air. Et quoiqu’on puisse produire la plupart des choses facilement, sur place sans avoir à utiliser beaucoup de moyens de transports, on envoie des pièces détachées et des vivres faire trois fois le tour du globe pour des raisons relevant uniquement de la gestion d’entreprise. Une part considérable de la technique capitaliste est aussi insensée et superflue que la dépense d’énergie humaine qui lui est liée.



    Par là, nous ne vous disons rien de nouveau. Et pourtant vous ne tirerez jamais aucune conséquence de ce que vous savez très bien vous-mêmes. Car vous vous refusez à toute décision consciente : quels moyens de production, de transport et de communication est-il raisonnable d’utiliser ? Quels sont ceux qui sont nuisibles ou simplement superflus ? Plus vite vous ânonnez votre mantra de la liberté démocratique, plus grand est votre acharnement à refuser la liberté de décision sociale la plus élémentaire, parce que vous voulez continuer à servir le cadavre dominant du travail et ses pseudo- » lois naturelles « .



    « Le travail lui-même est nuisible et funeste, non seulement dans les conditions présentes, mais en général dans la mesure où son but est le simple accroissement de la richesse ; voilà ce que démontrent les économistes, sans en être conscients. » (Karl Marx, Manuscrits de 1844.)



    « Notre vie, c’est d’être assassinés par le travail. Nous gigotons au bout de la corde pendant soixante ans. Mais nous allons la couper à présent. À la lanterne ! » (Georg Büchner,
    la Mort de Danton, 1835.)


    XVIII. La lutte contre le travail est une lutte antipolitique.

    Le dépassement du travail n’est pas une douce utopie. Sous sa forme actuelle, la société mondiale ne pourra pas durer encore cinquante ou cent ans. Mais que les ennemis du travail aient à faire à une idole Travail déjà cliniquement morte ne rend pas forcément leur tâche plus facile. Car plus la crise de la société de travail s’aggrave et les tentatives de rafistolage avortent, plus se creuse le fossé entre l’isolement des monades sociales impuissantes et les exigences d’un mouvement d’appropriation qui englobe toute la société. La barbarisation croissante des rapports sociaux dans de vastes régions du monde montre que la vieille conscience dominée par la concurrence et le travail se maintient mais à un niveau toujours plus bas. Malgré tous les signes d’un malaise dans le capitalisme, la crise paraît spontanément prendre la forme d’une décivilisation qui s’effectue par poussées.



    C’est justement face à des perspectives aussi négatives qu’il serait fatal de faire passer au second plan la critique pratique du travail comme programme social global, en se limitant à l’instauration d’une économie de survie précaire sur les ruines de la société de travail. La critique du travail n’a de chance que si elle lutte contre le courant de la désocialisation, au lieu de se laisser emporter par lui. Cependant, ce n’est plus par la politique démocratique qu’il faut défendre ce qui fonde la civilisation, mais contre elle.



    Qui aspire à l’appropriation émancipatrice de l’ensemble du système social et à sa transformation peut difficilement ignorer l’instance qui, jusqu’à présent, en organise les conditions générales. Il est impossible de se révolter contre l’expropriation des potentiels sociaux sans se trouver confrontés à l’État. Car l’État ne gère pas seulement à peu près la moitié de la richesse sociale : il garantit aussi la subordination de tous les potentiels sociaux aux impératifs de la valorisation. De même que les ennemis du travail ne peuvent ignorer l’État et la politique, de même ils refuseront de jouer le jeu de l’État et de la politique.



    Puisque la fin du travail est aussi la fin de la politique, un mouvement politique pour le dépassement du travail serait une contradiction dans les termes. Les ennemis du travail font valoir des revendications face à l’État, mais ils ne constituent pas un parti politique et ils n’en constitueront jamais un. Le but de la politique ne peut être que la conquête de l’appareil d’État pour perpétuer la société de travail. Les ennemis du travail ne veulent donc pas s’emparer des commandes du pouvoir, mais les détruire. Leur lutte n’est pas politique, elle est antipolitique.



    Puisque à l’époque moderne l’État et la politique se confondent avec le système coercitif du travail, ils doivent disparaître avec lui. Tout le verbiage à propos d’une renaissance de la politique n’est que la tentative désespérée de ramener la critique de l’horreur économique à une action étatique positive. Mais l’auto-organisation et l’autodétermination sont le contraire même de l’État et de la politique. La conquête de libres espaces socio-économiques et culturels ne s’effectue pas par les voies détournées de la politique, voies hiérarchiques ou fausses, mais par la constitution d’une contre-société.



    La liberté ne consiste pas à se faire broyer par le marché ni régir par l’État, mais à organiser le lien social soi-même — sans l’entremise d’appareils aliénés. Par conséquent, les ennemis du travail ont à trouver de nouvelles formes de mouvement social et à créer des têtes de pont pour reproduire la vie au-delà du travail. Il s’agit de lier les formes d’une pratique de contre-société au refus offensif du travail.



    Les puissances dominantes peuvent bien nous considérer comme des fous parce que nous voulons rompre avec leur système coercitif irrationnel ! Nous n’avons à y perdre que la perspective d’une catastrophe vers laquelle ils nous conduisent. Au-delà du travail, nous avons un monde à gagner.



    Prolétaires de tous les pays, finissez-en !


    [1] Les exemples sont, bien entendu, empruntés à la réalité allemande. Le lecteur francophone transposera aisément à la réalité de son pays, très peu différente (NdT).
    [B][/B]
    [2] Désigne la part de l’économie qui ne relève pas directement de l’économie de marché officielle ou de l’État, à savoir le travail personnel, l’économie souterraine, l’économie alternative (NdT).

    [3] Terme emprunté au jargon des eurocrates. Désigne le principe selon lequel toute décision doit être prise à l’échelon national le plus proche du citoyen, à moins qu’elle ne relève des instances européennes (NdT).






     
  2. ninaa
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    ninaa Membre du forum Expulsé du forum

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    Je ne connaissais pas le groupe Krisis (qui donc n'a rien à voir avec la revue d'extrême droite d'Alain de Benoist).
    Quelques précisions sur Infokiosque, mais j'aurais aimé en savoir plus et sur leur site les explications sont en Allemand... :(

    D'abord j'étais dubitative car l'idée du "mérite" et du calcul d'équivalence travail-récompense ne me paraissait pas relever de la seule logique capitaliste. Il suffit de lire des récits datant du Moyen Age où des "improductifs" (généralement des parents âgés) sont mis à l'écart avec le minimum vital, voire moins.

    Certains anarchistes envisagent même la future société sur ce modèle de la récompense du travail (et de la sanction pour les "feignants")...
    Le sujet a été évoqué sur ce topic ("L'Argent"):
    L'argent ???

    En revanche ce texte m'a convaincu que ça, c'est vraiment nouveau:

     
    Marc poïk apprécie ceci.
  4. Marc poïk
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    Marc poïk Sous l'arbre en feuille la vie est plus jolie Membre actif

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    Je n'en sais pas plus sur le groupe Krisis. Je n'ai trouvé que celui que tu as cité d'Alain de Benoist mais qui n'a rien à voir avec cet écrit.

    J'ai trouvé ceci comme info: « Manifeste contre le travail », par Krisis (en intégralité sous forme de brochure imprimable) - Critique de la valeur-dissociation. Repenser une théorie critique du capitalisme

    "En revanche ce texte m'a convaincu que ça, c'est vraiment nouveau:" C'est un long débat . Ca fait un temps que je bosse dessus à mes moments perdu . Je propose d'ouvrir un topic là dessus.
     
  5. ninaa apprécie ceci.
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