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Sébastien Faure - PROPOS SUBVERSIFS

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 9 Juin 2009.

  1. Préface de Gérard de Lacaze-Duthiers



    Il faut savoir gré aux « Amis de Sébastien Faure » d’avoir pris l’heureuse initiative de rééditer ces douze Propos Subversifs qui résument trente-cinq ans de propagande libertaire, et qui, aujourd’hui, sont toujours d’actualité. Nous nous trouvons en présence de la même pourriture, considérablement aggravée. Dans ces Propos, c’est toute la société capitaliste qui est jugée, dans ses tenants et aboutissants. C’est le procès d’un monde qui meurt et qui tente de prolonger son agonie par toutes sortes d’expédients.

    Reportons-nous à trente ans en arrière, aux années 1920-1921, au cours desquelles ces Propos furent prononcés. On nageait en pleine euphorie, après la victoire remportée sur « l’ennemi héréditaire », mais l’ennemi intérieur - bêtise, hypocrisie, ignorance et méchanceté - était loin d’avoir été vaincu. C’est à cet ennemi que Sébastien Faure va livrer bataille, L’occasion s’offrait à lui de remettre en circulation certaines vérités premières que l’élite et la plèbe semblaient avoir oubliées.

    Rappelons en peu de mots quelques dates importantes dans la vie de Sébastien Faure. Elles nous permettront de mieux comprendre ces Propos. Aucun homme n’a mis avec autant de persévérance sa conduite en accord avec ses idées. Parti d’une éducation religieuse et destiné, par ses maîtres de la Compagnie de Jésus à la vie ecclésiastique, il en est arrivé, à la lumière de la raison, et l’expérience aidant, à découvrir « sa vérité ». Les dons exceptionnels qu’il tenait de la nature et qu’il avait mis d’abord au service de sa foi chrétienne, il les employa à propager autour de lui sa foi humaine, avec la même ardeur et la même sincérité. Drame d’une conscience aux prises avec elle-même et qui, ayant trouvé sa voie, la suivra jusqu’au bout. Il aurait pu, comme tant d’autres, mettre son talent au service des puissants du jour. Il aurait pu faire un de ces « métiers haïssables » qu’il a stigmatisés dans l’un de ces Propos. « Tu aurais pu être député », lui disait sa mère, navrée de voir qu’il avait si mal tourné. Il préféra n’être que le « commis-voyageur de l’anarchie », comme l’a écrit Zévaès. Mieux que le commis-voyageur, il en fut le missionnaire, lui qui, ainsi que le rappelle Jeanne Humbert, dans l’émouvante biographie qu’elle lui a consacrée aux éditions du Libertaire, fut pendant plus d’un demi-siècle, depuis 1888, « le porte-parole éloquent de l’idée anarchiste. »

    « Si on veut mener une vie enviable, une existence supérieure, affirme Sébastien Faure dans un de ces Propos, il est nécessaire de diriger ses efforts vers une cause noble et juste, un idéal grand et généreux, et d’y consacrer toute sa vie, dût-on renoncer à la famille, à l’amitié, à l’amour, à l’ambition, à la fortune, à la gloire, au succès facile, aux vanités mondaines, dût-on même essuyer les outrages, braver les infamies, s’exposer aux calomnies et subir les persécutions. » Programme que l’auteur des Propos a rempli à la lettre, sans s’en écarter un seul instant.

    Nous le trouvons inculpé de « crime contre la paix publique » dans le procès des Trente, le 6 août 1894, à la suite de la condamnation à mort de Caserio qui avait voulu, en assassinant Carnot, venger Vaillant exécuté à la suite de son attentat contre la Chambre des Députés. La magistrature apeurée, servante du pouvoir, avait rassemblée au petit bonheur, dans une prétendue association de malfaiteurs, des libertaires de toutes tendances. Sébastien Faure plaida sa cause avec une telle éloquence, démontant pièce par pièce cette absurde machination, que les jurés s’étant montrés pour une fois humains, l’acquittèrent, lui et ses compagnons.

    Nous le retrouvons pendant l’Affaire Dreyfus, de 1894 à 1899, du côté des persécutés contre les persécuteurs. Les anarchistes ne pouvaient se désintéresser d’une telle affaire où l’autorité et la liberté s’affrontaient. Il mit son talent au service de la vérité et publia, comme l’avait fait Zola, un « J’accuse », qui est l’un des meilleurs réquisitoires qui aient jamais été prononcés contre l’iniquité sous toutes ses formes.

    Nous le retrouvons ensuite à la Ruche, essai d’éducation libertaire des plus intéressants, œuvre qui fut malheureusement interrompue par le grand crime de 1914. La même année il fonda Ce qu’il faut dire, après bien d’autres feuilles d’avant-garde, parmi lesquelles Le Libertaire, avec Louise Michel, le 16 novembre 1895, en attendant de mettre au point cette œuvre considérable, que l’on consultera toujours avec fruit : L’Encyclopédie Anarchiste, à laquelle j’eus l’honneur de collaborer.

    Vie bien remplie, comme on le voit, jusqu’à sa mort, survenue en 1942. Sa correspondance nous le montre alors douloureusement atteint, au moral comme au physique, par le nouveau crime de 1939, réduit à l’inaction dans sa petite maison de Royan, mais ne désespérant point du destin de l’homme.

    Ces douze Conférences sont, ainsi que le déclare leur auteur au début de la première, « l’arbre de la propagande », propagande qui ne s’est jamais abaissée à de vulgaires procédés. Elle a toujours tendu à élever son public, sans condescendre pour cela à des concessions de fond et de forme.

    Après avoir, dans le premier de ces Propos, La Fausse Rédemption, rappelé ses origines bourgeoises, et comment il parvint à s’évader de l’éducation qu’il avait reçue, Sébastien Faure s’efforce de démontrer que ni le christianisme, devenu entre les mains de ses exploiteurs l’allié de la force et de l’autorité, ni la Révolution française, passée au service de la bourgeoisie qui l’a accaparée à son profit, n’ont apporté aux hommes le bonheur. Elles ont fait faillite. Il faut donc s’engager dans une autre voie. Cette voie, c’est l’anarchie, la vraie, opposée à l’anarchie capitaliste, qui est le déchaînement des plus bas instincts et des passions les plus viles.

    La dictature de la bourgeoisie (titre du deuxième Propos) a supprimé la liberté, l’égalité et la fraternité qu’elle avait pourtant inscrites en tête de la Déclaration des droits de l’homme. Elle n’en a donné aux individus que l’illusion, les plongeant avec cette illusion dans une servitude plus profonde. Cette dictature n’est que « la Confédération générale du vol, du mensonge et de la violence ». C’est un régime d’oppression qui, tant qu’il subsistera, s’opposera à toute amélioration sociale.

    Le parlementarisme, et avec lui la politique qui en est inséparable, est l’une des causes qui retardent l’émancipation des individus. L’action parlementaire - on devait plutôt dire l’agitation parlementaire - se résume en quatre mots : absurdité, impuissance, corruption, nocivité. Elle est pleine d’incohérences et de contradictions. La pourriture parlementaire contient en son sein toutes les autres (Propos 3). La souveraineté du peuple est une duperie, l’union sacrée en est une autre. L’électeur est un être inconscient, qui ne sait ce qu’il fait, ou un roublard, qui ne le sait que trop. Sébastien Faure est plein de pitié, pour ne pas dire de mépris, pour ces politiciens qui trahissent leur mandat, et ces électeurs, qui se trahissent eux-mêmes. Le réformisme et le ministérialisme, conséquences du parlementarisme, sont deux maladies aussi funestes que lui.

    Quant à l’État, « qu’il soit démocratique, aristocratique, républicain ou monarchique, c’est l’installation au pouvoir d’une poignée d’individus constitués en castes selon les temps et les lieux, guerriers, nobles ou ploutocrates, qui, après s’être emparés du gouvernement, le font servir aux intérêts et privilèges de leur classe ou de leur caste, et se passionnent à la prospérité de leurs propres affaires au détriment de la population asservie par eux. » Il n’est guère possible de donner de l’État une meilleure définition. L’État est l’ennemi n°1 de l’individu, étant l’allié du capital, qu’il sert et qui le sert.

    Il y a des « métiers haïssables » (Propos 9), que tout homme libre doit s’interdire d’exercer, car ils concourent au maintien d’un édifice pourri, avec lequel ils sont condamnés à disparaître. On n’a pas de peine à deviner lesquels : juge, soldat, prêtre, policier (avec ou sans uniforme), etc. sont de ceux-là. Quant aux professions libérales, tout dépend de la valeur morale de ceux qui les pratiquent, éducateurs, médecins, avocats, artistes, journalistes, etc. Au sujet de ces derniers, Sébastien Faure va nous dire : « Le journalisme est le métier le plus honorable si on l’accomplit dans certaines conditions ; c’est le métier le plus méprisable, si l’on n’y attache pas sa conscience et sa dignité. » Le cinéma ne vaut pas mieux. « O cinéma, toi qui pourrais tant servir à éduquer les foules, comment se fait-il que tu ne serves qu’à leur abrutissement ? »

    Sébastien Faure a bien vu le rôle que la femme est appelée à jouer (Propos 6) dans la société. Rôle des plus importants, qu’elle a méconnu jusqu’ici. Elle n’est pas plus l’esclave de l’homme qu’elle n’en est l’ennemie (ce que certain féminisme voudrait qu’elle fût). Le vrai féminisme ne consiste pas pour elle à politicailler et à imiter les travers du sexe mâle. Elle ne doit se prostituer en aucune façon (la prostitution est une institution sociale qui disparaîtra avec l’État). Quant à l’enfant (Propos 7) « cet être d’avenir », son éducation est à refaire. Cette éducation est le contraire du dressage. Il ne sied pas plus d’abrutir l’enfant par des punitions que de le soumettre à une obéissance passive en l’alléchant par des récompenses. On n’obtient rien par la contrainte, on obtient tout par la confiance. Si vous ne voulez pas qu’un enfant vous mente, ne lui mentez pas. D’autre part l’enseignement officiel laisse à désirer. Il fait trop appel à la mémoire et pas assez à la raison. Les programmes sont chargés et les classes sont surchargées. La culture physique, intellectuelle et morale de l’enfant exige d’autre méthodes. L’auteur des Propos ne nous dit rien de l’éducation sexuelle qui, intelligemment pratiquée, modifierait nos mœurs et nos institutions. Je suppose qu’elle est sous entendue et qu’il aurait parlé à ce sujet avec la même franchise que pour tout le reste, si on lui avait demandé son avis.

    Ici se pose le problème des familles nombreuses (Propos 8), véritable fléau social. La limitation des naissances s’impose. En fait d’enfants la qualité vaut mieux que la quantité. L’eugénisme et le néo-malthusianisme mettront un frein à la surpopulation que prêche la bourgeoisie égoïste et jouisseuse, à laquelle il faut de la chair à canon et de la chair à plaisir pour consolider son pouvoir sur les masses.

    L’amour - avili et prostitué dans la société capitaliste au point qu’il n’est qu’une caricature - devait avoir sa place dans ces Propos, au chapitre de la femme. Sébastien Faure en a défini les caractères, qui se ramènent à quatre, d’après lui : l’amour est spontané, inanalysable, capricieux et irrésistible. Il n’y a point d’amour sans affinité de la chair. Le facteur sexuel joue en amour un rôle de premier plan. Sans lui l’amour est incomplet.

    Sébastien Faure ne prêchait point le renoncement à la vie. Point de mortifications en vue de gagner le ciel. Point de sacrifices sous prétexte de récompenses dans un autre monde. Point d’ascétisme, c’est bon pour les eunuques. Tous les plaisirs sont légitimes. L’homme est total. Tout concourt à sa libération : l’esprit, le cœur, les sens.

    La morale officielle prêche aux individus la résignation, la prévoyance et la charité, afin de les asservir. Morale conformiste et anti-humaine. Il en est une autre, qui n’impose de chaînes à personne et qui pratique avant tout la fraternité non du bout des lèvres, mais par des actes de véritable solidarité. (Propos 5).

    La Patrie ? Autre idole qu’il s’agit d’abattre, car elle est funeste au bonheur de l’homme (Propos 4). Rien n’est plus fragile d’ailleurs que l’idée de patrie. Le moindre raisonnement en fait justice. Elle ne repose sur aucune base solide. Il y a diverses sortes de patriotes dont l’illogisme saute aux yeux. Il est facile de déceler le point faible par où ils pêchent. Le patriotisme des possédants est sujet à caution. C’est un mouvement destiné à masquer leurs intentions criminelles. La guerre en est le produit. Elle a inspiré à notre orateur des pages maîtresses : « La guerre est une folie et un crime, une folie qui ne peut être commise que par des insensés, un crime qui ne peut être prémédité et accompli que par des bandits. » Et il rappelle que le crime légal n’a apporté aux peuples que misères et calamités.

    Sébastien Faure n’était pas pour la violence. Elle n’était pour lui qu’un pis aller. Il ne fallait y avoir recours qu’à la dernière extrémité, lorsqu’on ne pouvait pas faire autrement. Il m’a souvent exposé sa façon de voir à ce sujet, au cours des conversations où je lui demandais de préciser de que devait être l’action révolutionnaire : le moins d’effusion de sang possible, et pas du tout si c’était possible, mais était-ce toujours possible ? Pour abattre la forteresse capitaliste, les mots ne suffisent pas. Il pensait même (Propos 9), que pour combattre l’ennemi extérieur, et ici il s’agit d’un quelconque pays étranger, il fallait improviser « une armée destinée à repousser l’attaque, pour la défense de la patrie nouvelle, de la patrie révolutionnaire. » Inutile d’ajouter que je ne partage nullement cette opinion. Elle me paraît périmée. La patrie révolutionnaire ne vaut pas mieux que toutes les autres. On l’a vue à l’œuvre.

    Il préconisait avec juste raison l’abstentionnisme. Non seulement l’homme libre soit s’abstenir de voter, mais encore il doit s’abstenir de tout geste et de toute fonction destinés à soutenir l’autorité et l’État. Sur ce point, Sébastien Faure rejoignait la non-violence de Gandhi.

    Il était pour l’éducation, sans laquelle il n’est point de révolution possible. L’éducation morale, intellectuelle et sociale de l’individu est la base de tout. Elle concourt à l’évolution des idées, des mœurs et des sentiments. « Évolution d’abord, révolution ensuite », voilà ce que l’on constate au cours de l’histoire humaine et des différents âges de la terre. Même chose s’accomplit chez l’individu. La révolution intérieure est le prélude de la révolution économique et sociale. Comment changer la société si les individus qui la composent ne changent pas eux-mêmes ? S’ils ne modifient point leur conception de la vie et leur mentalité ? Le communisme libertaire de Sébastien Faure rejoint ici l’individualisme anarchiste qui attribue la plus grande importance à cette révolution intérieure : « Avant tout, donc, révolution en soi » (Chambardement, Propos 9). Autrement, il n’y a rien de fait. Combattre d’abord tout ce que le social a introduit en nous de bastilles, sous formes de préjugés absurdes et de traditions ridicules, alors seulement on pourra parler de Révolution.

    Le communiste libertaire comprenait, d’après lui, deux phases distinctes. D’abord une période de destruction, au cours de laquelle on sape les fondements de l’ordre (ou du désordre) établi. Ici, toutes les forces de révolutions entrent en jeu : libre-pensée, socialisme, syndicalisme, coopératisme, plus l’anarchisme, leur synthèse, ensuite une période de construction, à laquelle concourent les mêmes forces, car à quoi bon détruire si l’on ne met rien à la place de de que l’on vient de détruire ? Le terrain déblayé, la mauvaise herbe arrachée on peut édifier sur des ruines une société plus parfaite (Propos 10 et 11). Il importe néanmoins, pour cette double opération, à la fois destructive et constructive, d’éviter de tomber dans le piège où trop de militants sont malheureusement tombés : la déviation de ces forces dans le domaine politique, et ici l’orateur adjurait ses camarades socialistes de quitter sur le champ le Parlement, où ils risquaient d’être corrompus, et qui, ainsi qu’il l’avait démontré, était l’impuissance même. Il citait l’exemple d’un Briand qui avait renié ses idées dès que devenu député.

    La libre pensée courait les mêmes dangers, en se confinant uniquement dans l’anticléricalisme. Elle devait faire front contre toutes les superstitions et s’étendre à toutes les formes de mensonge. Et il proposait de substituer à la libre pensée la formule beaucoup plus large de pensée libre.

    Il était, qu’est-il besoin de le dire, contre toutes les dictatures, quelles qu’elles soient, aussi bien celle du prolétariat que les autres, leurs méthodes étant les mêmes, ainsi que leurs résultats. Fatalement elle en arrivent à la suppression de toute liberté. Dans toute dictature il y a des meneurs et des menés, des exploiteurs et des exploités, des maîtres et des esclaves.

    Il condamnait, cela va de soi, la discipline aveugle qui conduit à la mort des troupeaux de droite et de gauche. Il stigmatisait la lâcheté des foules qui faisaient leurs malheurs elles-mêmes, en acclamant leurs mauvais bergers.

    Comme beaucoup d’entre nous il avait fondé les plus grands espoirs sur la Révolution Russe. Mais il adjurait ses représentants, ainsi qu’il l’avait fait pour ses amis socialistes, de renoncer au parlementarisme. Qu’eût-il dit s’il les avait vu à l’œuvre aujourd’hui ! Il n’eût pas été le dernier, à coup sûr, à leur dire leurs quatre vérités. Le militant qui devient fonctionnaire dans un parti est comme le prolétaire que le peuple a élu pour le représenter : il trahit sa classe et fait passer ses intérêts avant ceux dont il se dit le porte-parole et le défenseur.

    Pour ce qui est du problème économique, étroitement lié au problème social et moral, il l’a examiné sous toutes ses faces. Sur la production, la consommation et la répartition des richesses, il a émis des vues neuves et hardies. Il préconisait en ce temps-là la grève sur le tas, qu’il jugeait bien préférable aux démonstrations tapageuses dans les rues. Il était, naturellement, pour la suppression du salariat. Il indiquait comment devrait s’effectuer le passage de la société capitaliste à la société libertaire, par la prise de possession des instrument de travail et des postes de commande. D’autre part, le machinisme n’avait point libéré l’individu. Grâce à lui l’ouvrier aurait pu voir son existence améliorée. Quelques heures de travail lui eussent suffi, il aurait employé le reste de son temps à s’instruire et à se distraire. Le capitalisme en a décidé autrement. Dans cette édification de la cité future, Sébastien Faure comptait beaucoup sur le coopérativisme et le fédéralisme, deux autres forces de révolution à ne pas négliger.

    Ayant inauguré cette série de Propos par la critique de La Fausse Rédemption, l’orateur devait la clore par La Véritable Rédemption. Quelles perspectives infinies il nous fait entrevoir lorsqu’il décrit cette société libertaire où toutes les richesses, tant matérielles que spirituelles, appartiendront à tous, sans distinction de classes ni de castes. Sociétés où la liberté, l’égalité et la fraternité auront cessé d’être des mots, où il n’y aura plus ni maîtres ni esclaves, où personne n’obéira plus parce que personne ne commandera plus, où chaque individu jouira intégralement de l’existence sans nuire à ses voisins. Anticipation où tous les hommes goûteront le vrai bonheur, qui consiste dans la triple satisfaction des besoins physiques, intellectuels et moraux de l’individu. Puis il trace, dans une magnifique péroraison, le portrait de l’anarchiste idéal.

    Il se dégage de l’ensemble une haute leçon de sagesse. L’orateur n’impose point ses idées, il les expose et les propose. Il pousse la tolérance jusqu’à ses extrêmes limites, sans rien abdiquer de ses opinions, mais pour leur donner plus de poids. Tolérer n’est pas abdiquer, c’est faire preuve de compréhension. S’il se montre sévère envers les oppresseurs, il leur accorde cependant des circonstances atténuantes, étant donné le milieu où ils sont nés et l’éducation qu’ils ont reçue. Il va même jusqu’à leur pardonner. Il est à sa façon un moraliste qui connaît à fond la nature humaine, sachant combien elle est faillible, mais ne lui dissimulant point pour cela ses défauts.

    On retrouve dans ces Propos, le parfait orateur que fut Sébastien Faure, dont l’éloquence persuasive s’adressait à la fois au cœur et à l’esprit de ses auditeurs. A la différence de tant d’autres, il ne parlait jamais pour ne rien dire. Ses Propos n’étaient pas des propos en l’air. Il n’avait rien du charlatan de réunion publique, qui se donne de grands coups de poings sur la poitrine, avec des trémolos dans la voix. Son éloquence se tenait à égale distance du verbiage académique et de la jactance foraine. Point de vaines fioritures et de fleurs de rhétorique. Point de phrases creuses et de périodes ronflantes. Clarté, limpidité, fluidité. Telles sont les qualités de Sébastien Faure, orateur. C’est net, précis, catégorique, sans trompe-l’œil. Sa logique était impeccable. Il allait droit au but. Il apportait chaque fois la preuve de ce qu’il affirmait. Présentant le pour et le contre, il prévoyait les objections que l’on ne manquerait point de lui faire, et il les réfutait sure le champ. Il ne laissait dans l’ombre aucun aspect de la question. Il avait soin de préciser le sens des mots et de le faire préciser par ses interlocuteurs. Il divisait son sujet en points précis, selon une méthode toute cartésienne. Il émaillait son discours de citations, d’anecdotes et de comparaisons propres à illustrer ses arguments, ceux-ci s’enchaînant avec une rigueur quasi-mathématique, pour aboutir, de déductions en déductions, aux conclusions qui s’imposaient. Son style direct, non dépourvu de lyrisme, avec çà et là une pointe d’ironie, désarmait l’adversaire. Il a tracé, des représentants de la société bourgeoise, des portraits définitifs, dignes de figurer dans une anthologie, tels que le gouvernant, l’électeur, le politicien, le patriote, le magistrat, le prêtre, l’homme de police, le patron, le jaune et autres personnages indésirables. Son langage familier était compris de tous. Un charmeur, a-t-on dit, mais un charmeur qui, loin d’endormir les méninges de ses auditeurs, les incitait à réfléchir. Ajoutez au charme de la parole une voix chaude et entraînante, le geste sobre, une taille au-dessus de la moyenne et un physique agréable, ce qui achevait de le rendre sympathique même à ceux qui ne partageaient point ses idées.

    C’était un cerveau remarquablement doué, au courant des dernières découvertes de la science et connaissant à fond tous les sujets qu’il traitait. Il était de la lignée des Kropotkine et des Reclus, dont il élargissait les point de vue, pénétrant, avec plus d’acuité peut-être, au fond d’une organisation sociale dont il démasquait les vices. Son message à lui, sa tâche personnelle dans le mouvement anarchiste, ce fut - et ici ce mot n’a rien de péjoratif - d’en vulgariser les idées directement en les mettant à la portée du plus grand nombre.

    Que nous manque-t-il, à l’heure actuelle, pour semer parmi les foules, le bon grain qui, tôt ou tard, germera ? Il nous manque un Sébastien Faure. Certes, nous avons d’excellents orateurs libertaires, qui possèdent de remarquables qualités, mais ils n’ont point ce prestige dont jouissait notre camarade. Partout où il passait, à Paris ou en province, un public nombreux accourait. Il faisait salle comble. Sympathisants et adversaires se coudoyaient. On venait pour entendre Sébastien Faure. C’était un événement !

    Ces Propos n’ont point vieilli, bien qu’à la faveur des circonstances leur auteur eût certainement modifié ou envisagé sous un autre angle quelques-unes de ses thèses. Depuis qu’elles furent prononcées, que d’événements se sont déroulés, surtout après la mort du grand disparu ! Que de déceptions eût éprouvé le vieux lutteur, lui qui n’en était pas à une déception près, ainsi qu’il me le confia maintes fois ! Se décourageait-il pour cela ? Nullement. Il continuait le bon combat pour l’idéal humain qui était la raison d’être de sa vie.

    Ces Propos sont comme les munitions de l’anarchie. Les jeunes y puiseront des arguments pour fortifier leurs convictions, les vieux prendront plaisir à les relire. Il sera toujours réconfortant de les consulter aux heures de doute et de découragement. Que de passages il y aurait à citer, que de leçons à en tirer ! Il était bon qu’ils fussent réédités. Ils occupent le centre de l’œuvre sébastienne. Ils en contiennent l’esprit. L’auteur de La Douleur Universelle et de Mon Communisme s’y retrouve tout entier.

    Amis, lisez ces Propos. Écoutez la voix de Sébastien Faure qui vous parle par delà le tombeau. Elle vous dit, cette voix, de ne jamais désespérer de la vie. Elle vous dit de lutter jusqu’à la mort pour le triomphe de vos idées. Elle vous dit de mettre constamment vos actes en accord avec vos sentiments. Elle vous dit de n’être ni exploiteur ni exploité. Elle vous dit de n’exercer aucun métier, de n’accomplir aucune tâche qui soit pour vous un esclavage. Elle vous dit d’être bon, juste et loyal et de pratiquer la tolérance, même envers vos ennemis. Elle vous dit d’avoir foi en la raison. Elle vous dit de ne pas vous décourager dans le combat que vous livrez contre toutes les tyrannies. Elle ne vous dissimule aucune des difficultés que vous aurez à surmonter, aucun des dangers que vous pouvez courir dans cette lutte inégale contre toutes les forces du passé liguées contre vous, mais vous aurez, en compensation, la joie d’avoir agi selon votre conscience. Gravez dans votre esprit, comme sur un métal indestructible, cette formule salvatrice qui est comme la clef de voûte de l’éthique libertaire, formule à laquelle Sébastien Faure est resté fidèle jusqu’à son dernier souffle :

    Ni Dieu ni Maître !
    Gérard de Lacaze-Duthiers.​



    La Fausse Rédemption



    Vie misérable des premiers groupes humains. - Leur ignorante crédulité les pousse à attendre d’un Messie la Rédemption à laquelle ils aspirent. - Le Christianisme leur promit cette Rédemption. Par lui, les Hommes n’ont été sauvés ni de la Misère ni de la Servitude, ni du Mensonge, ni de la Haine. - Principes et Morale du Christianisme sont en opposition formelle avec le but d’une Rédemption véritable. - L’Église est devenue le plus ferme soutien des Institutions bourgeoises : Capitalisme et État. - Les Bataillons rouges doivent combattre inlassablement les Bataillons noirs.​

    Mes Chers Camarades,

    D’où vient que j’éprouve ce soir tant de joie et tant d’émotion ?

    Est-ce de vous revoir, mes vieux et chers compagnons, vous avec qui, depuis 25, 30 ou 35 ans, je milite pour la révolution sociale ? Le travail et les ans se sont appesantis sur vos robustes épaules. De son aile avertisseuse, la vieillesse a frôlé vos rudes et fiers visages. Et pourtant - est-ce réalité, est-ce illusion de ma chaude et vieille amitié - je revois en vos yeux la flamme que je connais depuis si longtemps. Vous êtes venus écouter votre vieux camarade. Vous êtes venus réchauffer votre cœur au contact du sien. Vous avez voulu, une fois encore, entendre de sa bouche l’expression des saines colères, des justes révoltes, qui, pas plus en vous qu’en lui, ne se sont apaisées, - et aussi des espérances et des certitudes qui, en lui comme en vous, ne s’éteindront qu’avec le dernier souffle.

    Est-ce de vous revoir tous autour de moi ce soir, dites, mes vieux et chers amis, que je suis si content et si ému ?

    Est-ce aussi de vous voir en foule, mes jeunes camarades, militants déjà éprouvés - on vit rapidement à notre époque où les événements se précipitent, - socialistes, syndicalistes, communistes, libertaires, enfiévrés par l’ardeur de la bataille que vous sentez inévitable et proche ? Est-ce d’avoir sous les yeux le spectacle réconfortant de vos physionomies énergiques et de vos regards de feu ? Est-ce parce que, si pour vous je suis quelque peu le passé, vous êtes pour moi le présent et l’avenir, le présent chargé de promesses, l’avenir plein de réalisations ? Est-ce de cela que je ressens tant de joie et d’émotion ?

    Enfin, est-ce de vous contempler nombreuses, très nombreuses dans cette salle, vous, mes chères compagnes, mères, femmes, filles, amantes, sœurs et, ce qui est mieux encore, camarades de cœur et d’idées de tous ceux qui présentement constituent les bataillons incessamment accrus de l’armée révolutionnaire ? Qui donc disait que la femme reste irréductiblement coquette et frivole, demeurée triste esclave, soumise devant le patronat arrogant, le gouvernement oppresseur et l’église menteuse, la femme était la dernière à s’occuper de son destin ? Qui donc osait prétendre que la femme se soucie fort peu d’entendre parler - et moins encore de discuter - de choses sérieuses ? Qui donc osait dire qu’elle est incapable d’élever sa sensibilité et son esprit jusqu’à la hauteur des problèmes graves qui présentement tourmentent, passionnent les cœurs les plus généreux et les intelligences les plus nobles de notre époque ? Qui disait cela blasphémait, mentait, et votre présence l’atteste.

    Oui, c’est de tout cela, c’est de vous voir, c’est de vous revoir, mes chers et vieux compagnons, et vous, mes jeunes camarades, et vous mes chères compagnes, accourus, fiévreux, empressés, vibrants, que j’éprouve une joie sans bornes et une indicible émotion.

    Vous êtes venus ici sur l’annonce de mes douze conférences. Vous avez pensé que, en vous conviant à y assister, le vieux militant que je suis entreprenait un travail peut-être au-dessus de ses forces, qu’en tout cas il commençait une lourde besogne, et vous avez voulu alléger ce fardeau par le précieux encouragement de votre présence. Soyez-en tous remerciés.

    Vous avez espéré que de cet arbre de la propagande dont, depuis trente-cinq ans, avec tant d’autres, j’entretiens autant que possible la force, je secouerai vigoureusement les branches pour en faire tomber à votre usage quelques fruits dont vous pourriez apprécier la saveur.

    J’ose espérer que votre espoir ne sera pas déçu et je m’y emploierai de mon mieux.

    Et puis, vous êtes venus sans doute pour m’apporter le témoignage, qui m’est si cher, de votre sympathie, et aussi peut-être un peu le tribut de votre reconnaissance pour l’ardeur, pour la persévérance avec lesquelles, depuis trente-cinq ans, je défends l’idéal auquel je me suis voué et qui est le vôtre.

    J’accepte de tout cœur le témoignage de votre amitié, mais je repousse le tribut de votre reconnaissance. Je n’ai pas droit à votre gratitude. Vous ne me devez rien. C’est, au contraire, moi qui vous dois tout. Et au seuil de ces conférences, il me plaît de vous ouvrir mon cœur et de vous dire que si je suis quelqu’un, si je suis quelque chose, c’est à vous travailleurs, c’est à vous foule anonyme et obscure que je le dois. Parvenu à la vieillesse et après trente-cinq ans d’un apostolat qui fut, j’ose le dire, sans peur et sans reproche, c’est une sorte de confession que je veux vous faire, et ce sera, en même temps, comme une manière de testament philosophique et social dont je vous fais, dès ce soir, mes chers amis, les dépositaires.

    Écoutez,

    Je vis au milieu de vous depuis tant d’années que les jeunes peuvent ignorer mes origines, et les vieux peuvent les avoir oubliées. Moi je m’en souviens. Par ma naissance, par mon éducation, j’appartiens à une famille bourgeoise, au monde bourgeois. Tout petit j’ai été bercé sur les genoux de l’Église. Adolescent au cœur enthousiaste, à l’imagination ardente, au tempérament apostolique - oui apostolique - je me rappelle que, tout jeune encore, ma joie la plus grande était, quand une idée me possédait, de la défendre si elle était attaquée, de la répandre autour de moi ; adolescent, je fus distingué par les éducateurs auxquels ma famille m’avait confié. Ceux-ci, des religieux, me persuadèrent que pour un bon chrétien - et je croyais jusqu’au fanatisme - rien n’était plus beau, plus noble, plus grand, plus vertueux, que de renoncer aux joies de la famille, aux douceurs de l’amitié, aux ivresses de l’amour, à la fortune, à la gloire, aux vanités mondaines, pour se consacrer tout entier à la propagation de sa foi, pour aller planter sur les terres lointaines le drapeau du Christ, pour évangéliser les sauvages et civiliser les barbares, pour faire resplendir la clarté éblouissante de la foi.

    Cet enseignement cadrait si bien avec mon tempérament romanesque, poétique, sentimental et généreux que mes éducateurs n’eurent pas de peine à me convaincre et je suivis leurs conseils. J’entrai au Noviciat de la Compagnie de Jésus. Je pris la soutane et je vécus dans un cloître. Et j’étais sur le point de prononcer mes vœux, à la veille de lier mon existence à l’apostolat auquel j’aspirais, quand un événement douloureux et subit m’arracha à cette vocation : mon père mourut presque inopinément, je quittai le couvent et rentrai dans ma famille et dans le monde.

    Mais j’emportais du couvent cette idée, ce sentiment, que je devais consacrer ma vie à quelque chose de grand, à quelque chose de noble, à un idéal merveilleux, à l’amour et au salut de mes semblables ; cette conviction était entrée en moi ; elle ne devait plus en sortir. Je puis affirmer que je lui suis resté fidèle.

    Sans doute ceux qui ne voient dans les événements que les lignes superficielles, sans apercevoir dans les profondeurs les liens qui les unissent peuvent estimer que j’ai tout abandonné de mon enfance. Sans doute il y a loin de l’homme que vous écoutez aujourd’hui et que je suis à celui qui vivait il y a quarante ou quarante-cinq ans. Je viens du principe de l’autorité la plus absolue et je suis allé au principe de la liberté intégrale. Je suis parti de l’affirmation autoritaire et je suis allé jusqu’à la négation libertaire. Et à toutes ces institutions - patrie, famille, État, propriété, religion - dont on m’avait enseigné le culte au temps de ma jeunesse, et qui, dans le milieu auquel j’appartenais, passaient pour être sacrées et intangibles, mon cœur et ma raison, parvenus à la connaissance des êtres et des choses, ont déclaré une guerre de tous les instants. De conservateur - oh ! oui - que j’étais, et dans tous les domaines, je suis devenu révolutionnaire - oh ! oui - et de toutes façons. Et cependant, j’affirme que je suis resté fidèle à ce principe de ma jeunesse, à ce principe qui m’avait été enseigné et qui a toujours dirigé ma conscience, et qui a été le moteur de mes actes : si on veut mener une vie enviable, une existence supérieure, il est nécessaire de diriger ses efforts vers une cause noble et juste, un idéal grand et généreux, et d’y consacrer toute sa vie, dût-on renoncer à la famille, à l’amitié, à l’amour, à l’ambition, à la fortune, à la gloire, au succès facile, aux vanités mondaines, dût-on même essuyer les outrages, braver les infamies, s’exposer aux calomnies et subir les persécutions.

    Je dis que je suis reste fidèle à ce principe. Seulement, entre 20 et 30 ans, il s’est fait dans ma vie une manière de révolution, Du ciel, région du rêve, mes regards se sont abaissés sur la terre, région des réalités. Et là j’ai vu des injustices sans nombre et des souffrances indicibles, J’ai vu des yeux s’ouvrir pour des torrents de larmes et j’ai vu des veines éclater pour des fleuves de sang. J’ai vu le producteur, le paysan et l’ouvrier vivre dans les privations et mourir dans l’indigence, à côté de parasites qui vivaient dans l’orgie et mouraient dans l’opulence. J’ai vu le travail dans les taudis et l’oisiveté dans les palais. J’ai vu le mensonge triomphant et la vérité enchaînée. J’ai vu la couardise en liberté et le courage en prison. J’ai vu la lâcheté, la duplicité, l’ignorance portées sur les épaules des foules, acclamées, portées au pinacle, et la franchise et la vaillance honnies.

    Oui, j’ai vu cela, et alors je me suis dit : Les sauvages ne sont pas dans les pays lointains, ils sont ici. Les barbares ne sont pas au loin, ils sont tout près. Il faut les évangéliser. Il faut les catéchiser, mais pas avec la bible caduque, pas avec la foi désuète, pas avec le culte mensonger. Il faut trouver autre chose. Ces hommes vivent dans la misère. Ce n’est pas l’évangile qu’il faut leur apporter, c’est l’abondance. Ces hommes vivent dans l’esclavage, il faut leur apporter la liberté. Ils vivent dans la haine, il faut leur apporter l’amour. Ils vivent dans les ténèbres, il faut leur apporter la lumière. Et j’ai cherché partout cette lumière, En vain je l’ai cherchée en haut, parmi ceux de ma classe. Je ne l’y ai pas trouvée. Alors j’ai abandonné les grands et je me suis rapproché des petits. Je me suis éloigné des puissants, et des humbles j’ai fait mes compagnons. J’ai déclaré la guerre aux maîtres et j’ai tendu aux esclaves une main fraternelle, loyale et secourable.

    Vous voyez bien que j’avais raison de dire tout à l’heure que j’étais resté fidèle aux principes de ma jeunesse. Alors que je n’avais pas trouvé la lumière en haut, je l’ai trouvée en bas. C’est chez les humbles, chez les pauvres, chez les ignorants, chez les déshérités que j’ai enfin rencontré la cendre sous laquelle dormait le feu sacré que je cherchais. Il m’a suffi de souffler quelque peu sur la cendre et la chaleur s’en est dégagée ; et peu à peu la flamme en a jailli.

    *

    En sorte que le peu que je suis, le peu que je sais, et le peu que je vaux, c’est à vous, travailleurs, c’est à vous mes amis, que je le dois. Si vous n’aviez pas pleuré devant moi, aurais-je connu vos larmes ? Aurais-je pu en chercher et en découvrir la source ? Si je n’avais pas eu sous les yeux, chez vous, le spectacle de votre tristesse, aurais-je pu me l’imaginer et en découvrir les origines ? Si je ne m’étais pas assis à vos foyers, aurais-je pu connaître les secrètes douleurs, les angoisses de tant de cœurs penchés sur le berceau du tout-petit que guette la mort prématurée qui l’emportera bientôt parce qu’il est frappé du péché originel des temps modernes : la pauvreté ? Si je ne m’étais pas approché de tant de vieillards, aurais-je entendu leurs lamentations touchant le sort misérable qui leur est fait dans notre société ? Si je ne m’étais pas penché sur toutes ces misères, si mon cœur n’en avait pas été ulcéré, si ma conscience n’en avait pas été révoltée, est-ce que je pourrais, depuis trente-cinq ans, et aujourd’hui encore, pauvres, infortunés, esclaves et miséreux, est-ce que je pourrais exposer votre détresse et ses causes, est-ce que de ma bouche sortirait l’expression de vos plaintes, est-ce que je pourrais traduire vos révoltes, affirmer vos colères, chanter vos espoirs ?

    Vous voyez bien que c’est vous qui m’avez fait ce que je suis. Vous ne me devez donc rien, c’est moi qui vous dois tout.

    Cette confession, cette manière de testament philosophique et social que je voulais placer au seuil de mes conférences, vous le connaissez maintenant, et j’aborde mon sujet en m’excusant de l’avoir fait précéder d’un aussi long préambule.

    *
    * *

    Mon sujet est « La Fausse Rédemption ».

    L’accoutumance, camarades - l’habitude, pour parler plus simplement - est, dit-on, une seconde nature. Elle joue, en effet, dans la vie de l’homme, un rôle fort important. Or, depuis des temps immémoriaux, l’homme est accoutumé à lutter et à souffrir. Il souffre du froid, de la faim, de la maladie, de l’intempérie des saisons. Il souffre de l’incertitude du lendemain, de l’insuffisance de tout. Il souffre dans sa chair, dans son cœur, dans sa conscience. Bref, c’est une vie constante de douleur que l’existence de l’homme sur la terre.

    Mais, si habitué que l’homme soit à souffrir, il vient toujours une heure où la mesure est comble, où la somme de résignation que la nature et l’habitude ont mise en lui se trouve épuisée. Alors l’homme, tout naturellement, se réfugie ou dans la consolation ou dans la révolte, parfois même dans l’une et dans l’autre.

    C’est pourquoi, si on voulait étudier de près l’histoire, on constaterait que les époques de rédemption coïncident avec les époques de consolation ou de révolte. Et si, jusqu’à ce jour, l’histoire n’a guère enregistré que de fausses rédemptions, c’est parce que le verbe rédempteur n’apportait à l’humanité que des promesses fallacieuses et que la rédemption promise ne contenait pas les réalités qu’elle faisait espérer.

    Par deux fois sur le continent que nous foulons aux pieds - je limite ce soir à ce continent les observations que j’ai à vous soumettre, et c’est tout naturel puisque c’est sur ce continent que nous vivons et que nous sommes en quelque sorte liés à celui-ci - par deux fois, dis-je, la promesse d’une fausse rédemption a été apportée aux hommes : une première fois, il y a deux mille ans, par le Christianisme, une seconde fois, il y a cent trente ans, par la Révolution française.

    Je ne parlerai ce soir que de la première de ces fausses rédemptions. J’aurai l’occasion, par la suite, dans mes prochaines conférences, de vous parler de la seconde.

    Voici comment, camarades - et je tiens à vous le dire d’avance, afin qu’il vous soit plus facile de me suivre dans mes développements et pour vous permettre de reconstituer pour vous-mêmes, dans votre atelier, dans votre bureau ou dans votre chambre, la conférence que vous allez entendre ce soir - je développerai mon sujet.

    « Le Christianisme n’a apporté à l’humanité qu’une fausse rédemption », tel sera mon premier point.

    « Il ne pouvait en être autrement », tel sera mon deuxième point.

    « Face au Christianisme, quelle attitude devons-nous avoir et quel est notre devoir ? », tel sera mon troisième et dernier point.

    L’homme du XXe siècle, camarades, l’homme qui appartient au siècle de la vapeur et de l’électricité, de l’automobilisme et de l’aviation et des merveilleuses applications de la science à l’agriculture et à l’industrie, cet homme a quelque peine à imaginer la vie lamentable de nos ancêtres.

    L’homme d’il y a quelques milliers d’années - je ne veux fixer aucune date - était dénué de tout, et son dénuement n’avait d’égal que son ignorance. Il n’existe sur ce point aucune contestation sérieuse. Ici, je crois pouvoir dire que nous sommes tous d’accord. Il ne vient à la pensée de personne aujourd’hui de placer l’âge d’or derrière nous. Nous savons, au contraire, qu’il est devant nous.

    Mais comment expliquer que, dénué de tout et plongé dans une ignorance profonde, l’homme ait pu, à un moment donné, s’élever jusqu’à la conception plus ou moins grossière, mais conception quand même, de la divinité ?

    Comment expliquer qu’il ait attaché à cette idée de Dieu son besoin d’espérance et son désir de rédemption ? Et enfin comment se fait-il que, à un moment donné, le Christianisme apparut à l’humanité comme le gage de cette rédemption et le messager de cette espérance ?

    Ici, le débat devient âpre. Il surgit violent et passionné.

    Quand et comment l’idée de Dieu s’est-elle, à des âges fort éloignés de nous, présentée pour la première fois à l’esprit de l’homme, sous quelle forme et dans quelles conditions ?

    Les religions ont tôt fait de répondre à une question pourtant si délicate et si difficile à trancher. Vous savez que les religions ont le privilège de résoudre de la façon la plus simple tous les problèmes. Il est vrai que leurs explications n’expliquent rien. On doit s’incliner et croire, faire un acte de foi ; et ce geste initial prélude à tous les autres.

    Ici la religion nous enseigne qu’il y a des idées innées. Il faut entendre par là des idées qu’on apporte avec soi en naissant, des idées qui jaillissent spontanément de nous-mêmes, sans motif et sans cause. La religion ajoute que l’idée de Dieu doit être rangée parmi les idées innées ; que, dès la création, Dieu a jeté dans l’âme de l’homme des aspirations irréductibles vers l’infini ; que peu à peu, l’homme, ayant fait jaillir de ses entrailles mêmes, spontanément et sans motif, le faisceau des idées innées, cette idée, grossière d’abord, mal décortiquée, mais idée quand même de la divinité, s’est peu à peu ennoblie, s’est élevée, à travers le polythéisme grossier et après celui-ci, jusqu’à la conception d’un Dieu unique, créateur et ordonnateur suprême, d’un Dieu-Providence, s’attachant minutieusement à la marche régulière de l’Univers, d’un Dieu-Magistrat suprême appelé à juger un jour tous les hommes, à récompenser les bons et à châtier les méchants.

    Ces spéculations, camarades, sont la preuve d’une imagination fertile, mais elles ne sauraient être admises par la raison.

    Si l’on voulait réunir en une seule bibliothèque tous les volumes écrits touchant l’origine des cultes, cette bibliothèque serait vraisemblablement la bibliothèque la plus colossale qu’on puisse imaginer. Et cependant, dans cet entassement de recherches, dans cette accumulation inouïe de travaux et d’investigations, on ne trouve que des hypothèses, des conjectures, des suppositions. Il n’y a pas d’idées innées, mais il y a des hypothèses qui, a un moment donné, tout naturellement, surgissent. Elles ne surgissent pas spontanément. Ne vous imaginez pas que l’hypothèse soit une création pure et simple. L’hypothèse n’est que l’extériorisation d’un besoin intérieur s’exerçant sur des phénomènes extérieurs.

    Quel est ce besoin intérieur qui, s’exerçant sur des phénomènes extérieurs, a pu donner naissance à l’idée de Dieu ?

    Voici quelles sont à ce sujet les hypothèses que je livre à votre appréciation.

    Ce besoin intérieur, c’est le besoin de savoir, de connaître, de comprendre, de se rendre compte de l’effet et de la cause, de rechercher la cause qui relie plusieurs phénomènes, d’établir des comparaisons entre eux. Ce besoin, on le rencontre, chose singulière, à toutes les époques et partout.

    Il est indéniable puisqu’il est à la fois constant et universel.

    Il est constant, car, aussi loin que vous puissiez en chercher les traces, vous avez la certitude de trouver celles-ci, même dans les périodes les plus reculées. A toutes les époques de l’histoire on rencontre les vestiges des travaux, des recherches, des investigations suscités par la curiosité instinctive de l’espèce humaine.

    Et puis, est-il utile d’ajouter que c’est un besoin universel, ce besoin de savoir qui tourmente l’esprit de l’homme ? mais on le rencontre partout, en toi, en moi, en nous, en tous. Voyez l’enfant : l’enfant est curieux, il cherche toujours à comprendre. Il pose mille et mille questions. C’est donc un besoin naturel que cela. Il est raisonnable de penser que, à un moment donné, de ce besoin naturel a pu jaillir l’idée de Dieu.

    Ce point acquis, il s’agit de rattacher ce besoin de savoir à la conception de la divinité ?? Voici, camarades, quelles sont mes suppositions.

    L’homme des temps antiques ne savait rien des choses d’ici-bas. Il ignorait tout de la mécanique céleste. Il était plongé dans un tel état d’ignorance qu’il lui était impossible de rattacher un phénomène quelconque à sa cause directe et, tous les phénomènes petits et grands, le plongeaient dans une sorte de stupeur craintive : dans la pluie qui tombait, dans le soleil qui éclairait sa marche, dans l’éclair qui sillonnait la nue, dans la foudre qui retentissait, dans le cours régulier des jours et des nuits, dans la succession mathématique des saisons, notre ancêtre vit tout naturellement, non pas des éléments ni des phénomènes, mais des êtres animés. A travers le verre grossissant de son imagination, il vit dans ces phénomènes et dans ces éléments des personnages existants, vivants, en chair et en os comme lui, plus puissants que lui, planant dans des régions supérieures et lointaines, mais ayant une existence comme la sienne.

    Au point de vue matériel, l’idée de Dieu est, à l’origine, vous le voyez, comme la personnification des éléments ou des phénomènes naturels.

    Au point de vue intellectuel, l’idée de Dieu implique nécessairement deux idées : celle de temps et celle d’espace.

    Comment expliquer que l’idée de temps et l’idée d’espace aient pu aboutir à l’idée de Dieu dans l’esprit grossier, dans l’imagination rudimentaire de nos aïeux ?

    Voici mon opinion.

    À côté des êtres dont l’existence était extraordinairement éphémère, à côté des fleurs, par exemple, qui naissaient le matin, s’épanouissaient à midi, et se flétrissaient le soir, à côté des fruits qui, verts la veille, étaient bons à manger aujourd’hui et ne valaient plus rien demain, il y avait des êtres dont l’existence paraissait extraordinairement prolongée : dans chaque tribu, nomade ou sédentaire, les plus jeunes interrogeaient les vieillards, disant à ceux-ci : « Père, cet arbre gigantesque qui semble borner l’horizon et que nous apercevons depuis que nous sommes au monde, cet arbre colossal, l’avez-vous toujours vu, immobile, à la même place ? et ce rocher énorme, l’avez-vous toujours aperçu ? » Et le vieillard, secouant sa tête blanche, de répondre : « Les enfants, cet arbre je l’ai toujours vu, immobile, répandant la même surface d’ombre sur le même terrain quand le soleil dardait sur ses rameaux ses rayons ardents ; ce rocher, je l’ai toujours vu ; et la question que vous me posez, je l’ai posée, moi aussi, quand j’avais votre âge, aux vieillards de mon temps ; et la réponse que je vous fais, c’est celle que j’ai recueillie sur leurs lèvres : oui, toujours. »

    Vous pensez bien que dans l’esprit de nos aïeux devait se faire une comparaison, un rapprochement, entre ces êtres dont je parlais tout à l’heure et dont l’existence était d’une extrême fugacité et ces êtres dont l’existence était tellement longue qu’en interrogeant les plus vieux, en les priant de faire appel à leurs premiers souvenirs - ce qui permettait de croire que cela remontait à des centaines d’années - on ne pouvait pas plus en découvrir le commencement qu’en prévoir la disparition. Alors l’idée de temps sembla se résumer dans ces objets dont l’existence prolongée embrassait les trois termes du temps : le passé, le présent, l’avenir. Et vous sentez bien que l’idée d’éternité, l’idée d’un Dieu sans commencement ni fin peut, dans ces conditions, être affirmée comme étant le prolongement jusqu’à l’absolu des contingences observées, des relativités vécues.

    Je dirai de l’espace ce que je viens de dire du temps, Quand, poussés par l’esprit d’aventure, nos aïeux sortaient du cercle étroit dans lequel était enfermée leur enfance, quand ils gravissaient la pente la plus voisine et découvraient des horizons nouveaux ; quand, voulant aller plus loin, ils gravissaient des altitudes plus élevées, alors, sous leurs yeux éblouis, se déroulaient des perspectives pour ainsi dire infinies, et ils eurent tout naturellement l’idée d’infini, d’illimité et de sans borne dans l’Espace, comme, dans l’exemple que je citais tout à l’heure, ils avaient eu la sensation d’infini, d’illimité et de sans borne dans le Temps.

    Vous voyez que j’examine - peut-être est-ce un peu long, mais il me semble que c’est utile - j’examine la naissance de l’idée de Dieu au triple point de vue : physique, intellectuel et moral.

    Au point de vue moral, il y a deux idées : l’idée de bien et l’idée de mal. Le bien, ce qu’il faut faire ; le mal, ce qu’il faut éviter ; le bien qui mérite la récompense, le mal qui attire le châtiment.

    Oh ! vous pouvez chercher dans la morale alambiquée de notre époque, vous ne trouverez pas d’autres idées essentielles que ces deux idées : le bien et le mal.

    Or, dans le soleil qui éclairait sa marche, qui emplissait sa grotte ou sa caverne de clarté, qui activait l’épanouissement des fleurs et la maturité des fruits, notre aïeul vit tout naturellement le bien, tandis que, au contraire, dans la nuit qui ralentissait la pousse des ?plantes, qui retardait la fructification, qui emplissait sa caverne de ténèbres épaisses et qui faisait que tout semblait mort dans la nature, notre ancêtre vit tout naturellement l’ennemi, le mal.

    Le bien, c’était ce qui se traduisait pour lui par une satisfaction, se chiffrait par un plaisir ou une sensation de sécurité. Le mal, c’était ce qui, au contraire, se traduisait pour lui par une souffrance, ce qui était un péril pour ses jours, ce qui constituait à la fois un danger et une douleur.

    C’est ainsi qu’il imagina de toutes pièces l’esprit du bien et l’esprit du mal, les puissances de bonté et de méchanceté, les puissances qui répandaient sur lui leur protection et leurs bienfaits et les puissances qui faisaient, au contraire, éclater sur l’humanité leur courroux : Dieu et Satan. Nous voilà donc arrivés à une première solution et j’ai le droit de dire qu’ils se trompent, ou qu’ils nous trompent - et, dans ce cas, ce sont des imposteurs - ceux qui affirment que c’est Dieu qui a créé l’homme à son image. Vous voyez que c’est l’opération inverse qui s’est produite et que c’est l’homme qui a créé Dieu à sa propre image.

    Quand une idée s’empare d’un certain nombre de cerveaux, quand elle se généralise dans les esprits et s’acclimate dans les cœurs, elle devient à la longue un sentiment ; et ce sentiment, qui est une force dans l’individu et dans la collectivité, se prolonge dans le domaine social et, parvenu à un certain développement, s’affirme historiquement.

    Quand l’idée de Dieu, après s’être généralisée, devint un sentiment, ce sentiment devint, à son tour, une force sociale. Mais cette force sociale rencontra une autre force qui l’avait précédée dans l’histoire : c’était la force brutale.

    C’était, en effet, dans chaque tribu, l’homme le plus fort, le plus robuste, le mieux musclé, celui dont les biceps étaient énormes et les bras formidables qui faisait la loi, qui commandait, qui était le maître respecté et obéi.

    Oh ! la loi était bien simple et la règle vite formulée : « Je suis le plus fort, tu es le plus faible, si tu te révoltes, je te tue ». C’était brutal et franc.

    Je ne suis pas bien sûr que l’autorité, aujourd’hui, bien que revêtue de formes moins brutales, ne soit pas aussi cynique et aussi violente.

    Quand l’homme de religion se trouva en face de l’homme de proie, de violence et de bestialité, on put prévoir que la lutte allait s’engager entre eux.

    Qu’allait faire le colosse, l’hercule, l’homme qui commandait grâce à la vigueur de ses biceps ? Allait-il se débarrasser de son compétiteur ? Allait-il supprimer ce rival comme les rivaux précédents ? Ou bien, au contraire, allait-il en faire son collaborateur, son associé, son auxiliaire, son coadjuteur ?

    Et voici que l’homme de proie et de brutalité eut une idée intelligente.

    Ordinairement, les hommes taillés en force ne font aux aigles qu’une concurrence lointaine. Cela ne signifie pas qu’il suffit d’être un colosse et un hercule pour être tout à fait un crétin. Mais enfin, c’est la règle : d’ordinaire, les individus très développés en muscles sont peu développés en cervelle.

    Pour une fois, l’homme de bestialité et de violence eut une idée lumineuse : il pensa qu’il valait mieux autoriser l’homme de religion à s’asseoir auprès de lui, à vivre dans son entourage et à partager en quelque sorte la domination et l’autorité avec lui.

    A côté de la force brutale qui disposait des corps, il y aurait, désormais, la force mystique qui disposerait des consciences.

    Les deux compères étaient faits pour s’entendre et pour s’unir.

    Vous voyez que, quand nous parlons de l’alliance du sabre et du goupillon, nous nous servons d’une expression nouvelle, mais qui indique un état de choses fort ancien.

    Ce que je dis est si vrai que la première manifestation sous laquelle nous apparaît le culte, c’est la manifestation du culte voué au Dieu des armées. Vous savez qu’à cette époque, sur laquelle l’histoire et la tradition ne fixent aucune date, la guerre n’était pas ce fléau qui, comme aujourd’hui, passe périodiquement sur l’humanité et couche sur les champs de bataille ce qu’il y a de plus jeune, de plus vigoureux et de meilleur. La guerre était un fléau endémique ; elle existait à l’état permanent. On couchait chaque soir sur le champ de bataille, on fourbissait ses armes, on préparait la lutte du lendemain, c’était la veillée des armes tous les jours, et tous les jours aussi, dans l’anxiété où l’on était de savoir si, le lendemain, on serait vainqueur ou vaincu, on immolait des victimes, on consultait leurs entrailles ; les pythonisses rendaient des oracles, et il n’était pas rare qu’une multitude de combattants fût frappée de panique et mise en déroute par une poignée d’ennemis, parce que l’oracle s’était prononcé contre la première.

    Mais il n’y avait pas que le Dieu des armées. Il y avait autant de Dieux que de manifestations de la vie individuelle ou collective. Il y avait le Dieu des moissons que le laboureur conjurait de lui être propice. Il y avait le Dieu des tempêtes, que le navigateur suppliait de lui être favorable. Il y avait le Dieu des amours que les jeunes gens et les jeunes filles - et peut-être même les personnes d’âge mur, car le cœur n’a pas de rides ? - suppliaient d’être favorable à leurs intrigues amoureuses. Il y avait Mercure, le Dieu des commerçants et aussi des voleurs, ce qui semble indiquer qu’il existait, dès cette époque, entre le commerce et le vol de singulières affinités.

    Puis vinrent des hommes au sens philosophique plus développé, au sens critique plus aigu, à l’observation plus pénétrante, qui comprirent que la toute-puissance ne pouvait pas se diviser, qu’il ne pouvait pas y avoir plusieurs dieux co-existants, qu’en tout cas ces dieux ne pouvaient pas être des dieux armés d’une puissance équivalente, car un conflit pouvait éclater entre eux, et la toute-puissance de l’un contrebalancerait ou paralyserait la toute-puissance de l’autre.

    C’est sous la poussée de ces observations philosophiques que le monothéisme, c’est-à-dire la croyance en un seul dieu, se substitua au polythéisme, au paganisme, croyance en plusieurs dieux.

    Alors le terrain était déblayé et le Christianisme allait paraître. Vous comprenez maintenant pourquoi je me suis tant attardé à cette étude d’un passé religieux qui aboutit au Christianisme. Le Christianisme est un événement historique considérable et qui jette dans le passé ses racines profondes ; de même, il les projette dans l’avenir, car, s’il est appelé à disparaître, aujourd’hui encore il a des attaches puissantes et il est naturel que nous cherchions à savoir comment il est né, dans quelles conditions et dans quelles circonstances, quelle morale il a enseignée, quelles espérances il est venu prodiguer au monde, quels engagements il a pris envers l’humanité, et s’il a tenu ces engagements ou s’il les a violés.

    Toute la doctrine chrétienne repose sur l’idée de Rédemption. Rappelez-vous la légende : Adam et Ève chassés du Paradis après avoir désobéi à Dieu, frappés par la malédiction divine, poursuivis par le courroux céleste de génération en génération.

    Il y eut pendant des siècles une sorte de malveillance et d’hostilité contre ce dieu mystérieux qui faisait éclater sa colère sur l’humanité sous la forme de famine, de haine, de guerre, de misère et d’ignorance. Alors un besoin fou de Rédemption s’empara des hommes. Ces hommes qui étaient des esclaves aspiraient à la liberté. Ces hommes qui avaient froid, faim, aspiraient au bien-être. Ces hommes qui étaient tourmentés par le désir de savoir, aspiraient à la science. De telle sorte qu’ils attendaient d’un Messie une Rédemption, un salut.

    Le Christianisme est venu apporter au monde ce salut. Telle est du moins sa prétention. Et non seulement le salut dans l’autre monde, mais le salut ici bas.

    Eh bien ! de quoi, je vous prie, avons-nous été rachetés par le Christianisme ? Avons-nous été par lui rachetés de la misère, de la servitude, du mensonge, de la haine ?

    De la misère ? Mais, ouvrez les yeux : Le chancre du paupérisme continue à étendre sur l’humanité ses ravages dévastateurs. Les masses humaines continuent à être écrasées sous le fardeau du froid, de la faim et des privations. La misère n’atteint-elle pas, aujourd’hui autant et peut-être plus qu’il y a deux mille ans, des enfants, de tout petits enfants desquels il est impossible de dire que s’ils sont malheureux et privés de tout c’est qu’ils l’ont mérité ? Leur existence en est à ses débuts. Ils n’ont ni mérité, ni démérité, et cependant combien, tout jeunes, connaissent les privations et la misère ! La misère n’atteint-elle pas, aujourd’hui autant et peut-être plus qu’il y a deux mille ans, des vieillards qui, après avoir fourni pendant trente, quarante ou cinquante ans un labeur opiniâtre, après avoir vécu de la façon la plus modeste et même de privations, sont condamnés à mourir dans l’indigence, après une vieillesse humiliante et presque déshonorée ? N’atteint-elle pas, autant et peut-être plus aujourd’hui qu’il y a deux mille ans, des femmes jeunes, belles, ardentes, désirables, des femmes aux lèvres qui se donnent et non au baiser qui se vend et qui, cependant, sont obligées pour faire vivre leur corps, de prostituer leur chair ?

    Allez dans les asiles de nuit, faites un tour dans les bureaux de bienfaisance ou d’assistance, vous verrez que partout il y a des misérables et vous aurez le spectacle lamentable d’hommes et de femmes, de vieillards et d’enfants, qui n’ont pas ce qui leur est nécessaire. Non ! nous n’avons pas été sauvés de la misère !

    Avons-nous été rachetés de la servitude ? Pas davantage. En apparence oui, il est convenu qu’aujourd’hui personne n’est esclave. Mais ne sont-ils pas esclaves ceux qui sont obligés d’attendre leur pain de la volonté d’un autre et de se courber devant les exigences ou les arrogances d’un patron ou d’un contremaître ? Non ! Nous n’avons pas été rachetés de la servitude.

    Avons-nous été rachetés du mensonge ? Je vois l’humanité installée sur les gradins d’un immense amphithéâtre. En haut, tout à fait en haut, j’aperçois quelques individus, occupant beaucoup de place, bien portants, gras et frais, ne laissant passer à travers leurs adipeuses personnes que quelques-uns de ces rayons du soleil dont il est si doux et si utile de recevoir les caresses. Quels sont ces hommes, ces privilégiés qui se sont hissés au pinacle, qui accaparent les meilleures places ? Est-ce que ce sont ceux qui n’ont jamais menti et n’ont jamais été parjures ? - Ce sont au contraire ceux qui ont toujours tout promis et n’ont jamais rien tenu, ceux qui ont toujours menti de la façon la plus éhontée, pour qui la vérité a toujours été quantité négligeable et le mensonge quantité profitable. Et tandis que ces hommes sont en haut, j’aperçois au contraire en bas ceux qui clament hautement, courageusement, au péril de leur existence, leurs colères, leurs révoltes, leurs espérances, leurs certitudes d’un avenir meilleur. Tandis que le mensonge triomphe, cynique et impudent, en haut, la vérité est, en bas, honnie, bafouée, persécutée. Non ! Nous n’avons pas été sauvés du mensonge.

    Enfin avons-nous été sauvés de la haine ? La maxime chrétienne est la suivante : « Aimez-vous les uns les autres, ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’il vous fût fait à vous-même ? » Maxime admirable ! A-t-elle été respectée ? Ce conseil a-t-il été suivi ? Vous savez bien que non ! Jamais peut-être on ne s’est détesté autant qu’à notre époque. Jamais peut-être la haine n’a soulevé autant de colères. Jamais peut-être les cœurs n’ont été aussi impitoyables, les représailles aussi meurtrières. Et cela se comprend. Pour que les hommes s’aiment, il faudrait qu’ils n’eussent aucune raison de se détester. Et le Christianisme a laissé subsister toutes les causes de haine, toutes les sources de conflit. Il a ajouté à toutes ces causes de haine et de conflit tout ce qu’il porte en lui de sectarisme et de violence. Non ! Nous n’avons pas été par le Christianisme sauvés de la haine. Il ne nous a donc rachetés de rien.

    Qu’a-t-il fait de ses promesses ? Cette Rédemption qu’il se flattait d’apporter au monde, où est-elle ? Où en voyons-nous la preuve ? N’y a-t-il pas là, de la part du Christianisme, une sorte d’abus de confiance, une manière d’escroquerie ? La terre n’est-elle pas aujourd’hui, et peut-être plus que jamais, le paradis des riches et l’enfer des pauvres ? Le Christianisme est venu dire aux hommes : Je vous apporte la délivrance ; désormais vous connaîtrez enfin le bonheur, vous allez le connaître quelque peu ici bas et pleinement dans l’éternité ; sachez souffrir et vous résigner dans ce monde car, plus vous aurez souffert ici-bas, plus belle sera votre récompense dans l’éternité !

    Quand je parle, camarades, de la fausse rédemption, quand je dis que le Christianisme a violé toutes ses promesses et rompu le contrat qu’il était venu proposer aux hommes, les chrétiens me font une objection. Ils me disent : « Oui, c’est vrai, il y a une grande part de vérité dans ce que vous dites ; seulement si le Christianisme n’a apporté aux hommes qu’un semblant de rédemption, ce n’est pas sa faute, c’est la faute des hommes, c’est parce que le Christianisme n’a jamais pu triompher, qu’il s’est heurté à toutes les résistances, qu’il lui a fallu briser tous les obstacles qu’il a rencontrés sur sa route, toutes les barrières qu’on dressait sur son passage afin qu’il ne pût aller plus loin. Ah ! s’il avait pu ! Mais le Christianisme a été impuissant ! »

    Je réponds : « Quelle impudence ! Du IVe au XIXe siècle, le Christianisme a exercé sur le monde continental une sorte de dictature incontestée et incontestable. Pendant quinze siècles, l’Église a été la puissance la plus formidable de l’univers. Rappelez-vous que, du haut de ses chaires, les enseignements qu’elle lançait à travers le monde courbaient toutes les têtes, que ses volontés s’imposaient à toutes les consciences, qu’il était réputé criminel d’élever la voix, que douter, et à plus forte raison nier, a été pendant plusieurs siècles, le pire des crimes attirant sur le criminel le pire des châtiments. Rappelez-vous que pendant près de quinze siècles, l’Église s’est assise sur les marches du trône, les monarques étaient à sa dévotion, les seigneurs, les financiers, les puissants, tous étaient pour ainsi dire sous la coupe du pape ; et, tantôt de son doigt bénissant, tantôt sous la menace de ses excommunications fulgurantes, le pape, roi des rois, empereur des empereurs, commandait à la chrétienté tout entière, tenant courbés sous son sceptre les têtes les plus altières et les fronts les plus couronnés.

    En sorte que j’ai le droit de dire au Christianisme : Quand tu pouvais tout tu n’as rien fait, que pourrais-tu bien faire aujourd’hui ? Nous aurions peut-être pu, naguère encore, te prêter une oreille attentive et docile ; mais aujourd’hui ce serait folie de notre part que de croire aux déclarations qui peuvent nous être faites, aux engagements qu’on prend, aux espérances qu’on fait naître. Non ! Chrétienté, tu n’as rien fait quand tu pouvais tout ; nous ne plaçons plus en toi nos espérances de salut. Tu as abusé de notre confiance ; nous ne croyons plus en ta parole.

    Et maintenant, camarades, je dirai qu’il n’est pas extraordinaire que le Christianisme n’ait apporté au monde qu’une fausse rédemption, car il ne pouvait pas en être autrement.

    C’était folie tout d’abord que de croire que le salut allait descendre du ciel, qu’un messie viendrait portant avec lui, humble et puissant, éclairé ou ignorant, le salut et la Rédemption.

    Car la Rédemption ne peut pas descendre du ciel ; elle ne peut pas être l’œuvre d’un Messie, d’un Sauveur, d’un Rédempteur, pas plus du reste qu’elle ne peut être l’œuvre d’un tribun, d’un philosophe, d’un conquérant, d’un parlement, ni d’un dictateur. C’est des entrailles de l’humanité tout entière que le salut doit jaillir et que, nous l’espérons bien, il jaillira un jour.

    Et puis, écoutez bien ceci :

    Je vous soumets une interprétation de l’histoire que vous n’avez dû rencontrer nulle part. Cette interprétation de l’histoire, j’ai eu l’occasion, deux ou trois fois déjà, de la porter à la connaissance et de la livrer aux réflexions de mes auditeurs : nul, jusqu’ici, n’a opposé à cette thèse, ou à cette interprétation de l’histoire, une série d’arguments appréciables.

    Je dis que toute idée, tout mouvement, s’inspirant du principe d’autorité, après avoir parcouru tout son développement, revient au principe d’autorité d’où il est parti, et il traverse dans ce mouvement trois phases : la première, c’est la phase du dédain, du ridicule ; la deuxième, c’est la phase de l’examen et de la persécution ; la troisième, c’est la phase du triomphe, mais de l’escamotage.

    Jetons les yeux sur le mouvement chrétien.

    A l’origine, c’est le dédain, c’est le ridicule. Jésus né, dans une étable, de parents pauvres, pauvre lui-même, arrive à l’âge de trente ans, prend son bâton de pèlerin, circule par monts et par vaux, groupe autour de lui des hommes illettrés, obscurs, appartenant aux rangs les plus bas - si je puis m’exprimer ainsi - de la société, et il émet cependant la prétention, se proclamant fils de l’homme ici et fils de Dieu ailleurs, de renverser le colosse gréco-romain. Que pouvaient, je vous le demande, au regard de ses contemporains, les frêles épaules du Galiléen voulant renverser ce monument ? C’était pitié, c’était misère. On passait, dédaigneux et méprisant. C’était la première phase, la phase du dédain, du ridicule, l’époque où la voix du Christ n’avait pas encore retenti sur les foules.

    Mais un beau jour, on s’aperçoit que sur le passage du Christ la multitude commence à s’amasser et que tout autour de lui se lève une moisson d’énergies, d’espérances et de bonnes volontés. Que font alors les puissants, les maîtres de l’époque, les scribes, les pharisiens, les princes des prêtres ? Vont-ils examiner dans un esprit de justice, ou, tout au moins, dans un sentiment de curiosité le cahier des revendications formulées si éloquemment par le Christ et par ses disciples ? L’examen révèle l’exactitude de ces revendications. Du coup cet homme devient un danger public. Il est un malfaiteur qui trouble l’ordre. Il mérite la mort. Et c’est la deuxième phase, la phase de la persécution. Non seulement Jésus meurt sur la croix, de la mort la plus douloureuse et la plus ignominieuse, mais encore pendant deux ou trois siècles, par centaines de milliers, les continuateurs du Christ sont jetés en pâture aux bêtes fauves dans des arènes immenses, aux acclamations des foules - hélas toujours lâches et serviles ! Elles l’étaient alors et j’ai bien peur qu’elles ne le soient encore.

    C’était la deuxième phase et voici venir la troisième. Les grands, les maîtres, les rois finissent par comprendre qu’une religion qui ne fait pas appel à la révolte immédiate, qui déserte un peu le terrain des revendications positives et terrestres pour placer la réalisation de ses espérances dans un monde posthume, qu’une telle religion ou un tel mouvement n’est pas de nature à inspirer des craintes bien sérieuses à ceux qui détiennent les privilèges, et qu’il serait peut-être possible d’enchaîner au char des triomphateurs les continuateurs du Christ en leur faisant quelques concessions, peut-être même, comme je le disais il y a quelques instants, par cette sorte de contrat qui a été passé entre l’homme de force et l’homme de religion. Peut-être ce fait s’est-il renouvelé sous une autre forme. Toujours est-il que Constantin, un jour, rendit en faveur des Chrétiens l’édit de Milan les proclamant citoyens libres de Rome, leur accordant tous les droits que possédaient les maîtres de l’époque. Et à partir de ce moment, le Christianisme prit à travers le monde occidental un essor vertigineux.

    C’était la troisième phase. Ai-je besoin de dire que cette troisième phase, en même temps qu’elle fut celle du triomphe, est devenue, depuis longtemps, celle de l’escamotage ?

    Le Christianisme a répudié ses origines. Après avoir été, dans les premiers siècles, une religion de pardon et d’amour, elle est devenue, au contraire, une religion de haine et de violence. Après avoir été avec les humbles et les petits, elle est devenue, au contraire, la collaboratrice et l’associée des grands, des puissants et des riches.

    Je veux vous citer un deuxième exemple en faveur de cette interprétation de l’histoire. Après l’idée chrétienne, parlons, si vous le voulez bien de l’idée républicaine et démocratique.

    Première phase : c’est aux XV, XVI, XVII et XVIIIèmes siècles, quand les premiers penseurs préparaient, depuis plus ou moins longtemps, le mouvement révolutionnaire de 1789, les Hobbes, les Locke, les Condillac, les La Mettrie, les d’Holbach, les Montesquieu, les Helvétius, puis les Jean-Jacques Rousseau, les Diderot, les Condorcet, les Voltaire, bref, toute cette pléiade d’encyclopédistes, de savants et de penseurs qui, par leurs enseignements, ont déterminé une révolution intellectuelle qui a amené à son tour la Révolution de 1789.

    Eh bien, à l’origine, lorsqu’il s’agissait d’égaliser en quelque sorte les conditions, de confier à la nation, sous une forme républicaine ou démocratique, la gestion de ses affaires, de se passer d’une tête couronnée et de la remplacer par une Assemblée nationale, quand il s’agissait de dire simplement aux hommes : Vous êtes tous égaux, chacun de vous est possesseur d’un droit imprescriptible et sacré, il fait partie d’un groupement humain et il a le droit comme tous les autres membres faisant partie du même groupe de faire connaître ses aspirations, prévaloir ses besoins, affirmer sa volonté - ce qui est bien la base de l’idée républicaine et démocratique où le pouvoir au lieu d’être exercé par un seul est exercé par la nation tout entière - vous savez quel fut, pendant plus d’un siècle, l’immense éclat de rire qui accueillit cette déclaration.

    Oh l c’était très beau ! mais cela n’arriverait jamais. Il semblait inadmissible que le palefrenier de tel seigneur fût appelé à exercer son pouvoir dans la nation au même titre que ce seigneur lui-même. Première phase : dédain, ridicule.

    Mais la Révolution éclate. Des hommes meurent pour cette idée. On redoute de comprendre. Cette idée triomphe momentanément. Elle est ensuite étouffée par la dictature de Napoléon, par les guerres avec l’extérieur, par l’esprit de conquête et de militarisme qui s’abattit sur la France, puis par la Restauration et la Terreur blanche, par le règne d’argent et de mercantilisme de Louis-Philippe.

    En 1848, seconde lueur, bientôt éteinte par une nouvelle dictature, celle de l’empereur, troisième du nom. Mais l’idée républicaine poursuit sa route. Elle continué son chemin, elle a jeté des racines profondes dans les cœurs, elle a pénétré dans les volontés, elle n’est pas morte. On a pu faire mourir ses apôtres, ses porte-parole, mais non l’idée elle-même. Des banquets s’organisent, une presse se développe, la propagande devient active. Peu à peu, l’idée républicaine et démocratique se propage ardemment. Napoléon III est obligé de lui faire des concessions, à telle enseigne qu’il se réfugie dans la guerre pour essayer de se refaire une sorte de virginité et consolider son règne. C’est la deuxième phase, celle de l’examen et de la persécution.

    Enfin la troisième phase arrive ; c’est la phase du triomphe : il y a cinquante ans que nous sommes en République ! Ai-je besoin de vous dire que cette troisième phase, phase de triomphe, est devenue la phase de l’escamotage ? Inutile, je crois, d’insister !

    Voilà deux exemples. Je pourrais en citer d’autres, mais il faut savoir se limiter, et je m’excuse même d’être aussi prolixe.

    Les principes chrétiens, camarades, sont en contradiction formelle avec une véritable rédemption. C’est pourquoi le Christianisme n’a pas été une rédemption véritable, mais a été et ne pouvait être qu’un escamotage de la rédemption.

    Notre rédemption, la vraie, implique bien-être, savoir, liberté. Et le Christianisme est la négation de ces trois choses.

    Bien-être ? Chrétien, chrétien sincère et convaincu, regarde et réfléchis. Le chrétien type, celui qui représente de la façon la plus pure et la plus parfaite le Christianisme et qui en est le fondateur, Jésus, a-t-il connu le bien-être, lui ? Il est né dans une étable. Il a travaillé tout enfant. Il a été obligé de fuir en Egypte alors qu’il était encore tout jeune. Le voilà sur les routes de l’exil. Puis, il revient au bout de quelques années. Il songe à prêcher aux hommes le relèvement. Il déclare la guerre aux puissances mauvaises de l’heure, il relève le courage des esclaves, il jette la consolation dans le cœur des désespérés. Est-ce qu’il en tire quelque bénéfice ? N’est-il pas resté homme misérable ? Ne va-t-il pas au milieu du peuple ? N’est-ce pas parmi le peuple, parmi les plus obscurs et parmi les plus illettrés, qu’il choisit ses apôtres, ses disciples ? Fréquente-t-il la haute société, s’assied-t-il à la table des puissants et des riches ? Du tout. Il est, au contraire, persécuté comme un homme dangereux qui trouble l’ordre public, comme un malfaiteur, et il va payer de sa vie, du supplice le plus épouvantable, l’attitude qu’il a prise et les enseignements qu’il a donnés. Et même lorsqu’il est conduit au supplice, la foule, ameutée contre lui, lui crache au visage ; il tombe sous le poids de sa croix, et il est obligé, sous les coups qui lui sont assénés et qui marbrent sa chair, de relever seul cette croix et de la porter plus péniblement encore. Enfin, il expire sur le sommet du Golgotha, les bras tendus, l’un vers l’Orient, l’autre vers l’Occident, la tête couronnée d’épines, et les regards dirigés tantôt vers le ciel tantôt vers la terre, comme s’il appelait tous les hommes à la réconciliation, à l’amour, à la fraternité. Voilà quelle fut la vie de Jésus. Une vie d’expiation, de sacrifice et d’humiliation.

    En sorte que tu es un mauvais chrétien, toi qui manges à ta faim, toi qui es bien vêtu et confortablement logé, alors que ton maître mangeait mal et vivait dans un taudis. Tu es un mauvais chrétien, toi qui, porteur de crosse et de mitre, au lieu d’être humilié comme ton maître, marches au milieu des agenouillements et des acclamations ! Tu es un mauvais chrétien, toi qui habites un palais, toi qui, affublé de chasubles étincelantes, pontifies et officies dans de merveilleuses cathédrales, alors que ton maître, au contraire, marchait en haillons et était l’objet de tous les mépris et de toutes les humiliations.

    Savoir ? Mais le Christianisme, c’est la pensée enchaînée ! C’est le cerveau enténébré ! A ce mot que nous répétons sans cesse, « savoir », et qui contient pour nous tous les enseignements et toutes les connaissances libératrices, le chrétien, le vrai chrétien, celui qui considère que la vie sur notre planète n’est rien et que la vie éternelle est tout, que, dès lors, il importe peu de chercher à comprendre, et à s’instruire, que la seule chose intéressante est d’assurer le salut de son âme, ce chrétien répond à notre mot « savoir » par le mot « croire ».

    Liberté ? Mais le Christianisme ne prêche que la soumission aveugle, la résignation, l’obéissance aux lois, aux enseignements de Dieu et de l’Église, l’obéissance sous toutes ses formes.

    Donc, cette rédemption par le bien-être, le savoir et la liberté, le Christianisme ne pouvait pas nous l’apporter, puisque sa doctrine est en contradiction avec cette triple aspiration.

    *

    Voulez-vous une autre preuve qui établira une fois de plus que le Christianisme, dans ses enseignements et dans sa vie, ne pouvait pas apporter au monde la rédemption véritable ? Voyez ces jeunes gens, ces jeunes filles qui, à l’âge de dix-huit, dix-neuf ou vingt ans, alors que la vie est faite pour leur sourire et leur réserver ses joies les plus saines, ses distractions les plus pures, ses plaisirs les plus licites et les plus naturels, vont s’enfermer dans un cloître pour y consacrer leur existence au jeûne, à la méditation, à la prière. - Je parle en ce moment (il en est, j’en ai connus et vous en avez connus) de ces jeunes gens et de ces jeunes filles qui appartiennent à une certaine classe de la société, mais qui, poussés par leurs éducateurs et leurs familles, ou par leur mysticisme naturel, se croient appelés par la vocation à une vie de sainteté : jeunes filles qui, jurant que leurs flancs, destinés à la maternité, ne seront jamais fertiles ; jeunes gens qui, désertant les saintes luttes de la vie sociale, vont s’enfermer dans la prière, dans le silence, dans la mortification et l’humiliation. Quels vœux exige-t-on d’eux ? Pauvreté, chasteté, obéissance. Et notez que le chrétien, le catholique qui se consacre à la vie monacale, est considéré comme étant d’ores et déjà sur la voie de la sainteté. Il entre là comme dans l’antichambre du paradis. Rien ne s’opposera à ce qu’il accomplisse son salut ici-bas, puisqu’il vivra dans un état de piété, de ferveur et de moralité supérieures. Eh bien ! on exige de lui pauvreté, chasteté, obéissance.

    Pauvreté, misère du corps ! Chasteté, misère du cœur ! Obéissance, misère de l’esprit !

    Nous, nous disons à l’homme : Vis confortablement ; c’est pour toi que, grâce au travail, la nature fait sortir de son sein les moissons généreuses et vivifiantes ; c’est pour toi que, grâce au travail de tes frères en humanité, sont faits les logements confortables, les vêtements propres et sains ; tout est pour toi comme pour les autres, pas plus, pas moins ; vis de la vie large et agréable ; éclaire ton cerveau, trempe tes lèvres aux sources jaillissantes du savoir et ton esprit y puisera la joie et la sérénité ; et puis, laisse-toi aller aux besoins de ton cœur ; quand la nature met sur tes lèvres des paroles d’amour, laisse tes lèvres prononcer ces paroles ; et quand des paroles d’amour retentissent à tes oreilles, ouvre tes oreilles et que ces paroles d’amour descendent jusqu’à ton cœur.

    Nous disons : Aime. L’Église dit : N’aime pas.

    Nous disons : Vis dans le bien-être, dans l’abondance, si tu peux. Et l’Église dit : Jeûne, mortifie-toi.

    Nous disons enfin : Apprends, cherche à savoir, à comprendre. Et l’Église répond : Méfie-toi, si tu tentes de savoir, tu céderas peut-être à une tentation diabolique et l’esprit du mal pénétrera en toi ; crois, crois aveuglément, crois, mon fils, sans comprendre, et crois d’autant plus que tu comprends moins.

    La preuve est faite, je l’espère, Camarades, que la rédemption tant annoncée par le monde chrétien est une fausse rédemption et qu’il ne pouvait pas en être autrement. J’arrive, pour conclure, à mon troisième et dernier point : Quel est notre devoir, quelle doit être notre attitude face au mouvement chrétien ?

    Des amis m’ont dit et me disent encore, animés du reste de l’esprit le meilleur et le plus fraternel : Mon vieux, tu enfonces des portes ouvertes ; nouveau Don Quichotte, tu fais la guerre à des moulins à vent ; la foi est morte ; personne aujourd’hui ne croit ; il n’y a, parmi ceux qui fréquentent les Églises, que des malins ou des imbéciles, des malins à qui ça rapporte et des imbéciles qui vont là par faiblesse d’esprit ou encore par habitude, pour se faire voir, pour passer un moment, traiter des affaires ; mais personne ne croit.

    Je sais qu’en effet la foi, ce qu’on peut appeler ainsi, la foi qui vivifie, la foi qui transporte des montagnes, la foi qui accomplit des miracles, la foi noble et désintéressée, je sais que cette foi n’existe pas, n’existe plus. Elle est morte dans les consciences. Elle n’existe en tout cas qu’à l’état exceptionnel et si rare que nous avons le droit de dire qu’elle n’existe pas, l’exceptionnefaisantqueconfirmerla règle.

    Cependant, si la foi est morte dans les consciences, est-ce à dire que nous n’avons pas à lutter contre elle, qu’elle est devenue impuissante ?

    Ne croyez pas cela. Oui, la foi est morte. Mais l’Église ne l’est pas. La foi est morte, mais les temples sont pleins. La foi est morte, mais avec cette souplesse qui la caractérise, avec cette audace qui lui est spéciale, grâce à cette diplomatie souple et sournoise qui porte sa marque, l’Église a trouvé le moyen de s’introduire et de s’installer partout.

    J’admets volontiers que, en tant que sentiment religieux, le Christianisme est agonisant, qu’en tout cas, il est devenu tellement faible qu’il est réduit à l’impuissance et que ce n’est pas la peine de batailler contre lui.

    Néanmoins, il se soutient par la vitesse acquise et par ce que j’appellerai les impressions d’enfance.

    La vitesse acquise, vous savez tous ce que c’est. Un exemple : Voici une locomotive : elle marche à toute vapeur, elle fait 110, 120, 130 kilomètres à l’heure ; elle briserait tout sur son passage ; c’est effrayant ; et voici qu’on veut l’arrêter ; oh ! je sais bien qu’on y arriver assez rapidement ; mais il s’écoulera cependant un certain temps entre le moment on l’on voudra l’arrêter et le moment où elle s’arrêtera, et pendant ce temps, elle aura pu franchir encore une certaine distance : vitesse acquise.

    C’est en vain que le mécanicien renverse la vapeur, fait machine arrière, actionne les freins qui sont sous sa main : la résistance de l’air, le frottement contre les rails, le jeu de tout ce système de freins plus ou moins bien utilisés, permettront au mécanicien de ralentir sa machine et de l’arrêter enfin, mais pendant un certain temps elle aura continué sa marche : vitesse acquise.

    Je suppose que je prenne une pierre et que, de toute la force de mon bras - oh ! soyez tranquilles, je n’ai pas de pierre dans ma main et le geste n’accompagnera pas la menace - je la lance devant moi. Que va-t-il se passer ? Propulsée par moi, cette pierre va décrire une trajectoire, une ligne courbe dans l’espace, puis, grâce à la résistance de l’air et à sa propre densité, continuant sa courbe, elle tombera sur le sol. Mais, au moment où elle a été abandonnée par la force d’impulsion, elle était animée d’une certaine vitesse en vertu de laquelle, pendant un temps plus ou moins long, elle va continuer sa route avant que de choir sur le sol : vitesse acquise.

    Il en est de même aujourd’hui, en tant que sentiment religieux, de la foi : la foi bénéficie de la vitesse acquise. L’humanité, comme la locomotive ou la pierre de tout à l’heure, a été jetée, pendant de nombreux siècles, avec une vitesse considérable, dans une certaine direction. Et aujourd’hui, alors même que le combustible ou la force qui poussait cette locomotive ou propulsait cette pierre viennent à disparaître, la pierre et la locomotive, lancées dans une certaine direction, à une certaine vitesse, continuent leur route : vitesse acquise.

    Et les impressions d’enfance ? Je les compare aux sillons tracés sur le sol et profondément creusés. Il se peut que, par suite de la fonte des neiges accumulées ou de pluies torrentielles tombées d’une façon ininterrompue depuis plusieurs jours, le sol soit recouvert d’une nappe d’eau et que, momentanément, les sillons creusés dans ce sol disparaissent. Mais patience ! Quelques jours passent, le soleil brille, l’évaporation se produit, la nappe l’eau s’écoule et les sillons creusés dans le sol apparaissent peut-être plus profondément creusés qu’avant : impression d’enfance.

    Remontez par la pensée le cours de votre vie. Suivez toutes les sinuosités de ce fleuve, depuis sa source jusqu’à son embouchure, - j’entends par là le point où vous en êtes. Si vous avez 40, 50 ou 60 ans, c’est-à-dire un passé déjà assez long derrière vous, vous arrêterez-vous, dans cette course à travers vos souvenirs, à quelques années en arrière ? Non pas. Vous remonterez le cours de votre vie, vous remonterez jusqu’à votre enfance, et vous vous souviendrez d’une parole que votre oreille encore jeune a enregistrée, d’un sourire, d’un coup reçu, d’une distinction ou d’une punition méritées, d’une émotion, d’un je ne sais quoi, d’un rien pour vous qui êtes un homme maintenant, mais qui, à ce moment-là, alors que vous étiez tout enfant, avait, au contraire, une importance considérable et a laissé en vous un souvenir, une trace ineffaçable : impression d’enfance.

    C’est sur la vitesse acquise et sur les impressions d’enfance que vit en ce moment le sentiment religieux. Mes amis croient volontiers que l’Église est un ensemble de croyances et de pratiques qui constituerait comme le fond et la forme des religions, Ils croient que l’Église c’est l’assemblée de fidèles autour des Livres Saints et la multitude des ouailles autour de leurs bergers, sous la houlette du pasteur, du curé, de l’évêque ou du pape. Ainsi considérée, l’Église ne serait qu’une sorte de vaste, d’immense association en vue de l’obtention des félicités paradisiaques. On pourrait dire alors : C’est une affaire d’ordre privé, ne nous en occupons pas.

    Mais tout autre est la réalité. Depuis quinze siècles, le Christianisme a renié ses origines. Ce n’est plus la religion d’antan, mais une religion toute de haine, de sectarisme et de violence. Elle était la consolatrice des humbles et la protectrice des pauvres autrefois. Elle est aujourd’hui, au contraire, le soutien, la défense et la protection des riches et des grands.

    En politique, c’est la base la plus solide du principe d’autorité, qui aboutit à l’oppression.

    Sur le terrain économique, c’est la base la plus solide du principe de propriété qui aboutit à l’exploitation.

    Voyez la barricade, la fameuse barricade, avec, d’un côté, les conservateurs sociaux et, de l’autre, les révolutionnaires ; d’une part, ceux qui défendent la vieille société et s’en déclarent les partisans, de l’autre, ceux qui en sont les ennemis et qui veulent l’abattre.

    La presque totalité des croyants est du côté des conservateurs sociaux ; de l’autre côté, ceux qui ne croient pas sont l’immense majorité.

    C’est donc bien qu’il y a tout de même un rapport entre la croyance, la foi et les sentiments au point de vue social, puisque d’un côté de la barricade sont ceux qui croient et de l’autre ceux qui ne croient pas.

    Du reste, l’Église est comme la clef de voûte du principe d’autorité. C’est elle qui est la base du régime social. Que de fois l’ai-je dit - et je le répéterai ce soir pour terminer : Il y a deux groupes de forces qui se disputent âprement l’univers, les forces du passé et les forces de l’avenir. Sous les vocables les plus divers, par les organisations les plus variées, avec les tactiques les plus différentes, par les moyens les plus souples et quelquefois les plus contradictoires, chacune de ces deux grandes forces poursuit un but commun aux éléments qui la composent, et le progrès se réalise par les défaites successives infligées par le groupe de forces qui représente l’avenir au groupe de forces qui représente le passé. Or, il y a une puissance qui relie et qui soude les forces du passé. Cette puissance, c’est l’Église. Les monarchies croulent, les régimes s’effondrent, et l’Église reste. C’est comme le rempart - et le rempart le plus solide - du régime que nous combattons, de ce régime qui se résume en deux mots : Tout appartient à quelques-uns : Capital ; tous obéissent à quelques-uns : État.

    Oui, c’est l’Église qui cimente, qui relie, qui soude tout ce qui, dans le régime présent, assure la solidité du Capital et de l’État. L’Église est devenue comme la gendarmerie morale et préventive du régime. La Société capitaliste, ce Monument d’iniquité, de misère et de servitude, ne s’effondrera que lorsque croulera cet autre Monument de crédulité, de résignation et de mensonge : l’Église.

    Alors, alors seulement, s’accomplira l’œuvre de véritable et féconde Rédemption.

    Notre devoir est tout tracé. La question religieuse est considérée par moi comme la préface et l’introduction à la question sociale. Tant que nous n’aurons pas vidé le ciel, nous serons impuissants à peupler la terre. Tant que les humains fixeront leurs regards vers l’éternité, en quête de compensations posthumes et de félicités lointaines, ils ne réaliseront pas le bonheur ici-bas. Tant qu’ils croiront que la justice est du domaine de l’autre monde, ils ne pourront pas en établir le règne sur la terre.

    Il faut donc faire précéder l’étude du problème social de l’étude du problème religieux si nous voulons assurer la véritable Rédemption des hommes. Il faut donc faire à l’Église une lutte sans merci. Il faut opposer principe à principe, propagande à propagande. Nous devons dresser contre les bataillons noirs de l’Église nos bataillons rouges.

    Un mot, un seul, et ce sera bien le dernier.

    Je voudrais ne pas terminer sur des propos de guerre. Je voudrais, au contraire, que ma conférence prît fin sur des paroles de paix.

    On pourrait croire qu’entre l’Église et nous il n’y a aucun moyen de conciliation, aucun terrain d’entente. C’est une erreur, il y a un terrain d’entente, et ce n’est pas moi qui l’ai découvert, ce sont nos adversaires eux-mêmes qui nous le fournissent. Je dis aux chrétiens : « Messieurs, vous ne cessez d’affirmer que seules comptent pour vous les félicités éternelles, que les jouissances terrestres sont de qualité inférieure, médiocre, et qu’elles sont même à dédaigner et à mépriser parce qu’elles peuvent nuire au salut de notre âme. Eh bien, messieurs, rien n’est plus facile que de nous entendre. Si vous estimez sincèrement que les biens d’ici-bas sont méprisables, tandis qu’au contraire sont si précieuses les félicités éternelles, l’entente entre nous est la chose la plus facile du monde : ces biens supérieurs, ces félicités indicibles qu’on ne rencontre qu’au ciel, nous ne les ambitionnons pas ; gardez-les pour vous, nous vous les laissons tout entières, mais laissez-nous les autres. Gardez le ciel, mais laissez-nous la terre que vous avez convertie en un lieu de désespoirs et de tourments, la terre que vous avez peuplée de supplices, la terre dont vous ne voulez pas, dont vous ne pouvez pas, vous, mais dont nous pouvons, nous, dont nous voulons, dont nous saurons faire, avec le concours de tous les hommes de bonne volonté, un véritable paradis.

    Et il y aura, chrétiens, entre ce paradis et le vôtre, cette différence que, pour votre paradis, il y a - vous l’affirmez - beaucoup d’appelés et peu d’élus, tandis que dans notre paradis, à nous, tout le monde sera appelé et tout le monde sera élu.


    La dictature de la Bourgeoiserie



    La Bourgeoisie, héritière de la Révolution Française. - Sous le masque du Libéralisme, elle pratique tous les abus de la Dictature. - Les deux erreurs fondamentales qui ont annulé les conquêtes révolutionnaires de 1789. - « Liberté » « Égalité » « Fraternité ». Telle est la devise de la République bourgeoise et du Régime démocratique. - Contraste scandaleux entre les termes de cette trilogie et la réalité des faits. - Les Classes ont remplacé les Castes de l’ancien Régime. - La Classe bourgeoise constitue une vaste Association de Malfaiteurs qu’on peut appeler « LA CONFÉDÉRATION GÉNÉRALE DU VOL, DU MENSONGE ET DE LA VIOLENCE ».

    Camarades,

    Mardi dernier, je vous ai dit que ce continent sur lequel nous vivons avait été par deux fois le théâtre d’une fausse rédemption : la première fois, il y a deux mille ans, par le Christianisme ; la seconde fois, il y a cent trente ans, par la Révolution française. J’ai consacré ma première conférence à l’étude de la fausse rédemption chrétienne. Je me propose de consacrer celle-ci à la faillite de la rédemption bourgeoise.

    Je dis : rédemption bourgeoise parce que c’est la bourgeoisie qui a été historiquement la continuatrice de la Révolution française. C’est elle qui, depuis 1789, a dirigé les destinées de ce pays et gère ses affaires. C’est la classe bourgeoise qui s’est installée dans la fonction gouvernementale ; c’est elle qui, après avoir pris le triple pouvoir : exécutif, législatif et judiciaire, a peuplé le parlement de ses créatures, placé les siens à la tête des ministères, dans les administrations, au sommet de tous les services ayant un caractère public. Elle a envahi le commerce, l’industrie, l’agriculture, la finance.

    Elle a fait la loi à son image. Elle l’a appliquée au mieux de ses intérêts. Avec une astuce incomparable, la classe bourgeoise a réussi à confondre ses intérêts de classe si étroitement avec ceux du pays qu’elle est parvenue à faire croire à la masse ignorante que sa sécurité, c’est la sécurité de la France, que sa prospérité, c’est la prospérité de la nation et que défendre les intérêts de la classe capitaliste, c’est défendre les intérêts du pays tout entier.

    Depuis 1830, la bourgeoisie, sans interruption, a exercé un pouvoir absolu. Sous Louis-Philippe comme sous Napoléon III, sous la République de 1848 comme sous celle de 1871, c’est la classe bourgeoise qui a été maîtresse absolue. C’est elle qui a gouverné et dirigé les événements à son gré.

    Dans ce but, elle s’est servie de tous les moyens, des pires surtout. Elle n’a reculé devant rien. Tout a été bon à la classe bourgeoise pour maintenir son pouvoir et étendre sa domination : ruse, violence, terreur.

    Février 1848 et mai 1871 marquent les époques de violence où, dans les rues, sur les boulevards, sur les places publiques, les populations insurgées ont été odieusement massacrées. Fourmies, Narbonne, Draveil-Vigneux, Villeneuve-St-Georges, Raon-l’Étape nous rappellent les victoires déshonorantes que la bourgeoisie a remportées sur la classe ouvrière revendiquant ses droits.

    Aujourd’hui enfin, nous assistons à une répression sans précédent. Les prisons sont pleines de militants syndicalistes, socialistes, libertaires, communistes, qui n’ont commis d’autre crime que celui de tenir la tête haute alors que la multitude rampe et courbe l’échine. C’est ce régime de pouvoir absolu, sans pudeur ni scrupules, que j’appelle la Dictature de la bourgeoisie.

    Or, l’expérience a duré depuis plus d’un siècle. L’heure est venue pour nous d’examiner, à la lueur des faits, la valeur et les résultats de cette expérience, sans autre souci que celui de l’exactitude, sans autre passion que celle de la vérité.

    Mais je veux tout d’abord écarter une objection que j’ai entendu fréquemment formuler. La voici.

    Des adversaires nous disent : « Vous portez sur la Révolution française, sur la République, sur le régime démocratique, un jugement prématuré que pourraient infirmer les événements ; vous êtes bien pressé ; permettez aux institutions que la France démocratique et libérale s’est données de se développer pleinement ; permettez à l’arbre planté en 1789 de porter ses fruits ».

    Et nos adversaires ajoutent : « Le progrès s’avance lentement ; les progrès trop brusques, trop rapides sont presque toujours plus apparents que réels ; ce sont des progrès sans lendemain ; attendez ; le présent est triste et difficile, mais l’avenir de la France républicaine est plein de promesses ; patientez ! ».

    Telle est l’objection qui nous est faite, tendant à insinuer que nous portons avec trop de précipitation un jugement prématuré sur le régime social actuel. Notez en passant, camarades, que les mêmes personnes qui tiennent ce langage, qui nous invitent à attendre, qui craignent que nous ne nous laissions aller à un jugement précipité, sont celles qui condamnent sans appel la jeune République soviétique qui, elle, n’a encore que trois années d’existence, et qui, dès le premier jour, dans un pays immense, peuplé de 150 millions d’habitants, s’est trouvée aux prises avec les difficultés les plus extraordinaires et est obligée de se défendre, au prix de mille sacrifices et de privations indicibles, contre la coalition monstrueuse, faite de haines et de convoitises. Ils jugent sans appel, eux, ce régime qui ne vit que depuis trois ans et trouvent que nous nous laissons aller à un jugement trop hâtif lorsque nous jugeons, nous, un régime qui a cent trente années d’existence. Car, il y a cent trente ans, ne l’oubliez pas, que la Bastille a été prise et que chaque année on nous invite à en célébrer le glorieux anniversaire. Et il y a cinquante ans que, sans solution de continuité, le régime républicain et démocratique fonctionne dans ce pays. La preuve, c’est que, il y a quelques jours, on nous conviait à commémorer avec piété et enthousiasme le cinquantenaire de cette République.

    Nous disons que l’expérience a été assez longue, qu’elle a suffisamment duré. Le crédit que notre raison et notre esprit pouvaient accorder à ce régime avant de le juger est largement expiré et nous avons le droit de nous prononcer nettement sur lui.

    La Révolution française, il faut le reconnaître, a été un bouleversement profond. Elle a modifié les situations acquises. Elle a jeté dans le monde une foule d’idées. Elle a transformé dans une large mesure les bases de la société féodale.

    Face aux résultats piteux - je me réserve de les qualifier plus sévèrement par la suite - dont nous avons sous le regard le décevant spectacle, nous sommes tout naturellement amenés à nous demander si la pensée de ceux qui, encyclopédistes, philosophes, juristes, hommes publics, furent les précurseurs de la Révolution française, si cette pensée fut réellement loyale et sincère. Nous sommes amenés à nous demander si leur action de liberté, d’égalité, de fraternité, action aujourd’hui déformée, méconnue, violentée par le régime de répression et de tyrannie qui pèse sur nous, si cette action fut une action virile et résolue ou si elle ne fut pas simplement une attitude théâtrale de duplicité et de cabotinage.

    En raison de la ressemblance qui existe entre la République de 1920 et la royauté de 1789, nous éprouvons quelque inquiétude et nous nous demandons si ceux qui, en janvier 1793, ont décapité la monarchie en la personne de Louis XVI ont accompli ce geste uniquement pour remplacer par un Poincaré ou un Millerand (je ne parle pas du fantoche Deschanel), non pas au Louvre ou à Versailles, mais à l’Elysée, le monarque que la France vomissait avec indignation.

    Ne nous hâtons pas de juger trop sévèrement l’attitude de ceux qui ont été les précurseurs de la Révolution française. L’action de ces hommes énergiques qui accomplirent cet immense mouvement qui va de 1789 à 1795, tenons-la pour loyale et sincère, pour virile et résolue. S’il y a quelque similitude entre la République d’aujourd’hui et la monarchie croulante de 1789, sachons que cette ressemblance est un défi porté, un outrage jeté aux hommes qui firent la Révolution.

    Mais alors, comment expliquer, me dira-t-on, ce contraste singulier entre les faits que nous avons le regret de constater et la pensée, la volonté, l’action de ces hommes ?

    C’est que ceux qui ont préparé et plus tard accompli la Révolution française sont tombés dans deux erreurs. Je parle des deux erreurs les plus importantes - ils en ont commis bien d’autres - de celles qu’on peut qualifier de fondamentales, de ces erreurs qui vicient, tôt ou tard mais fatalement, tout un régime.

    La première, c’est d’avoir ignoré, méconnu ou sous-estimé l’importance capitale du problème économique. Ils n’ont pas, ces animateurs de la Révolution française, attribué au problème économique la place prépondérante qu’il occupe dans les relations humaines et dans la constitution des Sociétés. Ont-ils cru à l’attrait irrésistible des idées ? Se sont-ils imaginé, ces idéologues, ces spéculatifs, ces métaphysiciens, qu’il suffirait d’affirmer la liberté, l’égalité et la fraternité pour que, ipso facto, c’est-à-dire tout de suite, immédiatement et nécessairement, les hommes à qui on tenait un tel langage devinssent libres, égaux et fraternels ? C’est possible.

    Saturés d’esprit religieux - je ne dis pas catholique, - imbus de théories spéculatives, aimant la dissertation basée sur les idées plus que sur les faits, ces hommes ont-ils cru que l’idée détermine le fait et non que le fait détermine l’idée ? C’est encore possible.

    Enfin, ont-ils naïvement pensé que résoudre le problème politique et moral c’était en même temps résoudre le problème économique ? Il se peut.

    Nous ne pouvons sur ces différents points qu’enregistrer des suppositions.

    Toujours est-il qu’ils négligèrent toutes les questions que soulèvent les relations du capital et du travail, la création et l’accaparement des richesses, le transport et la répartition des produits, en un mot le problème économique. Voilà leur première erreur.

    Non moins grave est la seconde. Ils ont attribué à la Royauté, au Gouvernement par un seul, à la forme constitutionnelle qui porte l’étiquette de Monarchie, les fautes imputables en réalité à tous les régimes basés sur l’autorité, à tous les États, à tous les gouvernements quelles que soient leurs origines, leur forme, leurs modalités, leur dénomination. Ils n’ont pas compris que, l’État, qu’il soit démocratique ou aristocratique, républicain ou monarchique, c’est l’installation au pouvoir d’une poignée d’individus constitués en caste, selon les temps et selon les lieux, guerriers, nobles ou ploutocrates, qui, après s’être emparés du gouvernement, le font servir aux intérêts et privilèges de leur classe ou de leur caste et se passionnent à la prospérité de leurs propres affaires au détriment de la population asservie par eux.

    Tel est l’État, qu’il soit monarchique ou républicain, qu’il s’inspire de la pensée théocratique, aristocratique ou bourgeoise. L’État c’est cela, c’est son rôle, c’est sa raison d’être, c’est sa fonction. Il ne peut pas agir autrement.

    Rappelez-vous la thèse que j’ai soumise à votre appréciation et livrée à vos réflexions, mardi dernier, thèse qui consiste à interpréter l’histoire de la manière suivante. Tout mouvement partant du principe d’autorité, tout courant d’opinion, toute action historique basée sur le principe d’autorité retourne au principe d’autorité d’où ce mouvement est sorti après avoir traversé trois phases, : celle du ridicule ou du dédain, celle de l’examen ou de la persécution, celle du triomphe ou de l’escamotage.

    Il était fatal que, ne prévoyant pas ce retour à la forme tyrannique, au principe d’autorité, la Révolution, affirmée au début comme un mouvement irrésistible de libération et d’indépendance, revînt à son point de départ, à la tyrannie et à la dictature.

    Telles sont les deux erreurs qui ont engendré la faillite de la rédemption bourgeoise. Et ces deux erreurs se sont en quelque sorte conjuguées et ont engendré la situation présente.

    Entrons dans le détail de cette faillite sur laquelle je me reprocherais d’insister, tant elle est évidente, si je n’avais la ferme intention de donner à ces conférences un caractère éducatif et d’en faire un enseignement. Entrons dans le détail et cette faillite de la rédemption bourgeoise va apparaître immédiatement certaine, manifeste, indiscutable.

    Les grands mouvements historiques ont tous, camarades, une devise qui les résume et qui frappe en même temps le cœur et l’imagination des foules. « Liberté, Égalité, Fraternité », telle fut la devise de la Révolution française. Ces mots merveilleux ont été, depuis, tellement galvaudés, ils couvrent aujourd’hui tant de hontes, tant de vilenies, tant de crimes, tant de forfaits, tant de bassesses, que nous avons peine à nous imaginer la magique vertu de cette trilogie. Nous avons peine à croire jusqu’à quel point ces trois mots fulgurants se gravèrent dans la pensée en même temps que dans le cœur des hommes de cette époque, et exercèrent sur eux un prestige et une fascination incomparables. Cependant cela est vrai.

    « Liberté ? » La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, cette charte qui devait réunir, grouper toutes les consciences et tous les cerveaux de l’époque, débutait par cette affirmation magnifique : « Tous les hommes naissent libres ! ».

    « Égalité ? » Cette même Déclaration continuait par cette affirmation qui, étant donnée l’époque, était superbement révolutionnaire : « Tous les hommes naissent égaux ! ».

    « Fraternité ? ». Et enfin, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirmait : « Tous les hommes sont frères ! ».

    O puissance du verbe ! Dois-je m’en réjouir ou m’en attrister ? O magie des mots ! C’est cette trilogie qui, s’élevant au-dessus des monarques, des nobles, des clergés de toutes les castes qui représentaient le passé, c’est cette trilogie qui fit trembler les rois, les seigneurs et les prêtres et jeta dans le cœur des hommes une exaltation sans précédent.

    Qu’en avons-nous fait de ces trois mots incomparables ? Est-ce qu’ils trouvent leur application dans la démocratie de nos jours ? Nous allons le voir.

    Analysons d’abord la Liberté.

    Liberté, voilà un des plus beaux mots de la langue française. C’est au nom de la liberté que les hommes se sont levés, qu’ils ont de temps en temps tenté de briser leurs chaînes pour conquérir la liberté de l’estomac, la liberté de l’esprit, la liberté du cœur. Ce mot magique a soulevé les foules et les a portées, frémissantes, sur la route du progrès. C’est par centaines, c’est par milliers que des héros ont succombé pour la liberté, laissant dans le sillon de l’histoire la trace de leur sang, fécond et régénérateur. Oui : « Liberté » est certainement un des mots les plus beaux, les plus magnifiques de notre langue. Il exprime le bien suprême, sans lequel les autres ne sont rien. Soyez heureux matériellement, ne manquez de rien, mais soyez enfermés, isolés, captifs et dans l’impossibilité de communiquer avec vos frères en humanité, manquez de ce bien précieux qu’est la liberté, et vous aurez beau avoir tout le reste, vous manquerez de tout.

    De quelles libertés jouissons-nous ?

    Ou, plus exactement, quelles sont les libertés que nous avons conquises ? Car vous pensez bien que ces libertés si infimes que nous possédons aujourd’hui, on ne nous les a pas données. Nous les avons arrachées à l’adversaire, conquises de haute lutte. Quelles sont ces libertés conquises ?

    En principe, nous les possédons toutes. Mais en réalité, nous n’en exerçons aucune. Nous avons théoriquement le droit de penser, d’écrire, de parler, de circuler, d’aller et de venir, de nous réunir, de manger à notre guise, de nous loger et de nous vêtir à notre convenance... Oui, en droit, nous possédons toutes ces libertés ; mais en fait nous n’en possédons aucune.

    Un exemple. Prenons, si vous voulez, la liberté de penser, Elle semble incontestable. Mais nous ne possédons même pas cette liberté-là. J’entends un bourgeois protester et me dire : « Vous êtes fou en prétendant qu’on n’a pas la liberté de penser ; qui vous empêche de penser comme bon vous semble ? Personne n’apporte d’entrave à la liberté de penser de qui que ce soit. Vous êtes injuste, vous êtes un homme de parti pris. Vous commencez par déclarer que nous ne jouissons pas de cette liberté primordiale qui s’appelle la liberté de penser ? Allons donc ! ».

    Je réponds : « Ne jouons pas sur les mots. Quand je parle de la liberté de penser, qu’implique cette liberté ?

    Elle implique trois choses. Premièrement, la pensée, car pour que la pensée soit libre, encore faut-il qu’elle existe. Deuxièmement, la pensée libre. Troisièmement, l’expression libre de cette pensée libre. En dehors de ces trois éléments constitutifs de la liberté de penser, il n’y a pas de liberté de penser.

    Examinons-les. La pensée, d’abord. Est-ce que tout le monde pense ? Est-ce que tout le monde a la possibilité de penser ? Mais l’action de penser nécessite une sorte de mécanisme avec lequel il faut se familiariser. Le fait de penser exige des connaissances qui permettent à la pensée de se former et de se développer. La pensée est une fleur délicate, un arbuste fragile, qu’il faut cultiver avec soin, qui ne se développe que lentement et peu à peu. L’enfant qui naît ne pense pas. Ce n’est que plus tard, par les enseignements, les observations, les sensations venues de l’extérieur que la pensée, petit à petit, se forme. Ah ! que j’en connais des hommes et des femmes qui ne pensent à rien, quoique parvenus à l’âge de raison ! S’il n’y en a pas ici parce que vous êtes studieux, vous en connaissez bien, vous aussi, qui traversent la vie sans voir, sans entendre, comme s’ils étaient par la nature frappés de cécité ; comme s’il leur était impossible d’ouvrir l’oreille aux bruits de l’extérieur, pauvres d’esprit ne comprenant rien, fermés à tout, parce que toute pensée est inexistante chez eux.

    Il faut donc, pour qu’il y ait liberté de pensée, qu’il y ait d’abord pensée.

    En second lieu, il faut qu’il y ait pensée libre. Mais une pensée n’est libre qu’à une condition : c’est qu’au lieu d’entendre un seul son de cloche, on entende tous les sons de cloche, on connaisse la pensée voisine, la pensée contradictoire, le pour et le contre, afin de comparer et de comprendre. Alors, et alors seulement la pensée se dégage avec indépendance et liberté.

    Enfin la liberté de penser implique cette troisième condition : la faculté d’exprimer librement, par la parole ou par l’écrit, sa pensée libre. De quoi me sert de penser, si je ne puis pas exprimer ma pensée ? Cette pensée alors, au lieu d’être un bien, devient pour ainsi dire un mal, puisque, au lieu d’avoir la joie de l’exprimer, j’ai la douleur de l’étouffer en moi.

    Croyez-vous maintenant que nous soyons libres de penser ? Avais-je raison lorsque, tout à l’heure, je disais que nous ne possédons même pas cette liberté ? En réalité, personne ne possède et n’exerce ce droit de penser librement, les uns parce qu’ils ne pensent pas, les autres parce qu’ils ne pensent pas librement, les troisièmes enfin parce que, s’ils pensent et pensent librement, ils ne peuvent pas exprimer librement leur pensée.

    Il n’y a que ceux dont la pensée est esclave et se courbe docilement devant l’aristocratie du moment, religieuse ou civile, il n’y a que ceux-là qui ont le droit de penser et d’exprimer leur pensée. Mais les autres, ceux qui pensent librement, d’une façon indépendante, s’ils veulent dire ce qu’ils croient être la vérité, ceux-là sont persécutés et calomniés pour que la foule ne prête pas l’oreille aux vérités qu’ils proclament.

    Autre exemple : la liberté du travail ? J’entends encore un bon bourgeois me dire : « Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Bien sûr qu’elle existe, cette liberté. Il y a même des lois qui l’assurent et la protègent, et quiconque veut l’entraver est considéré comme dangereux ou criminel, poursuivi et condamné. Vous voyez bien que la liberté du travail existe. »

    Je réponds : « La liberté du travail présuppose la faculté de travailler ou de ne pas travailler. Si le travail est imposé, si je n’ai pas la liberté de travailler ou de ne rien faire, c’est que je suis obligé de travailler. L’obligation n’est pas la liberté, ça en est tout le contraire. La liberté de travailler, seuls les bourgeois la possèdent. Ils ont la liberté de travailler ou de ne rien faire ou de faire travailler les autres. Et c’est en général le seul mode d’activité auquel ils ont recours. Ils préfèrent pour eux-mêmes la fainéantise. Le travailleur, lui, n’est pas libre de travailler, mais obligé de travailler puisqu’il est pris dans cette alternative : travailler ou mourir de faim. »

    Je fais une supposition. Hélas, ce n’est qu’une hypothèse. Je suppose que des travailleurs se soient emparés d’un capitaliste puissant, riche. Je ne désigne personne. Chacun de vous pourra, dans sa pensée, supposer X, Y ou Z. Disons simplement qu’il s’agit d’un millionnaire, d’un capitaliste puissamment riche.

    Bons garçons, pas méchants, les travailleurs qui se sont emparés de cet homme, ne lui veulent aucun mal, n’attentent pas à sa vie. Ils se bornent tout simplement à l’enfermer, à le garder de façon qu’il ne puisse pas s’évader. Ils en font en quelque sorte leur otage. Vingt-quatre, trente-six, quarante-huit heures s’écoulent. Le millionnaire captif commence à trouver le temps long. Il frappe, il appelle, on vient.
    - Que désirez-vous ?
    - J’ai faim, j’ai soif, je voudrais manger et boire.
    - Très bien, vous allez boire, vous allez manger, que désirez-vous manger et boire ?
    - Oh ! n’importe quoi ; je ne serai pas difficile, j’ai faim ; vous me donnerez si vous voulez des pommes de terre, des harengs. Si ça vous fait plaisir, un morceau de pain et du fromage et une demi-bouteille de vin, je m’en contenterai.
    - Parfait, on va vous servir ; mais vous savez : c’est cent mille francs.
    - Cent mille francs ! C’est une plaisanterie ! Ce n’est pas possible !
    - Oh ! vous êtes libre, entièrement libre ; ce n’est pas nous qui avons faim et soif, c’est vous : vous êtes libre de payer ou de ne pas payer le prix que nous vous demandons ; mais si vous voulez boire et manger, c’est cent mille francs ; c’est à prendre ou à laisser. Personne ne vous force.

    Tout d’abord exaspéré, notre homme rentre dans sa prison et ne veut rien savoir. Mais vingt-quatre, trente-six, quarante-huit heures s’écoulent encore. Tout le monde n’est pas comme l’héroïque maire de Cork, et notre homme, qui avait l’habitude de manger à sa faim copieusement finit par se dire : C’est bien embêtant de payer cent mille francs ce qui vaut cent sous, mais après tout c’est encore plus embêtant de ne pas manger. Et il finit, tout en protestant, par accepter les conditions qu’on lui impose.

    Eh bien, travailleurs, estimez-vous que cet homme est libre ? Qu’ayant besoin de boire et de manger, il est entièrement libre de le faire ou de ne pas le faire ?

    Maintenant retournez le problème. Et ceci, ce n’est pas une supposition, hélas, c’est une douloureuse réalité. Celui qui n’a pas d’argent va à travers le monde et dit : j’ai faim, j’ai soif, j’ai froid.

    Et le patron capitaliste vient et lui dit : Vous avez faim mon ami, je vais vous donner à manger, mais vous savez, il vous faudra travailler, dix heures par jour pour douze francs de salaire.

    Le travailleur répondra : C’est trop bon marché, comme tout à l’heure le capitaliste à qui on demandait cent mille francs disait : c’est trop cher. Dix heures de travail et douze francs de salaire, je ne pourrai pas vivre avec cela !

    Et le patron de lui répondre : Oh ! vous êtes libre, entièrement libre, tout ce qu’il y a de plus libre ; grâce à la Révolution française, vous n’êtes plus, comme votre grand-père, l’esclave obligé de travailler parce qu’il appartenait à son maître... Vous êtes libre, tout ce qu’il y a de plus libre. Mais moi aussi, je suis libre de vous occuper ou non et si vous ne voulez pas travailler dix heures pour douze francs par jour, c’est à prendre ou à laisser.

    Telle est, camarades, votre liberté. Je vais peut-être soulever quelque étonnement en disant : le travail ne sera libre que lorsqu’il sera obligatoire pour tous.

    Alors il n’y aura plus de parasites. Les parasites peuvent se dispenser de travailler parce que les autres, ceux qui ne sont pas des parasites, sont dans la nécessité de travailler et de produire pour ceux qui ne produisent pas. Le jour au contraire où il n’y aura plus de parasites, tout naturellement le travail deviendra obligatoire, tout au moins moralement obligatoire, et ce sera justice. Il n’y a dans la vie que deux gestes indispensables. On peut se passer de gouvernement, de police, de magistrature, de parlement, d’armée, mais on ne peut se passer de travailler ni de consommer. Produire et consommer sont les deux gestes indispensables de la vie. Les bourgeois ne connaissent que l’un d’eux : consommer ; ils ne connaissent pas l’autre : produire. On ne peut consommer que ce qui a été au préalable produit. Or, si pour vivre il faut consommer, ceux qui veulent vivre ont le devoir de produire. Ce n’est pas une obligation imposée par X, Y ou Z, mais par la vie même. « Si tu ne produis pas, tu ne mangeras pas ! » Le travail ne sera libéré que lorsque tout le monde sera obligé de mettre la main à la pâte.

    Un dernier exemple. On s’imagine que nous avons tous la liberté de manger à notre faim et ce qui nous plaît. Oui, travailleur, tu as le droit de manger tous les jours un perdreau truffé arrosé de champagne. Je te mets au défi de trouver dans le code un article qui t’interdise de manger tous les jours ce perdreau truffé arrosé de champagne. Ton droit est absolu, mais il est platonique. As-tu le moyen de te procurer champagne et perdreau ? Non. Or le droit n’est rien sans la possibilité d’en user. Le riche, le capitaliste, le banquier peuvent, si cela leur fait plaisir, absorber les mets les plus délicats et les arroser des crus les plus exquis. Ils en ont non seulement le droit, mais la faculté, les moyens. Toi, au contraire, prolétaire, tu n’as que le droit platonique. Tu n’as donc pas même le droit de manger à ta guise.

    Les exemples que je viens de citer sont des plus criants et je ne veux pas pousser plus loin cette démonstration. Je me borne simplement à dire que hommes, femmes, enfants, vieillards, tout le monde porte des chaînes et que les bagnes et les prisons ne sont que l’image de la captivité dans ce qu’elle a de plus douloureux. Attentats à la liberté commis sur l’enfant à l’école, sur le jeune homme à la caserne, sur l’adulte à l’usine, sur le vieillard dans les hospices, sur les malades dans les hôpitaux, attentats à la liberté partout et sur tous ! Nous sommes censés avoir toutes les libertés : en réalité nous n’en avons aucune.

    Un notable bourgeois, qui joue au démocrate. me dit :

    « Eh bien ! soit, en ce qui concerne la liberté je vous donne raison et reconnais avec vous que depuis 1789 nous n’avons guère progressé dans ce domaine ; mais rendez justice aux progrès accomplis dans le domaine de l’égalité. Il n’y a plus aujourd’hui ni castes, ni classes. Les inégalités ont disparu. Nous vivons au sein d’une démocratie véritable et, comme dit l’autre, la démocratie coule à pleins bords. Par le travail et l’économie, tout le monde peut devenir riche, de même que par le savoir et le talent tout le monde peut atteindre aux dignités et au pouvoir, même à la première magistrature de l’État qui peut être exercée par un paysan adroit, comme, dans le domaine économique, la fabrique la plus considérable peut être dirigée par un ouvrier intelligent. Vous voyez bien que l’égalité existe... »

    Il y a longtemps que je connais cette chanson dont les couplets valent le refrain comme le refrain vaut les couplets. Mais il ne s’agit pas de chanter, il faut vivre. Or, tout ce qui existe : sol, sous-sol, instruments de travail, les maisons que nous habitons, les vêtements que nous portons, les bibliothèques dans lesquelles sont accumulées toutes les connaissances humaines, les musées dans lesquels sont entassés tous les trésors artistiques de l’humanité, en un mot tout cet entassement de richesses et cette accumulation de trésors qui caractérisent notre société contemporaine, tout cela ce n’est pas l’œuvre de quelques-uns, d’une minorité ni d’une majorité, c’est l’œuvre de tous. Il a fallu le travail opiniâtre, le labeur persévérant de toutes les générations qui nous ont précédés dans l’histoire pour arriver à un résultat aussi merveilleux dans le domaine de la science, de l’art, de l’industrie, de l’agriculture, etc. Ce n’est pas seulement aux patientes recherches de quelques savants ou de quelques inventeurs que nous devons l’automobilisme, l’aviation, les chemins de fer, la navigation,lemachinisme et les autres progrès de la science, c’est aux recherches obstinées de tous les hommes qu’est dû tout cela. Par conséquent cela devrait constituer le patrimoine de tous, l’héritage commun. Il n’en est rien. Quelques hommes, groupés en classe possédante et dirigeante, se sont taillés la part du lion dans ce patrimoine. Ils ont tout pris, ne laissant aux autres, que ce qu’ils ne pouvaient pas utiliser eux-mêmes. Vous voyez bien qu’il n’y a pas d’égalité.

    Vous prétendez que les castes ont disparu ? Mais les classes ont persisté. Il y a aujourd’hui comme autrefois ceux qui sont riches et ceux qui sont pauvres, ceux qui travaillent et ne possèdent rien, et ceux qui ne travaillent pas et possèdent tout.

    Vous dites : « Tout de même ce n’est pas comme autrefois ; il y avait d’une part les nobles et d’autre part les roturiers ; aujourd’hui les riches, les millionnaires ne pourraient pas se permettre les violences que se permettaient les seigneurs d’autrefois envers les manants. »

    Oui, c’est possible. Mais je n’en suis pas encore très sûr. Les millionnaires d’aujourd’hui y mettent peut-être plus de formes. Mais ce n’est pas qu’ils n’aient la tentation d’imiter les seigneurs d’autrefois ; seulement le prolétaire d’aujourd’hui ne tolérerait pas de telles façons !

    « Et puis, ajoute le bourgeois, il n’y a plus aujourd’hui, entre les uns et les autres, les barrières infranchissables qui séparaient ceux-ci de ceux-là. »

    Je ne vous le fais pas dire : barrières infranchissables ! Mais, s’il n’y avait plus de barrières, vous n’auriez pas besoin d’ajouter qu’elles ne sont plus infranchissables. Dire qu’il n’y a plus de barrières infranchissables, c’est reconnaître qu’il y a tout de même encore des barrières.

    Aujourd’hui on appelle cela la barricade.

    Vous dites que tel qui était pauvre a pu devenir riche ? Mais si la situation de X, Y ou Z s’est modifiée, il n’y a eu qu’un changement de personne ; celui qui était à droite est passé à gauche, celui qui était à gauche est passé à droite, mais en réalité la barricade reste quand même. Elle reste debout, comme le veau d’or.

    Les titres nobiliaires ont été abolis ? Peut-être. Mais que faites-vous des titres de rente ? La féodalité de la finance existe toujours. Jadis la richesse appartenait à quelques familles nobles. Aujourd’hui elle appartient à environ dix mille individus, industriels, commerçants, banquiers. On rencontre ces gens, dans toutes les grosses affaires, dans toutes les vastes entreprises, dans toutes les spéculations. Ils constituent la vaste association de malfaiteurs qui fait peser sur nous sa tyrannie ; ils s’entendent comme larrons en foire. Quand ils font semblant de se quereller, leurs querelles sont plus apparentes que réelles. Elles ne sont que de surface. Quand ils ont l’air de se faire la guerre ils se réconcilient sur notre dos et leurs querelles s’apaisent, aussitôt que nous leur inspirons quelques craintes.

    Plus de castes ? - Si vous voulez, mais il y a deux classes antagoniques, deux classes dont les intérêts sont irréductiblement opposés. Tout ce qui fortifie l’une affaiblit l’autre. Quand l’une s’enrichit, l’autre s’appauvrit. Quand l’une avance, l’autre recule. C’est mathématique et c’est fatal. Pourquoi ? Parce que la richesse et le pouvoir des uns sont faits de la pauvreté et de l’asservissement des autres.

    Je veux insister sur ce point fort important parce que je veux le rattacher non seulement à la banqueroute de l’égalité, mais aussi à la faillite de la fraternité. Et laissez-moi, pour cela, recourir à un de ces moyens oratoires qui me sont familiers : une image.

    Voici deux berceaux. Deux enfants viennent de naître ; ils sont venus au monde dans les mêmes conditions ; la nature n’a pas fait, d’avance l’un riche et l’autre pauvre. Et cependant, l’un est dans un berceau de paille et de misère, l’autre est dans un berceau de dentelle et de soie. Ce dernier trouve cent mille francs de rente dans son berceau. Il a la bonne fortune d’appartenir à une famille millionnaire. Et l’autre, que trouve-t-il dans ce berceau ? Rien, me direz-vous ? Erreur.

    Tout le monde trouve quelque chose dans son berceau : les uns des rentes, les autres des dettes. Si l’on trouve cent mille francs de rente dans son berceau, c’est parce que dix, vingt, trente, cinquante autres enfants trouvent cent mille francs de dettes dans le leur. Et cela se comprend. Posséder cent mille francs de rente, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire pouvoir dépenser chaque année, en objets de toute nature, jusqu’à concurrence de cent mille francs, sans être obligé de produire soi-même la valeur d’un centime. Or, il est évident que consommer ce qu’on ne produit pas soi-même, c’est consommer ce qui a été produit par les autres, et ce sont ces dix, vingt, trente, cinquante enfants pauvres qui auront à produire, leur vie durant, de quoi permettre à l’enfant riche de dépenser chaque année, sans rien faire, ses cent mille francs de rente.

    Je crois qu’il est difficile d’expliquer d’une façon plus claire et plus simple cette vérité fondamentale, à savoir que la richesse des uns est faite de la pauvreté des autres comme l’oisiveté dorée des uns est entretenue par le travail excessif des autres.

    Et vous voulez que dans un pareil monde il y ait égalité et fraternité ?

    Fraternité ? Quelle cruelle ironie ! Les uns ont hérité de tout, les autres ont été dépossédés de tout. Les uns voient s’ouvrir devant eux une carrière magnifique et facile, et l’horizon des autres est déjà sombre quand ils sont petits. Aux uns tous les sourires, toutes les joies ; aux autres toutes les amertumes de la vie. Belle fraternité, vraiment ! Au lieu de partager les joies et les peines, les craintes et les espérances, les douleurs et les satisfactions, les défaites et les victoires, l’abondance et la disette, le contraste de la richesse et de la pauvreté rend la misère plus douloureuse encore !

    Avez-vous remarqué le dimanche, les mal vêtus ? Ils semblent encore plus loqueteux que les jours de semaine. Ils paraissent encore plus déguenillés que les autres jours. Pourquoi ? Parce que les bien vêtus sont, ce jour-là, encore mieux habillés. De telle sorte que la misère se trouve en quelque sorte accrue par le contraste existant entre la détresse des uns et l’opulence des autres. A la campagne, les enfants marchent pieds nus. On n’y fait pas attention. Et en ville, quand vous voyez un pauvre enfant n’ayant pas de chaussures à ses pieds, en plein hiver, ne sentez-vous pas qu’il y a là quelque chose de plus poignant encore que si c’était à la campagne ?

    Et l’affamé à la porte d’un restaurant ? Que l’on y mange bien ou mal, pour lui ça n’a pas d’importance, cela fût-il mauvais, c’est encore meilleur que rien ! Avez-vous vu la figure d’un affamé, plus contractée par la détresse, quand il se trouve en face d’un restaurant ? Pourquoi ? Parce qu’il y a contraste entre le besoin non satisfait du ventre creux et l’appétit largement satisfait des autres.

    Mirabeau, un des plus grands orateurs de la Révolution française, le plus grand peut-on dire, disait : « Je ne connais que trois moyens de vivre, pour celui qui ne possède pas de fortune : mendier, voler ou travailler. »

    La parole de Mirabeau est aujourd’hui aussi exacte que lorsque, il y a cent trente ans, ce grand orateur l’a prononcée. Je ne connais pas, pour l’homme qui n’a pas de fortune d’autre moyen de vivre que de mendier, voler ou travailler.

    Mendier, lorsqu’on a des bras vigoureux et que l’on peut gagner sa vie en travaillant, c’est une humiliation contre laquelle notre dignité se cabre et s’insurge. Et puis, mendier, c’est défendu ! Les prisons regorgent de pauvres diables qui ont additionné, multiplié les condamnations pour vagabondage et mendicité, et qui passent dans les prisons la moitié de leur vie ! A peine sortis, ils tendent à nouveau la main. C’est un délit. On n’a même pas le droit de mendier et d’être sans le sou !

    Voler ! Ma foi, c’est chose dangereuse, je ne parle pas des vautours déployant leurs larges ailes sur les hauts sommets de la finance, de la mercante, de l’industrie ou du commerce et qui, de ces hauteurs foncent impunément sur les passereaux qui s’aventurent dans leurs parages ! Non, je ne parle pas de ces grands rapaces. Je parle du petit oiseau qui grappille, du petit voleur qui prend un morceau de pain ici, une bricole là, qui vit comme il peut, qui se défend selon les circonstances. Celui-là commet un crime, ou un délit, il est châtié ! Et puis, le vol, ce n’est pas un moyen d’existence. Je me garderai bien de le conseiller à qui que ce soit, parce que ça ne nourrit même pas son homme ?

    Reste donc le troisième moyen : travailler. Travailler ! Ah l si l’on pouvait toujours travailler ! S’il suffisait de vouloir travailler pour pouvoir le faire ! Je ne dis pas que le problème social serait résolu, mais ce serait toujours un point acquis et un point d’importance. Or, promenez-vous actuellement dans les rues de Paris, allez à la porte de la Bourse du travail, allez dans les permanences de syndicats, allez dans les bureaux de placement, dans toutes les officines où l’on s’occupe de trouver du travail et d’en donner à ceux qui en cherchent, et vous verrez l’interminable queue de chômeurs. Et la crise de chômage n’est encore qu’à ses débuts. Vous verrez dans deux ou trois mois.

    Travailler n’est pas au pouvoir de tout le monde. Il faut avoir l’instrument de travail, le sol ou le sous-sol, l’usine, le chantier ou l’atelier. Aussi longtemps que le travailleur n’aura pas les instruments de travail, pour le paysan : le sol ; pour le mineur : la mine ; pour le métallurgiste : l’usine ; pour l’ouvrier du bâtiment : la construction, etc., le droit au travail sera encore problématique.

    Et, maintenant, il ne me reste plus qu’à récapituler et à conclure.

    J’ai tout d’abord établi que la bourgeoisie, depuis près d’un siècle, fait peser sur la Nation une Dictature de fer.

    J’ai démontré que les trois grands principes proclamés par la Révolution française : Liberté, Égalité, Fraternité, ont été et sont odieusement violés.

    J’ai prouvé l’existence d’une féodalité capitaliste plus oppressive peut-être que l’ancienne féodalité.

    J’ai souligné le contraste scandaleux entre l’opulence des uns et la détresse des autres.

    J’ai signalé la formation d’une immense association de malfaiteurs basée sur le vol, le mensonge et la violence.

    C’est cet ensemble de constatations et de faits qui affirme la faillite de la Rédemption bourgeoise, après celle de la Rédemption chrétienne.

    Pour conclure, je voudrais jeter un coup d’œil sur l’heure présente.

    Les prêcheurs de guerre - ces amis de la fraternité ! - ont dit et disent encore : « la guerre a tout changé, les dissensions entre patrons et ouvriers, entre riches et pauvres se sont apaisées dans la fraternité des tranchées. Il s’est établi entre ces hommes confondus dans les mêmes dangers des relations affectueuses, une sorte d’union, de pacte désormais indissoluble ».

    D’abord, ce langage n’est pas conforme à la vérité. Il n’y a pas eu entre patrons et ouvriers, entre riches et pauvres, ni à l’avant ni à l’arrière, ni sur le front ni à l’intérieur du pays, cette fraternité dont on nous parle. Ceux qui en sont revenus nous ont formellement déclaré qu’il y avait toujours eu, comme par le passé, ces barrières, ces cloisons étanches entre les officiers et les simples soldats ; sans compter que si, au début, presque tous les hommes valides furent touchés par la mobilisation, on sait que plus tard, quelques semaines après, les riches, les patrons ont tiré parti de leur situation pour se faire réformer ou se faire rejeter dans un service de l’arrière ou se faire embusquer dans un poste quelconque.

    Les pauvres bougres, ceux de la campagne surtout, sont restés au danger. Par conséquent cette prétendue confraternité d’armes n’existe pas.

    Je serais curieux de savoir quelle est la proportion des riches, des patrons, des privilégiés dans le chiffre de 1.700.000 morts et dans celui de 2 millions de mutilés et victimes de la guerre.

    Et, la guerre finie, nous voyons les nouveaux riches former une catégorie de parvenus plus exigeants, plus insolents, plus agressifs que jamais. Cette bande de flibustiers, qui ont tiré parti de la guerre pour ramasser des millions dans le sang, est sans pudeur et sans retenue. Patrons, ils organisent systématiquement le chômage pour mieux exploiter la classe ouvrière, pour lutter contre les huit heures et les hauts salaires. Commerçants, ils organisent la vie chère. Ces forbans sont appuyés par le parlement, par la presse et par le gouvernement tombés dans la plus basse réaction. Aussi, ceux qui sont tentés de parler haut sont arrêtés, emprisonnés et condamnés au silence. La bourgeoisie se sent menacée par la Révolution et, en prévision des assauts que les ouvriers pourraient diriger contre les usines, les centres industriels organisent des unions civiques et le gouvernement possède une armée de plus en plus considérable de soldats, de policiers et de gendarmes. Elle sent que nous marchons vers une Révolution et dresse contre elle, en éléments étroitement soudés, toutes les forces que groupe ce que j’appelle la Confédération générale du Vol, du Mensonge et de la Violence.

    Il importe d’opposer à cette dictature de la bourgeoisie, à cette vaste association de malfaiteurs que forment nos adversaires ce que j’appellerai la Confédération générale de la Résistance.

    Il est urgent d’appeler à nous tous ceux qui sont las et exaspérés d’être les éternels spoliés, d’être ceux qui produisent toujours et ne possèdent jamais, qui vivent dans les privations tout en créant toutes les richesses.

    Faisons appel à tous les êtres de franchise, de loyauté, de droiture, de conscience haute et de volonté ferme, d’esprit clair et de cœur sensible, indignés de voir le mensonge couler à pleins bords et régner en souverain dans la presse et au parlement ; enfin, faisons appel à toutes les énergies, à toutes les volontés qui veulent résister au patronat arrogant et au gouvernement dictatorial que nous subissons.

    Ils seraient légion, si on le voulait, ceux que galvaniserait une croisade dirigée dans ce sens contre le vol, le mensonge et la violence capitalistes, à condition que cette croisade soit passionnée et persévérante.

    Eh bien, organisons-la et que rien ne nous empêche de la mener jusqu’au bout, jusqu’à ses ultimes conséquences.

    Sans doute ceux qui forment la Confédération du Vol, du Mensonge et de la Violence ne manqueront pas de crier qu’il y a là comme un complot dirigé contre la sûreté intérieure de l’État, puisque l’État c’est eux, puisque le vol pratiqué par eux est, pour eux, l’honnêteté, puisque le mensonge est pour eux, la vérité, puisque la violence est, pour eux, la persuasion.

    Il est évident qu’ils considéreront qu’il y a là matière à poursuites et qu’en voulant dresser contre eux la Confédération générale de la Résistance nous commettrons un véritable attentat contre la sûreté intérieure de l’État.

    Cela, camarades, pour ma part, je l’accepte. Il y a trente-cinq ans que je conspire dans ces conditions et, ne fût-ce qu’une fois dans ma vie, je veux être jusqu’au-boutiste : j’entends rester conspirateur jusqu’au bout.


    La pourriture Parlementaire



    L’État se pose en administrateur de la Chose publique, en défenseur de la Loi, en protecteur de l’Ordre ; il n’est, en réalité, que le Gendarme préposé à la sauvegarde des Privilèges Capitalistes.- La « Souveraineté du Peuple » est une duperie. - Le régime parlementaire est absurde ; Il est impuissant ; Il est corrupteur ; Il est nuisible aux véritables intérêts de la classe ouvrière. - Les Anarchistes dénoncent la malfaisance du Parlementarisme. - Leur abstentionnisme agissant. - Sa valeur révolutionnaire.

    CAMARADES,

    Je veux, avant tout, rattacher cette troisième conférence aux deux précédentes, afin que vous puissiez, plus facilement encore, saisir le lien qui les unit.

    Je vous ai dit, lors de ma première conférence : Ce continent sur lequel nous vivons a été, par deux fois, le théâtre d’une fausse rédemption : la première fois, il y a un peu plus de dix-neuf siècles, par le Christianisme ; la seconde fois, il y a cent trente ans, par la Révolution française. J’ai consacré ma première conférence à la faillite de la rédemption chrétienne, et la seconde à la faillite de la rédemption bourgeoise. Ces deux faillites ont abouti : la première à la dictature du Christianisme, du commencement du Vème jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, la seconde, à la dictature de la classe bourgeoise, de 1789 jusqu’à nos jours.

    J’ai précisé ce qu’il faut entendre par ces mots : dictature de la bourgeoisie. Et je l’ai résumé dans une formule aussi concise et aussi saisissante que possible : domination absolue de la classe bourgeoise sur la classe ouvrière, domination économique par le Capital, domination politique par l’État.

    On comprend aisément que la classe qui possède à la fois le pouvoir et l’argent puisse faire peser le joug de sa dictature sur la classe qui ne possède ni l’argent ni le pouvoir. Le Capital, c’est-à-dire l’argent, ne serait toutefois rien sans l’appui du pouvoir, c’est-à-dire de l’État.

    Sans l’État, le Capital serait comme une ville ouverte, exposée à tous les assauts, à la merci de toutes les surprises, d’un simple coup de force. L’État bourgeois a pour fonction de surveiller les manœuvres de la classe ouvrière, d’empêcher celle-ci de grouper ses forces, de fortifier son action, et, s’il advient que cette classe ouvrière, sortant de sa torpeur, de son apathie accoutumée, livre bataille, la mission - non, je ne dirai pas la mission, l’expression est trop noble - le rôle de l’État est d’intervenir par la force et de mettre en déroute les insurgés.

    L’État n’est pas seulement, comme on le croit communément, un agent d’administration, il est encore et surtout un agent de répression. Il est comme le chien de garde qui, attaché à sa niche, prévient, d’abord par ses grognements, ensuite par ses aboiements furieux, les propriétaires du lieu de l’approche de l’ennemi ; et si, ne se laissant pas intimider par les hurlements du chien de garde, l’ennemi pénètre dans la place, l’État devient la force préposée à la défense du coffre-fort et chargée de sauver la caisse à tout prix, même au prix du sang.

    Sous les aspects fallacieux d’administrateur de la chose publique, de défenseur de la loi, de protecteur de l’ordre, l’État n’est, au fond, que le gendarme préposé à la sauvegarde, par la violence, systématiquement organisée, des institutions établies. Sans doute, l’État a pour fonction d’administrer la chose publique. Seulement il n’y a pas de chose publique, il ne peut pas y en avoir dans un régime social où, politiquement, tous obéissent à quelques-uns et où, économiquement, tout appartient à quelques-uns. Les intérêts sont divers, opposés, contradictoires. Il n’y a pas d’intérêt commun, pas d’intérêt général, pas de chose publique.

    L’État est également le défenseur de la loi. Mais la loi - contrairement à ce qu’un vain peuple pense - n’est pas faite pour protéger les petits, les humbles et les pauvres contre les grands, les puissants et les riches. Elle est faite, au contraire, pour défendre les privilèges des riches, des grands, des puissants contre les revendications constantes et les entreprises périodiques des dépouillés et des asservis.

    Enfin, l’État est protecteur de l’Ordre. C’est lui qui a la charge d’assurer l’Ordre et il n’y manque pas. Mais ce qu’on appelle l’Ordre, dans le jargon officiel, l’Ordre bourgeois, c’est le désordre le plus ignominieux et le plus criminel. Ecoutez ce qu’en dit Kropotkine :

    « L’ordre, aujourd’hui - ce qu’ils entendent par ordre, - c’est les neuf dixièmes de l’humanité travaillant pour procurer le luxe, les jouissances, la satisfaction des passions les plus exécrables à une poignée de fainéants.

    « L’ordre, c’est la privation de ces neuf dixièmes de tout ce qui est la condition nécessaire d’une vie hygiénique, d’un développement rationnel des qualités intellectuelles. Réduire neuf dixièmes de l’humanité, à l’état de bêtes de somme vivant au jour le jour, sans jamais oser penser aux jouissances procurées à l’homme par l’étude des sciences, par la création artistique, voilà l’ordre !

    « L’ordre, c’est la misère, la famine, devenue l’état normal de la société.

    « L’ordre, c’est la femme qui se vend pour nourrir ses enfants ; c’est l’enfant réduit à être enfermé dans une fabrique, ou à mourir d’inanition ; c’est l’ouvrier réduit à l’état de machine. C’est le fantôme de l’ouvrier insurgé aux portes du riche, le fantôme du peuple insurgé aux portes des gouvernants.

    « L’ordre, c’est une minorité infime, élevée dans les chaires gouvernementales, qui s’impose pour cette raison à la majorité et qui dresse ses enfants pour occuper plus tard les mêmes fonctions, afin de maintenir les mêmes privilèges, par la ruse, la corruption, la force, le massacre.

    « L’ordre, c’est la guerre continuelle d’homme à homme, de métier à métier, de classe à classe, de nation à nation. C’est le canon qui ne cesse de gronder, c’est la dévastation des campagnes, le sacrifice de générations entières sur les champs de bataille, la destruction en une année des richesses accumulées par des siècles de dur labeur.

    « L’ordre, c’est la servitude, l’enchaînement de la pensée, l’avilissement de la race humaine maintenue par le fer et par le fouet. C’est la mort soudaine par le grisou, la mort lente par l’enfouissement de centaines de mineurs, déchirés ou enterrés chaque année par la cupidité des patrons, et mitraillés, pourchassés à la baïonnette, dès qu’ils osent se plaindre.

    « L’ordre, enfin, c’est la noyade dans le sang de la Commune de Paris. C’est la mort de trente mille hommes, femmes et enfants, déchiquetés par les obus, mitraillés, enterrés dans la chaux vive, sous les pavés de Paris.

    « Voilà l’ordre !

    « Et le désordre ? ce qu’ils appellent le désordre ?

    « C’est le soulèvement du peuple contre cet ordre ignoble, brisant ses fers, détruisant les entraves et marchant vers un meilleur avenir. C’est ce que l’humanité a de plus glorieux dans son histoire.

    « C’est la révolte de la pensée à la veille des révolutions ; c’est le renversement des hypothèses sanctionnées par l’immobilité des siècles précédents ; c’est l’éclosion de tout un flot d’idées nouvelles ; d’inventions audacieuses ; c’est la solution des problèmes de la science.

    « Le désordre, c’est l’abolition de l’esclavage antique : c’est l’insurrection des communes, l’abolition du servage féodal, les tentatives d’abolition du servage économique.

    « Le désordre, c’est l’insurrection des paysans, insurgés contre les prêtres et les seigneurs, brûlant les châteaux pour faire place aux chaumières, sortant de leurs tanières pour prendre place au soleil.

    « C’est la France abolissant la royauté et portant un coup mortel au servage dans toute l’Europe occidentale.

    « Le désordre, c’est 1848, faisant trembler les rois et proclamant le droit au travail. C’est le peuple de Paris qui combat pour une idée nouvelle et qui, tout en succombant sous les massacres, lègue à l’humanité l’idée de la commune libre, lui fraye le chemin vers cette révolution dont nous sentons l’approche, et dont le nom sera la Révolution Sociale.

    « Le désordre - ce qu’ils nomment le désordre - ce sont des époques pendant lesquelles des générations entières supportent une lutte incessante et se sacrifient pour préparer à l’humanité une meilleure existence, en la débarrassant des servitudes du passé. Ce sont les époques pendant lesquelles le génie populaire prend son libre essor et fait en quelques années des pas gigantesques, sans lesquels l’homme serait resté à l’état d’esclave antique, d’être rampant, avili dans la misère.

    « Le désordre, c’est l’éclosion des plus belles passions et des plus grands dévouements, c’est l’épopée du suprême amour de l’humanité. »

    On ne saurait mieux dire et c’est pour cette raison que j’ai tenu à vous lire cette page de Kropotkine qui est d’une vigueur magistrale.

    Vous êtes-vous quelques fois demandé quels sont les services que le Gouvernement, le Pouvoir, l’État rend à la classe ouvrière, en échange de ce qu’il exige d’elle ? Car enfin, si l’État exige de la classe ouvrière une soumission absolue ; s’il l’écrase d’impôts, confisquant ainsi à son unique profit une part des fruits de son travail ; s’il prélève sur le travailleur plusieurs années de sa jeunesse pendant lesquelles celui-ci est enfermé à la caserne ; s’il ne sert aux vieux prolétaires qu’une retraite dérisoire, il serait raisonnable d’espérer qu’en échange de tout cela l’État rendît à la classe ouvrière quelques services.

    Eh bien ! voyez. Est-ce l’État qui cultive la terre, qui sème le grain, qui engrange la récolte, qui pétrit le pain, qui construit les maisons, qui tisse les vêtements, qui, à l’usine, à l’atelier, actionne les machines et transforme intelligemment la matière première en produits manufacturés ? En un mot, est-ce l’État qui assure, par son travail, la production nécessaire à la satisfaction des besoins de la population ? Est-ce lui qui, cette production obtenue, en assure le transport, en surveille la répartition équitable de façon à éviter ce spectacle révoltant d’une poignée d’individus qui ont trop et qui gaspillent, tandis qu’une multitude d’autres gens n’ont pas assez, se privent et se « serrent la ceinture » ?

    Hélas ! Non : l’État ne travaille pas, il consomme ; il ne produit pas, il dévore.

    Dans le domaine intellectuel, l’État rend-il quelques services à l’humanité ? Distribue-t-il généreusement l’instruction aux enfants du peuple, afin qu’aucune de ces intelligences ne reste enténébrée et que par la suite ces intelligences, quelles qu’elles soient, deviennent des flambeaux destinés à éclairer la route douloureuse de l’humanité ? Est-ce l’État qui écrit les livres, qui crée des œuvres d’art ? Est-ce lui qui favorise les découvertes géniales, qui suscite les initiatives fécondes, qui jette la pensée humaine sur des pistes nouvelles, qui brise les barrières qui nous séparent de l’avenir, qui élève les sommets et qui élargit les horizons ?

    Hélas ! Non. L’État ne peut qu’entretenir dans les masses l’ignorance profonde, parce qu’il sait que c’est le meilleur moyen d’asservir, de spolier et de domestiquer cette masse.

    Vous voyez bien, par conséquent, que l’État ne rend aucun service.

    Si ! Il en rend un. Mais pas à vous, pas à moi, pas à nous, pas à ceux qui peinent, pas à ceux qui souffrent. Il en rend un - et signalé, et important, et indispensable, - mais à la classe bourgeoise : il la défend, il défend ses privilèges, il montre les dents à quiconque approche du coffre-fort, il sauve la caisse toutes les fois que celle-ci est menacée ; il n’a, pour ainsi dire qu’un rôle, un seul : celui de gendarme. Tout le reste, ce n’est que mirage et prestidigitation.

    Et, maintenant, camarades, que j’ai nettement défini et clairement précisé - je l’espère, du moins - la fonction de l’État, il faut se demander par quel tour de passe-passe le Gouvernement, l’État parvient à masquer son rôle véritable aux yeux de la foule, rôle qui, s’il était connu, soulèverait d’indignation la masse ouvrière.

    Comme toutes les œuvres mauvaises, comme toutes les institutions de crime, l’État se réfugie dans le mystère.

    Pour dissimuler ses agissements criminels, il a besoin d’agir dans l’ombre semée d’embûches et de chausse-trappes, l’ombre du dogme, de ce je ne sais quoi, religieux ou laïque, qui s’oppose à tout contrôle et à toute discussion. Quel est donc le dogme sur lequel, présentement, s’appuie l’État ? Ce dogme, vous le connaissez. Il est censé résider en nous tous, en vous comme en moi, en moi comme en vous : c’est le dogme de « la Souveraineté du Peuple ».

    La souveraineté du peuple ! Mots cabalistiques dont se gargarisent volontiers les gosiers républicains et démocratiques sur les mille et mille tréteaux où l’on a coutume de faire entendre la parole démocratique et républicaine, où s’agitent tous les bateleurs de la politique.

    Le discours - j’allais dire le boniment - est toujours le même. Oyez plutôt. Tous les farceurs de la politique disent :

    « Peuple, n’écoute pas les Sébastien Faure de ton temps et leurs amis. Ils te disent que tu n’es pas libre, que tu subis une dictature.

    « Imposture et mensonge ! Peuple, tu es libre, puisque tu es souverain. C’est là une vérité tellement évidente qu’il n’est pas nécessaire d’en établir la démonstration, un de ces truismes sur lesquels il n’est pas utile d’insister : tu es libre puisque tu es souverain. Sans doute, tu ne peux exercer directement cette souveraineté. Mais c’est parce qu’il y a une impossibilité matérielle qui, pratiquement, nous éloigne de ce qui serait le rêve ; le rêve, ce serait que le peuple fût perpétuellement assemblé, discutant, débattant les conditions de son existence, faisant entendre son opinion, son sentiment, et prévaloir sa volonté sur tous les problèmes qui tourmentent ou passionnent l’Humanité en marche vers l’avenir. Ce serait le rêve, un beau rêve, mais tu sais bien, peuple, que la chose est impossible : le travail, la production nécessaire aux besoins de la vie, comment seraient-ils obtenus ? Comment serait réalisée la production et exécuté le travail, si la population avait à se préoccuper d’étudier d’abord, de discuter ensuite et de résoudre enfin tous ces problèmes qui, par milliers et par milliers, concernent le bien public ? Tu vois bien, peuple, que si tu possèdes la souveraineté, il ne t’est pas possible de l’exercer directement. Mais rassure-toi : notre fraternelle et démocratique Constitution a tout prévu ; elle a tout réglé ; elle a divisé le pays en circonscriptions électorales, basées sur les divisions administratives, sur la superficie, sur le chiffre de la population.

    « Citoyens, réunissez-vous dans vos collèges électoraux ; étudiez ensemble le programme sur lequel vous pourrez vous mettre d’accord ; établissez le cahier de vos revendications communes ; puis, quand vous aurez fait ce travail, vous choisirez parmi vous les meilleurs, les plus honnêtes, les plus compétents, ceux en qui vous aurez le plus de confiance, et vous les chargerez de vos intérêts ; ils penseront, ils travailleront, ils parleront, ils décideront pour vous ; et dans toutes les assemblées : communales, départementales, nationales, c’est, par leur intermédiaire, votre volonté qui s’affirmera ; en sorte que, ayant des représentants partout, c’est en réalité vous, et vous tous, qui, par le truchement de vos délégués, administrerez la commune, le département et la nation.

    « Sans doute, le Parlement édictera la Loi et vous, travailleurs, vous serez dans l’obligation de vous incliner devant elle, de vous conformer aux règlements, aux décisions du Législateur. Mais, puisque ce législateur sera votre porte-parole, votre représentant, puisque la Loi ne sera que l’expression de votre volonté et de vos aspirations, autant dire que c’est vous-mêmes qui ferez la Loi et, quand on obéit à soi-même, c’est comme si on n’obéissait à personne. Vous voyez bien que vous êtes libres, tout ce qu’il y a de plus libres, puisque vous êtes souverains. Et, enfin, s’il advenait que, d’aventure, votre choix ait été malheureux, que votre mandataire méconnaisse vos intentions, trahisse ses promesses, vous auriez toujours la faculté de le révoquer et de porter votre choix sur un autre qui en serait plus digne. Vous voyez bien qu’en fin de compte, citoyens, c’est toujours à vous, rien qu’à vous, tout à vous, qu’appartient le dernier mot. Jadis, vous subissiez le Pouvoir ; aujourd’hui c’est vous qui l’exercez. Au Moyen-Âge, le Pouvoir descendait du ciel, aujourd’hui, il monte de la terre. Au temps où la religion était toute-puissante, elle enténébrait les cerveaux et obscurcissait les consciences ; les gouvernants étaient les représentants de Dieu ici-bas ; aujourd’hui, les gouvernants sont les représentants du Peuple. Dans l’aristocratie, l’État était aux mains d’une caste privilégiée ; aujourd’hui, en démocratie, l’État est aux mains de tous, aux mains du peuple. En Monarchie, l’État était personnel, revêtait un caractère d’autorité absolue, et il a été permis à un monarque de dire : « L’État, c’est moi ! » ; aujourd’hui, l’État, c’est vous, c’est moi, c’est nous, c’est tout le monde.

    « Souverain ? Oui, peuple, tu l’es, puisqu’en réalité c’est toi qui fais et défais les souverains.

    « Aux urnes, citoyens ! Votez ! Pas d’abstentions ! Non seulement voter est un droit imprescriptible, mais c’est un devoir sacré. Aux urnes ! aux urnes ! »

    Ce discours, nous l’avons entendu tous. Et les hommes de ma génération l’ont entendu des centaines et des centaines de fois. Il est toujours le même. Et, chose invraisemblable, l’électeur naïf, crédule, confiant s’y laisse toujours prendre. Il croit d’une façon tellement invraisemblable, qu’on se demande comment il peut encore exister un animal aussi miraculeux, aussi incompréhensible, aussi inexplicable que l’électeur.

    Quel est l’artiste incomparable qui pourra, avec la richesse de coloris nécessaire et le luxe de détails suffisant, brosser le portrait de cet être problématique, fantasque, extraordinaire, invraisemblable, miraculeux, qu’on appelle un électeur ?

    Encore une citation (vous reconnaîtrez que je n’ai pas l’habitude d’en abuser). Je sais que la citation alourdit le discours, et c’est pourquoi j’évite autant que possible d’en faire. Mais je ne résiste pas au désir de vous lire cette page d’Octave Mirbeau, qui s’exprime mieux que je ne saurais le faire. Écoutez :

    « Une chose qui m’étonne prodigieusement - j’oserai dire qu’elle me stupéfie - c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose. Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ? Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ? Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? Nous l’attendons.

    Je comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l’Opéra-Comique des dilletanti ; je comprends M. Chantavoine s’obstinant à trouver des rimes ; je comprends tout. Mais qu’un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n’importe lequel, parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire l’être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pieds au derrière, quand ce n’est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine

    « Il est bien entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de l’électeur théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer - ô folie admirable et déconcertante - des programmes politiques et des revendications sociales ; et non point de l’électeur « qui la connaît » et qui s’en moque.

    « Je parle des sérieux, les austères, les peuple souverain, ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent : « Je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société moderne. » Comment y en a-t-il encore de cet acabit ? Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient, n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ? Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le fin fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans qu’on le paye ou sans qu’on le saoule ?

    « A quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus ?... Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique son acte extravagant ? Qu’est-ce qu’il espère ? Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut qu’il se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité. Et c’est cela qui est véritablement effrayant. Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.

    « Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisqu’il est obligé de se dépouiller de l’un, et de donner à l’autre ? Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit »

    Plus le candidat fait de promesses, plus il a de chances de décrocher un mandat : les hommes sont ainsi faits que, plus on leur promet, plus ils ont confiance. Tout candidat promet. Il pose la main sur son cœur, il lève les yeux vers le ciel comme s’il voulait attester celui-ci de la sincérité de ses convictions, il déclare qu’il est prêt à se dévouer pour le bien public et que, dans ce but, il ne reculera devant aucun sacrifice.

    Et le tour est joué !

    Il consiste à dépouiller le citoyen de sa souveraineté, tout en ayant l’air de la lui conserver. Le tour consiste à supprimer cette souveraineté qui est en bas, en principe, pour l’installer en haut, en fait.

    Le Parlement est élu. De quels éléments se compose-t-il ? Que fait-il ? Comment fonctionne-t-il ? Que peut-on attendre de lui ?

    Toute l’action parlementaire, camarades, je l’ai résumée en quatre mots : Absurdité, Impuissance, Corruption, Nocivité.

    Absurdité d’abord. Parlons-en. Nous vivons dans une société où tous les intérêts sont en conflit. Cela saute aux yeux. L’intérêt du patron est contradictoire à celui de l’ouvrier ; l’intérêt des gouvernants est en opposition avec celui des gouvernés ; l’intérêt du propriétaire est en conflit avec celui du locataire ; l’intérêt des commerçants est inconciliable avec celui des consommateurs. L’un a le désir de vendre le plus cher possible ; l’autre a, au contraire, la volonté d’acheter le meilleur marché possible. Il en est de même des patrons et des ouvriers, des locataires et des propriétaires. Tous les intérêts sont en conflit.

    N’est-il pas absurde de supposer qu’un homme, le même homme, puisse représenter, tout seul, des intérêts aussi contradictoires ?

    Le voilà au Parlement, appelé à se prononcer sur une question dans laquelle sont engagés par exemple, d’une façon sérieuse, les intérêts des patrons et les intérêts des ouvriers, ou des locataires et des propriétaires. Il représente à la fois les uns et les autres. Comment voulez-vous qu’il puisse impartialement donner satisfaction à tous ? Ce qu’il fera pour les uns, il le fera contre les autres. Il sera donc obligé de favoriser fatalement les uns au détriment des autres. Et cependant, il a été élu par un collège électoral déterminé, comprenant 10.000 ou 100.000 électeurs, quel que soit le mode de scrutin - ce n’est pas cela que je discute, ils sont aussi mauvais les uns que les autres. Cet élu représente à la fois des intérêts contradictoires. Il est donc absurde de confier au même homme des intérêts qui se choquent, qui se dressent les uns contre les autres.

    Au surplus, ces intérêts fussent-ils les mêmes, le nombre des électeurs est beaucoup trop considérable pour qu’ils puissent se mettre d’accord sur les multiples parties d’un programme d’ensemble. Nous le savons bien : quand nous sommes seulement huit ou dix nous entendant sur bien des points, il suffit d’agiter certaines questions pour qu’immédiatement la discussion se passionne et que nous cessions d’être d’accord. Comment voulez-vous que des milliers et des milliers d’individus, qui ont des mentalités différentes et souvent opposées, n’appartenant pas à la même classe et n’ayant pas la même culture intellectuelle, ne vivant pas dans le même milieu, comment voulez-vous que ces hommes, même quand leurs intérêts ne sont pas en opposition, puissent s’entendre, se mettre d’accord. Et, dès lors, comment voulez-vous qu’un individu, à lui tout seul, reflète la totalité de ces mentalités, de ces désirs, de ces cultures intellectuelles, de ces milieux différents ? C’est impossible.

    Je vais plus loin. Même dans le cas où les électeurs s’entendraient sur presque tous les points, les questions que le législateur a à étudier, à débattre et à résoudre sont beaucoup trop nombreuses, appartiennent à trop de domaines différents, pour qu’il puisse, à la satisfaction de tous, apporter à chacune de ces questions une solution opérante.

    Et puis, c’est un contrat qui s’établit entre l’élu et l’électeur, et un contrat de quatre ans. Que d’événements, au cours de quatre années, peuvent être de nature à modifier très sensiblement le sentiment de chacun ! Il se peut qu’en 1912, par exemple, nous soyons tous d’accord sur tel point, tel point et encore tel autre point. Mais en 1916, continuerons-nous à être d’accord, alors que les événements de la plus haute importance se sont glissés dans la vie sociale et ont introduit dans notre vie particulière des éléments nouveaux, inattendus : la guerre ? Et cependant, c’est le même homme qui avait été nommé en temps de paix pour des besognes déterminées - personne n’avait prévu que, deux ans après, il se trouverait en face d’une situation exceptionnelle - c’est le même homme qui continue à être votre représentant pendant la guerre comme pendant la paix.

    C’est insensé ! Je parle de la guerre parce que c’est un grand événement qui domine en ce moment-ci la situation. Mais, en quatre ans, il y a presque toujours un événement plus ou moins grave qui transforme ou bouleverse la situation, dans la pensée, sinon dans les faits. Et alors, c’est une folie que de charger pendant quatre ans un homme de ces intérêts variables.

    Et puis, on a coutume de dire que, pour la solution de problèmes complexes, délicats, qui concernent l’intérêt public, il faut des compétences et que, dans la masse, il y a peu de personnes compétentes. La masse, dites-vous, est ignorante, inéduquée, elle agit par impulsions, elle ne pense pour ainsi dire pas par elle-même. Et c’est à cette foule que vous accusez d’ignorance crasse, que vous prétendez manquer totalement de lucidité, que vous demandez le geste qui peut-être nécessite le plus de délicatesse, de prévoyance et de psychologie, celui de choisir quelqu’un entre tant d’autres, de fixer son choix et de dire : c’est celui-là qui est le plus intelligent, qui a le plus de convictions, qui prendra le mieux mes intérêt en mains. Comment n’apercevez-vous pas cette contradiction ? D’une part on dit : la masse est bête, stupide, ignorante et, d’autre part, on demande à cette même masse l’action qui nécessite le plus de conscience, le plus d’intelligence et le plus de psychologie ! C’est absurde.

    Un autre argument que je rapproche de ceux que je vous présente sous le titre général de l’absurdité du régime représentatif, c’est l’impossibilité où se trouve le législateur de se mettre au courant de toutes les questions sur lesquelles il a à se prononcer. Il faudrait qu’il fût omniscient. Et l’omniscience est à la fois, pour le législateur, indispensable et impossible.

    Indispensable parce qu’il faut que le législateur soit à la fois marin pour se prononcer sur des choses concernant la marine, guerrier pour voter sur les choses de la guerre, financier quand il s’agit du budget, mécanisme extrêmement compliqué et délicat, administrateur pour apporter son opinion dans les questions administratives, éducateur, diplomate, ingénieur - en un mot, qu’il ait toutes les connaissances.

    Impossible, parce que, à l’heure où nous sommes, le champ scientifique est devenu tellement vaste que, pour exceller sur un seul point, il est indispensable qu’un homme intelligent et studieux consacre toute sa vie à s’y spécialiser ; ce n’est qu’après des études longues et acharnées, après avoir acquis une expérience indiscutable, qu’un homme peut devenir, sur un point déterminé, compétent ou supérieur ; et on demande au législateur d’être compétent et supérieur en tout ! Il faut qu’il soit marin, guerrier, financier, administrateur, diplomate, ingénieur, éducateur - tout ! Nous vivons à une époque où la chose est impossible. Nous ne sommes plus au temps des Pic de la Mirandole ! Il n’y a pas un homme capable de disserter sur tout et même sur autre chose ! Quand un homme est compétent sur un ou deux points, c’est déjà beaucoup. C’est trop lui demander que de lui demander une compétence universelle. Par conséquent, l’omniscience serait nécessaire, mais elle est impossible et il est absurde de la demander à qui que ce soit.

    Voilà, camarades, un certain nombre d’arguments que je tenais à vous présenter sur ce premier point : l’absurdité de la représentation parlementaire.

    Passons à son impuissance. Quels sont les gens qui composent le Parlement ? De quels éléments les assemblées parlementaires sont-elles constituées ? Je ne vous ferai pas l’injure de penser que vous croyez à la supériorité des hommes qui sont élus et qui siègent dans les assemblées parlementaires. Vous ne croyez tout de même pas qu’ils représentent ce qu’il y a en France de plus glorieux dans les arts, de plus illustre dans les sciences, de plus profond dans la philosophie, de plus compétent en toutes matières, de plus honnête en finances ! Jetez les yeux sur la Chambre et le Sénat. Vous y verrez sans doute, je le reconnais, quelques hommes de réelle valeur, oh ! très peu ! car l’homme de réelle valeur s’éloigne de la politique, il la considère comme une chose inférieure à sa supériorité, il croirait déchoir et se salir s’il descendait jusqu’à ces ruses, ces mensonges, ces platitudes que nécessite la bataille électorale. L’homme vraiment supérieur reste ce qu’il est, en dehors de la politique, attaché à son idéal. Il ne se ravale pas jusqu’aux bassesses de la politique.

    Passez en revue nos parlementaires. Vous avez des médecins sans clientèle, des avocats sans cause, à moins que ce ne soient des avocats d’affaires, des commerçants douteux, des financiers qui ne sont pas toujours bien loin de la correctionnelle, ou qui sont là pour représenter la haute Banque, un tas de médiocrités et d’incompétences qui, réunies, forment un tas plus formidable encore d’incompétences et de nullités.

    Montesquieu l’a dit avec raison : « Prenez des hommes intelligents, mettez-les ensemble, réunissez-les ; et, par un phénomène singulier, inexplicable, ces hommes intelligents deviennent brutes et imbéciles aussitôt qu’ils sont groupés, assemblés »

    Ce n’est pas moi qui dis cela, c’est Montesquieu qui a fait cette observation profonde et très exacte.

    Mais même si les assemblées étaient peuplées d’hommes qui se recommanderaient par leurs mérites personnels, par l’éclat des services rendus, par la probité de leur conscience, par la fermeté de leurs convictions, par tout un passé méritoire, que pourraient-elles faire ?

    Le parlementarisme, c’est l’impuissance. C’est comme une sorte de lac entouré de montagnes. Il peut y avoir sur ce lac quelques tempêtes, une certaine agitation, mais cette agitation ne dépasse pas les limites du lac : assis, emprisonné dans les montagnes qui le dominent. Au Parlement, les violentes colères, les exaspérations, les serments solennels, les promesses sacrées ne sont jamais que de toutes petites tempêtes, des agitations de surface sans répercussion dans les profondeurs ; le calme s’y rétablit vite et l’agitation passée, il n’en demeure rien.

    Impuissance, eh ! oui ! Même si ces hommes faisaient des réformes, croyez-vous que ces réformes seraient attribuables au Parlement lui-même ? Si vous croyez qu’il peut en être ainsi, vous vous trompez. Jamais les réformes ne viennent d’en haut. Ce n’est pas celui qui mange copieusement qui songe à améliorer l’ordinaire de celui qui vit de rogatons. Ce n’est pas celui qui habite dans des appartements luxueux qui songe à introduire quelque aisance, quelque hygiène et quelque propreté dans le taudis misérable. Ce n’est pas celui qui ne travaille pas qui peut se rendre compte des conditions déplorables dans lesquelles la classe ouvrière travaille et besogne. Ce n’est pas l’oisif qui tentera d’améliorer les conditions du travail, de diminuer les heures de peine et d’augmenter les heures de loisir. C’est toujours d’en bas que vient l’idée de réforme. C’est dans le creuset de la souffrance humaine que s’élabore le désir des améliorations. Ce sont ceux qui souffrent de la même souffrance, ceux sur qui pèse le même joug, qui sont soumis aux mêmes humiliations, qui connaissent les mêmes angoisses, les mêmes incertitudes du lendemain, ce sont ceux-là qui, préoccupés, pressés, tourmentés par la crainte de l’avenir, peu à peu se communiquent leurs idées, échangent leurs impressions, entre quelques hommes d’abord ; puis, insensiblement, l’idée nouvelle fait son chemin. Et ce n’est que lorsqu’elle est devenue puissante, irrésistible, qu’un parti politique s’en empare et la présente comme venant de lui. Il se trouve toujours un parti qui prend en mains le succès de telle ou de telle réforme et qui, à force d’insister, finit par la faire triompher. Quand elle triomphe, c’est qu’elle est soutenue par une masse si puissante et dont l’effort est devenu si irrésistible qu’il serait dangereux de ne pas l’enregistrer dans la loi. Les réformes, vous le voyez, ne viennent pas d’en haut, elles viennent toujours d’en bas. Il ne faut pas compter sur le parlementarisme pour les réaliser, mais seulement pour les enregistrer.

    Si nous voulions creuser le problème (mais je ne m’y attarderai pas, j’aurai l’occasion de le faire par la suite), vous verrez que les réformes sont d’ailleurs inopérantes, étant donné le milieu social. Elles ne sont que des palliatifs. Elles restent superficielles et ne modifient en rien la structure sociale. Elles ne sont jamais positives et fécondes.

    Les réformes ne réforment rien, les améliorations n’améliorent rien. A-t-on assez réformé, amélioré ! Il y a eu des centaines, des milliers, des dizaines de milliers de réformes introduites dans la législation. Mais ouvrez les yeux. Voyez-vous quelque chose de changé ? On a parlé beaucoup, les électeurs s’y sont laissé prendre. Mais, en réalité, les réformes n’ont rien réformé, les prétendues améliorations n’ont rien amélioré.

    Pour finir, en ce qui concerne l’impuissance du régime représentatif, il me vient à l’idée de vous conter une petite histoire, une sorte de parabole ou d’apologue qui apportera dans cette discussion quelque peu sérieuse une note légère, plaisante et humoristique.

    J’ai vu, il y a une vingtaine d’années, à la campagne, des enfants qui avaient coutume de se rendre presque tous les jours dans la forêt voisine. La forêt était peuplée d’oiseaux, de bruits. De temps en temps, un bruissement de feuilles, une course rapide sur le tronc d’un arbre, sur une branche, et on voyait apparaître tout d’un coup un de ces petits quadrupèdes que vous connaissez bien : un écureuil léger, hardi, exécutant des tours de force, des sauts périlleux et des acrobaties incomparables. Les enfants eurent l’idée de capturer un de ces petits animaux. Ils y parvinrent et ils apportèrent l’écureuil chez eux. Là, un vieux villageois leur dit : « Je connais ça, j’en ai déjà eu un, il y a dix ans ; un beau jour, il a disparu : la cage n’était probablement pas bien fermée, il est parti. - Prêtez-nous, alors, votre cage, voulez-vous ? - Avec plaisir, mes enfants. Il y a longtemps qu’elle n’a pas été habitée, elle va se réjouir d’avoir un locataire ».

    Et les enfants mirent l’écureuil dans la cage. Vous les connaissez, ces cages cylindriques. Et voici que l’écureuil, ayant besoin de mouvement, se met à faire tourner la roue. Les enfants étaient émerveillés et trouvaient que c’était superbe. Mais, après quatre ou cinq jours, ils finirent pas trouver que le spectacle n’était pas assez varié et ils s’imaginèrent que l’écureuil se moquait d’eux. Il était si beau, quand il était dans la forêt, voltigeant de branche en branche ! Les enfants rendirent la liberté au captif.

    Ils retournèrent dans la forêt et ils capturèrent un second écureuil. Ils le mirent dans la même cage où il tourna et se moqua d’eux tout comme le premier, en sorte qu’au bout de quelques jours, les enfants rendirent la liberté à ce second captif. Ils revinrent dans la forêt et en prirent un troisième. Mais, après quatre ou cinq expériences de ce genre, ils finirent par comprendre que l’écureuil, n’ayant plus la liberté de ses mouvements, était condamné à tourner sur lui-même dans cette cage.

    Camarades, cette histoire est celle de l’électeur - enfant, et du candidat - écureuil. Pendant les quelques mois qui précèdent le scrutin, le candidat vole de branche en branche, exécutant de merveilleuses pirouettes ; et l’enfant, l’électeur, ébloui par ses tours de force, se dit : « Si je pouvais le prendre ! Si je pouvais lui mettre la main dessus ! Comme je serais content ! »

    On n’a pas beaucoup de peine, quand on est électeur, à s’emparer d’un candidat. Le candidat ne demande que ça. On l’envoie au Palais-Bourbon, qui est sa cage. Et là, cet homme qui stupéfiait le peuple enfant par son activité, sa grâce, sa souplesse et son agilité, ne fait rien. Une fois en cage, il tourne, impuissant.

    Au bout de quatre ans, l’enfant se dit : « Oh ! celui-là se moque de moi ! Je vais en prendre un autre qui ne me jouera pas le même tour. » Il retourne dans la forêt.

    Malheureusement, le second lui joue le même tour que le premier. Et il y a, camarades, cinquante ans que le candidat joue le même tour à l’électeur. Et cependant, l’électeur n’est pas encore éclairé. Il continue, tous les quatre ans, à changer d’écureuil et à l’envoyer dans la même cage. Croyez-vous que nous n’avons pas raison de lui dire : « Mais, malheureux, ce n’est pas l’écureuil qu’il faut changer, c’est la cage qu’il faut briser ! ».

    Dire que le régime représentatif est un régime de corruption est devenu une banalité et j’imagine qu’il n’est pas nécessaire de me laisser aller, sur ce point, à un développement considérable. Il serait, je crois, superflu. Vous savez tous que la besogne politique est une besogne malpropre, que les milieux politiques sont des milieux corrompus, et, par excellence, le Palais-Bourbon, parce que c’est au Palais-Bourbon que se rencontrent tous les appétits, toutes les convoitises, toutes les rivalités, toutes les cupidités, toutes les ambitions ; et, dès lors, on ne peut y faire qu’une besogne sale, et ceux qui prennent part à cette besogne ne peuvent être que malpropres.

    J’ai vu ces choses de près et ma longue expérience m’a enseigné qu’en politique - je parle de la politique qu’on fait au Parlement, de la politique pratique et non pas de la Politique-science - il n’y a que deux idées : la première, c’est, quand on est minorité, de tout faire pour devenir majorité ; la seconde, c’est, quand on est devenu majorité et gouvernement, de tout faire pour rester, par tous les moyens possibles, gouvernement et majorité.

    Ne croyez pas que ce soit là une trouvaille de mon imagination fertile. Du tout. C’est une observation basée sur l’expérience. Je ne veux pas remonter bien loin dans l’histoire. Mais prenons, si vous voulez, les cinquante années qui nous séparent de la proclamation de la Troisième République.

    Au début, c’est la République des Thiers, des Mac-Mahon, la République conservatrice, celle dont Thiers disait :« La République sera conservatrice ou elle ne sera pas ». Mais il y avait une minorité, devenue plus tard, avec les 363, la majorité, après le coup d’État, quand Gambetta et ses amis, les opportunistes d’alors, se répandirent dans le pays, allèrent partout soulever en faveur de la démocratie et de l’idée républicaine les masses paysannes et urbaines. Quand ils revinrent en majorité à la Chambre, ils réalisèrent la conquête du pouvoir et, après avoir été, pendant cinq ans, minorité et opposition, ils devinrent à leur tour majorité et gouvernement. Ils le restèrent aussi longtemps que possible.

    Mais, pendant ce temps, il y avait une autre minorité républicaine, avec Brisson, Floquet, Goblet, Clemenceau, Pelletan : j’en passe et des meilleurs ! Cette minorité marchait à l’assaut du pouvoir. Elle resta pendant dix-huit ans minorité et opposition, Un jour, ces opposants s’emparent du pouvoir ; ils culbutent les opportunistes dont on finissait par avoir assez : ils promettaient toujours et ne tenaient jamais. A son tour, la minorité radicale devient majorité et gouvernement.

    Mais il y avait encore un autre parti, c’était le parti radical-socialiste. On ne sait pas exactement s’il est plutôt radical que socialiste, ou plutôt socialiste que radical. Toujours est-il qu’il s’intitule et s’affirme radical-socialiste. Et ce parti, alors minorité et opposition, voulait, lui aussi, s’emparer du Pouvoir. On a vu des ministères où étaient représentées les idées radicales, les idées radicales-socialistes et même les idées socialistes, en dose quasi-proportionnelle. Coalitions, nées d’ambitions et d’appétits, soutenues par des intrigues de finance, appuyées sur de louches combinaisons d’affaires et de pouvoir, dont le but véritable est de gouverner. Vous voyez que j’ai raison de dire qu’en politique, il n’y a que deux idées : quand on n’est rien, tâcher de devenir tout ; quand on est tout, tâcher de rester tout.

    Un tel système n’est pas fait pour élever la pensée, fortifier ou éclairer les consciences, ni affermir les cœurs dans la rigidité des principes. De tels procédés sont forcément corrupteurs. Et comment voulez-vous que ces hommes, constamment mêlés à des malpropretés, échappent à la corruption ? C’est impossible. Et je ne parle ni des scandales qui éclatent et font du bruit, ni des scandales plus nombreux encore qu’on étouffe ! Tout cela, c’est chose connue, archiconnue.

    Puis, il y a une certitude scientifique : c’est que l’homme s’adapte au milieu dans lequel il vit. Et du moment que le milieu est un milieu politique où l’on se fait des concessions réciproques, où l’on se rend des services les uns aux autres, où l’on ne se préoccupe que de son intérêt, on s’adapte à ce milieu, et que devient alors l’intérêt du pays ? J’ai connu des hommes convaincus, dont la conscience était droite, dont la pensée était haute, dont l’esprit était généreux, dont le cœur était sensible, je les ai vus entrer dans la politique, pénétrer dans le Palais-Bourbon. Que sont-ils devenus depuis ? Je parle de ceux qui y sont entrés pleins d’ardeur, avec le désir de bien faire et qui sont obligés de constater que si, au Parlement, on est impuissant pour le bien, on y est, hélas ! tout puissant pour le mal. Les uns se sont retirés, écœurés, les autres ont cédé et, une fois sur la pente, ils sont allés jusqu’au bout. Ils croyaient qu’ils se préserveraient de la contagion, mais la contagion a été plus forte qu’eux et les a emportés. Ah ! que j’en ai connus de ceux-là ! La plupart des Parlementaires sont corrompus d’avance. Ceux-là n’ont pas besoin d’attendre pour s’y pourrir. Ils apportent une corruption de plus, la corruption qu’ils ont en eux.

    Ceci me rappelle quelque chose de particulier que je vais vous raconter puisque l’idée m’en vient. Cela vous fera rire un peu.

    C’était en 1901. J’étais allé à Lyon faire des conférences. Un journal socialiste, le journal Le Peuple, venait de disparaître. Des amis me dirent : « Il faudrait fonder un journal, fondons-le, avec toi qui es connu dans la région ». J’acceptai et nous fondâmes le journal Le Quotidien.

    Sept ou huit mois après, le journal, sans avoir réussi merveilleusement, se tenait, et dans la région du Rhône, de la Loire, de l’Isère, de Saône-et-Loire, Haute-Loire, c’est-à-dire les cinq départements limitrophes, il était assez répandu. Nous avions des correspondants à peu près partout, surtout dans la Loire, dans cette région extrêmement industrielle qui va de Rive-de-Gier à Firminy, par Saint-Chamond, la Ricamarie et le Chambon.

    Un jour, je lisais les journaux de la région et de Paris, quand tout d’un coup on frappe. On entre. C’était un de mes bons amis, venant de Paris, qui me dit : « Très heureux de vous voir ». La conversation s’engage. « Qu’est-ce qu’il y a à votre service ? - Vous ne savez pas ce que je viens faire ici ? - Et quoi donc ? - Je viens poser ma candidature dans la Loire. - Ah ! - Ce n’est pas encore sûr, mais je suis fixé ; je suis secrétaire général du Parti socialiste et je connais, par conséquent, toute la carte électorale de France, je la possède à fond ; j’ai jeté mes vues sur la deuxième circonscription de Saint-Étienne et je suis sûr d’être élu ; je viens tout simplement sonder un peu le terrain et me créer quelques amitiés ; savez-vous ce que vous devriez faire vous-même ? - Non, pas encore. - Eh bien, il y a tout près, à Rive-de-Gier, une circonscription à prendre et si vous vouliez être candidat, je suis sûr du succès. Vous n’auriez même pas besoin de vous déranger : je ferai la campagne comme pour moi ».

    Et alors il me regarda et me dit : « Hein ! Sébastien, deux hommes comme vous et moi à la Chambre, moi tacticien adroit, habile, et vous orateur fougueux, impétueux : ce serait merveilleux, ce serait la Révolution à la Chambre ! ».

    Savez-vous qui me tenait ce langage ? Vous l’avez deviné ; c’était Briand.

    Je me bornai à lui dire, en lui tapant familièrement sur l’épaule : « Nous reparlerons de cela dans un an ; dans six mois vous serez probablement député : si cela peut vous faire plaisir, je le souhaite ; mais ne comptez pas sur moi pour faire le voyage ; nous reprendrons cette conversation dans un an ».

    Il parut étonné : « Que voulez-vous dire ? Est ce que, par hasard, vous croiriez que, là-bas, je ne serais plus ce que je suis aujourd’hui ? Nous avons lutté ensemble dans des circonstances assez périlleuses pour que vous ne doutiez pas de la sincérité de mes convictions ».

    Je répondis : « J’ai la certitude que dans six mois vous serez député et que, dans un an, vous aurez changé votre fusil d’épaule ».

    Vous savez, camarades, que je ne me suis pas trompé. Et combien j’en ai connus ainsi ! Mais, passons.

    Le régime représentatif a, enfin, un quatrième défaut : il est nocif, c’est-à-dire nuisible.

    Du moment qu’il est favorable à la classe capitaliste, il va de soi qu’il est nuisible à la classe ouvrière.

    La corruption gagne surtout les travailleurs qui, de temps en temps, figurent sur la scène du Palais-Bourbon.

    Un bourgeois y vit comme un poisson dans l’eau. Il est dans son milieu. Il a l’habitude du monde parlementaire. Sa vie n’a, pour ainsi dire, pas changé. Ses intérêts sont peut-être un peu mieux servis. Toutefois, bourgeois il était, bourgeois il reste.

    Mais le travailleur, l’ouvrier qu’un scrutin favorable soustrait à son travail où il peinait huit, neuf et dix heures par jour pour gagner un salaire de famine ; un homme dont la situation est tellement bouleversée, vous voyez combien la corruption trouve en lui un terrain facile, une sorte de bouillon de culture ou se développe aisément le microbe de la pourriture.

    Voilà pourquoi il est plus dangereux pour un travailleur de s’égarer au Palais-Bourbon.

    Le bourgeois est pourri d’avance, corrompu par anticipation, ça ne le change pas, il n’est qu’un peu plus pourri, un peu plus corrompu ; mais l’ouvrier, qui a connu les angoisses du lendemain et qui, perdant tout à coup le contact avec ses camarades de travail, entre brusquement au Palais-Bourbon, devient un six centième de roi.

    Cela est fait pour lui tourner la tête et bouleverser les conditions de son existence.

    Il n’est pas extraordinaire qu’il en soit « tourneboulé ». Il espère conquérir, absorber le Pouvoir, un jour, au profit de sa classe et c’est le Pouvoir qui l’absorbe !

    Il faut, en outre, que le moyen soit approprié au but, et que le prolétariat ne se contente pas de réformes qui, encore une fois, ne réforment rien, d’améliorations qui n’améliorent rien.

    La classe ouvrière doit vouloir un bouleversement profond, une transformation sociale intégrale.

    La suppression du salariat, la libération du travail ne peuvent pas être l’œuvre du Parlement et ne peuvent être que l’œuvre de la Révolution.

    Toutes ces vérités sont aujourd’hui admises par tous les socialistes convaincus, sincères et clairvoyants.

    Seulement, disent-ils, pourquoi négliger un moyen qui est peut-être de quelque utilité, à condition qu’on sache s’en servir habilement ? Pourquoi ne pas mener ensemble les deux actions, l’action parlementaire et l’action ouvrière, la bataille par en haut et la bataille par en bas ? Pourquoi nous priver volontairement d’une de ces actions ? C’est diminuer notre force. C’est réduire notre champ de bataille.

    Ceux qui tiennent ce langage, je veux bien les croire sincères, mais je pense qu’ils manquent de clairvoyance. Ils ne se rendent pas compte de la besogne faite d’un côté et négligée de l’autre, d’une activité agissant dans un sens et d’une activité agissant dans le sens opposé. Le bien que, par exception, on pourra obtenir par en haut est largement dépassé par le mal dont on souffrira en bas. Il ne faut pas croire que les efforts dépensés en haut et en bas, dans le domaine parlementaire, électoral, et dans le domaine ouvrier, populaire, il ne faut pas croire que ces efforts se combinent, s’additionnent. Non, ce n’est pas une addition, c’est une soustraction. L’opération ne donne pas un total, mais un reste. Ce n’est pas la même chose, c’est exactement l’opposé.

    Et puis, ne sentez-vous pas le danger qui consiste à dire au peuple, au monde ouvrier, que son devoir est de déposer une fois tous les quatre ans, une minute tous les quinze cents jours, de déposer pieusement, tranquillement, sans effort et sans danger, un bulletin dans une urne ? La bataille demande autre chose que ce geste périodique, éloigné. Elle demande une activité constante. Tous les socialistes croient arriver plus vite en attaquant le monde bourgeois par en haut et par en bas, en s’introduisant dans les assemblées pour dire, du haut de cette tribune magnifique, leur doctrine et leurs espérances. Ils s’imaginent aller plus vite. Ils prétendent que les anarchistes sont des idéologues et ils n’ont que des sourires dédaigneux pour ce qu’ils appellent l’utopie libertaire.

    Ceux qui prétendent ne s’inspirer que des faits, je les engage à consulter les faits. Ils verront que les faits démentent leurs affirmations.

    Il y a au moins trente ans - depuis 1890 - je pourrais dire quarante ans, mais je veux rester en deçà de la vérité - que les socialistes prennent part d’une façon active à toutes les élections. Combien sont-ils, depuis ce temps au Palais-Bourbon ? Ils sont soixante. Sans doute, ils ont été davantage, mais ils sont soixante aujourd’hui. Je ne m’inquiète pas de savoir s’ils étaient cent il y a quelques années. Je constate seulement qu’il y a trente ans que les candidats socialistes se présentent aux élections et s’occupent d’action parlementaire et qu’après trente ans de cette lutte, ils sont soixante députés socialistes. Cela fait, par conséquent, deux députés par an. De sorte qu’avant de conquérir la majorité, c’est-à-dire d’être au moins 300 députés au Palais-Bourbon, et 150 sénateurs au Luxembourg, soit 450 élus, il faudrait au moins 225 ans ! Si vous trouvez que c’est aller vite, moi je trouve que non ! Si parmi les soixante députés actuellement au Palais-Bourbon, il y a les talents et les lumières du Parti - je suppose que le parti socialiste n’a pas envoyé à la Chambre les moins éloquents, les moins talentueux, mais au contraire les plus éloquents et les plus cultivés, - je dis à ces parlementaires : « Sortez vite du Palais-Bourbon, faites claquer les portes, jetez votre démission à la face de vos collègues comme un crachat sur leur figure ! Et puis, quand vous aurez fait cela, vous vous répandrez dans le pays, vous irez partout, dans les villes et les villages, prenant votre bâton de pèlerin, parcourant les monts et les vaux, ne demandant rien à personne ; quelle force vous aurez alors pour dire : « Voilà ce que nous pouvons faire ensemble, je ne vous demande pas de mandat, pas de place au Palais-Bourbon, je veux rester avec vous, c’est avec vous que je veux combattre ». Quelle force vous donnerait un tel désintéressement ! Et alors je suis convaincu qu’il ne faudrait pas 225 ans pour passionner ce pays en lui faisant entendre la parole révolutionnaire. S’il y avait ainsi 50 ou 60 apôtres parcourant la France, soufflant l’esprit de révolte et animant de ce souffle la pensée du peuple tout entier, en très peu de temps nous mettrions sur pied une force révolutionnaire qui ferait trembler le pouvoir et le ferait reculer ».

    Il est temps, camarades, de conclure.

    La souveraineté du peuple est une duperie et un mensonge ; c’est un tour de passe-passe ; un geste de prestidigitation. Le Parlement est un foyer de pourriture. Le parlementarisme est un régime d’absurdité, d’impuissance, de corruption et de nocivité.

    L’action parlementaire est un terrain excellent pour la classe bourgeoise, mais un mauvais terrain, le plus mauvais, pour la classe ouvrière.

    Il faut déserter et rester résolument sur le terrain de la bataille révolutionnaire.

    Seuls, les anarchistes luttent contre la Société capitaliste d’une façon constante, consciente et active par l’abstentionnisme, qui ne consiste pas seulement à ne pas prendre part au scrutin, à ne pas se servir de l’arme dérisoire que la Constitution met entre leurs mains - le bulletin de vote.

    Leur abstentionnisme est conscient et agissant. Les anarchistes ont un corps de doctrine et des méthodes d’action qui doivent, il me semble, impressionner les hommes de bon sens, de conviction, de cœur, de volonté indépendante.

    Seuls, les anarchistes s’abstiennent, parce qu’ils ont acquis par l’expérience la conviction que l’action parlementaire est néfaste et que la lutte électorale est nocive, parce qu’ils savent que l’action politique est pernicieuse.

    Dans le domaine électoral, on est toujours obligé de faire plus ou moins de concessions.

    On ne peut pas toujours dire ce qu’on pense, tout ce qu’on pense, rien que ce qu’on pense ; et les anarchistes veulent rester indépendants vis-à-vis de leur pensée, de leur conscience, et garder toujours la possibilité de dire, sans ménagements, ce qu’ils pensent, tout ce qu’ils pensent, rien que ce qu’ils pensent.

    Les anarchistes s’abstiennent parce qu’ils ne veulent pas participer aux crimes gouvernementaux et parce qu’ils savent que, lorsqu’on approche le Pouvoir, on se rend complice, implicitement si ce n’est explicitement, de tous les crimes commis par les gouvernements.

    Les anarchistes ne veulent pas avoir à se reprocher la moindre participation à ces crimes, et ne veulent endosser, sur ce point, aucune responsabilité.

    Ils s’abstiennent parce qu’ils veulent rester dans la foule, parce qu’ils désirent rester en contact permanent avec la masse qui trime, qui souffre, qui peine, qui subit l’autorité et qui en est révoltée et exaspérée.

    Ils s’abstiennent parce qu’ils entendent garder intact leur droit à la révolte. Si vous votez, vous perdez ce droit à la révolte et dès lors vous vous inclinez d’avance, vous le devez, c’est logique, devant la loi du nombre, devant cette force aveugle etstupide desmajorités.

    Si je me servais du bulletin de vote, j’aurais la certitude que je perdrais mon droit à la révolte, puisque j’aurais accepté la loi des majorités et que j’aurais implicitement exigé que tout le monde s’inclinât devant elle.

    Moi qui ne vote pas, j’ai le droit de dire : d’où qu’elle vienne, quelles que soient ses origines et quel que soit le législateur, la loi ne peut que maintenir et aggraver l’iniquité. Quand elle la diminue dans une certaine mesure, l’iniquité reste quand même. Je refuse de reconnaître la loi, parce qu’elle est l’inepte application de la force aveugle et stupide du nombre, comme s’il y avait quelque chose de commun entre le nombre et le progrès, le droit, la justice, l’humanité. Je veux conserver mon droit à la révolte et voilà pourquoi je m’abstiens.

    Si les anarchistes s’abstiennent, c’est parce qu’ils veulent rester fidèles à leur haute et pure philosophie.

    Cette philosophie consiste à s’éloigner avec autant de soin de l’autorité qu’on exerce que de l’autorité qu’on subit.

    Elle consiste à livrer une guerre implacable à ceux qui font la loi, comme à ceux qui la subissent : les uns parce qu’ils abusent de l’autorité, les autres parce qu’ils sont lâches devant l’autorité.

    L’anarchiste se distingue et se sépare de tous parce qu’il ne veut être ni maître, ni esclave. Il ne veut pas s’incliner, mais il ne veut pas que les autres s’inclinent devant lui.

    Il ne veut pas être esclave, et exécuter des ordres ; mais il ne veut pas être maître, ni donner des ordres.

    Il a horreur de l’autorité qu’on lui impose, comme il aurait horreur de l’autorité qu’il imposerait à autrui.

    Il admet cette formule merveilleuse qui inspirera probablement l’humanité future : « Ni maître, ni esclave ».

    Et, pour terminer, je dirai que, dans l’état présent, en face de la société où nous sommes et qu’il nous faut subir tant que nous n’aurons pas la force de la culbuter, nous faisons nôtre la parole lapidaire d’un de nos camarades les plus illustres, Élisée Reclus : « Devant l’iniquité, tant que celle-ci persistera, les anarchistes sont et restent en état d’insurrection permanente. »


    Leur Patrie



    La Guerre est une folie et un crime. - Folie, du côté des peuples qui la subissent ; crime, du côté des Gouvernants qui la préparent et la décident. - Seul, peut expliquer ce crime et cette folie le courant vertigineux que suscite, dons les cœurs et les esprits, le Patriotisme. - Espèces variées du « Patriote » : le primitif, le sentimental, le raisonneur. - Les possédants ont une Patrie, les prolétaires n’en ont pas. - La « Défense Nationale » sert de prétexte à l’Armée permanente, à l’expansion coloniale, au « Parti » de la Guerre. En réalité, l’Armée sert à défendre la Société capitaliste contre les assauts révolutionnaires. - Paix ou Guerre ? - Le règne de la Paix implique, de toute nécessité, le Désarmement Général.​


    CAMARADES,

    Par la pensée, transportons-nous sur un champ de carnage. Du matin au soir, la bataille s’est poursuivie, farouche, terrible, implacable. La nuit est tombée. Le silence n’est troublé que par les cris des blessés, le râle des agonisants, les appels plaintifs et désespérés de cette chair qui souffre, les imprécations de cette jeunesse qui se sent mourir. A la pâle clarté de la lune, regardez cette sorte de colosse que la nature semblait avoir taillé pour une carrière aussi laborieuse que féconde. Son sang coule à flots par dix blessures béantes. Il est sur le point d’expirer. Et maintenant, penchez-vous sur ce tout petit soldat, un enfant, dont les yeux sont déjà rendus vitreux par l’approche de la mort, dont les lèvres murmurent, peut-être pour la dernière fois, le nom de tout ce qui lui rappelle sa trop courte existence : le village, son père, sa maman, ses frères, ses sœurs, la douce et belle amie qu’il a laissée, qu’il aimait si tendrement et qu’il ne reverra plus... Continuez votre lugubre promenade : sur la hauteur des collines, dans la profondeur des vallées, sur la plaine qui, par là, se déroule à perte de vue, ils sont des milliers et des milliers dont les yeux vont se fermer pour le sommeil éternel ! Tentez de les interroger, de leur arracher l’expression de leur ultime pensée. Efforcez-vous de savoir, de leur bouche expirante, comment il se fait qu’ils se trouvent là, loin de tout ce qu’ils aimaient ; pourquoi ils sont venus y chercher ou y donner la mort. Demandez-leur, en termes précis et clairs, quelles insultes ils avaient à venger, quels outrages ils avaient à relever, quels intérêts ils avaient à défendre, quelles haines ils avaient à assouvir. Nul ne vous répondra, nul ne pourrait vous répondre.

    Leur a-t-on confié le secret des intrigues diplomatiques, des combinaisons dynastiques, des convoitises commerciales, industrielles et financières, des voracités capitalistes, des gloutonneries impérialistes qui les ont violemment et tragiquement arrachés à la vie libre, au foyer, à l’amour, à la famille, au champ, à l’usine, pour les précipiter au sein d’une horrible boucherie, dont, hier encore, ils étaient les tragiques acteurs, et dont ils sont aujourd’hui les douloureuses victimes ? Ils ne savent rien de tout cela.

    On leur a dit : « Levez-vous ! » et, habitués à obéir sans discuter les ordres qui leur étaient donnés, ils se sont levés. On leur a dit : « Marchez ! » Et ils ont marché. On leur a dit à tous, oui à tous, au colosse comme au petit soldat, à ceux qui sont d’un côté de la montagne et du fleuve, comme à ceux qui sont de l’autre côté de la montagne et du fleuve, on leur a dit à tous : « Vous êtes attaqués, il faut vous défendre, battez-vous, tuez, tuez ! » Et ils se sont battus comme des fous, et ils ont tué avec fureur, avec rage, avec frénésie, sans avoir jamais vu, sans connaître ceux qu’on leur donnait ainsi l’ordre d’assassiner !

    C’est fou, c’est horrible, c’est monstrueux ! C’est la guerre !

    C’est la guerre ! Car la guerre est une folie et un crime, une folie qui ne peut être commise que par des insensés, un crime qui ne peut être prémédité et accompli que par des bandits ! Folie en bas, du côté des peuples qui subissent la guerre ! Crime en haut, du côté des gouvernements qui la préparent, la provoquent et la décident.

    Quand on parle de la guerre, il y en a qui disent que tout peuple qui fait la guerre et tout gouvernement qui l’impose sont également coupables et responsables. Ce jugement est inexact. Oui, tous ceux qui participent à la guerre, de quelque façon que ce soit, ont une part de responsabilité et de culpabilité dans ce drame et cette folie. Mais, tout de même, dans l’échelle des responsabilités, il y a une différence : les uns sont les auteurs principaux du crime et ils en sont les uniques bénéficiaires. Les autres sont des insensés qui participent involontairement et souvent même à contrecœur au crime qui leur est imposé, et ils en sont toujours les victimes et les dupes. Vous voyez bien que les culpabilités et responsabilités ne sont pas équivalentes. Ramener les fous à la raison, afin d’éviter qu’ils ne tombent dans une crise nouvelle de démence. Ensuite, démasquer les criminels pour que, dénoncés et flétris, il leur devienne impossible, par la suite, de renouveler leur crime ; tel sera le double but de ma conférence.

    La guerre dont nous sortons - encore est-il certain que nous en soyons sortis ? - cette guerre horrible apportera à ma démonstration un éclat éblouissant. Cette guerre a duré cinq ans. La population des cinq continents y a participé. Des millions et des millions d’hommes de toutes les couleurs, de toutes les races, de toutes les langues, de toutes les nationalités, qui, la veille encore, vivaient en paix et ne songeaient, ni les uns ni les autres, à en venir aux mains, se sont précipités, sur l’ordre de leurs gouvernements respectifs, les uns contre les autres, et, dans un heurt monstrueux, dans un chaos épouvantable, se sont farouchement entretués.

    Les premières batailles ont rapidement épuisé le matériel et les munitions qui avaient été accumulés, depuis de nombreuses années, en vue de ce conflit armé, désiré par les uns, redouté par les autres, prévu par tous. En sorte qu’il a fallu mobiliser tout l’outillage et tous les bras, disponibles ; et toutes les activités humaines se sont, durant des mois et des mois, dépensées aux œuvres maudites de mort.

    La terre, l’eau, la mer, tous les éléments ont été mis à contribution et ont été bouleversés les uns, et les autres, tantôt successivement, tantôt ensemble, par les luttes épiques dont ils étaient les champs d’opération.

    Les instincts les plus barbares, les passions les plus bestiales, les poussées les plus horribles se sont donné libre cours et ont été déchaînés jusqu’à l’invraisemblable. Tout ce que des siècles de civilisation avaient lentement et graduellement déposé de mansuétude, de douceur et de fraternité dans l’âme des enfants, des femmes, des vieillards et des hommes, toute cette moisson d’apaisement et de réconciliation humaine, toute cette richesse d’espérances, tout cela a été stupidement aboli.

    Ce n’est pas assez : après avoir fait rage, après s’être assouvie d’une façon implacable et odieuse, après avoir multiplié les destructions morales et humaines, et multiplié aussi les autres désastres, la barbarie a anéanti des villes, rasé des villages. Et quinze millions d’hommes sont morts, jeunes, robustes et sains, la fleur de l’Humanité. Un nombre incalculable de malades, d’infirmes, de mutilés ; des richesses enfouies, englouties ; des milliards et des milliards engouffrés ; des vieillards à jamais séparés des enfants qu’ils avaient eu tant de peine à élever ; des veuves sans nombre ; une multitude d’orphelins ; des régions dévastées ; des ruines partout ; le travail d’hier, le travail accumulé de plusieurs générations stupidement détruit, et le labeur de demain paralysé, - qui sait pour combien de temps - par l’absence de matières premières, par la réduction de la main-d’œuvre ; des dettes écrasantes ; la vie abominablement chère ; des moyens de transport défectueux ; un outillage usé ; enfin, une situation inextricable. C’est sur ce déplorable dénouement que s’est achevé le drame le plus sanglant qu’ait enregistré l’Histoire ; tel est le bilan désastreux de cette folie criminelle !

    Peut-on imaginer folie plus grande et crime plus horrible ? Il n’est pas d’imagination qui aurait pu inventer une tragédie dont l’horreur, la folie et le crime eussent atteint des proportions aussi fantastiques. Et il n’est personne qui soit présentement capable d’embrasser totalement l’étendue et la profondeur d’un tel désastre !

    Eh bien ! quel est le courant vertigineux, quelle est la passion irrésistible, la force indomptable qui a passé sur l’humanité, y portant la dévastation comme un cyclone universel ?

    Car, enfin, toute tragédie a sa source et trouve son explication dans un de ces courants vertigineux, dans une de ces passions irrésistibles, dans une de ces forces indomptables qui, à certaines heures, s’emparent de l’Humanité, la privent momentanément de tout équilibre, de toute mesure, de tout discernement, et en raison même de leur violence, l’élèvent jusqu’au sublime ou l’abaissent jusqu’à l’infamie.

    Quelle est cette passion, quel est ce courant, quelle est cette force ?

    D’où lui vient la puissance dont elle dispose ? Comment se fait-il que, assassinats et hontes, larmes et douleurs, sang et désastres, rien ne fasse reculer cette indomptable passion ?

    Cette force indomptable, Camarades, cette passion irrésistible, ce courant vertigineux : c’est le Patriotisme, source de crime, ici ; source de démence, là.

    Aujourd’hui, nous en parlons froidement, et même avec quelque scepticisme, comme l’homme parle de la mort devant laquelle il a tremblé, mais qu’il envisage placidement ensuite, quand le danger a disparu. Rappelons-nous ces journées de juillet 1914, souvenons-nous de l’étreinte des cœurs, de l’angoisse des esprits, de l’anxiété des consciences. Rappelons-nous ces heures tragiques : les nouvelles fatales, l’ordre de mobilisation, la ruée de tout un peuple vers les frontières, le débordement de chauvinisme, de l’exaltation des passions les plus viles, les plus basses, des courants les plus violents et les plus détestables dans l’Humanité.

    C’est l’histoire d’hier ; vous n’en avez pas perdu le souvenir. Eh bien, n’est-ce pas au nom de la Patrie menacée, pour la défense du sol sacré, pour la protection du foyer, que s’accomplissait ce débordement de passions, cette ruée de tous les peuples se précipitant aux frontières où chacun d’eux devait donner et recevoir la mort ?

    Il faut maintenant nous demander d’où vient ce patriotisme, de quoi il est fait, à quelle force il emprunte ce caractère irrésistible.

    Je ne parle pas, ici, du patriotisme vague, simpliste et sentimental qui peut rester dans le cœur de chacun et qui ne gêne personne. Je parle de ce patriotisme positif, précis, agissant, qui implique nécessairement la constitution des armées, l’existence des soldats et des casernes en prévision d’une guerre à laquelle aucun de nous ne peut assigner une date précise, mais dont chacun sent la menace et l’imminence.

    Voyons si ce patriotisme relève de la raison ou de la folie.

    Menons une enquête impartiale : et le meilleur moyen pour cela, c’est d’interroger ceux qui se proclament patriotes et qui exaltent le patriotisme.

    Au cours de mes conversations particulières et de mes discussions publiques, j’ai eu, maintes fois, l’occasion d’interroger des patriotes. Je leur ai posé des questions. Je leur ai demandé ce que c’était que la patrie ; en quoi consistait l’amour de la patrie ; pourquoi aimer la patrie est bien, ne pas l’aimer est mal ; pourquoi s’armer pour sa défense est un devoir sacré, et mourir pour elle « le sort le plus digne d’envie ».

    Je dirai, à la façon d’un naturaliste, que la famille des patriotes présente de multiples variétés. Toutes ces variétés se ramènent cependant à trois types principaux : le type du primitif, le type du sentimental, le type du raisonneur.

    Voici d’abord le primitif. Vous lui posez la question : « Qu’est-ce que la Patrie ? Qu’est-ce que le patriotisme ? » Et immédiatement, ce primitif est déconcerté par votre question. Il en est ahuri, éberlué, disons le mot : abruti. Et voici sa réponse, elle ne varie pas : « Comment, Monsieur, vous osez me demander ce qu’est la Patrie ! Vous ne savez pas ce qu’est le patriotisme ! Mais, la Patrie... la Patrie... c’est... c’est la Patrie ! Et le patriotisme... le patriotisme... mais c’est... le patriotisme... Ces choses-là, Monsieur, ne s’expliquent pas, ça ne se démontre pas, ça se sent ! On porte dans son cœur, d’instinct, sans réflexion, sans raisonnement, l’amour de la Patrie, à moins d’être absolument dénué de cœur et de raison ! »

    En vain, répliquerais-je que je ne me crois pas sans cœur ; que c’est, au contraire, parce que j’ai le cœur sensible, qu’avant de donner ou de recevoir la mort, je veux savoir pour qui et pour quoi. En vain tenterais-je de faire comprendre à ce patriote farouche que c’est précisément parce que je suis un homme doué de raison que ma raison a besoin d’être éclairée. Il ne veut rien entendre, et se borne à cette définition - qui n’en est pas une : la Patrie, c’est la Patrie ; et le patriotisme, c’est le patriotisme.

    Je crois comprendre que, pour ce primitif, la Patrie est quelque chose comme Dieu, et le patriotisme quelque chose comme la religion : Dieu qui ne se comprend pas, qui ne s’explique pas, mais qui, paraît-il, se sent ; Dieu, être toujours évoqué, qu’on adore à genoux, sans jamais le voir. La religion qui ne s’explique pas davantage, qui ne se démontre pas, mais qui, au dire de ses représentants, s’impose à tout homme de cœur et à tout homme de raison. Ne pas admettre la religion, c’est déjà répréhensible ; la nier, c’est abominable !

    Inutile, je pense, d’insister. Nous n’allons pas discuter sur la Patrie et le patriotisme avec un homme qui ne veut nous donner à cet égard aucune définition.

    Voici le sentimental : celui que j’appellerai le sentimental premier modèle, car il y en a deux.

    Le sentimental premier modèle nous fait entendre une réponse d’une poésie pastorale. « Le patriotisme, dit-il, c’est l’amour du sol natal, l’attachement au foyer, le dévouement à tout ce qui est comme le centre de nos affections et de nos intérêts. » Nous voilà, Camarades, en possession d’une définition. Elle vaut ce qu’elle vaut, et, à mon sens, elle ne vaut pas grand’chose. Toutefois, j’aime encore mieux avoir à discuter avec quelqu’un qui dit quelque chose, tandis que je ne peux pas discuter avec quelqu’un qui ne dit rien.

    Oui, je conçois l’attachement au sol natal. Je le conçois parce que longtemps je l’ai éprouvé moi-même. Jusqu’à un certain âge, je pensais avec émotion au coin de terre sur lequel le hasard de la vie m’avait appelé au monde. Je pensais, dans un doux souvenir, au sol sur lequel mes jambes d’enfant ont tracé leurs premiers pas et ma bouche balbutié ses premières paroles. Je revoyais avec plaisir et émotion ces premiers sites où toute mon enfance, toute ma jeunesse se sont écoulées. Et quand j’étais loin de ce sol natal, j’éprouvais une sorte de mélancolie et j’aspirais à y retourner.

    Oui, je comprends l’attraction qu’exerce sur nous le sol natal. Mais ce sentiment qui est en quelque sorte animal, instinctif, bestial, qu’a-t-il de commun avec le patriotisme ? Ce patriotisme de clocher, qui se réduit tout simplement à la petite portion de terre sur laquelle on a vu le jour, qui vous rappelle la famille au sein de laquelle vous avez vécu quand vous étiez tout petit, qui ranime en vous les impressions d’enfance, qu’est-ce que cela a de commun avec le patriotisme en 1920, le patriotisme qui nous a valu la guerre dernière ? Est-ce pour la défense du clocher, du sol natal, qu’on s’est levé ?

    Mais, patriote sentimental premier modèle, qui me dites que le patriotisme c’est l’amour du sol natal, réveillez-vous ! Vous dormez ! Et il y a des siècles que vous dormez ! Votre théorie est vieille, elle est caduque ! Elle pouvait avoir sa valeur à un moment donné de l’histoire. Mais nous ne sommes plus à l’époque où l’individu naissait, vivait et mourait sur le même coin de terre, au temps où, dans la même famille, des générations se succédaient attachées à la même portion du sol, aux siècles où les ancêtres avaient leur tombe à l’ombre du clocher, dans le petit cimetière de village, où les uns après les autres, les membres de la famille, pendant des siècles, allaient enfouir leurs os à côté de ceux qui les avaient précédés. Ce temps-là n’est plus. Où est-il le sol natal ? Tenez ! Nous sommes trois ou quatre mille dans cette salle et je suis sûr que si je vous disais : Où est votre sol natal ? vous me répondriez, à part quelques exceptions : C’est dans la Corrèze, c’est dans la Gironde, c’est dans le Nord, c’est dans la Corse, c’est dans le Centre...

    Arrêtez au passage cent individus habitant Paris et vous en trouverez parmi eux soixante-quinze qui sont nés à trois cents on quatre cents kilomètres de Paris. Où est donc le sol natal quand les conditions de la vie obligent chacun à travailler tantôt à Paris, tantôt dans le centre tantôt dans le nord, tantôt dans l’est, tantôt dans l’ouest, suivant les fluctuations de l’industrie laquelle il appartient ?

    Le temps n’est plus où les hommes vivaient incrustés au sol natal. Et puis, autrefois, ils pouvaient être amenés à défendre celui-ci parce que la guerre se faisait entre voisins, de tribu à tribu, de village à village, de ville à ville, de province à province. C’est une époque fort reculée de nous où l’on se disputait un coin du sol. Quand une tribu, une population avaient cultivé le sol, une tribu nomade, qui passait, tentait de s’en emparer et de s’introduire dans les foyers construits par les autres, de sorte qu’on avait un intérêt très précis à défendre le sol natal. C’était tout ce qu’on possédait et si l’on était vaincu, on était non seulement dépossédé, mais réduit à l’esclavage.

    Aujourd’hui, est-ce que la guerre a ces conséquences ? Non. Nous sommes vainqueurs et pas un de vous n’a un pouce de terre de plus. Aurions-nous été vaincus que pas un de vous n’en posséderait un pouce en moins. Alors, que devient cette définition, très jolie en apparence et presque captivante : « Le patriotisme, c’est l’amour du clocher, du sol natal, de la famille. » Ah ! que c’est poétique ! Poésie pastorale, disais-je tout à l’heure, - et j’avais raison. Mais vous voyez que cela ne résiste pas un seul instant à l’examen.

    Voici un autre type de sentimental, le sentimental deuxième modèle. Celui-ci raisonne davantage, et il élargit pour ainsi dire le sentiment ; mais il reste dans la note sentimentale. « La Patrie, dit-il, c’est la mère commune, et le patriotisme c’est la défense de cette mère commune. Toute le monde doit aimer sa mère, et si elle attaquée, un fils doit prendre sa défense. Non seulement les enfants doivent prendre la défense de leur mère quand elle est menacée, mais ils doivent encore tout faire pour accroître sa prospérité, pour élargir son domaine, pour fortifier sa puissance. Tel est le rôle d’un bon fils. Nous sommes fils de la France. Nous devons aimer la France qui est notre mère commune. »

    Soit ! Aimons la France. J’y mets cependant une condition : aimons-la à condition qu’elle nous aime et dans la mesure où elle nous aime. Je veux bien aimer ma mère, je me sens d’instinct beaucoup de tendresse pour elle, et je dois dire que j’ai eu la bonne fortune d’avoir une mère qui m’aimait tendrement, dont j’étais un peu gâté, et je n’ai pas eu beaucoup de peine à laisser parler mon cœur en sa faveur. Mais j’affirme que si j’avais eu une mère qui ne m’eût point aimé, qui aurait négligé mon enfance et de qui je n’aurais reçu que des coups, une mère qui n’aurait pas été une mère pour moi, j’affirme que je ne l’aurais pas aimée.

    Eh bien, la France est une mère mauvaise et brutale. Elle a ses chéris, ses privilégiés, ses enfants légitimes. Mais elle a ses bâtards. A côté de ceux pour qui la France n’a que des sourires, des caresses, des sollicitudes, des préférences, il y a ceux - et c’est le plus grand nombre - pour qui elle n’a ni sourires, ni tendresses, ni sollicitudes. Tandis qu’elle accorde tout aux uns, elle refuse tout aux autres. Êtres chéris et aimés, aimez et chérissez la France. Mais vous, à qui elle demande tout et ne donne rien, vous avez le droit de ne pas l’aimer et de ne pas lui faire le sacrifice de votre existence.

    Mais voici le troisième type de patriote : c’est le patriote raisonneur. C’est celui qui se prétend un patriote conscient et éclairé. Il a une autre conception que celle du patriote sentimental et un peu rococo dont je viens de parler. Il a des conceptions plus justes, plus élevées, plus rationnelles. « La Patrie, dit-il, c’est le patrimoine commun. C’est ce patrimoine de libertés, de droits que nous avons péniblement acquis à la faveur de toutes les luttes qui constituent notre histoire. Le patriotisme, c’est la défense de ces intérêts moraux et matériels, c’est la sauvegarde des progrès conquis, c’est aussi la sécurité et la continuation de ce qui fait le génie et la tradition de notre race. »

    La Patrie est ainsi, vous le voyez, quelque chose de beaucoup moins précis, de beaucoup plus large, mais aussi de beaucoup plus vague que dans les définition précédentes : c’est le patrimoine commun de libertés, de droits, de progrès, de traditions, de génie. Soit ! Acceptons et discutons.

    Je ferai tout d’abord une observation. Le seul moyen de préserver ce patrimoine commun de libertés, de droits, de progrès, c’est de ne pas l’exposer, de ne pas le compromettre, de ne pas courir le risque de le perdre par une guerre inepte dans laquelle on peut avoir le dessous. Le meilleur moyen de préserver ce patrimoine, c’est de respecter le patrimoine des autres. Le meilleur moyen de faire que ce patrimoine ne soit pas attaqué, c’est de se garder soi-même de toute attaque contre le patrimoine des autres. Et puis, j’ajouterai que de ce patrimoine, même moral, seuls les bourgeois, les riches, les privilégiés sont bénéficiaires. Travailleur qui m’entends, pauvre diable qui travailles huit, neuf, dix ou douze heures par jour, ouvrier des villes ou des campagnes devant qui se dresse tous les jours, farouche, implacable, le problème de l’existence, toi qui n’as pas toujours une pierre où reposer ta tête, quelle valeur a-t-il pour toi, ce patrimoine de libertés, de droits et de progrès, de richesses artistiques, de trésors scientifiques, de génie et de traditions ? Evidemment, tout cela ne te dit pas grand chose. Tu es appelé si peu à en bénéficier ! As-tu le loisir d’aller dans les musées pour admirer ces merveilles artistiques ? As-tu le loisir de fouiller les bibliothèques pour y découvrir, à la suite de tous ceux qui ont travaillé avant toi, les travaux de tous les hommes de génie qui se sont succédé, des philosophes, des encyclopédistes qui sont tes ancêtres intellectuels ? Peux-tu même aller au spectacle et réjouir tes yeux et tes oreilles d’une musique qui te plaît, de quelque chose qui parle à ton âme et élève ton sentiment ? - Eh ! non ! pauvre diable ! Tu es courbé toute la journée sur une besogne pénible, rude, et qui te donne à peine le pain dont tu as besoin pour soutenir ton corps. Tu n’as pas le temps de penser, de rêver, ni d’aspirer vers le bonheur, vers la félicité.

    Et puis - troisième et dernière réponse - il n’y a là qu’un bluff formidable, un bourrage de crâne dont tout le monde peut se rendre compte. Il suffit de réfléchir un instant. Chaque nation émet la même prétention. Chacune se déclare la première nation du monde. Chaque peuple se croit le premier.

    Partout dans toutes les écoles, dans toutes les familles, les enfants entendent le même langage et reçoivent le même enseignement. Je n’ai pas oublié ce qui me fut enseigné quand j’étais tout petit et qu’on m’élevait dans l’amour de Dieu et de la Patrie. Que me disait-on ? Ce qu’on disait à vous, ce qu’on dit encore à vos enfants. Les instituteurs qui tiennent un autre langage sont une exception honorable, mais une exception tout de même. En France, on nous dit que nous possédons le plus vaste et le plus précieux patrimoine ; que les fleurs de France sont les plus parfumées de toutes, que les fruits de France sont les plus savoureux, la terre de France la plus fertile, le sol de France le plus riche, les femmes de France les plus belles, les hommes de France les plus chevaleresques et les plus courageux, les savants de France les plus prestigieux, les artistes de France les plus géniaux, les héros de France les plus purs et l’histoire de France la plus glorieuse. On dit même que les commerçants de France sont les plus honnêtes.

    Ce patriote raisonneur - conscient et éclairé - est celui qui nous bourre magistralement le crâne, afin de nous persuader que le patrimoine français, que jalousent et convoitent les autres peuples, vaut la peine qu’on le défende au prix de son sang.

    Oui, dit-il, les commerçants de France sont les plus honnêtes, les patrons de France les plus paternels, les généraux de France les stratèges les plus consommés, les administrateurs de France les plus intègres, les magistrats de France les plus indépendants, les diplomates de France les plus fins et les hommes d’État de France les plus probes.

    Je savais bien que je vous ferais rire. Cependant ce que je dis n’est que la stricte vérité. Il faut bien s’en rendre compte. Ce n’est pas une simple « rigolade ». C’est à l’aide de ces choses-là qu’on bourre le crâne au peuple et qu’on lui fait prendre des vessies pour des lanternes. Vous le savez aussi bien que moi.

    Enfin et surtout, ce qui domine cet ensemble de choses extraordinaires, c’est le soldat. Oh ! le soldat de France, à lui seul, vaut deux Italiens, trois Espagnols, quatre Anglais, cinq Allemands, six Russes, etc...

    Eh bien ! allez dans les autres pays, et vous entendrez tenir un langage semblable. Partout, en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, dans les grands comme dans les petits pays, partout vous entendrez ce même langage absurde, ces mêmes mensonges. Ici, vous le voyez, le mensonge s’apparente à la folie, et pourtant j’ai cru cela longtemps. Et même - il m’en coûte de le dire, mais, puisque c’est la vérité, je dois vous en faire l’aveu - je gardais au fond de moi-même quelque fierté d’être Français. Je ne pouvais pas oublier que la France était le pays de la Révolution, que c’est en France qu’on avait démoli la Bastille, symbole de la prison d’État. Je ne pouvais pas méconnaître que les philosophes, les encyclopédistes français qui, au XVIIIe siècle, ont lancé à travers le monde un Évangile nouveau, ont contribué ainsi, dans une large mesure, à ce courant d’idées dont nous sommes les héritiers, dont nous avons recueilli la saine tradition et auquel nous avons la prétention de donner aujourd’hui, en dehors de toute idéologie, un caractère pratique et positif. La France, terre classique de la liberté, je l’aimais malgré tout. Seulement les cinq ans de guerre ont passé, et nous savons ce qu’il faut entendre maintenant par cette terre classique de la liberté, par ce pays de la Révolution, par ce pays de la civilisation, du droit, de la justice, du progrès et de la Fraternité ! Hélas ! nous sommes obligés de constater que la France est devenue, peut-être parce que victorieuse et trop victorieuse, le cœur, le cerveau et la caisse de la contre-révolution mondiale.

    Alors, dites, patriotes : si je devais aimer et défendre la France d’hier parce qu’elle représentait le progrès, parce qu’elle constituait non seulement pour la France elle-même mais pour l’humanité tout entière le patrimoine extraordinairement abondant et riche de libertés et de droits, faut-il que je la déteste et que je la combatte aujourd’hui, puisqu’elle a gaspillé, dilapidé honteusement ce patrimoine de droits et de libertés ?

    Vous le voyez, nous sommes en pleine démence. En voilà assez. Cessons de divaguer. Parlons maintenant le langage de la raison. Cherchons et trouvons à la patrie un sens précis, et au patriotisme une base sérieuse. Il nous faut briser avec un patriotisme vide de sens et examiner la question à la lueur des faits.

    « Après tout, - dit un jour ce triste individu dont on nous a apporté ce matin de mauvaises nouvelles - après tout, les anarchistes ont raison : les pauvres n’ont pas de patrie. » C’est Clemenceau qui a dit cela. Cette parole est profondément vraie. Et il suffit de réfléchir quelques minutes pour en discerner toute l’exactitude.

    Ils ne possèdent rien, les pauvres. Ils ne peuvent pas avoir de patrie. Quel que soit le coin du globe sur lequel ils traînent leur misère, ils sont partout exploités, ils sont partout traqués par la police, condamnés et exécutés par la magistrature. Ils n’ont rien à défendre puisqu’ils ne possèdent rien. D’une guerre ils n’ont rien à espérer ; ils ont tout à craindre. Ils savent que, vainqueurs ou vaincus, quel que soit le pays pour lequel ils combattent, leur sort restera demain lamentable, le sort des déshérités, des pauvres, des exploités.

    Seuls, les riches ont une patrie : leur patrie. Tout est à eux. Ils sont maîtres souverains, maîtres du pouvoir, maîtres de la fortune, maîtres de l’opinion publique, maîtres des bras et des consciences, maîtres des cœurs. Avec l’argent, ils possèdent tout. Vieux, ils restent jeunes ; bêtes, ils sont déclarés spirituels ; ignorants, ils passent pour savants ; méchants, on les prend pour des bienfaiteurs ; il suffit qu’ils soient millionnaires pour qu’on leur attribue toutes les vertus en même temps que toutes les supériorités.

    Touteslesinstitutions fonctionnant à leur profit, ils ont usurpé toutes les situations avantageuses. Les positions qu’ils occupent pourraient leur être ravies, les richesses qu’ils ont volées pourraient leur être confisquées. De voleurs qu’ils sont aujourd’hui, ils pourraient demain être volés.

    Il s’agit donc pour eux de conserver la possession de ces biens volés, de ces situations usurpées. Mieux encore, il importe pour la classe bourgeoise, pour la classe riche, non seulement de consolider et de fortifier les situations conquises, mais d’étendre sa domination, et d’accroître ses moyens d’expansion.

    La France est trop petite, ils ont besoin de se donner de l’air. On y étouffe ; il faut élargir le champ d’action de la voracité capitaliste. Les colonies sont là. Seulement - car il y a un seulement - la France n’est pas seule dans le monde. Les autres nations, qui sont aussi travaillées par les mêmes besoins impérialistes, par les mêmes intérêts capitalistes, veulent étendre aussi leur expansion, leur domination à l’extérieur. Les grandes nations veulent devenir plus grandes encore, les petites tentent de devenir grandes à leur tour. Chacune d’elles veut avoir, dans le concert européen, une note plus entendue et, dans l’équilibre européen, une place plus considérable. Chacune étouffe, chacune veut de l’air. Chacune veut ouvrir les portes à l’expansion coloniale, et, là, les impérialismes rivaux entrent en compétition ; à chaque instant, des conflits sont possibles.

    Et, sur ces questions, la guerre dont nous sortons projette une lumière éblouissante, et non seulement la guerre elle-même - mais encore et surtout la paix - car c’est lorsque le massacre a eu pris fin que tous ces appétits, toutes ces convoitises qui couvaient jusque-là, qui avaient été l’objet de traités secrets gardés dans les archives gouvernementales, tout cela se découvre et nous voyons quelles ont été les rivalités en même temps que les compétitions, les convoitises et les appétits.

    La bourgeoisie de chaque pays a deux ennemis : un ennemi à l’intérieur et un ennemi à l’extérieur.

    L’ennemi de l’intérieur, c’est l’ennemi constant, celui de tous les jours ; l’ennemi de l’extérieur, c’est l’ennemi occasionnel, éventuel, possible.

    Que faire pour se défendre contre l’un et l’autre ?

    La bourgeoisie capitaliste a fait une découverte géniale. Je n’hésite pas à la qualifier de merveilleuse. Les découvertes des Franklin, des Pasteur, des Edison pâlissent à côté de celle que je vais vous indiquer. Les merveilles de l’automobilisme, de l’aviation ne sont rien comparées à cette merveille que les capitalistes ont trouvée pour défendre, à l’intérieur, leur coffre-fort, à l’extérieur, leur influence, leur zone d’action, leurs tarifs de commerce, leurs tarifs douaniers, leur expansion coloniale. Ce qu’ils ont trouvé, je vous l’ai dit : c’est le Patriotisme.

    Non pas le patriotisme bébête, primitif ou sentimental dont je vous ai entretenu il y a un instant, mais un patriotisme précis, positif, pratique, agissant, un patriotisme qui implique nécessairement une armée forte, disciplinée, armée dont on se sert, selon les circonstances, soit contre l’ennemi intérieur, soit contre l’ennemi extérieur.

    Voilà la découverte merveilleuse de la bourgeoisie. Faire que ceux qu’on écrase d’impôts soient toujours les maltraités de la guerre ; alors qu’ils devraient être opposés à toute guerre, et, qu’en cas de conflit à l’intérieur, ils devraient pactiser avec les ouvriers des villes et des champs, avec leurs frères de l’usine et de l’atelier, au lieu de s’ériger en massacreurs contre eux, faire que ces gens-là soient transformés en défenseurs de l’Ordre et de la Patrie, n’est-ce pas merveilleux ? Si bien que j’avais raison de vous dire qu’il y a là une découverte géniale devant laquelle les Edison, les Franklin et les Pasteur n’ont qu’à s’incliner.

    On dit que trois mois suffisent pour apprendre à se battre, et vous savez que l’on a fortement discuté sur la durée du service militaire et le nombre des effectifs ; certains généraux comme Sarrail, Percin, Verraux, sont venus dire qu’il n’est pas nécessaire de garder six mois, un an ou deux ans nos jeunes gens à la caserne pour en faire des soldats : au bout de trois mois un soldat sait se battre.

    Oui. Sur ce point tout le monde est d’accord, même les professionnels du métier, même ceux qui constituent ce qu’en temps de paix on peut appeler le « Parti de la Guerre », car, vous savez qu’il y a un parti de la guerre - et j’en parlerai dans un instant. Même ceux-là considèrent en effet que trois mois sont largement suffisants pour qu’un homme sache se battre. Mais trois mois ne sont pas suffisants pour faire un soldat. Savoir se battre ? un simple pékin peut savoir se battre, cela ne signifie pas qu’il ait l’esprit militaire. C’est un esprit bien spécial, l’esprit de la caserne : l’obéissance passive, la soumission aveugle, sans raisonnement, sans discernement. Il faut que le soldat devienne entre les mains de ses chefs un instrument docile, presque comme un cadavre - un cadavre avant la lettre. Il faut que lorsqu’on lui donne un ordre, il l’exécute sans le comprendre et sans le discuter. Il faut qu’entraîné sur un champ de manœuvre, il accomplisse, comme un pantin, comme un polichinelle, toujours les mêmes gestes et qu’il finisse par les exécuter machinalement, en vertu leur répétition constante. Il faut que le jeune homme quand on lui dit : « Prends un fusil », le prenne ; quand on lui dit : « Charge-le », le charge ; quand on lui dit : « Mets-le à l’épaule », le mette à l’épaule ; quand on lui dit : « Tire », tire, sans que seulement il s’inquiète de savoir sur quelle personne cette arme va cracher la mort, dût cette personne être sa propre mère. Il faut pour cela, non pas trois mois, mais des mois et des mois.

    Et voilà pourquoi, alors même qu’il est démontré que trois mois suffisent - la guerre l’a prouvé surabondamment - pour qu’un soldat arrive à se battre et à se battre bien, on impose et on continuera à imposer à nos jeunes gens, non pas trois mois de caserne, mais dix-huit mois ou deux ans de service, parce que ce qu’on veut avant tout, c’est étouffer dans toute la jeunesse l’esprit de révolte qui est le seul esprit libérateur.

    Et puis, la guerre peut, après tout, éclater brusquement. Oh ! elle ne surprend que les travailleurs. Je vous ai dit que, si elle est une folie pour les peuples, elle est un véritable crime à la charge des Gouvernements. La guerre est en effet voulue, préparée, organisée de longue main par la diplomatie secrète. Il arrive que l’horizon s’assombrit parfois momentanément. C’est une fausse alerte ; mais ce n’est pas sans raison. Les dirigeants savent bien quand les menaces de guerre ne sont pas sérieuses. Ils mettent volontiers en circulation des nouvelles pessimistes, des informations tendancieuses. Pourquoi ?

    Parce qu’il s’agit de tenir le peuple en haleine, parce qu’il faut de temps en temps, quand le patriotisme s’endort, le réveiller, quand il couve sous la cendre, souffler sur la cendre pour que les étincelles pétillent, parce qu’il faut justifier le budget de la guerre et de la marine, et parce que lorsque les colères grondent à l’intérieur il faut les détourner vers l’extérieur pour leur faire oublier l’ennemi qui est à côté d’elles.

    Toutefois, la guerre est toujours possible parce que dans chaque pays il y a le parti de la guerre. Le parti de la guerre se compose d’abord de tous ceux qui vivent de la guerre, qui n’ont pas d’autre raison d’être, d’autre métier que de porter les armes, ce sont les cadres, ce sont les militaires professionnels, pour qui la vie tout entière se confine dans une caserne, en vue et en prévision d’une guerre possible, prêts à partir demain pour aller aux colonies frapper des peuples qui ne peuvent se défendre, et récolter des galons, des décorations, des traitements avantageux.

    Il y a aussi les fournisseurs de l’armée, tous ceux qui sont chargés de chausser, d’équiper, de loger, de nourrir, de soigner, quand ils sont malades, les quelques centaines de milliers de jeunes hommes qui constituent les armées permanentes. Cela représente dans le budget un joli denier, quelques centaines de millions par an.

    Il y a encore les autres fournisseurs, ceux qui ne fournissent pas directement aux armées l’équipement, la chaussure, l’alimentation nécessaires, mais qui fournissent le matériel de guerre, les canons, les obus, aujourd’hui les tanks, demain les avions. Et cela se chiffre par des centaines de millions de fournitures annuelles. Il y a là des firmes puissantes qui ne vivent que de marchés passés avec le Ministère de la Guerre ou de la Marine. Vous pensez bien que supprimer les armées, ce serait supprimer les bénéfices de ces fournisseurs. Ils ne veulent pas de cela.

    Puis, il y a les commerçants et industriels pour qui l’expansion coloniale est devenue une source intarissable de profits. La France ne se suffit pas à elle-même, disent-ils ; si elle veut garder son rôle de grande nation dans le monde, il est nécessaire que, comme les autres nations, elle ait un empire colonial important. Et la voilà lancée dans tous les pays du monde à la recherche de débouchés nouveaux, pour créer des comptoirs pour caser des fils à papa, pour toute une série de combinaisons qui viennent se greffer sur l’expansion coloniale et dont seule bénéficie la classe capitaliste.

    Puis, il y a les partis politiques qui vivent également de patriotisme, qui n’ont pas d’autre programme que ce programme misérable qui consiste à emboucher la trompette patriotique et à crier partout que la France a besoin de soldats, que pour conserver sa tradition glorieuse, il est nécessaire qu’elle ait une armée considérable, une armée forte, toujours prête en cas d’attaque à répondre à l’agresseur.

    Et au-dessus de tout cela il y a la finance cosmopolite qui, elle, ne connaît pas de patrie ou plutôt n’en a qu’une : la patrie des Affaires, qui pratique, depuis des années, on peut dire depuis toujours, l’internationalisme le plus positif ; qui, au sein de chaque pays, pressure l’épargne, la draine dans des spéculations plus ou moins scandaleuses et fait monter vers elle, à la manière d’une pompe aspirante, les richesses créées par le travail de tous.

    Tous ces profiteurs, en temps de paix, et plus encore en temps de guerre, constituent le parti de la guerre ; car vous sentez bien que si, pendant la guerre, il n’y avait pas de profiteurs, la guerre ne durerait pas longtemps ; elle ne durerait pas six mois. Lorsqu’on a vu ces profiteurs de la guerre s’enrichir scandaleusement de votre sang et de vos larmes, on aurait pu croire que le gouvernement allait sévir. Mais il s’en gardait bien. Il faisait semblant de lutter contre eux et de sévir. Mais il voulait au contraire les favoriser discrètement ; il le fallait bien : à côté de ceux qui souffraient de la guerre, il était nécessaire qu’il y eût ceux qui n’en souffraient pas et même qui en bénéficiaient.

    Si tous avaient souffert de la guerre, la guerre n’aurait pas duré longtemps. Mais il y avait les profiteurs de la guerre, qui pendant que les autres se battaient, empochaient des millions et trouvaient que la guerre était bonne. Ils en salueraient le retour avec joie. On peut dire avec certitude que s’il y a un parti de la paix, il y a aussi un parti de la guerre.

    Après la guerre, on nous a dit pendant longtemps que le kaiser serait châtié, qu’il était indispensable que cet homme qui, aux dires de la France, était responsable de la guerre, fût traîné devant un tribunal international, jugé et condamné selon son crime. Le kaiser est bien tranquille ; il n’y a pas de danger qu’on le juge. Je l’ai déjà dit il y a au moins dix-huit mois et je le répète aujourd’hui : On ne jugera jamais Guillaume. Savez-vous pourquoi ? Parce que Guillaume ne se laisserait pas faire ; parce que s’il était traîné devant un tribunal international, on ne pourrait pas le juger sans l’entendre, et parce qu’alors on connaîtrait toutes les responsabilités de la guerre. On connaîtrait les véritables coupables, tous les coupables et il apparaîtrait, à ce moment, à tous que la guerre n’a pas été voulue par une seule nation, mais par toutes les chancelleries, toutes les diplomaties, toutes les couronnes ou républiques, qu’elle a été voulue et préparée par tous les gouvernements de tous les pays.

    Comment s’expliquer qu’à certaines heures la barbarie puisse s’emparer de tous les cerveaux, qu’en dépit des engagements pris, des paroles données, il soit si facile d’entraîner tous les hommes à la bataille ? L’explication est simple. Les gouvernants sentent venir la guerre. Ils la sentent d’autant plus facilement approcher que ce sont eux qui la provoquent, qui la préparent, qui la déclarent, qui l’organisent.

    Ils s’appliquent alors à brouiller les cartes. La diplomatie secrète agit et c’est elle qui, en fin de compte, aboutit à l’action. La diplomatie officielle parle pour dire les choses que tout le monde connaît, pour n’apporter au public que les révélations qu’on ne peut pas tenir cachées. Cela permet à la diplomatie secrète de garder ses allures mystérieuses.

    Les imbéciles s’imaginent qu’on leur dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Et c’est au moment où l’on semble en effet ne rien cacher qu’on cache davantage. Les cartes, dis-je, sont brouillées, les nouvelles transformées. Les mensonges s’ajoutent aux mensonges. La censure est là et ne laisse passer que les informations que l’on veut porter à la connaissance du public. Par le moyen de la ruse et du mensonge, chaque gouvernement s’arrange de façon à mettre son pays en face du fait accompli. Chaque gouvernement a soin de dire : « Ce n’est pas moi qui ai voulu la guerre, j’ai fait, tout ce qui était en mon pouvoir pour l’éviter, j’ai fait toutes les concessions possibles, compatibles avec nos intérêts et notre dignité ; j’ai consenti tous les sacrifices que nous pouvions décemment consentir ; mais la guerre nous a été imposée ; nous sommes attaqués, il faut nous défendre ; ce serait une lâcheté que de ne pas le faire. »

    Ce qui s’est dit en France en 1914, s’est dit aussi en Allemagne, en Russie, partout. Les Allemands ont pu croire pendant toute la guerre, alors qu’ils se battaient pour ainsi dire seuls contre le monde entier, que réellement l’Allemagne avait été attaquée, jugulée, vouée à l’isolement si elle ne l’emportait sur l’Angleterre, la France et la Russie liguées contre elle. Ils ont cru que c’était une question de vie ou de mort pour leur pays ; qu’il fallait lutter contre le monde avec désespoir, qu’il s’agissait, pour l’Allemagne, d’être ou de disparaître. Et on nous a dit la même chose en France. En France nous avons cru aussi - pas moi, mais peut-être beaucoup d’entre vous - que nous avions réellement été victimes d’une agression brutale, inconcevable, sans précédent dans l’histoire.

    Voilà ce qui explique que des hommes, dont on aurait cru la conscience plus ferme, l’intelligence plus lucide, des hommes qui étaient des socialistes, des syndicalistes, des anarchistes, ont perdu tout sang-froid et renié tout leur passé. Je n’ai pas à les juger, ils se jugent eux-mêmes. Et certains, étant donné l’isolement qui s’est fait autour d’eux, doivent comprendre aujourd’hui jusqu’à quel point ils se sont trompés. On pourrait encore les pardonner, s’ils reconnaissaient publiquement leur erreur, s’ils avaient ce suprême courage de dire : « Je me suis trompé ». Mais ils ne le font pas. Ils s’attachent obstinément à leur erreur. Ils veulent que cette erreur soit prise pour vérité. Ils considèrent comme adversaire quiconque ne pense pas comme eux. Ceux qui sont restés dans l’endurcissement de leur erreur doivent rester dans leur isolement.

    Un dernier mot, camarades, et j’aurai fini. Ce que je vous ai dit ce soir, je n’ai cessé de le dire depuis trente ans. Sur la patrie, sur le patriotisme, sur la défense nationale, sur la duperie de l’union sacrée en cas de guerre, ce que je vous ai exposé, c’est la doctrine constante et invariable des anarchistes. Cette doctrine est rendue plus forte par les derniers événements. Ceux-ci n’ont pas ébranlé la rigidité de notre doctrine : ils l’ont confirmée. Cette guerre n’est pas venue amener la révision de nos idées. Elle est venue apporter la confirmation de celles-ci. Plus solide que jamais est notre point de vue sur tout ce qui concerne le militarisme, la guerre, la patrie, la défense nationale, l’union sacrée. Depuis vingt ans nous avons dit : il n’y a pas pour nous de patrie ; de devoir national nous n’en connaissons pas ; l’union sacrée ne peut jamais se faire, elle se ferait sur notre dos ; les anarchistes restent, aussi longtemps que l’iniquité durera, en état d’insurrection permanente ; nous sommes toujours des révoltés et dans ces conditions nous ne pouvons pas nous unir à ceux que nous combattons.

    Cette doctrine n’était pas seulement la nôtre. Elle était et est encore la doctrine de tous les socialistes sincères et de tous les syndicalistes convaincus. Depuis trente ans, elle a été affermie de la façon la plus éclatante par des décisions de congrès, par des ordres du jour, par des déclarations retentissantes, par des engagements formels, par des serments sacrés et solennels. Peut-on attribuer à une autre cause qu’à cette crise de folie dont je parlais tout à l’heure la violation de ces serments sacrés, de ces engagements solennels ?

    Mais cela, c’est le passé, c’est l’histoire d’hier, c’est derrière nous. C’est devant nous qu’il faut chercher du regard ce que nous réserve demain ; c’est l’avenir que nous devons envisager ; et l’avenir se résume pour nous dans ces quelques mots : Plus de guerre !

    « Effectifs limités », dit la Société des Nations. « Réduction du service militaire », ajoute-t-elle. Non ! Ce que nous voulons, ce ne sont pas des effectifs réduits, mais « pas d’effectifs » ; ce n’est pas un service militaire réduit, mais « pas de service militaire du tout ».

    Ce que nous voulons, c’est le désarmement total, parce que nous savons que tant qu’il y aura une caserne, tant que dans cette caserne il y aura un soldat, tant qu’entre les mains du soldat il y aura un fusil, l’esprit de guerre ne sera pas mort et la guerre ne sera pas tuée.

    Combattants d’hier, vous qui avez eu la bonne fortune, dans quel état peut-être ? mais enfin, la bonne fortune d’échapper au massacre, vous avez fait la guerre, vous avez été le troupeau qu’on a conduit à l’abattoir. Vous laisserez-vous encore tromper, guider par de mauvais bergers ? Ah ! jurez, dès ce soir, à l’instant même, jurez en votre âme et conscience, prenez l’engagement solennel et sacré, devant vous-même, de ne pas recommencer, de ne plus vous laisser tromper, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse. Mettez-vous bien dans la tête que ces grands mots : Patrie, Honneur, Drapeau, Défense du sol national, Droit, Justice, Liberté, Progrès, Civilisation, sont simplement destinés à masquer les appétits les plus grossiers, les intérêts les plus vils, les combinaisons les plus louches, les dessous les plus fangeux, les impérialismes les plus criminels.

    Combattez la guerre, vous, combattants qui, l’ayant faite, en avez mesuré plus que quiconque l’horreur, la folie et le crime.

    Combattez la guerre, Instituteurs et Institutrices, dans l’âme des enfants qui vous sont confiés ; étouffez les germes qu’on aurait pu jeter dans ces âmes ; les germes de la colère et de la haine des autres peuples, et efforcez-vous à y faire épanouir la fleur splendide de la fraternité universelle.

    Combattez la guerre, femmes, à qui elle enlève les compagnons que vous aimez ! Mères, combattez la guerre qui assassine vos enfants !

    Et vous, militants, propagandistes de toutes les écoles, de toutes les tendances, combattez la guerre ; combattez sans distinction toutes les guerres, offensives ou défensives ; elles sont les mêmes pour les peuples qui les subissent ; elles ont, au fond, la même origine. Il n’y a que comédie dans les distinctions qu’on peut établir entre les unes et les autres.

    Offensives ou défensives, tontes les guerres sont voulues, préméditées, préparées, organisées par le crime des gouvernants, et elles sont subies par la folie des gouvernés.

    On nous a juré que cette guerre serait la dernière. Il faut, camarades, qu’il en soit ainsi. La guerre n’a que trop duré. Elle n’a que trop tué. Il faut qu’à son tour elle meure, et qu’elle reste à jamais ensevelie dans le suaire du passé.

    Alors la paix, la paix radieuse et féconde, se lèvera sur l’humanité définitivement réconciliée et, le cœur débordant de joie, débordant d’espérance, débordant d’idéalisme fraternel, nous verrons se réaliser cette prophétie dont parle le poète : Nous assisterons à l’embrassement fraternel des peuples et des races, sous les cieux définitivement accalmés.


    La Morale officielle... et l’Autre



    Toute la Morale repose sur deux notions fondamentales : le Bien, le Mal. - D’après la Morale officielle, est « Bien » tout ce qui sert les intérêts des Gouvernants et Possédants, est « Mal » tout ce qui nuit aux dits intérêts. - Similitude entre la Loi et la Foi. - La valeur morale d’une action, sanction extérieure et intérieure. - Les trois Vertus cardinales de la Morale officielle : 1° La Résignation ; 2° La Prévoyance. 3° La Charité. - Type du Bourgeois et de l’Ouvrier dérivé de la Morale officielle. - La vraie Morale ne peut s’épanouir qu’entre « Égaux » : morale solidaire et fraternelle.​


    CAMARADES,

    Je ne me propose pas d’embrasser ce soir, dans son ensemble, tout le problème de la morale. D’illustres penseurs, des savants considérables, des historiens distingués, des philosophes éminents s’y sont essayés. Je ne dirai pas s’ils y ont pleinement réussi ; mais je sais qu’ils y ont consacré de lourds in-folios, sans qu’il leur ait été possible, cependant, d’épuiser la matière, tant le problème est vaste et profond. Je n’aurai donc pas la vanité de prétendre exposer dans son ensemble, et à plus forte raison à épuiser, dans une heure, un problème aussi délicat et aussi complexe. Je laisserai de côté, en conséquence, l’étude de la Morale, Science du bien et du mal, sorte de classification générale, en vertu de certains principes directeurs, des actions qu’il est recommandable d’accomplir, méritoire de faire, et des actions qu’il est répréhensible de commettre. Je me bornerai à étudier ce qu’est présentement la Morale officielle, celle qui est en rapport avec le milieu social dans lequel nous vivons, dont nous faisons partie, la morale que l’on enseigne du haut des chaires officielles, dans les écoles et un peu partout. C’est du reste dans ce cadre, dans ces conditions et dans ces limites que je rattacherai l’étude de la morale que je me propose de poursuivre ce soir, l’étude de critique sociale que comportent mes Propos Subversifs.

    Cette conférence sera donc, comme les précédentes, la suite méthodique, rigoureuse, logique, de celles que vous avez déjà entendues.

    Rappelez-vous qu’au cours de ma première conférence j’ai traité de la question religieuse. J’ai consacré la deuxième à l’étude de la propriété ; la troisième à l’examen de l’État ; la quatrième à l’étude de la patrie. Celle-ci, la cinquième, aura pour objet l’étude de la morale. Et de même que j’ai pu dire en parlant de la religion « leur religion » - j’entends par là celle des capitalistes ; - de même que, me situant en 1920, j’ai pu, parlant de la propriété, dire « leur propriété », parlant de l’État dire « leur État », parlant de la patrie dire « leur patrie », de même je vais pouvoir aujourd’hui, parlant de la morale, dire « leur morale ».

    La morale officielle, en effet, c’est la morale des Gouvernants, c’est la morale à l’aide de laquelle ils vivent, satisfaits et arrogants, au sein de la détresse générale, de l’affaiblissement et de la dépression des consciences et des volontés.

    En morale, camarades, il n’y a que deux notions essentielles, fondamentales. Ces deux notions soutiennent à elles seules l’édifice moral tout entier : c’est la notion du Bien et la notion du Mal. Le Bien c’est ce qu’on doit faire, le Mal c’est ce qu’on doit éviter.

    À l’idée de Bien on a coutume de rattacher l’idée de récompense, et à l’idée du Mal celle de châtiment, de punition.

    Vous pouvez chercher, vous ne trouverez pas, dans les traités de morale plus ou moins alambiqués que les éditeurs peuvent mettre à votre disposition, autre chose de véritablement essentiel, fondamental, que ces deux notions : le bien et le mal, le bien ce qu’il faut faire, le mal ce qu’il faut éviter ; sanction du bien : la récompense, sanction du mal : la punition.

    À première vue, il semble facile de préciser ce qu’il faut entendre par le bien et par le mal. Oui, c’est facile, en effet, quand on parle soit au nom de la Foi, soit au nom de la Loi. Religion et législation se sont chargées d’accomplir cette besogne. Et cette rencontre du prêtre et du juge, de celui qui représente Dieu et de celui qui représente la Justice, est extraordinairement suggestive. Cette collusion du prêtre et du magistrat dénonce les affinités qui existent entre ces deux êtres. Prêtre et juge représentent, aux yeux de la classe ignorante, crédule, superstitieuse, quelque chose de sacré, d’incompréhensible, de mystérieux, quelque chose au-dessus de la nature, quelque chose d’extra-humain, planant au-dessus de nos petites misères, de nos défaillances, de nos fautes et de nos erreurs. Dieu d’un côté, la Justice de l’autre. L’un et l’autre : prêtre et magistrat, possèdent les pouvoirs les plus absolus, les plus étendus, les plus illimités. C’est au nom de Dieu que le premier, le prêtre, rend pour ainsi dire des arrêts, et des arrêts qui décident de notre sort éternel, ciel ou enfer. Peut-on imaginer un homme disposant d’une autorité plus considérable, d’un pouvoir plus absolu, plus indiscutable que l’autorité de cet homme qui ouvre ou ferme à sa volonté les portes du paradis ou les portes de l’enfer ?

    Le magistrat, lui, dispose de notre liberté, de notre honneur, de nos intérêts. Il peut saisir celui qui passe sous une accusation fausse, mensongère. Par suite de sa déformation professionnelle, il voit toujours dans cet homme traîné devant lui, un coupable. Disposant de la liberté de ce présumé coupable, il le sépare du reste des vivants, le traque, le poursuit devant un tribunal, forme contre lui un dossier redoutable par lequel, d’avance, il est condamné, car le magistrat transmet le dossier à d’autres magistrats comme lui et les magistrats ne peuvent pas se déjuger entre eux. Pouvez-vous imaginer une autorité plus absolue, un pouvoir plus redoutable que celui-là ?

    Dans toute religion il y a deux parties : la partie théorique : principes, dogmes, croyances, celle qui sert de fondement à la religion tout entière ; et ensuite, la partie morale ou pratique : celle qui trace la ligne de conduite des adeptes en application de ces principes.

    Dans la législation, il en est de même. Le droit comporte, en effet, d’abord, les principes sur lesquels repose ce qu’on peut appeler la justice ; puis, ces principes ayant été posés, établis, comme s’ils étaient à l’abri et au-dessus de toute discussion, il ne reste plus qu’à en fixer l’application, - c’est la partie morale de la législation.

    Pour la religion comme pour la législation, il est extrêmement facile de préciser ce qu’il faut entendre par le bien et par le mal.

    Le prêtre dit : est Bien, doit être considéré comme tel, tout ce qui est conforme à la loi, aux commandements de Dieu et aux enseignements de l’Église. Un point, c’est tout. Est Mal, tout ce qui est contraire à cette loi de Dieu, à ces enseignements de l’Église, aux Commandements de Dieu et de l’Église.

    Et le législateur, employant la même formule, dit, avec la même autorité, la même certitude, en termes aussi catégoriques : le Bien, c’est ce qui est conforme à la Loi ; le Mal, c’est ce qui est contraire à celle-ci.

    Il y a là, vous le reconnaîtrez, une manière expéditive et simpliste de résoudre les cas de conscience. Inutile, en effet, de se mettre martel en tête. Pourquoi, à certaines heures, dans des circonstances troubles, pourquoi rechercher confusément et dans l’obscurité, la direction que notre volonté doit prendre ? Pourquoi sentir cette perplexité, ou tout au moins cette hésitation, qui fait qu’avant de nous décider nous réfléchissons. Pour celui qui s’inspire de la foi ou de la loi, pour celui qui accepte cette définition : « le Bien est ce qui est conforme à la loi » et, en religion, « le Mal est ce qui est contraire à la religion », cette hésitation n’a aucune raison d’être. Tout se borne tout simplement à établir, dans une bonne comptabilité, sur deux colonnes distinctes, d’une part, la liste de toutes les actions conformes à la loi et à la religion, et déclarées bonnes, et méritoires, et, sur l’autre colonne, la liste des actions qui, contraires à la loi et à la religion, sont déclarées coupables et répréhensibles.

    Alors, plus de cas de conscience. Il s’agit tout simplement de consulter les deux colonnes, de voir dans laquelle se trouve l’action qu’on va commettre et de se dire : « Ai-je avantage à me décider pour l’action méritoire qui m’attirera la récompense, ou bien vais-je me laisser aller à l’action coupable, dût-elle me valoir un châtiment ? » C’est l’objet d’une bonne comptabilité. On est plus ou moins adroit en pareille circonstance, mais en réalité la morale n’a rien à voir là-dedans.

    Aux siècles de loi, pendant tout le moyen-âge et pendant presque tout le XVIIIe siècle, on peut dire qu’entre la religion et la loi, entre la règle chrétienne et la règle civile, un accord parfait existait. C’était fatal. La loi civile s’inspirait de la religion. Elle était, en quelque sorte, dominée par la pensée chrétienne, pénétrée, pour ainsi dire, par celle-ci. Loi et foi étaient deux choses si étroitement liées qu’elles n’en faisaient, en quelque sorte, qu’une. La règle civile n’était, en réalité, que la règle religieuse dépouillée de sa parure mystique. Dans le domaine temporel, les rois, les seigneurs, les vassaux étaient exactement comme le pape, les évêques, les fidèles - rois, seigneurs et vassaux - dans le domaine spirituel. La hiérarchie chrétienne et la hiérarchie civile étaient le reflet l’une de l’autre et il était naturel que la règle de l’une fût à peu près celle de l’autre.

    Mais 1789 survint, ébranlant quelque peu cet accord. Oh ! rassurez-vous. L’accord ne fut pas complètement rompu, si ce n’est en apparence. Il a persisté. Aujourd’hui, il est plus discret. L’intelligence entre les deux forces - loi et foi - se fait d’une façon plus détournée ; ce n’est pas une charte officielle, ouverte, c’est une convention secrète ; voilà tout.

    Il a bien fallu tenir compte de l’esprit nouveau. La morale officielle est aujourd’hui une sorte d’amalgame moitié spiritualiste, moitié matérialiste, saturée de toute la pensée chrétienne d’avant 1789 et s’inspirant en même temps des idées nouvelles dans une certaine mesure.

    Remarquez encore ce trait de ressemblance entre la foi et la loi. Dans le cours de notre existence, quand il s’agit d’un fait marquant de notre vie, d’un fait qui fait époque, regardez : vous avez près de vous, d’un côté un prêtre, représentant de Dieu, de l’autre, le représentant de la Loi. A votre naissance, le baptême et l’état civil. Plus tard, première communion et école laïque. Plus tard encore, mariage, - mariage religieux à l’église et mariage civil à la mairie. Tout le temps de son existence, le chrétien est sous l’emprise de l’église, et le citoyen sous l’emprise de la loi. Le percepteur est là qui rappelle tous les ans au citoyen qu’il doit payer l’impôt. Sans compter la caserne, l’armée, qui le gardent vingt-cinq ans, - et il paraît que ça va être vingt-huit ans. Enfin quand vient la mort, l’Église est encore là : derniers sacrements, extrême-onction et enterrement religieux ; tandis que l’état civil enregistre aussi le décès. De telle sorte qu’à toute époque de notre existence, nous avons toujours à nos côtés ce représentant de Dieu et ce représentant de la Loi : le prêtre et le fonctionnaire.

    J’ai l’air, camarades, de m’éloigner de mon sujet. Vous allez voir, cependant, que j’y suis en plein. Car la morale officielle est, pour ainsi dire, comme ce confluent que grossissent les eaux de deux rivières ne formant plus qu’un cours d’eau et emportant le tout vers la même direction. Rivière religieuse d’un côté, rivière civile de l’autre, qui, à un moment donné, arrivent à confondre leurs eaux et à les épandre dans la même direction de servitude et d’oppression sur les volontés et sur les consciences.

    La morale est, en effet, propice aux intérêts des maîtres et des riches. Et j’avais bien raison de dire tout à l’heure : leur morale. De ce mariage secret entre la foi et la loi, la morale officielle a hérité de deux erreurs grossières.

    La première, c’est que cette morale actuelle comporte un caractère de fixité emprunté en quelque sorte au dogme, dogme religieux de Vérité éternelle, dogme philosophique de principes fondamentaux et intangibles.

    Pour donner à la morale, à la règle morale, l’autorité nécessaire, on a cru, en effet, qu’il était décent de l’asseoir sur des bases qui ne changent pas. Et pour lui donner l’ascendant nécessaire sur les consciences et sur les volontés, la morale s’inspire de vérités éternelles et non des conditions dans lesquelles, dans le tréfonds de sa nature, l’homme vit et se développe.

    Il y a là, camarades, une lourde erreur. La morale est une science, et comme telle, elle se constitue lentement, peu à peu, par voie de tâtonnements, de rectifications, d’améliorations successives. La morale n’est que la série des adaptations successives aux conditions de la vie. Or, ces conditions de la vie sont perpétuellement changeantes. Rien n’est fixe dans la nature. Rien n’est stable, rien n’est permanent, rien n’est immobile. Tout, au contraire change, tout se modifie et évolue dans le temps et dans l’espace ; tout se transforme. Et la morale, tout naturellement, suit cette évolution générale. Elle ne peut pas y échapper. Elle est faite par les hommes, et, les hommes changeant incessamment, il est naturel qu’elle change avec eux, en même temps que ceux qui la réglementent et que ceux à qui elle s’applique.

    Si on voulait grouper tous les volumes écrits touchant les modifications incessantes de la règle morale à travers les siècles, on constituerait vraisemblablement une bibliothèque considérable. Vous vous rappelez le fameux Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au delà, - ce qui veut dire que la vérité n’est pas la même selon les climats, selon les pays. On peut en dire autant de la morale. Bien ici, Mal là. Rien ne serait plus facile que d’opposer la morale actuelle aux morales passées, et de démontrer qu’une multitude d’actions considérées autrefois comme méritoires sont aujourd’hui répréhensibles. Voilà une première erreur et nous en verrons les conséquences tout à l’heure.

    La seconde erreur qui est à la charge de la morale officielle, c’est qu’elle a cru devoir, à l’instar des religions, attacher une sanction de récompense extérieure, ou de châtiment à toute action. Je prétends que cette sanction de récompense ou de châtiment enlève à nos actions toute valeur morale. « Dois-je faire telle chose ? - oui, si cela doit me rapporter. Dois-je éviter telle autre chose ? - Oui, si je dois être puni. » Eh bien ! quand on raisonne de la sorte, quand on agit pour mériter la récompense et uniquement pour cela, ou pour éviter un châtiment et uniquement pour cela, l’acte qu’on commet, quel qu’il soit, n’est pas un acte moral, c’est un acte neutre. C’est un acte de bonne comptabilité, comme je disais tout à l’heure. Il s’agit de discerner le plus avantageux : entre deux récompenses, aller vers celle qui vous paraît la plus désirable ; entre deux châtiments, éviter celui qui vous paraît le plus cruel, dussiez-vous subir le moindre. Question de calcul, de bonne comptabilité, à laquelle la morale est totalement étrangère.

    Ce point est extrêmement important, et je voudrais, pour que vous pussiez saisir clairement ma pensée sur le vif, appuyer ma thèse sur quelques exemples.

    Voici un jeune homme. Il convoite la main - la main c’est une façon de parler, je devrais dire la dot - d’une jeune héritière. Il n’a pour elle aucun amour ; ce n’est pas la passion qui l’inspire ; mais il sait qu’elle est puissamment riche et qu’elle le sera davantage un jour. Il convoite la dot de cette jeune héritière. Celle-ci a été élevée au couvent. Elle appartient à une famille profondément attachée aux choses de la religion. Elle est, elle-même, extrêmement pieuse et n’acceptera pour époux qu’un homme qui manifestera une piété profonde. Le jeune homme en question ne croit ni à Dieu ni au Diable. Seulement, il croit à la fortune, il croit à la richesse, et, à défaut d’autre Dieu, il a le culte de l’or. En sorte qu’il désire être agréé à tout prix par cette jeune fille. Pour se marier avec elle, il feindra volontiers la piété la plus profonde, il accomplira toutes les cérémonies, il prononcera tous les oremus et se laissera aller à tous les salamalecs d’usage dans les familles pieuses, en pareil cas. Le mariage a lieu.

    Et voici un autre jeune homme. Celui-là est, au contraire passionnément épris d’une jeune fille pauvre. Il en est aimé. L’un comme l’autre n’écoutent que la voix de la nature et ont le désir ardent de vivre ensemble. Sans consulter ni monsieur le Maire, ni monsieur le Curé, ils s’unissent.

    Quelle sera la valeur morale de ces deux unions ? La première recevra toutes les bénédictions de l’Hôtel de Ville et de la Société. La seconde sera considérée comme une profanation de l’amour véritable et sacré. Aux premiers époux, jusqu’à la fin de leurs jours, les bénédictions de l’Église. Aux seconds, au contraire, sera réservé le jugement le plus sévère. Ces deux jeunes gens qui se sont unis simplement parce qu’ils s’aimaient seront considérés, par l’Église et par la Loi, comme vivant en concubinage, par conséquent, au point de vue religion, comme en état de péché mortel, et s’ils ne régularisent pas leur union avant leur décès, ils seront voués aux tourments infernaux.

    La récompense, vous le voyez, va à celui qui a su manœuvrer habilement et pour qui le mariage n’a été qu’un calcul et une comédie indigne. Son acte n’est pas un acte moral et cependant il est récompensé. Quant à l’autre, je serais bien aise que quelqu’un vînt m’expliquer en quoi il peut être répréhensible de céder, lorsqu’on est jeune, à la voix de la nature et de se prouver qu’on s’aime, quand on s’aime avec pureté et désintéressement.

    Autre exemple. Et ici c’est la règle laïque, plus encore que la règle religieuse, la règle civile qui va intervenir.

    Une jeune femme se promène sur les bords d’un cours d’eau. Elle est accompagnée d’un bébé. L’enfant joue ; la mère lit ; elle est assise et, absorbée dans sa lecture, elle a un instant perdu de vue le petit. Celui-ci, en jouant, est tombé dans la rivière ; il est en danger de mort ; il va se noyer.

    Un homme est là, jeune encore, vigoureux, robuste. La mère, affolée, se précipite vers cet homme et lui dit, suppliante : « Sauvez mon enfant ! » Celui-ci a été témoin de l’accident ; il n’en est pas autrement ému ; il se dit : « Après tout, je ne connais pas cette femme ni cet enfant ; je ne vois pas pourquoi j’irais me jeter à l’eau et peut-être même courir le risque de me noyer pour quelqu’un qui ne m’est rien ; et puis, la mère n’avait qu’à surveiller davantage son petit. »

    Il hésite, et le temps passe. La mère, désespérée, s’écrie : « Je vous en conjure, je vous donne, si vous le voulez, ma fortune pour sauver mon enfant ; vous n’avez pas l’air riche, voulez-vous mille francs si vous allez à son secours ? »

    L’homme hésite.

    « Dix mille francs, si vous le ramenez dans mes bras ? »

    Dix mille francs ! L’homme commence alors à se dévêtir et se prépare à se jeter à l’eau.

    Mais voici qu’un autre homme, qui a aperçu l’enfant qui se noyait, est accouru ; il est arrivé tout près de l’endroit où l’enfant a disparu et, sans hésiter, s’est précipité à l’eau. Il a la bonne fortune de saisir l’enfant, le ramène sur le rivage et le place dans les bras de sa maman. Et, aussitôt qu’il est assuré que l’enfant est sauvé, qu’il est vivant, qu’il ne court plus aucun danger, il s’éloigne.

    La mère veut le rappeler et veut remercier cet homme. Et celui-ci lui dit : « Mais, Madame, ce que j’ai fait est tout naturel et ne mérite nulle reconnaissance ; et puis, je suis si heureux d’avoir vu briller des larmes de joie dans vos yeux qui, tout à l’heure, étaient mouillés de larmes de tristesse. »

    Et il s’en va, non sans entendre l’expression de la reconnaissance de la mère, mais, bien entendu, sans attendre qu’elle lui fasse des propositions de récompense.

    Eh bien ! camarades, je fais cette supposition : au lieu que ce soit cet homme, le second, qui ait sauvé l’enfant, je suppose que ce soit le premier. L’enfant était toujours sauvé, rendu à sa mère. Mais ne comprenez-vous pas la différence qu’il y a, l’opposition qui existe, au point de vue moral, entre les deux actes dont l’un n’eût été décidé par son auteur que par l’appât d’une récompense, tandis que l’autre, au contraire, n’aurait eu d’autre but que de sauver l’enfant en péril et de rendre à la mère ce petit qu’elle aimait ? Cet homme n’a pas obéi à d’autres considérations. Voilà un acte véritablement moral, parce qu’aucune idée de récompense n’y est attachée.

    Vous sentez aussi bien que moi que toutes les fois qu’une sanction intervient - et qui, seule, détermine l’acte - cette sanction suffit pour enlever toute valeur morale à l’acte lui-même.

    Ce n’est pas une sanction problématique et incertaine, c’est une sanction certaine, parce qu’elle est attachée à l’acte même. Si vous accomplissez une bonne action, vous en éprouvez de la joie ; si vous en commettez une mauvaise, vous en éprouvez du regret. Si vous buvez avec excès ou si vous mangez jusqu’à l’indigestion, vous êtes malade : la voilà, la sanction. Si, au contraire, vous suivez un régime régulier, si vous évitez les excès, vous êtes d’ordinaire bien portant : la voilà aussi, la sanction.

    Dans le domaine physique, la sanction, c’est la bonne ou la mauvaise santé, c’est la force ou la faiblesse, c’est la longévité ou l’existence courte. Dans le domaine moral, c’est cette joie intime et profonde qui fait que l’on peut comparaître hautement devant sa propre conscience, se rendre justice et éprouver une joie indicible, une fierté incomparable. Descendez dans la conscience de ce sauveur désintéressé et vous verrez que son cœur est inondé d’une joie qui est à la fois la plus noble, la plus pure et la plus certaine des récompenses.

    Le trait essentiel de la morale officielle, c’est la duplicité, c’est-à-dire l’hypocrisie, la fourberie, et ce trait apparaît manifeste, éclatant, dans l’étude de ce que j’appelle les fausses vertus, les vertus qui n’en sont pas, et qui, à mes yeux, sont des vices.

    Il y en a trois surtout qu’on pourrait considérer comme les vertus cardinales recommandées par la morale officielle. Je les énumère d’abord, nous jetterons ensuite un coup d’œil sur chacune d’elles : 1° la résignation ; 2° la prévoyance ; 8° la charité.

    Si l’on se place sur le plan de la morale avec sanction extérieure, toute vertu doit être utile à qui la pratique. Celui qui la pratique doit y trouver un avantage, un bénéfice matériel ou moral ; il doit y trouver son compte ; sans quoi, pourquoi pratiquerait-il une vertu qui ne lui rapporterait rien ?

    Eh bien, ces trois vertus cardinales du monde bourgeois : résignation, prévoyance, charité, ne sont pas avantageuses à ceux à qui on les recommande : les opprimés et les pauvres ; elles ne le sont qu’aux gouvernants et aux possédants ; et, par conséquent, elles sont, dans la même mesure, nuisibles aux gouvernés et aux travailleurs.

    La résignation, c’est ce mouvement et cette habitude qui inclinent celui qui souffre à supporter sans rien dire, sans murmurer, sa douleur. L’esprit de résignation est, comme vous le voyez, contraire à l’esprit de révolte. Le résigné, c’est celui à qui on a fini par persuader que, de tout temps, il y a eu des pauvres, qu’il est bon qu’il y en ait et qu’il y en aura toujours ; que la vie est faite d’adversités, de douleurs, d’amertumes ; que, si on veut être heureux, il ne faut pas regarder ceux qui sont au-dessus, mais, au contraire, ceux qui sont au-dessous de soi ; qu’il faut savoir se contenter de peu ; et puis, que la révolte est inutile et dangereuse. « A quoi bon se révolter ? disent les prêcheurs de résignation, la révolte est stérile et dangereuse ; il vaut mieux se résigner, de gré ou de force ; résignez-vous donc, pauvres diables ! Et poussez la résignation jusqu’à ne rien faire pour tenter de sortir du cercle de souffrance dans lequel vous êtes enfermés. Gardez-vous d’essayer d’améliorer votre sort. Résignez-vous ; courbez la tête ; prenez votre parti de toutes les douleurs qui vous accablent. Gardez-vous d’être syndiqués ; qu’iriez-vous faire dans les syndicats ? Entendre les mauvais conseils de ceux qui ne veulent pas se résigner ? Gardez-vous aussi d’être socialistes ; qu’iriez-vous faire dans les groupements socialistes ? Fréquenter ces gens qui veulent tout bouleverser ? Mais surtout ne soyez pas anarchistes ; qu’iriez-vous faire, quelle figure feriez-vous, au milieu de ces hommes qui sont les pires bandits, des êtres de sang et de mort, de sac et de corde, qui ne songent qu’à ne rien faire et à bien vivre aux dépens des autres ? »

    J’ose opposer à l’esprit de résignation l’esprit de révolte.

    Ah ! je comprends jusqu’à quel point la résignation des foules est profitable aux maîtres, aux riches et aux gouvernants. Tant que les foules sont inclinées, tant qu’elles restent agenouillées, tant que, sous le fouet du maître, elles ne regimbent pas, tant qu’elles se laissent aller à cette résignation qu’on leur conseille, les riches peuvent dormir tranquilles et digérer béatement. Leurs plaisirs et leurs loisirs ne sont jamais troublés par ceux dont les têtes s’inclinent.

    Seul, l’esprit de révolte a pu déterminer dans l’histoire, de loin en loin, des progrès appréciables. Si l’esprit de révolte ne s’était pas emparé de l’humanité à certaines heures, nous en serions encore à l’âge de pierre. Ce serait encore l’homme le plus brutal et le plus musclé qui serait notre maître ; son coup de poing formidable serait la seule loi sous laquelle il faudrait s’incliner. L’esprit de révolte, c’est l’esprit de révolution ; l’esprit de résignation, au contraire, c’est l’esprit de passivité et d’obéissance.

    Comprenez-vous pourquoi la résignation est indiquée comme une des vertus fondamentales de l’ordre social par la classe capitaliste ? Ce n’est pas dans l’intérêt des résignés ; c’est dans l’intérêt de ceux que l’absence de résignation - j’entends par là l’esprit de révolte - menacerait dans leurs privilèges.

    Et voici la seconde vertu cardinale : la prévoyance.

    « Travailleurs, privez-vous ! Économisez ! C’est, d’abord, pour vous, le seul moyen de parvenir. Peut-être à l’aide des économies que vous aurez si péniblement amassées, vous pourrez vous faire une petite situation, vous approcher du patronat, devenir patron à votre tour. Et puis, songez à vos vieux jours. Quand vous serez parvenus à la vieillesse, que vous ne serez plus capables de manier l’outil, que vous serez renvoyés de partout - des bureaux, des ateliers, des chantiers, des usines, - que votre corps ne pourra plus se pencher vers la terre pour la cultiver, alors, si vous n’avez pas été prévoyants, vous mourrez de faim. Economisez donc, soyez prévoyants ! »

    Mais ces gens-là ne se rendent donc pas compte que de tels conseils sont le réquisitoire le plus formidable qu’on puisse élever contre leurs institutions sociales ? Dire au pauvre diable qui a déjà tant de peine à vivre, qui, lorsqu’il travaille, gagne tout juste de quoi se suffire et élever ses enfants, lui dire d’économiser, mais c’est lui apprendre - s’il ne le savait déjà -qu’il vit dans une société d’où la solidarité est bannie, qu’il est seul contre tous, que, s’il est malade, personne ne le soignera, que, s’il est sans travail, personne ne lui viendra en aide, que, s’il devient vieux et s’il n’a pu économiser, personne ne lui tendra une main secourable. N’est-ce pas, je le répète, le réquisitoire le plus formidable qu’on puisse prononcer contre la société elle-même ?

    Mais les bourgeois sont tellement aveuglés par le souci de leurs propres intérêts, qu’ils ne voient pas cela et qu’ils s’imaginent qu’en prêchant la prévoyance, ils donnent un conseil salutaire en même temps qu’ils enseignent une véritable vertu à ceux qui ont la faiblesse de les écouter.

    La prévoyance est, du reste, lettre morte pour l’immense majorité des travailleurs. Le salarié ne peut pas épargner, - ou si peu ! A peine a-t-il mis de côté quelques centaines de francs, que la maladie passe dans sa famille, qu’un enfant vient ou qu’un autre s’en va ; il y a toujours quelque chose : maladie, chômage, accident, catastrophe imprévue, mort ou naissance, il y a toujours quelque chose qui fait que la ménagère qui, chez elle, avec l’aide de son compagnon, a fini par mettre péniblement quelques sous de côté, est obligée d’entamer la réserve et la voit disparaître.

    La prévoyance reste peut-être à l’état de désir chez le travailleur ; elle devient rarement une réalité bienfaisante. Il y a, au contraire, tout avantage pour les capitalistes à prêcher la prévoyance : celui qui est prévoyant, celui qui s’habitue insensiblement à vivre de peu, très peu, celui qui rogne le plus possible sur les dépenses à faire ; celui qui se fait scrupule de ne pas dépenser sans nécessité la moindre somme, celui qui s’impose des privations, celui-là est un ouvrier comme les patrons les aiment. Il est disposé, quand on lui impose un salaire moindre, à l’accepter, puisqu’il peut vivre quand même, qu’il a fait des économies et qu’il ne redoute rien autant que de ne pas travailler. Il a 25 francs par jour et il met 6, 7 ou 8 francs de côté. Il peut donc se contenter de 16, 17 ou 18 francs.

    Et voici que je parle de choses actuelles : ce que jedis n’est pas simplement une hypothèse. C’est au contraire ce qui se passe en ce moment. Les patrons rognent de plus en plus les salaires. Ils luttent contre les salaires trop élevés, disent-ils. Et pour provoquer cette fameuse vague de baisse dont on parle sans cesse et qu’on ne voit pas souvent, les patrons tentent de diminuer le prix de la main-d’œuvre. Eh bien ! cet homme qui trouve le moyen, en gagnant 25 francs par jour, d’en économiser 6, 7 ou 8, s’inclinera plus facilement devant le patron que celui qui, avec 25 francs, peut tout juste vivre et trouve même qu’il ne gagne pas assez. Ce dernier se défendra et défendra son salaire. Il est évident que l’autre ne le défendra pas avec la même vigueur.

    Il ne fera jamais grève. Il n’y a pas de danger que lui, prévoyant, fasse grève ! Celui dont l’unique souci est d’épargner, de mettre de côté, de se constituer un petit magot, veut toujours travailler. Il considère la grève comme un état de choses désastreux pour lui et les grévistes comme ses pires ennemis. Ce ne sera pas, par conséquent, lui qui fera grève. Il est, au contraire, tout désigné pour la jaunisse.

    Et puis, soyez perspicaces : même s’il advient que des travailleurs, écoutant les conseils de prévoyance, parviennent à réaliser quelques économies, à constituer quelque épargne, ce sera encore une bonne fortune pour les capitalistes. Ils savent pratiquer avec adresse le drainage périodique de l’épargne. Ils savent rafler ce qui se trouve dans les bas de laine ou dans les armoires, par des emprunts, par des valeurs à lots, par la spéculation dite avantageuse. Et comme, en général, le travailleur n’est pas très au courant des choses de la Bourse, il prend comme valeurs de tout repos des valeurs qu’on vend à la Bourse, c’est vrai, mais qui n’ont souvent que la valeur du papier. Ainsi, les prévoyants, les épargnants sont dépossédés par la spéculation. Ce sont les grands banquiers, les agioteurs qui drainent cette épargne si péniblement réalisée ; si bien que le travailleur qui a économisé se trouve un jour dans la même situation que celui qui n’a jamais mis un sou de côté.

    Vous connaissez, par ailleurs, la mentalité de ces épargnants. Vous les avez rencontrés, ces gens qui n’ont que quelques billets de mille francs. Ils sont d’une rapacité sans égale ! Au point de vue capitaliste, ils sont indécrottables. Ils tiennent à leurs quatre sous, quasi plus que le millionnaire à ses millions. Et ils considèrent le socialiste, l’anarchiste surtout comme voulant mettre la main sur ce qu’ils ont péniblement amassé. On ne cesse, au surplus, de leur dire : « Tu vois bien que ce sont tes ennemis, à toi qui as eu tant de peine à mettre de côté quelques milliers de francs, tandis qu’eux, les anarchistes, faisaient la noce, allaient chez le bistro et ne travaillaient pas. Et ces fainéants, ces débauchés, ces ivrognes voudraient maintenant prendre tes quatre sous. Il faut te défendre contre eux. »

    Il n’y a pas de danger que l’épargnant soit socialiste ou anarchiste. Il est avec le patron, avec les bourgeois, avec les gouvernants. C’est un bon électeur, un électeur qui vote toujours pour le candidat officiel, pour le candidat du gouvernement.

    Nous, nous comprenons la prévoyance, mais nous ne la concevons pas de la même manière. Nous admettons la prévoyance, mais pratiquée en commun. Nous savons que dans une société fédéraliste, dans une société communiste libertaire, celle à laquelle nous travaillons et vers laquelle nous aspirons, il faudra songer à être prévoyant. Mais l’épargne ne se fera pas par chacun et pour chacun. Elle se fera d’une façon commune, en prévision d’une disette possible ou d’une calamité quelconque. Il peut y avoir crise sur le bétail, crise sur le blé, crise sur l’ensemble des produits et, en prévision de ces crises, il est bon d’avoir des réserves. Nous concevons la prévoyance pratiquée, non pas par quelques-uns, au détriment des autres, mais, au contraire, pratiquée par tous au bénéfice de tous.

    La troisième fausse vertu, c’est la charité. Celle-là, c’est la plus répugnante des trois. C’est une précieuse, une magnifique, une incomparable soupape de sûreté pour les riches.

    C’est, pour le pauvre diable, la main tendue à la façon d’une sébile. C’est l’affamé regardant d’un air suppliant et invoquant d’une bouche implorante la bonne charité du passant.

    La main tendue ! La bouche implorante ! Celui qui n’a rien puisqu’il est obligé de demander aux autres ! Celui qui a été dépossédé, puisqu’il est réduit à la misère ! La main tendue, lorsque le poing devrait se fermer ! La bouche implorante lorsque les lèvres devraient vomir l’imprécation et la haine contre ceux qui l’ont condamné à cet état de misère !

    Et ce sont toujours les mêmes qui donnent et ce sont toujours les mêmes qui reçoivent. Ah ! quel contraste entre la solidarité et la charité ! Il y a solidarité entre ceux qui, tour à tour, donnent ou reçoivent : « Tu es pauvre, je le suis aussi ; tu es momentanément gêné ; mais ce qui est à moi est à toi. Prends. Tu es mon frère. Je sais que, demain, si c’est toi qui est dans l’aisance et moi dans l’embarras, je pourrai puiser dans ta poche comme tu as le droit de puiser dans la mienne. » Nous exaltons la solidarité, oui ; mais nous combattons la charité !

    La charité implique deux classes : l’une à qui appartient tout le superflu, l’autre à qui est réservée toute la misère ; la première prélève quelque chose - peu de chose - sur son superflu pour que ne meure pas tout à fait et surtout pour que ne se révolte pas la seconde. Voilà le secret de la charité !

    La charité, c’est l’arrogance de celui qui laisse tomber de sa main l’aumône par laquelle il se considère comme bienfaiteur de l’humanité ; et c’est la platitude, une platitude servile et rampante chez celui dont l’existence est attachée au morceau de pain ou à la pièce de monnaie qu’il sollicite.

    La charité, c’est l’asile de nuit ; c’est, à la porte des restaurants ou des maisons bourgeoises, la distribution de soupe ; ce sont les bons de pain, les bureaux de bienfaisance, l’assistance publique ! Ce sont les orphelinats pour les enfants, les hospices pour les vieillards ; c’est cette floraison incroyable de philanthropie sur le fumier social.

    Voilà ce qu’est la charité, pour les pauvres. Et, pour les riches, ce sont les soirées de gala, les représentations, les spectacles à grand tra-la-la ; ce sont, quand une catastrophe éclate et fait scandale, les ventes aux comptoirs des riches sur les cadavres des pauvres, l’occasion pour toutes les vanités mondaines de s’exhiber. Madame parle des pauvres et elle fait la charité en promenant dans de riches salons cinq cent mille francs de bijoux sur ses épaules nues et fardées. Voilà ce qu’est la charité pour les riches.

    Donc, pour les pauvres, l’humiliation et la douleur et pour les riches, au contraire, l’arrogance et le plaisir.

    On dit - et j’ai souvent entendu dire - en parlant d’un de ceux qu’on appelle « les bons riche » : « Il fait tant de bien. » Quand j’entends une telle réflexion, je ne puis me défendre de faire celle-ci : « Faut-il qu’il ait volé des millions pour en lâcher si facilement ! »

    Telles sont, camarades, les fausses vertus où éclate plus particulièrement l’hypocrisie sociale. Tout y est comédie. On enseigne et on recommande l’amour, l’amour fraternel, l’amour entre les hommes. La morale officielle nous dit : « Aimez-vous, aimez-vous ! » Et on nous précipite les uns contre les autres. Tout autour de nous il n’y a que luttes, conflits, violences, guerres. Comment voulez-vous que s’épanouisse en nos cœurs la fleur d’amour, alors qu’on y jette à pleines mains tous les ferments de la haine ? Il est impossible qu’on s’aime.

    On s’aimera dans une société où les causes de haine auront disparu. Tant que ces causes de haine persisteront, vous aurez beau prononcer les mots d’amour, d’entente et de fraternité, faire tomber de vos lèvres les paroles les plus éloquentes et faire entendre les exhortations les plus persuasives, personne ne vous écoutera. A peine aura-t-on applaudi à vos paroles éloquentes, qu’on se retrouvera jeté dans la mêlée, au contact des nécessités, obligé de se défendre ou d’attaquer, de jouer des coudes pour ne pas être écrasé. Où sont ceux qui, tombés ou déchus, voient un de leurs frères en humanité perdre son temps à leur tendre la main afin de les aider à se relever ? Chacun va à ses plaisirs, à ses affaires, à sa fortune, à ses ambitions. On ne s’inquiète pas de celui qui est tombé. On n’a pas de temps à perdre. Et de quoi servirait-il de lui tendre la main ? On n’a rien à attendre de celui qui est tombé ; on ne peut que se compromettre en volant à son secours. Mieux vaut passer sur son ventre, on est plus haut et on marche plus vite.

    On nous dit : « Aimez la vérité, fuyez le mensonge ; aimez ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est juste. »

    Et, dans notre société, tout est mensonge, laideur et injustice. Tout est mensonge : l’honnêteté des commerçants ? Mensonge ! La bonté des patrons ? Mensonge ! La sincérité des politiciens ? Mensonge ! La gloire des militaires ? Mensonge ! Le désintéressement des hommes d’État ? Mensonge !

    On glorifie le travailleur ? Oui... au théâtre ! Dans les romans ! Vous avez vu, dans les cérémonies officielles, ce monsieur en redingote noire et en cravate blanche, ce personnage représentant le gouvernement et qui tend une main qui n’a jamais travaillé, une main blanche, fine, aristocratique, à la main calleuse d’un vieux travailleur et pose sur sa poitrine la médaille des vieux ouvriers ? Quelle comédie !

    Dans les romans, oui, on louange le travail. Mais dans la vie, au contraire, c’est à l’oisiveté, aux portefeuilles bien garnis que vont toutes les adulations, tous les sourires, toutes les flatteries et toutes les considérations. On heurte, sans égards et sans s’excuser, le vieux travailleur qui a consacré toute sa vie à un labeur pénible, humiliant, ingrat, et qui marche, modeste, effacé, tandis qu’au contraire on s’écarte sur le passage d’un jeune adolescent qui a trouvé cent mille francs de rente dans son berceau, qui n’a jamais fait autre chose que se promener, qui ne sait pas ce que c’est que travailler, qui vit du travail des autres. C’est lui qui est l’homme respecté, c’est à lui que vont les honneurs. Malheur et mépris à celui qui travaille ! Bonheur et considération à celui qui ne fait rien !

    Bourgeois, votre morale a produit deux types classiques, Et je voudrais qu’il me fût donné de bien brosser, de bien tracer ces deux types classiques de la morale bourgeoise : l’ouvrier sérieux d’abord, le bon bourgeois ensuite.

    L’ouvrier sérieux, sorte de bête de somme, pas méchant, ce qu’on appelle un « boulot », travaillant d’arrache-pied, toujours bien avec le patron, s’inclinant devant le contremaître, ne discutant jamais les ordres qui lui sont donnés, briguant dans la coulisse la succession du contre-coup, capable, pour évincer celui-ci et prendre sa place, de toutes les petites saletés, à condition qu’on n’en sache rien ; et, autant il est rampant quand il est simple ouvrier, autant, quand il a réalisé son rêve et est devenu contremaître, il devient hargneux, méfiant, jaloux, arrogant, susceptible et méchant.

    Voilà le type du bon ouvrier selon la morale bourgeoise. Oh ! il ne fait jamais grève, celui-là ! Il se garderait bien de formuler des revendications que son patron pourrait trouver excessives. Il n’est même pas syndiqué. S’il était anarchiste, ce serait l’abomination de la désolation. Il n’est pas militant. Il vit au jour le jour et il se contente, quand ses camarades de travail, à la faveur d’un geste énergique, obtiennent des conditions meilleures, il se contente d’en profiter.

    Le type du bon bourgeois ? Être médiocre, terne, sans dignité, sans franchise. Il a horreur d’exprimer franchement une opinion. D’abord a-t-il une opinion ? Mais, s’il en a une, il se garde bien de l’exprimer. Cela lui ferait du tort dans ses affaires. Il est lâche ; lâche avec ceux qui sont au-dessus de lui, parce qu’il a quelque chose à craindre ou à espérer d’eux ; mais il est arrogant et plein de morgue envers ceux qui sont au-dessous de lui. Il se venge en quelque sorte de l’humilité dans laquelle il vit par rapport aux uns par l’humilité dans laquelle il exige que ceux qui sont plus bas que lui vivent par rapport à lui. Cela lui permet de maintenir une sorte de juste équilibre entre ceux qui sont au-dessus et ceux qui sont au-dessous de lui. Il forme, pour ainsi dire, le trait d’union très effacé entre les uns et les autres. Ce qu’il aime par dessus tout, c’est la tranquillité. Il désire avant toutes choses que rien ne trouble la sérénité de son esprit. Pas d’histoires, pas d’ennuis. Et, après la tranquillité, la chose à laquelle il attache le plus de prix, c’est la considération. Il est capable de toutes les petites vilenies pour garder sa tranquillité et pour voler la considération. Sa conscience, peu scrupuleuse, n’élève pas contre lui, en pareil cas, le moindre reproche. Il est capable de braver l’opinion. Enfin, il vit sans idéal : pour boire, pour manger, pour dormir, comme la brute ou comme la plante. Un point, c’est tout.

    Ce type-là, c’est celui qu’on est convenu d’appeler un honnête homme. Vous avez vu ça sur des affiches : « Appel aux honnêtes gens ! » Les « honnêtes gens », c’est ça ! Moi je les appelle des fripouilles.

    Une seule chose suffirait à condamner la morale officielle : c’est le système de répression sur lequel cette morale s’appuie. La répression est stérile et ceux qui l’emploient le savent bien. Ils savent qu’ils ont beau forger des lois et toujours des lois, ces lois n’élèvent pas le niveau moral ; elles l’abaissent. Dans les pays, dans les civilisations où le code est le moins touffu, où il y a le moins de dispositions législatives, où l’appareil de répression est inexistant ou réduit au minimum, le niveau moral est beaucoup plus élevé ; c’est incontestable.

    Le Bien, au surplus, consiste à prévenir la faute et non pas à réprimer et à sévir. Seulement, il faut à la société actuelle des délinquants et des criminels. On en fabrique à l’envi pour justifier à la fois le législateur, le magistrat, le policier, le gendarme, le gardien de prison et le bourreau. Le bourreau, voilà, dans notre société, le grand moralisateur.

    Que n’ai-je, camarades, le temps d’opposer la vraie morale à cette caricature de morale ? J’en parlerai au cours de ma dernière conférence, lorsque j’examinerai l’ébauche de la société de demain. Je ferai, à ce moment-là, une place suffisante à la question morale. Je ne me bornerai pas à indiquer seulement comment production, répartition et consommation des produits pourront être obtenues dans un milieu libre et fraternel. Et je ne parlerai pas seulement de la vie intellectuelle de ceux qui nous succéderont. Je parlerai aussi de leur vie morale. Mais ce soir, tout ce que je veux dire - et ce sera mon dernier mot - c’est que la morale dont nous nous inspirons, que j’appellerai égalitaire parce que c’est une morale qui se pratique entre égaux et qu’elle est faite de réciprocité, consiste dans un échange incessant des mille petits services qu’on est appelé à se rendre les uns les autres, qui embellissent la vie et en font le charme.

    On n’a pas toujours l’occasion de se jeter à l’eau pour sauver un enfant en danger et le rendre à sa mère, ni d’escalader une échelle pour aller à travers l’incendie arracher à la mort une personne que la flamme déjà pourlèche. On n’a pas tous les jours l’occasion d’accomplir un acte héroïque. Mais on a tous les jours, à tout instant, l’occasion d’être utile à quelqu’un, de faire plaisir ou de rendre service. Et ce sont ces mille plaisirs faits les uns aux autres, ces mille services rendus réciproquement, qui embellissent la vie et qui en font le charme.

    Soyons égaux, disons-nous aux hommes, et nous entendons par là : « Ne soyons ni maîtres, ni esclaves. Fuyons la domination autant que la servitude. Ne consentons pas à être exploités ni à être exploiteurs. Vous ne voulez pas être volés ? soit ; mais ne devenez pas davantage voleurs. »

    La vraie morale, la voilà. Elle consiste à n’être ni maîtres, ni esclaves. Nous ne voulons faire la loi à personne, ni contre personne, ce qui nous autorise à secouer le joug de la loi. Nous ne voulons imposer de chaînes à personne, et voilà pourquoi nous voulons briser les nôtres. Nous ne voulons donner des ordres à personne, mais nous ne voulons pas en recevoir. Quand il n’y aura plus ni maîtres, ni serviteurs, les hommes seront justes, fraternels, loyaux ; alors ils seront vertueux ; et la vertu se pratiquera pour ainsi dire sans effort ; elle sera en quelque sorte spontanée, naturelle ; elle deviendra chez nous, non seulement un sentiment, mais une habitude.

    Quand tu vivras dans cette société, mon frère, tu ne mentiras plus. Sais-tu pourquoi ? Ce n’est peut-être pas que tu seras meilleur qu’aujourd’hui. Mais aujourd’hui, tu vis dans une atmosphère de mensonge et d’hypocrisie, tu subis l’entraînement général, tu fais en quelque sorte comme les autres. Dans la société future, tu ne mentiras pas, parce que tu n’auras plus aucune raison de mentir et que tes lèvres s’ouvriront plus facilement à la vérité qu’au mensonge. On ne ment que lorsque l’on a un intérêt à mentir. Quand, au contraire, l’intérêt du mensonge disparaît, on dit la vérité d’autant plus naturellement qu’on n’a plus à supporter les mensonges des autres.

    Tu ne haïras plus, mon frère, puisque tu n’auras plus aucune raison de haïr et que nos lèvres prononcent plus facilement des mots d’amour que des mots de haine.

    Tu ne seras plus cupide, mon frère, puisque la fortune, la richesse privée seront abolies, et que tu n’auras aucun moyen d’en acquérir toi-même. Pourquoi serais-tu cupide ?

    Tu ne seras plus ambitieux, ni autoritaire, puisque les Pouvoirs qui stimulent les ambitions et confèrent l’autorité auront été brisés.

    Tu vivras donc en parfaite égalité avec les autres hommes. Tu seras ton maître. Tout sera commun ; peines et joies, craintes et espérances, abondance et disette.

    Jeunes gens qui m’écoutez, peut-être vivrez-vous ce rêve merveilleux. Je vous le souhaite de tout mon cœur. C’est une grande joie pour moi de penser que si mes yeux se ferment avant que je n’aie eu l’immense satisfaction de saluer l’aurore de ce beau jour, vous vivrez, vous, grâce à votre jeunesse - peut-être - ce jour de paix, de fraternité, d’amour, de vérité, d’abondance et de justice.

    Faites effort en vue de mériter la réalisation de tout cela. Et le meilleur moyen de le mériter, le meilleur moyen de vivre ce rêve, c’est de le préparer. Songez qu’en le préparant, mes amis, vous le vivez déjà, ce rêve magnifique !

    Jeunes gens qui m’entendez et dont je pourrais être le père, jeunes gens que j’aime comme si vous étiez mes fils ; hommes d’un certain âge appartenant, non pas à ma génération, mais à la génération qui suit, jeunes hommes qui pourriez être mes fils aussi et dont je me flatte, en tout cas, d’être le frère aîné ; jeunes gens et hommes d’âge mûr, songez à ce que vous devez faire désormais. Vous avez vingt, trente, quarante ans ; vous êtes encore jeunes.

    Vous n’avez peut-être pas fixé votre choix sur la direction vers laquelle vous allez marcher. Voyez devant vous. Deux voies vous sont ouvertes. L’une, large, éclairée, tumultueuse, où la foule se précipite ; l’autre, au contraire, petit chemin discret ayant à droite et à gauche des ronces et des épines, c’est ce chemin qu’il faut suivre. Vous ne serez pas nombreux, mais vous serez les meilleurs. Gardez-vous de la voie spacieuse et bruyante dans laquelle s’engage la multitude. Là n’est pas votre place. Hommes jeunes et courageux, si vous voulez travailler pour l’avenir, prenez au contraire le petit chemin. Vous n’y serez qu’avec quelques amis. Vous connaîtrez souvent des jours rudes. Il vous faudra abandonner peut-être ce que vous avez de plus cher, briser des amitiés précieuses, renoncer à des affections familiales qui vous unissent à ceux que vous aimez le plus. Mais vous vous sentirez emportés par l’amour de la propagande, quand vos yeux se seront ouverts, quand vous aurez constaté que, au bout de ce petit chemin, l’horizon s’agrandit, s’élargit, les sommets apparaissent radieux, vertigineux, les horizons démesurément étendus, et que tout y est fertile et beau : c’est la terre promise.

    Jeunes gens, croyez-moi : prenez ce chemin-là. Vous vous en trouverez bien. Vous aimerez vos propres souffrances. Vous vous réjouirez de l’adversité quand celle-ci s’abattra sur vous. Vous sentirez que cette adversité est le coup de fouet parfois nécessaire et vous ne vous laisserez pas aller à ralentir votre marche.

    J’ai été trop heureux dans la vie, trop entouré d’affection, quand mes camarades me vouaient une estime trop grande, presque une vénération. Et j’ai été victime, vous le savez, d’une épreuve redoutable. J’en suis content. Ma haine pour la société actuelle commençait à fléchir, mon esprit de révolte à s’émousser. Il a fallu que je sois victime d’une injustice épouvantable pour que je sente combien je devais haïr cette société, et je la hais plus que jamais.

    Si vous le permettez, je terminerai - c’est l’affaire de deux minutes - par un court récit. On a tort de parler de soi, c’est vrai. Cependant, quand on en parle sans vanité, sans orgueil, non pour se donner en exemple, mais pour entraîner ses amis dans la bonne voie, on est, je pense, excusable.

    C’était en 1891. Il y a, vous le voyez, vingt-neuf ans, bientôt trente. J’étais en prison à Aix-en-Provence, près de Marseille. Je venais d’être condamné à dix-huit mois pour un discours que j’avais prononcé au cours des conférences que je faisais dans le Midi. Ma mère habitait à ce moment à l’étranger, en Orient. Il y avait plusieurs années que je ne l’avais vue. Elle avait eu de mes nouvelles, mais assez rares. Cependant, ma mère avait pour moi une profonde affection et je vous assure que je la lui rendais bien. J’étais même son gâté. Je me rappelle qu’elle me disait souvent : « Toi, tu ne m’as jamais donné de mal ; tout petit, tu ne faisais que téter et dormir ; tu étais un enfant charmant. » (J’ai bien changé depuis.) « Mais depuis, ajoutait-elle, que de mal tu m’as donné ! Que d’inquiétudes tu m’as causées ! Que de larmes j’ai versées pour toi ! »

    Et ma mère, venant en France, arrive à Paris. Je m’étais bien gardé de lui dire que j’étais en prison. Mais elle s’inquiète de moi et l’apprend. Elle se rend à Aix-en-Provence et me dit à travers ses larmes (je l’entends encore) : « Mon enfant, il paraît que tu es anarchiste. Est-ce vrai ? » Et je lui réponds : « Oui, maman, c’est vrai. » Je voyais bien la peine que je lui faisais, elle qui m’avait élevé si pieusement et si bourgeoisement. Je sentais bien la distance qu’il y avait entre son cœur et le mien. Mais il fallait bien que je lui dise la vérité. Elle me demandait si j’étais anarchiste, et c’était précisément comme anarchiste que j’étais en prison. Je lui dis : « Oui, c’est vrai ; je suis anarchiste. » Et elle de se lamenter : « C’est affreux, c’est horrible ! »

    Je tentai, non pas de la convaincre - je n’y serais pas parvenu - mais de lui expliquer pourquoi et comment j’étais anarchiste. Et elle finit par me dire, après une longue conversation dont je ne vous indique pas les détails - ce serait superflu - : « Oui, tu as raison ; il y a, dans ce monde, en effet, trop d’injustice, trop de misère, trop d’inégalité ; et je comprends que toi, qui as le cœur sensible et l’imagination ardente, cela te révolte ; mais il y a une autre façon de servir la cause ; on m’a dit que tu avais du talent, de l’ascendant sur les foules (je ne sais pas qui avait dit cela à ma mère), et que si tu voulais tu serais, tout comme un autre, oui, député ou sénateur ; alors tu pourrais servir plus utilement tes idées et tu ne risquerais plus d’être en prison ; tu aurais tout avantage à cela, mon enfant. »

    Je pardonnai à ma mère de me tenir un tel langage. Elle n’était pas anarchiste et ne savait pas qu’un anarchiste ne veut être ni député, ni sénateur, et que du jour où il briguerait un mandat c’est qu’il cesserait d’être anarchiste, Je me bornai simplement à lui dire : « Maman, je suppose que j’aie le choix entre deux jeunes filles ; l’une et l’autre sont disposées à me prendre pour mari ; l’une est très riche, mais je la trouve laide, bête et méchante ; l’autre n’a pas le sou, mais je la trouve belle, intelligente et bonne. Si je vous demandais, maman, laquelle des deux jeunes filles je dois épouser, quelle est celle à laquelle je dois attacher ma vie, avec laquelle je dois connaître les difficultés du chemin que nous aurons à parcourir ensemble, quel choix me conseilleriez-vous ? »

    Et ma mère me répondit : « Je serais heureuse, certes, que tu fasses un brillant mariage, mais je ne te donnerai jamais le conseil de marcher sur ton cœur ; je te dirais : Épouse celle que tu aimes ; pauvre, cela ne fait rien, tu seras plus heureux avec elle pauvre qu’avec l’autre eût-elle des millions, si tu aimes celle-là et si tu n’aimes pas celle-ci. »

    « - Eh bien, maman, lui ai-je dit alors, sans vous avoir consultée, j’ai suivi par avance votre conseil. J’avais le choix entre une jeune fille riche, mais que je trouve bête, laide et méchante : c’est la société bourgeoise ; et une jeune fille pauvre, mais jolie, intelligente et bonne : c’est l’anarchie. J’ai choisi. »

    Et maintenant que je suis arrivé à l’âge où la mort commence à me guetter, ou, de temps en temps, je sens son aile frôler en passant mon épaule déjà un peu courbée, si je jette un regard en arrière, j’estime que, depuis quarante ans que j’ai contracté cette union avec l’anarchie, j’ai connu l’existence la plus heureuse et je ne regrette pas la richesse à laquelle j’ai tourne le dos.

    J’aime mieux la pauvre et misérable Anarchie en haillons que l’autre en robe de soie, l’Anarchie sans bijoux que l’autre avec des diamants, l’Anarchie dans les privations que l’autre dans l’opulence, l’Anarchie même en prison que l’autre au Pouvoir !


    La Femme



    Parler de la Femme, c’est parler de la Famille et parler de la Famille, c’est parler de l’Amour. - L’Amour est spontané, inanalysable, capricieux, irrésistible - Le Mariage n’est, presque toujours, qu’une « Affaire ». - La Prostitution est une Institution sociale, elle ne disparaîtra qu’avec l’ordre capitaliste dont elle est le fruit empoisonné. - Les divers courants de la propagande féministe. - La Femme : Épouse, Éducatrice, Ouvrière, Militante. - Sa place, son rôle et son action dans le Mouvement Social.

    CAMARADES,

    Lorsque, au cours de mes conférences précédentes, j’ai eu l’occasion de dire « l’homme », il va de soi que je prenais cette expression dans son acception la plus large, celle qui embrasse l’humanité tout entière, sans distinction de sexe, et non pas dans son acception la plus étroite, qui signifie un sexe à l’exclusion de l’autre.

    Ce soir, je traite un sujet auquel l’homme n’est pas absolument étranger, mais dans lequel la femme occupe une place de tout premier plan. C’est pourquoi, au lieu de donner à ma conférence un de ces titres généraux qui s’appliquent indistinctement à l’homme ou à la femme, comme, par exemple, je l’ai fait pour la Fausse Rédemption, la Dictature de la Bourgeoisie, la Pourriture Parlementaire, leur Patrie, la Morale Officielle... et l’autre, j’ai adopté ce soir ce titre spécial : La Femme.

    C’est aussi, Camarades, parce que si, dans mes précédentes conférences, j’ai parlé de la Religion, de la Propriété, de l’État, de la Patrie, de la Morale, je me propose d’aborder aujourd’hui ce sujet : la Famille. Et la femme, épouse et mère, en est incontestablement le fondement.

    Je sais bien, Camarades, qu’on ne saurait admettre l’acte de procréation sans l’intervention de l’homme. Personne n’a la naïveté de croire à la visite mystérieuse d’un pigeon voyageur descendu par miracle du ciel, et entretenant une discrète conversation avec une vierge, conversation à la suite de laquelle cette vierge eût été en état de grossesse.

    Il est donc certain que l’homme participe, comme vous le savez, à l’acte de création. Mais c’est dans les flancs fécondés de la femme que l’enfant prend naissance et se développe ; c’est la mère qui enfante dans la douleur et dans le sang ; c’est elle qui, attentive, anxieuse et tendre, se penche sur le berceau du tout petit, guettant son premier souffle, prête à voler à son secours ; - la vie est si fragile à cet âge - c’est elle qui, de son sein, l’allaite et le nourrit ; c’est elle qui fait éclore sur ses lèvres les premiers balbutiements ; c’est elle qui guide ses premiers pas. Et ce sont ces choses qui créent entre la mère et l’enfant un ensemble de liens autrement puissants, autrement certains que les liens qui unissent l’enfant au père.

    Et puis, la paternité est, somme toute, un acte de foi. Je me ferais scrupule de diminuer la valeur de cet acte de foi, mais un acte de foi n’a jamais le caractère d’une certitude mathématique, scientifique, indéniable, tandis que la maternité est un fait précis, indiscutable, véritable et qui ne laisse place à aucun doute.

    C’est probablement sous la poussée de ces observations que, durant des siècles, on attribua, dans la famille, la première place à la mère. Des documents abondants, des recherches historiques d’une grande valeur ont établi que, il y a quelques milliers d’années, dans des régions cependant fort civilisées déjà, le matriarcat et la gynécocratie ont été un fait général imputable au rôle considérable de la mère au sein de la famille, puis, par extension naturelle au rôle de la femme dans la Société ou dans les groupements humains destinés à assembler ces familles elles-mêmes.

    L’étude du matriarcat, de cette situation de la femme dans l’antiquité, serait attrayante et offrirait matière à des développements intéressants ; mais ce n’est pas mon sujet. Je ne veux pas, ce soir, vous entretenir de la femme qui vivait il y a trois ou quatre mille ans. Je veux, au contraire, vous parler de la femme qui vit aujourd’hui, de celle qui est notre compagne, notre mère, notre sœur, notre amie, de celle qui vit à nos côtés, qui, comme nous, est prise dans l’engrenage social, de celle qui souffre comme nous souffrons, de la femme qui présentement écrit de son sang et de ses larmes l’histoire de notre temps, de la femme qui espère, qui aime, qui hait et qui lutte, comme nous espérons, nous aimons, nous haïssons et nous luttons nous-mêmes.

    Ce sont les conditions d’existence de cette femme, placée dans un milieu social déterminé, que je veux étudier avec vous, afin de situer la place de la femme dans le mouvement social qui présentement emporte l’humanité vers des destinées nouvelles et, je l’espère, meilleures et afin de définir le rôle que, dans ce moment, la femme peut jouer avec nous, en même temps que nous, d’accord avec nous, dans la lutte que nous menons, implacable et persistante, contre le contrat social dont nous poursuivons la refonte totale.

    Le sort de l’homme dans notre société est peu enviable, mais celui de la femme est plus lamentable encore. Mise déjà en état d’infériorité par sa faiblesse physiologique, par la prédominance de l’homme, laquelle s’affirme par la loi, par les mœurs, par l’opinion - car c’est l’homme qui fait la loi, c’est l’homme qui fabrique l’opinion, c’est l’homme qui établit les mœurs - la femme s’est vue graduellement dépouillée de toute indépendance et peu à peu condamnée à une servitude écrasante.

    Etant donnée sa nature mystique, rêveuse, sentimentale, elle est devenue, depuis de longs siècles déjà, la proie fatale de toutes les religions. Elle s’est docilement inclinée devant les théories les plus sottes et les pratiques les plus absurdes. Dans la famille, tandis que, dès l’âge de seize, dix-sept, dix-huit ans, le jeune homme jouit d’une certaine liberté, pouvant fréquenter les amis qui lui plaisent, lire les livres qui lui conviennent, régler lui-même ses entrées et ses sorties, la jeune fille, au contraire, est étroitement tenue, ses lectures sont épluchées, ses fréquentations sont contrôlées et vérifiées, ses sorties sont l’objet d’une surveillance étroite. Et quand elle cesse d’être jeune fille pour fonder à son tour une famille et devenir épouse, elle ne quitte la servitude familiale que pour tomber sous le joug conjugal. Elle connaît la chaîne - douce peut-être mais chaîne quand même - des obligations maternelles. Quand elle arrive à l’âge de la maturité, elle reste rivée au foyer, à son ménage, à ses préoccupations intimes, à ses besognes domestiques. C’est ainsi qu’elle arrive à la vieillesse presque sans joie, presque sans liberté, avec l’éternel souci du lendemain, l’inquiétude constante de l’adversité possible, l’appréhension du danger qui peut menacer un des êtres qu’elle aime. On peut bien dire que, du berceau à la tombe, la femme demeure serve, esclave.

    Parler de la femme, ai-je dit, c’est parler de la famille. C’est, en effet, la femme qui a reçu de la nature la mission haute et redoutable de perpétuer l’espèce. C’est elle qui forme, pour ainsi dire, l’anneau de la chaîne qui relie toutes les générations dans le temps. Elle est donc la base de la famille.

    La famille c’est ce centre d’intérêts communs, ce foyer d’affections réciproques, ce groupement de tendresses associées et partagées qui sont déterminées par les liens du sang. À la base de la famille juridique se trouve le mariage. J’entends par famille juridique, la famille reconnue par la loi, sanctifiée en quelque sorte par elle, régie et réglementée par celle-ci. Le législateur ne connaît pas d’autres unions que celles qui sont consacrées par le mariage et le mariage apparaît comme la législation officielle du sentiment réciproque qui, théoriquement au moins, unit les deux époux. Ce sentiment, c’est l’amour.

    Puisque le mariage est à la base de la famille, puisque l’amour est ou doit être, théoriquement du moins, à la base du mariage, il me faut parler de l’amour. Parlons-en donc en toute liberté, en toute indépendance, - nous avons l’esprit assez libre pour ne reculer devant aucun problème, si délicat qu’il puisse être, - mais aussi en toute convenance.

    Si, dans le désert affreux qu’est la vie pour le plus grand nombre d’entre nous, il est une oasis fraîche, reposante et gaie, dans laquelle, le soir venu, après avoir, durant tout le jour, marché sous les ardeurs brûlantes d’un soleil de feu, le voyageur est heureux de trouver le repos, la fraîcheur, la source désaltérante dont il a besoin, cette oasis, camarades, ne devrait-elle pas être l’amour ?

    Oublier la lassitude et les tristesses de la route auprès de l’objet aimé ; se mirer dans le regard tendre et profond de l’être qu’on chérit ; unir ses mains et ses lèvres ; prononcer inlassablement ces paroles qu’échangent tendrement tous les amoureux, paroles qui affirment le présent, qui engagent l’avenir : « toujours », « jamais », « je t’aimerai toujours, je ne t’oublierai jamais ! » ; sentir qu’on a près de soi une affection sur laquelle on peut compter et qui, à l’heure de l’épreuve, saura vous verser abondamment le réconfort, la consolation, l’espérance ! Savoir qu’on a près de soi une affection solide sur laquelle on peut faire fond et qui vous défendra si vous êtes menacé, si vous êtes attaqué ! Sentir, au moindre contact, son sang devenir chaud, brûlant comme la lave ! Se griser de folles caresses, connaître la douceur des enlacements et la vigueur des étreintes passionnées ! Tel est l’amour, tant célébré par la lyre des poètes de tous les temps, glorifié par le pinceau de tous les peintres, par le ciseau des sculpteurs de toutes les époques, chanté par le cœur des musiciens de tous les âges, exalté, apothéosé par le roman, par le théâtre.

    Amour ! Amour ! Source des sentiments les plus purs, des espérances les plus belles, des dévouements les plus sublimes, je te cherche en vain ! Où es-tu ? Amour, qu’a-t-on fait de toi ? Je ne te reconnais plus. Aurais-tu donc disparu de notre terre ?

    Le pharisaïsme de notre époque a dépouillé l’amour de sa noblesse originelle. Le mercantilisme de notre temps en a fait un marché, une affaire.

    L’or, qui de son souffle corrupteur, souille tout ce qu’il touche, en a fait un trafic bas et louche l La loi, cette hideuse et vieille mégère, qui glisse partout son masque répugnant, la loi est venue qui a codifié, réglementé, classifié les contacts amoureux en licites et en illicites, en permis et en défendus, en honnêtes et en déshonnêtes, en vertueux et en coupables, en légitimes et en illégitimes. Et l’opinion publique qui est faite de toutes les lâchetés, de toutes les ignorances, de toutes les platitudes et de toutes les hypocrisies, l’opinion publique s’incline, respectueuse et laudative, sur le passage de la jeune vierge que conduit à l’autel et à la mairie un vieillard vidé par la noce jusqu’aux moelles, mais millionnaire ; tandis que cette même opinion publique accable au passage, de ses sarcasmes, de ses railleries et parfois de ses injures, de ses outrages, la belle fille qui passe dans le rayonnement de ses vingt ans, dans l’épanouissement de l’amour, au bras de son amoureux jeune et beau, mais pauvre !

    Ces gens qui ricanent de ce jeune couple d’amoureux n’ont donc jamais connu l’amour ? Ou peut-être, parvenus à l’âge où l’on ne ressent plus les entraînements amoureux, ont-ils oublié leur jeunesse ? S’ils ignorent ce qu’est l’amour, il faut le leur apprendre ; s’ils l’ont oublié, il faut le leur rappeler.

    On a donné de l’amour de multiples définitions. Je n’en citerai aucune, elles sont trop ; et puis, pourquoi citer les autres puisque j’ai la mienne, puisque je vais en ajouter une à celles qui sont déjà connues.

    L’amour, c’est à mon sens, l’affinité violente, irrésistible, de deux chairs qui s’attirent, de deux intelligences qui se comprennent et de deux consciences qui sympathisent. Affinité physique, affinité intellectuelle, affinité morale, telle est la triple affinité qui détermine ce sentiment général, violent, irrésistible : l’amour.

    Mais il convient de faire quelques distinctions entre ces trois affinités dont l’ensemble constitue l’amour. Si j’étais chimiste, je prendrais 100 grammes d’amour ; je les introduirais dans une cornue, je les soumettrais à l’action de la chaleur ; et, à l’analyse, je trouverais quatre-vingts grammes d’affinité physique et seulement vingt grammes d’affinité intellectuelle et d’affinité morale. Cela veut dire qu’en amour, le facteur sexuel l’emporte étonnamment sur les deux autres, que les affinités de la chair sont beaucoup plus importantes que les affinités de l’esprit, de la conscience et du cœur. Cela veut dire que si je ne suis pas absolument certain qu’il soit indispensable que les affinités d’intelligence et de conscience entrent comme un élément constitutif dans l’amour, j’ai la certitude qu’il ne peut pas y avoir amour où il n’y a pas affinité de la chair.

    On va dire que je dépoétise, en ce moment, et même que je ravale quelque peu ce sentiment dont tout à l’heure j’ai dit qu’il est le plus beau, le plus noble et le plus pur de tous.

    En êtes-vous bien sûrs ? Pourquoi serait-il moins beau, moins pur et moins noble de poétiser la pureté et la délicatesse des lignes ? Pourquoi serait-il moins noble d’être fasciné par la profondeur ou la limpidité du regard, par la grâce du sourire, par le sculptural des formes, par la délicatesse des attaches, par ce je ne sais quoi qui attire d’instinct l’attention sur la femme qui passe et fait sortir des lèvres cette exclamation : « Qu’elle est belle ! » Pourquoi cela serait-ce moins noble que d’être fasciné par l’élévation de l’esprit, par l’indépendance de la pensée, par la hauteur des sentiments, par la droiture de la conscience ?

    Et puis, ne faut-il toujours pas dire la vérité, au risque même de bousculer quelque peu les traditions et les convenances ? Je dis donc que si les éléments d’attraction et d’affinité physiques sont absolument indispensables à l’amour, il n’est pas prouvé que soient aussi nécessaires à celui-ci les affinités intellectuelles et morales. Nous savons maintenant quel est l’élément nécessaire, essentiel, fondamental, indispensable de l’amour. Quels en sont maintenant les caractères ?

    J’en distingue quatre : l’amour est spontané, l’amour est inanalysable, l’amour est capricieux, l’amour est irrésistible.

    Il est spontané. On aime tout de suite ou pas du tout. Il se peut que, par la suite, les qualités morales ou intellectuelles de quelqu’un finissent par vous séduire, que vous vous attachiez à une personne parce que vous reconnaissez en elle une conscience droite et une intelligence cultivée. Vous vous attacherez à la personne qui vous aura donné des preuves de sa supériorité intellectuelle et morale ; vous pourrez avoir une profonde affection pour la personne avec l’intelligence de qui la vôtre sympathisera ; mais si, tout de suite, à première vue, vous ne l’aimez pas, vous ne vous sentez pas attiré de façon en quelque sorte irraisonnée et irrésistible vers elle, vous pouvez dire que vous ne connaîtrez jamais avec elle « la grande passion ».

    On a ri du coup de foudre ; on a eu tort. Le coup de foudre existe. Et j’ai eu, dans ma vie, l’occasion fréquente de voir tel jeune homme de mes amis qui, le matin, s’était levé paisiblement, son cœur loin des tempêtes passionnelles, qui, dans la journée, s’était subitement trouvé en face d’une femme qui lui avait inspiré un désir fou d’amour, j’ai vu ce jeune homme rentrer chez lui, le soir, bouleversé, tourmenté, ne dormant pas de la nuit, attendant avec une impatience fébrile le lendemain pour se retrouver sur le passage, à la rencontre de celle qu’il avait distinguée la veille et attendre d’elle un regard, un serrement de main ou une parole, ce qui suffisait pour emplir son cœur d’une joie indicible et y agiter toute l’ardeur de la passion. - L’amour est spontané.

    L’amour est inanalysable. Si j’aime, ne me demandez pas pourquoi, je ne saurais vous répondre, et si je vous répondais, c’est que, vraisemblablement, je n’aimerais pas beaucoup. Si je sais pourquoi j’aime, c’est que j’ai raisonnée ma passion, c’est que je me suis dit : « Cette personne est digne de mon amour parce qu’elle est belle, parce qu’elle est intelligente, parce qu’elle est bonne ». Je sais pourquoi je l’aime. Eh bien ! si je raisonne, si je discute avec moi-même, si ce n’est pas cette poussée, cette poussée en quelque sorte brutale, violente et irrésistible qu’est la passion amoureuse, c’est qu’il n’y a pas de véritable amour. L’amour est inanalysable, et celui qui a dit : « Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas » a exprimé une vérité profonde, une certitude, L’amour est inanalysable.

    L’amour est capricieux. Il est volage, il est versatile. Je sais que, dans l’entraînement des sens, de la passion, on laisse échapper de ses lèvres - et très sincèrement - des paroles qui engagent l’avenir : « toujours » ou « jamais ». Mais, au contact de la vie, on s’aperçoit rapidement que ces paroles, pour si loyales qu’elles aient été, pour si sincèrement qu’on les ait prononcées, n’ont été qu’une imprudence, imprudence excusable, encore une fois dans la belle illusion et le fougueux emballement de la jeunesse. Il semble quand on aime, qu’on aimera toujours, qu’on n’oubliera jamais, que jamais on ne pourrait oublier, que ce serait faire une insulte à l’amour qui naît que de lui dire : « Tu nais aujourd’hui, qui sait si tu ne mourras pas demain ? » Et cependant, si le philosophe se penche, non pas sur des rêves, mais sur des réalités, si l’observateur subtil et pénétrant cherche à comprendre, à analyser ce sentiment, il aperçoit bien vite qu’en lui et dans les autres, ce sentiment se fixe rarement sur un unique objet. L’amour est ondoyant, il est versatile, il est capricieux.

    Tenez, une citation me vient à la pensée. Peut-être ne devrais-je pas m’y arrêter ; je vais le faire cependant. Dans ce problème qui, somme toute, est un problème sérieux, il est bon de jeter de temps en temps une note légère. Je me rappelle avoir lu ceci dans la « Physiologie du Mariage », de Balzac, - observateur supérieur et pénétrant de la nature humaine, un de ces hommes dont le monument littéraire est de tout premier ordre : « Sur cent femmes, - c’est Balzac qui parle, je ne me permettrais pas de tenir un langage aussi irrévérencieux, mais je m’abrite derrière cette haute autorité, - sur cent femmes, dit-il, je ne suis pas absolument sûr qu’il y en ait une qui soit fidèle. »

    Ne vous récriez pas. Il faut s’entendre sur ce que signifient ces mots, et Balzac exprime sa pensée de la manière suivante :

    « Je n’appelle pas fidèle la femme qui, mariée, est bien aise d’avoir mis enfin la main sur un mari et qui ne le trompe pas parce que, laide, difforme, antipathique, elle n’a personne avec qui le tromper, personne ne s’avisant de lui faire la cour.

    « Je n’appelle pas fidèle celle qui tromperait bien son mari avec Paul, parce que Paul lui plaît, mais qui ne le fait pas parce que Paul n’a pas de regard pour elle, et refuse d’être infidèle à son mari avec Pierre, parce que Pierre ne lui plaît pas ; la fidélité de cette femme tient à une circonstance indépendante de sa volonté, car si, au lieu que ce soit Pierre qui lui déplaît et qui lui fait la cour, c’était Paul - qui lui plaît - qui la lui fasse, elle aurait probablement moins de vertu et cesserait d’être fidèle.

    « Je n’appelle pas fidèle, continue Balzac, la femme qui tromperait bien son mari, mais qui a peur que son mari ne le sache ; il est horriblement jaloux et elle redoute les effets de sa colère, les conséquences de son infidélité.

    « J’entends par femme honnête, - c’est toujours Balzac qui parle, - celle qui se sentant, de la part d’un homme qui lui plaît, l’objet d’une passion sérieuse, refuse de céder à cette passion alors même qu’elle aurait l’assurance, la certitude, - autant qu’on peut l’avoir, - que, grâce aux précautions prises, personne n’en saura rien et moins encore son mari. Celle-là, et celle-là seule, est ce que j’appelle la femme fidèle. » Voilà ce que dit Balzac.

    Rassurez-vous. Chacun de vous peut se dire : « S’il y en a une, c’est la mienne ». C’est une consolation pour chacun, et je ne serais pas éloigné de croire que Balzac disait la vérité, parce que, si nous appliquions cette définition du mot honnête à l’autre sexe, c’est-à-dire à l’homme, je crois pouvoir dire que sur cent hommes, il n’y en aurait pas un de fidèle.

    Enfin l’amour est irrésistible. C’est un torrent qui passe et qui, sur son passage, emporte tout. C’est l’avalanche à laquelle rien ne résiste. L’amour ne connaît point d’obstacles ; il brise toutes les résistances, il triomphe de toutes les difficultés, à moins qu’au contraire, il ne se laisse écraser par celles-ci ; de toutes façons, il les affronte intrépidement, témérairement.

    Que d’hommes, des hommes graves, savants, penseurs sérieux, ayant chez eux femme et enfants, fidèles à leur devoir jusqu’à un âge relativement avancé, puis rencontrant sur la route celle qui devait éveiller chez eux la passion, ont brisé toute leur existence sans tenir compte de rien, sans jeter un regard autour d’eux, sans faire attention au foyer qu’ils avaient amoureusement et patiemment construit et qu’ils allaient démolir follement ! Et que de femmes à qui rien ne semblait manquer, qui paraissaient heureuses dans leur ménage, qui avaient même de l’affection pour leur mari, qui avaient surtout de la tendresse pour leurs enfants, que de femmes emportées subitement par la tourmente, ont oublié tous leurs devoirs, ont sacrifié tout leur avenir, ont abandonné leur mari et leurs enfants, ont déserté leur foyer pour courir les aventures !

    L’amour est irrésistible ; il ne connaît aucune distinction sociale, il ne tient compte d’aucune situation.

    L’amour est capricieux, spontané, irrésistible et inanalysable. Eh bien ! le mariage ne fait état d’aucun de ces caractères de l’amour. Il comporte de telles lenteurs, il exige de telles formalités, il est accompagné de telles cérémonies, il implique de tels consentements, que cette cérémonie, qui traîne pendant des semaines et des semaines, tuerait l’amour même dans le cas où l’amour serait le point de départ de la future union. Mais c’est un cas très rare. Je ne dis pas qu’il ne soit pas possible de rencontrer dans le mariage deux personnes qui s’aiment réellement, profondément, passionnément, mais je dis que c’est l’exception ; je dis que, dans bien des cas et surtout dans les familles aisées, dans les classes bourgeoises, dans le mariage, ce qui est le plus absent, c’est l’amour !

    Les personnages les plus importants dans le contrat sont ceux qui rédigent l’acte notarié et le couvrent de leur autorité. C’est tout d’abord le curé et le maire, qui président aux cérémonies religieuses et civiles. Mais le personnage le plus important, le héros de la comédie, c’est le notaire, celui qui rédige le contrat. Dans la famille bourgeoise, où d’ordinaire on ne se marie pas jeune, le jeune homme désire s’amuser quelque peu sous prétexte que sa situation n’est pas encore faite et puis il faut bien que jeunesse se passe. Il laisse aux buissons de la route la toison de ses tendresses et ce n’est que lorsqu’il arrive à un certain âge, qu’il commence à être fatigué de la noce, qu’il songe à faire une fin. Une fin, pour lui, c’est se marier. La vie de garçon commence à lui être lourde ; il a suffisamment fait la bombe, il faut faire une fin.

    Alors, dans son entourage, dans le milieu auquel il appartient, dans sa propre famille et dans les familles voisines, on se charge de lui trouver une femme. Les présentations se font. La mère du jeune homme a eu soin de mettre en rapport son fils avec celle que secrètement elle lui destine. Et le lendemain, à la suite d’un bal ou d’une soirée où le jeune homme s’est montré galant, empressé, et, où, sur l’invitation de sa mère, il a fait danser deux ou trois fois la jeune fille, la maman, dès le matin, pour savoir quelle impression la jeune fille a produite sur son fils, lui dit : « Eh bien ! que penses-tu de Mlle une telle ? - Elle n’est pas mal. - Ah ! tu sais, c’est une jeune fille charmante, elle appartient à une excellente famille, elle aura 500.000 francs de dot, sans compter les espérances. » Et le jeune homme de s’écrier : « Oh ! tu m’en diras tant ! Oui, c’est vrai, je ne l’avais pas bien observée. Elle a, en effet, de très beaux yeux, elle est très intelligente. Elle a une grâce tout à fait particulière, une taille charmante. Elle danse à ravir. Elle fera une femme d’intérieur admirable, une maîtresse de maison incomparable. »

    La plupart du temps, c’est dans ces conditions, sans amour, grâce à la dot qui orne la future d’une foule de qualités qu’on ne lui trouvait pas et qu’on n’avait pas distinguées auparavant, c’est dans ces conditions que le mariage se fait. Comment voulez-vous qu’un tel mariage ne soit pas un acte de folie ? On l’appelle un mariage de raison ? C’est un mariage de folie, au contraire, qu’il faudrait dire.

    Travailleurs, ne vous hâtez pas de rire : dans le monde ouvrier, les choses se passent à peu près de même. Oh ! sans doute, le notaire ne figure pas. Généralement, on n’a pas de fortune, pas de terre, pas d’immeuble, pas d’usine. On est pauvre chez les travailleurs ; mais on s’inquiète tout de même de savoir s’il n’y a pas par là quelques petites économies. La jeune fille désire savoir très exactement ce que fait le futur, si c’est un bon travailleur, s’il a un bon salaire, s’il exerce un bon métier, s’il a quelques chances de devenir patron un jour ou l’autre, ce qu’il possède au moment où il se mariera, s’il est économe et sobre, s’il a mis quelque argent de côté.

    Le jeune homme en fait autant lui aussi, il se livre à une enquête plus ou moins discrète sur la famille de la jeune fille, sur sa situation, sur les qualités d’intelligence et de travail que la jeune fille peut posséder. En somme, les conditions diffèrent quelque peu, mais le résultat est le même.

    Chose bizarre ! il y a des espérances aussi du côté ouvrier comme du côté bourgeois. Seulement, tandis que du côté bourgeois, ce mot impie, sacrilège, d’espérances signifie que les jeunes époux espèrent que les vieux mourront bientôt pour que les jeunes puissent entrer en possession de leur argent, dans le monde ouvrier, ce mot « espérance » a la signification suivante : presque toujours le jeune homme ou la jeune fille ont à leur charge des parents, pauvres, vieux, fatigués par le travail, courbés par la maladie qui constituent une charge et on espère qu’ils mourront bientôt pour être débarrassé de ce fardeau.

    Le plus souvent, Camarades, le mariage fait deux victimes, comme vous le voyez. Et je me rappelle qu’un jour je voyais sortir d’une église, presque en même temps, un enterrement et une noce. J’aurais dû éprouver un sentiment de joie au passage de la noce et un sentiment de tristesse au passage de l’enterrement. Il faut croire que je suis un esprit bizarre, mais c’est exactement le contraire qui s’est produit. Je me suis dit : « En voilà un qui s’en va pour le repos définitif, il ne pâtira plus. En voilà deux qui sortent de l’église et ils vont commencer à souffrir ».

    La femme, toutefois, souffre du mariage plus encore que l’homme.

    Elle souffre, en outre, de cette honte, de cette plaie sociale qu’on appelle la prostitution ; car c’est elle qui est victime de la prostitution. Gardez-vous de croire que la femme soit profiteuse de cette plaie hideuse. Elle en est, au contraire, victime.

    La prostitution est une institution sociale, ne l’oubliez pas. Oh ! c’est une institution dont on peut médire publiquement, en toute tranquillité. On ne peut pas en dire autant de la patrie. Si vous attaquez l’armée, vous pouvez être poursuivi. Vous pouvez, au contraire, flétrir publiquement la prostitution et les prostituées, on ne vous traduira jamais devant les tribunaux. C’est pourtant une institution sociale comme l’armée.

    Seulement, c’est une de ces institutions dont les gouvernants eux-mêmes rougissent, dont ils ont honte, bien qu’il leur soit impossible d’en nier le caractère officiel et légal. Il y a une réglementation sociale concernant la prostitution. Il y a ce qu’on appelle les maisons de tolérance, ce qui signifie qu’elles bénéficient d’un régime de faveur. Il y a une police spéciale, la police des mœurs et il y a d’infects personnages, les agents des mœurs qui ne sont que les plus vils des souteneurs puisque, au lieu de vivre de la prostitution d’une seule fille, ils vivent de la prostitution de toutes.

    Il y a peut-être trois semaines ou un mois, un de mes amis qui travaille actuellement à Reims, je cite l’endroit, me disait : « Nous avons fait une remarque, mes camarades et moi : quand on a commencé à restaurer ce pauvre Reims, démoli par un déluge d’obus, sais-tu ce qu’on a remis debout le plus tôt ? »

    C’est avant tout, la prison et c’est ensuite, pardonnez-moi l’expression, le bordel ; c’est la maison publique qui, après la prison, a été remise debout. Ensuite est venue la caserne.

    Trois institutions : la prison, représente la magistrature, tout le régime pénitencier ; la maison de tolérance symbolise la débauche bourgeoise et la caserne personnifie l’armée. La prostitution est donc une institution sociale.

    Les prostituées ? Pauvres filles, on les méprise ; on devrait les plaindre, car ce sont des victimes.

    Le moraliste dit : « Paresse ! Elles ne veulent pas travailler, elles n’ont pas de courage. Elles ne veulent rien faire, elles aiment mieux le trottoir que l’atelier, le ruisseau que le magasin. Elles n’ont que ce qu’elles méritent ».

    Paresse ? Mais elles ont presque toutes commencé par travailler, celles au moins qui ont eu la bonne fortune d’être poussées au travail par leur famille, celles dont l’enfance n’a pas été trop misérable et trop abandonnée, celles qui, à l’âge de douze, treize ou quatorze ans, ont commencé à fréquenter l’usine et l’atelier. Elles ont travaillé. Seulement, elles ont reconnu un jour, que le travail ne les nourrissait pas ou les nourrissait mal, que le travail était payé par des salaires insuffisants, qu’elles étaient victimes du chômage périodique, qu’elles avaient à supporter la morte-saison et que, si elles gagnaient à peine de quoi vivre quand elles travaillaient, il leur était impossible de vivre quand elles cessaient de travailler. Et puis, bonnes arrivant de leur campagne, elles ont été l’objet des convoitises de leur maître, du bourgeois chez qui elles étaient en service ; employées à l’usine ou au magasin, elles ont été victimes des lubricités du patron ou du contremaître. On ne leur donne du bon travail, du travail bien payé, qu’à condition qu’elles subissent le maître ou le contremaître.

    Alors, elles se sont dit : « Le travail ne me nourrit pas ou me nourrit mal. Le travail ne me préserve même pas de la débauche, puisque, si je veux travailler, il faut que je consente à devenir la maîtresse de mon bourgeois ou la maîtresse de mon patron ou celle de mon contremaître. » Alors, tout naturellement, étant donnés surtout le milieu, l’exemple, les entraînements, étant données aussi les conditions souvent déplorables dans lesquelles la jeune fille vit au sein de la famille : sans liberté, sans tendresse, recevant pour un oui ou pour un non des taloches ou quelquefois des injures pires que les coups, la jeune fille a saisi au passage la première circonstance qui lui était offerte de quitter le logis familial. Puis, abandonnée par celui qui lui avait tout promis, par celui sur les lèvres duquel elle avait recueilli ces paroles dont je parlais tout à l’heure : « Toujours, jamais », elle s’est trouvée seule, abandonnée. Elle n’a jamais plus osé rentrer chez elle. Le père, inflexible, l’avait mise à la porte et avait dit : « Tu ne rentreras jamais ici ». C’est lui qui avait poussé son enfant à la prostitution.

    Cela me rappelle une histoire. J’aime bien émailler mes conférences de ces anecdotes qui précisent en quelque sorte ma pensée, qui illustrent ma thèse et lui donnent une forme vécue, en même temps que saisissante et quelquefois émouvante.

    J’ai connu, il y a vingt ou vingt-cinq ans, un ami qui avait une jeune fille de vingt à vingt et un ans. Elle travaillait avec lui. Le père, la mère et la fille travaillaient ensemble en prenant du travail à l’extérieur. Et, à la maison, tous les trois se mettaient à la même besogne. Ce n’était pas la fortune, mais c’était l’aisance et il semblait que cette jeune fille, très affectionnée de ses parents, que du reste elle aimait bien, elle aussi, devait être parfaitement heureuse. Mais elle était, hélas, comme l’oiseau qui reste dans la cage aussi longtemps que ses ailes n’ont pas suffisamment poussé, mais qui aspire à l’air vaste et profond, aussitôt, que sentant ses ailes se développer, il éprouve l’impatience de quitter la cage pour dévorer l’espace.

    Elle était à l’étroit dans sa famille. Le père et la mère étaient déjà vieux : le père avait, à cette époque, presque 60 ans et la mère 50, et ils ne sortaient presque jamais. La jeune fille n’avait aucune distraction, aucune amie, aucune camarade de son âge. Un beau jour, un ouvrier vint travailler, avec eux, dans la famille. La rencontre devait se produire, fatale entre ces deux jeunes gens. Il parla d’amour à la jeune fille qui le crut. La jeune fille ouvre très facilement ses oreilles et son cœur aux paroles d’amour que roucoule un homme jeune ! Elle partit avec lui. Le père et la mère avaient été consultés au préalable, mais c’était un ouvrier et cela suffisait pour que le père et la mère ne voulussent pas que la jeune fille se mariât avec lui.

    « Puisque vous ne voulez pas que nous soyons légitimement mariés, nous partons. » Et un soir, subrepticement, la jeune fille avait quitté la famille.

    Je vis, peu de jours après cette fuite, le père et la mère. Par hasard, j’allais leur rendre visite. Je vis ces pauvres vieux au coin du feu, car c’était en plein hiver. Déserté, le logis semblait triste. Celle qui apportait au foyer toute la gaieté, toute la joie, celle qui était le rayon de soleil n’y était plus. C’était la nuit, l’obscurité ; le père et la mère se regardaient tristes, mornes, profondément affligés. « Eh bien ! mes pauvres vieux, qu’est-ce que vous avez ? et Alice, est est-elle ? » Et le père, baissant la tête : « Je n’ai plus de fille. - Comment, serait-elle morte ? Je ne l’aurais pas su. - Oui, elle est morte pour nous. - Mais, qu’y a-t-il ? » Et le père me raconte la fugue de sa fille en me disant : « Jamais elle ne repassera ce seuil. Je ne la connais plus. Ce n’est plus ma fille. »

    Un mois, un mois et demi se passe. J’étais un soir chez moi. Il était neuf heures, la neige tombait, c’était l’hiver et le froid était rigoureux. On frappe à ma porte et je me trouve en présence de cette jeune fille qui tombe dans mes bras. Elle me dit : « Je suis malheureuse ! - D’où viens-tu ? » Je la fais asseoir près du feu. Elle se réchauffe, puis elle finit par me dire : « Mon amant m’a quittée ou plutôt, c’est moi qui l’ai quitté. Ah ! comme je me suis trompée. Si j’avais su !... Comme je regrette d’avoir eu confiance en lui ! Il ne méritait pas mon amour ! »

    Je dis ce qu’on doit dire en pareille circonstance et tâchai de la consoler. Puis elle ajouta : « Je voudrais bien rentrer à la maison, mais je n’ose pas, et je suis venue te trouver. Accompagne-moi, il n’y a que toi qui puisse me faire recevoir puisqu’on a, chez nous, tant d’affection pour toi. - C’est bien, je vais avec toi. »

    Nous partons, il était près de dix heures du soir. Les vieux parents étaient sur le point de se coucher. La mère vient m’ouvrir. « Tiens, quelle surprise de te voir si tard ! » Alors, je réponds : « J’ai pensé que vous étiez bien malheureux. Je vous ai vus l’autre jour si tristes. Je viens passer une demi-heure avec vous. Faites-moi une tasse de thé. Nous causerons un peu, cela vous distraira. - Tu es bien gentil d’être venu. Assieds-toi. » On cause auprès du feu et je pensais à celle qui attendait dans une voiture en bas. Elle n’avait pas voulu monter, redoutant la colère de son père : « Va d’abord en messager, m’avait-elle dit, et si tu m’apportes une bonne nouvelle, je monterai. »

    Naturellement, j’amenai la conversation sur le sujet qui me tenait au cœur et je dis au père : « Que devient Alice ? - Ne me parle plus d’elle. » Et je sentais qu’il avait encore une profonde colère contre sa fille. Mais je vis tout à coup les yeux de la maman envahis par les larmes. Son cœur était moins impitoyable, moins inflexible que celui du père. Elle avait compris. Elle avait dû se reprocher, sans doute déjà, la vie grise et monotone que la jeune fille menait au sein de sa famille.

    Alors, je me tournai vers la maman, sentant que c’était elle la porte de salut, qu’il me fallait avoir son concours pour décider le père et je fis entendre les paroles qu’il fallait prononcer en pareille circonstance, jusqu’à ce que le père lui-même, finit par pleurer, lui aussi. Quand je vis le père pleurer, je me dis : « La fille est sauvée. J’ai trouvé le chemin de son cœur. Il a compris que s’il n’accepte pas sa fille, c’est lui qui l’aura jetée au ruisseau. » Je le pressai en ces termes : « Quand l’oiseau est parti et que, battu par l’orage, il frappe de nouveau à la porte du nid, est-ce que les vieux ont le droit de rejeter les jeunes ? Si ton enfant a froid, n’est-ce pas dans la chaleur familiale qu’elle doit venir se réchauffer ? Si elle a faim, n’est-ce pas toi qui dois en prendre soin ; si elle a besoin d’affection, de consolation, c’est dans ton cœur et dans celui de sa mère qu’elle doit trouver tendresse et consolation. Vous seriez des criminels si vous n’ouvriez pas cette porte à votre fille. Il faut pardonner à cette enfant et surtout lorsqu’elle sera de retour, ne lui adresse aucun reproche ; il faut qu’elle se sente, ici, aimée, respectée autant qu’avant son départ. Dans la faute qu’elle a commise, vous êtes plus coupables et plus responsables qu’elle. C’est vous qui devriez vous faire pardonner ».

    Alors, la jeune fille est rentrée.

    Eh bien ! supposez que je n’aie pas été l’heureux intermédiaire de cette réconciliation ; supposez que je me sois heurté à un père inflexible et à une mère implacable. Cette enfant, qui ne demandait qu’à reprendre sa place auprès du père et de la mère et qui, depuis, a connu le bonheur, cette enfant aurait été une malheureuse, peut-être une brebis de plus dans le troupeau des prostituées.

    Le moraliste accuse la prostituée de coquetterie et prétend que le désir de plaire pousse à la prostitution. Mais c’est tout naturel qu’on cherche à plaire.

    Quand une jeune fille qui se sent jeune, attrayante, cherche à attirer sur elle les regards, cette coquetterie n’est pas un vice. La coquetterie serait-elle, par hasard, un vice quand elle s’affiche sous les dehors d’un colifichet de vingt-cinq sous ou d’un bijou de quatre francs cinquante, et cesserait-elle d’être un vice quand elle s’affirme par une rivière de diamants qui vaut cent mille francs ? S’il en était ainsi, ce serait une question de classe : car s’il y a vice à être coquette, les femmes des bourgeois, qui le sont, sont bien plus vicieuses que les femmes des ouvriers qui, hélas, ne peuvent guère l’être.

    Enfin, le moraliste dit : « Ce qui conduit à la prostitution, c’est le vice ». Que faut-il entendre par là ? Voici une jeune fille. Elle n’a connu que sa mère. Elle a grandi, en quelque sorte, dans la rue. Elle a été livrée aux fréquentations mauvaises et elle a eu sous les yeux les exemples les plus malsains, elle a été exposée aux entraînements les plus déplorables et les plus pernicieux.

    Un beau jour, tout naturellement, élevée dans la rue, elle a suivi l’exemple : elle travaille dans la rue.

    On appelle les prostituées « filles de joie ». Filles de douleur et de tristesse, devrait-on dire. Vicieuses, les prostituées ? alors qu’elles sont condamnées, faute d’argent, de cet argent qui leur est nécessaire pour vivre, à subir les lubricités dégoûtantes d’un vieillard qui pourrait être leur grand-père, ou encore le contact odieux d’un ivrogne attardé. Allons donc, si elles étaient vicieuses (vous entendez ce que ce mot veut dire), elles se donneraient, car c’est une joie de se donner ; tandis que c’est à la fois une honte et un supplice de se vendre.

    Le bourgeois se sert de la prostituée et il la méprise. Nous, nous la plaignons. Nous savons que ce qui la réduit à la prostitution, c’est l’absence de travail, c’est l’insuffisance de salaire, c’est l’inéducation, c’est l’abandon, c’est la nécessité de vivre. Le prolétaire a ses bras et son cerveau, cela lui permet de vivre, quand il a la chance de trouver un employeur. L’ouvrière aussi a ses bras et son cerveau. Mais le bourgeois veut qu’elle serve à ses plaisirs. Il faut aux bourgeois, aux riches, aux millionnaires, une chair jeune et appétissante. Ce n’est pas dans les filles de son rang, de son monde qu’il va chercher l’apaisement de son rut, c’est parmi les filles du peuple qu’il va chercher ses victimes.

    Que demain toutes les prostituées écoutent les conseils que leur prodiguent les moralistes, qu’elles abandonnent spontanément le trottoir et qu’elles se présentent à la porte des magasins, des bureaux, des ateliers, des usines ; qu’elles demandent et qu’elles obtiennent du travail, savez-vous ce qui se passera ? Eh bien ! il en sortira de ces usines, de ces bureaux, de ces administrations, de ces magasins, il en sortira autant qu’il en entrera. Il n’y a déjà pas assez de travail pour toutes ; si les prostituées cessent de se livrer pour vivre, à leur trafic humiliant, elles vont envahir le marché du travail, peser sur les salaires, faire diminuer ceux-ci ; elles ne pénétreront dans l’atelier qu’à la condition d’en chasser celles qui s’y trouvent déjà.

    Et tandis que les unes entreront dans les bureaux et usines et déserteront le trottoir, les autres, celles qui ont la bonne fortune de travailler seront obligées de quitter le travail et d’envahir le trottoir. Ce ne seront peut-être plus les mêmes prostituées, mais il y aura une prostitution équivalente.

    Il faut le répéter : la prostitution est une institution sociale. Elle est le fruit empoisonné de l’arbre capitaliste et elle ne disparaîtra qu’avec l’arbre lui-même, arbre qu’il faut couper jusqu’à la racine, arbre dont il faut jeter la racine aux quatre vents. Alors seulement il n’y aura plus de prostituées ni de prostitution.

    Une femme peut ne pas être épouse ; elle peut ne pas être mère, elle reste femme quand même et sa situation est plus douloureuse que celle de l’homme, car c’est l’homme qui fait les lois et qui forge l’opinion publique à son plaisir, à son profit, à son image. L’instruction de la femme est négligée ; ses salaires sont des salaires de famine, ses droits politiques sont nuls ; elle est, pour ainsi dire constamment tenue en tutelle et considérée comme une enfant. Trop longtemps, la femme a été une esclave passive et résignée, s’inclinant devant les volontés du maître, devant les injonctions sociales.

    Par bonheur, depuis quelque temps, elle éprouve le besoin de réagir, de se mêler à la vie sociale, de formuler ses revendications, en un mot, le besoin de s’affranchir.

    Le mouvement féministe est encore confus et faible, mais il se précise, il se développe, il se fortifie. J’y discerne trois courants, trois tendances principales.

    Le premier courant - qui n’a pas mes sympathies - c’est celui qui s’affirme sous la forme d’une lutte violente des sexes. Ce courant embrasse toutes celles qui ont voué à l’homme une haine vindicative. Elles ont, certes, des reproches graves à adresser à l’homme, elles affirment qu’elles en sont les victimes, et elles ont raison ; mais ce n’est point suffisant pour livrer bataille à l’homme, pour se dresser contre lui, pour déclarer que c’est dans cette lutte de sexe que se trouve la réhabilitation de la femme, son rachat et sa rédemption ; sans compter que s’il s’agissait simplement de faire passer l’autorité de l’homme entre les mains de la femme, de remplacer celui qui est le maître aujourd’hui, par celle qui sera la maîtresse demain, il n’y aurait au point de vue social, rien de changé.

    Les Féministes dont je parle veulent la domination d’un sexe sur l’autre ; nous voulons, au contraire, le nivellement, l’égalité, l’équivalence entre les sexes ; nous entendons que l’homme n’assujettisse pas la femme à sa volonté, mais nous ne voulons pas non plus que, sous prétexte de vertu supérieure, d’intelligence plus vive, de sensibilité plus délicate, d’observation plus subtile et d’autres qualités, nous ne voulons pas que la femme soit appelée à diriger les destinées humaines et à traiter demain l’homme comme elle est traitée par lui aujourd’hui. Nous n’acceptons donc pas cette lutte de sexe.

    Le second courant, c’est le courant démocratique, le courant politique. Celui-ci non plus n’a pas mes sympathies. Nous nous trouvons ici en présence de femmes pour qui il semble que permettre aux femmes d’être électrices et éligibles, les appeler à l’exercice des droits politiques dont l’homme a confisqué le monopole, c’est résoudre le problème.

    En principe, je reconnais qu’il serait équitable que la femme fût mise en possession des mêmes droits politiques que l’homme. Elle subit la loi, il serait naturel qu’elle y collaborât ; elle est écrasée par l’impôt, il serait équitable qu’elle en discutât les modalités ; elle est victime de toute l’organisation sociale, rien d’étrange à ce qu’elle demande à avoir sa part de gestion dans la chose sociale. Seulement, à la façon dont les hommes administrent les choses et gouvernent, j’ai quelque peine à croire que cela irait mieux s’ils étaient remplacés par des femmes, ou si les femmes étaient appelées à prendre place à côté de ceux qui gouvernent.

    L’homme, que fait-il de ses droits politiques ? Rappelez-vous la conférence que j’ai faite sur la pourriture parlementaire. Souvenez-vous de la niaiserie, de l’insuffisance, de la stérilité des droits politiques conférés à l’homme ? Droits qui ne peuvent s’affirmer qu’une fois tous les quatre ans, pendant une minute, sous la forme d’un bulletin de vote. Il s’agit seulement de choisir ses maîtres. Mais les moutons qui vont à l’abattoir y vont sous le coup de fouet du boucher. Ils ne choisissent pas ceux qui les abattront dans un instant. C’est ce droit de choisir vos bouchers, vos bergers, vos maîtres, que vous voulez exercer, et vous prétendez, femmes, que vous aurez tout acquis quand vous aurez acquis cela ? Franchement, un mouvement comme le vôtre doit dépasser ces misérables mesquineries ; il doit aller plus loin et plus haut.

    J’arrive au troisième courant : courant social. Celui-là a, par contre, toutes mes sympathies. Je suis un ardent féministe, avec toutes les femmes qui sentent que, victimes entre les victimes, esclaves entre les esclaves, elles ont non seulement le droit, mais le devoir de ne pas subir plus longtemps les dominations qui les asservissent. Dans la famille, la mère est l’éducatrice ; elle doit avoir une autorité non pas absolue, mais prédominante sur ses enfants ; l’enfant ne doit être par personne dominé : il doit, comme la fleur, s’épanouir librement, sous la caresse ardente du soleil. J’aurai l’occasion, du reste, dans ma prochaine conférence, parlant de l’enfant et du problème, de situer le rôle et l’importance de la maman, au sein de la famille, à ce point de vue purement éducatif.

    C’est la femme qui est ministre des Finances dans la maison. Elle a la responsabilité d’un budget modeste. Elle ne brasse pas des centaines de millions et des milliards ; mais, si petit que soit le budget familial, c’est elle qui en a la gérance et la responsabilité. Il est donc naturel qu’elle puisse se mêler à la vie sociale pour discuter les salaires, puisque ce sont les salaires entrant qui permettent à la mère de nourrir le père et les enfants, d’administrer la chose familiale, d’assurer au logis cette propreté, cette aisance, ce confortable, qui font que l’homme reste à la maison au lieu d’aller au cabaret. Je lui conseille, en passant, d’acheter tout ce dont elle a besoin dans les Sociétés coopératives de son quartier. Je ne suis pas sûr qu’elle y sera mieux servie qu’ailleurs, mais j’aime à espérer qu’elle n’y sera pas servie plus mal. Je ne suis pas certain qu’elle paiera meilleur marché, mais tout me porte à croire qu’elle ne paiera pas plus cher. S’il faut être absolument volé, ou plus ou moins volé, il vaut mieux l’être par une coopérative que par un commerçant quelconque.

    Au surplus, Camarades, quand je parlerai des forces de Révolution, je parlerai de ce mouvement, qui est déjà important, et qui pourrait l’être bien davantage, qu’on appelle la Coopération, et nous verrons que si la Coopération est mal pratiquée, il suffirait qu’elle le fût mieux pour devenir une force de Révolution considérable.

    À l’atelier, la femme doit apporter, en même temps que son travail, son énergie et sa dignité. Il faut qu’elle défende son indépendance ; qu’elle ne supporte, pas plus que l’homme, les diminutions de salaires. Il faut qu’elle exige la mise en pratique de cette devise, qui n’est que la reconnaissance d’une chose juste : À travail égal, salaire égal.

    En temps de grève, la femme peut avoir sur le mouvement une influence incalculable. Quand vous, Camarades, vous êtes en grève, et que vous rentrez chez vous, au bout de six, sept et huit jours de chômage, vous apercevez, le plus souvent, le visage anxieux et l’œil interrogateur de votre compagne ; elle se demande si vous lui apportez une bonne nouvelle. Pour elle, la bonne nouvelle, c’est la reprise, à n’importe quelle condition, du travail. Elle se demande si, les petites économies qui étaient dans le ménage ayant été déjà épuisées, elle pourra, demain et après-demain, donner aux enfants ce qui leur est indispensable.

    Autrefois, quand on avait 100 francs chez soi, on pouvait attendre et voir venir, parce qu’on vivait avec 25 francs par semaine ; aujourd’hui, il faut presque 25 francs par jour. Autrefois, encore, on avait du crédit ; il suffisait d’être connu des fournisseurs du quartier ; on trouvait chez le boulanger, chez l’épicier, chez le charcutier, chez le boucher tout le crédit dont on avait besoin. Aujourd’hui, vous n’en trouvez plus, de telle sorte que, même avec quelques centaines de francs, aussitôt que vous participez à un mouvement de grève, si, dans la caisse de la grève elle-même, vous ne trouvez pas les secours et les allocations indispensables, c’est, au bout de très peu de temps, la misère au foyer. Alors, tout naturellement, la femme fait comprendre au mari, au père de ses enfants, qu’il serait bon de rentrer à l’atelier, et elle le pousse à reprendre le travail.

    Ah ! femmes, je comprends le sentiment, en pareil cas, qui vous anime ; je sais en présence de quelles difficultés vous vous trouvez ; j’aperçois les obstacles qui se trouvent sur votre route, et je dirai presque la nécessité dans laquelle vous êtes de presser le père de vos enfants de rentrer à l’usine. Mais, cependant, réfléchissez à ceci : si l’homme trouvait en vous la compagne, l’associée, la sœur de lutte et de combat ; s’il se sentait non pas découragé, mais encouragé, fortifié par vous ; si, lorsqu’il soutient une lutte difficile, il savait que vous êtes non pas contre lui, mais avec lui, quelle force vous lui donneriez ! Agir ainsi, c’est votre devoir. Si vous êtes féministe, si vous voulez le relèvement de la femme ; si vous voulez qu’elle devienne un être digne, fier et indépendant, garantissez aussi la fierté et l’indépendance de votre compagnon, du père de vos enfants !

    Quand il lutte pour un salaire meilleur, pour une revendication d’ordre moral ; quand il lutte, sous une forme quelconque, contre le patronat ennemi, soyez avec lui, toujours avec lui, jamais contre lui.

    La femme doit entrer au Syndicat ; il suffit qu’elle appartienne à une corporation pour être syndicable. Elle a le devoir de faire partie de son Syndicat, et le devoir s’allie, ici, à l’intérêt bien compris. Je ne suis pas partisan des Syndicats exclusivement féminins. Je crois qu’il est préférable que les femmes entrent dans les Syndicats qui existent déjà, et que là, hommes et femmes appartenant à la même corporation, groupés au sein de la même Fédération, unis dans la même Confédération Générale du Travail, militent tous ensemble pour obtenir, en attendant que soit réalisé l’affranchissement total du travail, des conditions meilleures et plus dignes.

    Il faut donc que la femme entre dans le Syndicat. Et puis, tous les jours, celle qui veut être militante, celle qui a le souci de son affranchissement, celle qui veut s’intéresser à la chose publique, celle qui veut favoriser dans l’avenir l’indépendance de ses enfants, cette militante-là a, à tous les instants, des actes à accomplir, en conformité avec ses propres convictions. Elle doit, par exemple, faire un choix judicieux des journaux qu’elle lit ; elle ne doit pas lire au hasard toutes les publications qu’on lui présente. Elle ne doit pas introduire chez elle des romans ou des publications qui, bien loin d’élever le sentiment de ses enfants, abaissent et ravalent celui-ci.

    Les Femmes doivent s’intéresser au mouvement, surveiller les événements et en suivre le développement et le cours. Pour cela, il faut qu’elles se renseignent auprès des journaux qui peuvent exactement les informer, qu’elles évitent les journaux faits seulement de mensonges, de fausses informations et de romans-feuilletons. Il est bon que la femme lise seulement les journaux dans lesquels elle pourra puiser sa nourriture intellectuelle et morale. Je ne voudrais en citer aucun, car j’aurais l’air de faire de la réclame ; cependant, en ce qui concerne le mouvement féministe, les journaux qui s’y consacrent sont tellement rares, que je puis bien citer le seul qui, à mon sens, a une allure conforme à mes propres sentiments : c’est la Voix des Femmes.

    Femmes qui m’écoutez, - et je suis heureux que vous soyez en grand nombre, - apportez dans la lutte vos qualités propres, vos qualités de sensibilité, de cœur, de vaillance, d’enthousiasme. Puis, si vous comptez sur nous, hommes, pour vous aider, comptez encore et surtout sur vous-mêmes. Oui, les femmes doivent se grouper entre elles. Le féminisme doit avoir un mouvement qui lui soit propre. Il doit avoir des revendications qui lui soient particulières, une action indépendante ; mais il faut, cependant, que tout cela soit fait en accord complet avec l’homme. C’est de cette union que dépend le sort de l’humanité tout entière.

    Oh ! femmes, si vous saviez quelle tristesse envahit le propagandiste quand il constate votre indifférence. Oh ! filles et femmes de militants, si vous saviez quelle lassitude, quel découragement s’empare de votre père et de votre compagnon, lorsqu’il a la douleur de se heurter à vos propres résistances ! Quel stimulant ce serait pour nous, femmes, si nous vous sentions près de nous, avec nous ! Et quelle force, quelle énergie nous donnerait, nous communiquerait votre indispensable appui !

    Oui, votre appui nous est indispensable, parce que, si vous êtes contre nous, c’est la situation présente qui se prolonge indéfiniment et sans issue. Si vous n’êtes pas avec nous, c’est tout le mouvement de libération compromis, et peut-être vaincu d’avance ! Vrai ! femmes, si vous êtes contre nous, nous ne pouvons rien faire ; sans vous, nous ne pouvons faire que peu de choses ; mais, avec vous, nous pouvons tout entreprendre, tout espérer et tout réaliser.

    Est-il possible que, parias entre les parias, victimes entre les victimes, esclaves entre les esclaves, vous subissiez plus longtemps votre servitude sans élever les protestations nécessaires ? Se peut-il qu’en face d’un patronat de plus en plus exigeant, combatif, agressif, meurtrier, vous ne sentiez pas monter en vous la révolte ? Est-il possible, femmes, qu’en présence des difficultés que suscitent dans votre ménage, et la vie chère, et la crise du logement, et le chômage de plus en plus intense, est-il possible que tout cela puisse vous laisser indifférentes ? Et, serait-il vrai que seuls vous passionnent les cinémas et les dancings ? Est-il possible que vous restiez indifférentes, vous surtout, femmes, qui avez vécu les horreurs de la récente guerre ?

    Vous les avez vécues, ces heures désolées et tristes, qui ont duré cinq ans, cinq interminables années, durant lesquelles, mères, si vous aviez des enfants là-bas, vous trembliez chaque jour dans la crainte d’une nouvelle fatale. Et vous, mères, qui n’aviez pas d’enfants au combat, mais qui pouvez en avoir qui grandissent, qui poussent, tolérerez-vous que vos enfants, ceux que vous avez eu tant de mal à élever, restent ainsi exposés au retour de l’horrible catastrophe ? Songez-y, mères qui m’écoutez ! Pensez à ce petit être, qui fut emprisonné pendant neuf mois dans vos entrailles, que vous avez nourri de votre sang, de votre chair ; rappelez-vous la tendresse avec laquelle vous l’avez accueilli pour la première fois, lorsque, du petit berceau où on l’avait placé, on l’a mis dans vos bras ; rappelez-vous les soins dont vous l’avez entouré le premier jour, les premières semaines, les premiers mois, les premières années. Rappelez-vous quelle fut votre sollicitude, votre vigilance à son égard. Souvenez-vous des soucis que cet enfant vous a donnés en grandissant et des tourments qu’il vous a imposés par la délicatesse de sa santé ; puis, plus tard, quand il est devenu adolescent, par la turbulence de cette adolescence, ou par la folie de sa jeunesse.

    Le voici, maintenant, il est devenu un garçon robuste et fort. C’est en lui que sont toutes vos espérances. Si vous êtes affligée, c’est lui qui vous consolera ; si, demain, vous êtes courbée par l’âge ou par la maladie, c’est lui qui vous aidera. Vous avez le droit de compter sur lui comme sur le soutien de vos vieux jours.

    Mères, songez-y : un coup de clairon, un battement de tambour, un ordre de mobilisation, et cet enfant peut vous être arraché, alors que vous avez eu tant de mal à en faire cet homme robuste et sain que lapatrie vous réclame. Songez que cette jeunesse en fleur peut être fauchée sur le champ de bataille. Dites-vous que vous seriez coupables, d’ores et déjà, de ne pas le protéger contre ce danger futur, autant que vous seriez coupables si, le voyant malade, vous ne voliez pas à son secours pour l’arracher à la mort qui le guette.

    Comprenez, femmes, que c’est le régime social actuel qui suspend sur votre tête la menace perpétuelle et horrible d’une calamité nouvelle, d’une guerre de demain. Comprenez que c’est le régime social qui vous voue à l’ignorance, vous maintient en servitude, et vous plonge dans la misère... Comprenez que c’est lui qui convertit cette terre en une vallée de larmes, alors que cette terre pourrait être le paradis.

    Le jour où vous aurez compris cela, vous sentirez dans vos cœurs une haine mortelle contre la société actuelle. Alors, vous unirez vos efforts aux nôtres ; alors, cœurs unis et bras associés, tous ensemble, hommes et femmes, nous lutterons contre le vieux monde et nous briserons nos chaînes.


    L'Enfant



    L’Enfant n’est ni un Ange, ni un Démon. - Il est l’aboutissant physique, intellectuel et moral des générations antérieures. - Il est le résultat de l’hérédité, de l’éducation et du milieu. - Importance capitale du problème de l’éducation. - Culture physique. - Culture intellectuelle : l’École actuelle ; son programme, ses méthodes, ses conditions. - Culture morale : Sévérité ou douceur ? Contrainte ou liberté ? - L’Exemple. La Réciprocité. - L’Enfant, c’est l’Avenir !

    CAMARADES,

    C’est de l’Enfant que je vais parler ce soir. Je ne connais pas de sujet plus captivant ; il n’en est pas qui le dépasse en importance.

    Je ne connais pas de sujet plus captivant que cet être tour à tour grave et souriant, indifférent et passionné, cruel et sensible, calme et emporté, toujours gracieux et poétique.

    Je ne connais pas de sujet plus important que les problèmes nombreux et graves que suscite l’étude de l’enfant, parce que l’enfant, c’est l’intelligence qui s’ouvre, c’est le jugement qui se forme, c’est le cœur qui s’épanouit, c’est la volonté qui s’affirme, c’est la conscience qui s’éveille ; parce que l’enfant, c’est, aujourd’hui, la fragilité et l’ignorance, et demain le savoir et la force ; parce que, en un mot, le problème de l’enfant, c’est le problème de l’avenir tout entier.

    L’enfant, qu’est-il ? Un ange descendu du ciel, disent les uns ; un démon vomi par l’enfer, déclarent les autres. Et, ici, nous nous trouvons tout de suite en face de deux écoles : celle que j’appellerai l’école pessimiste et celle que, par opposition à la précédente, j’appellerai l’école optimiste.

    La première déclare que l’enfant naît foncièrement méchant, que, dès le berceau, il porte toutes les tares originelles de nature à nuire à son développement normal, qu’il est pétri de toutes les boues, enclin aux penchants les plus pervers, sujet aux mouvements les plus pernicieux et les plus misérables.

    L’autre école affirme le contraire. Elle déclare que l’enfant naît bon, que, par nature, il est juste, aimable, fraternel, qu’il porte en naissant le germe des dispositions les plus heureuses, des tendances les plus louables, des poussées les plus méritoires, qu’il est capable de toutes les vertus.

    La première école déclare qu’étant donnée la méchanceté originelle de l’enfant, il est indispensable d’apporter à son développement une surveillance rigoureuse, une sévérité sans relâche, car ce n’est qu’à la baguette qu’on conduit l’enfant dont il n’y a rien à attendre en dehors d’une règle sévère, d’une austérité irréductible et, pour me servir d’une expression à présent à la mode, elle dit qu’il faut faire peser sur l’enfant une dictature sans faiblesse et sans relâchement : la dictature de la crainte, de la répression et de la contrainte.

    L’école optimiste déclare qu’il faut, au contraire, laisser l’enfant livré à lui-même, l’abandonner à ses seuls instincts, que cédant à la pression de ses poussées naturelles, l’enfant s’épanouira à la façon d’une fleur, et répandra autour de lui, telle la fleur dont je parle, les parfums les plus délicats et les plus subtils. Pas de contrainte, pas de sévérité, mais l’enfant abandonné à lui-même, et poussant tout seul.

    Telles sont, Camarades, les deux écoles et les deux méthodes éducatives qui se présentent à nous et entre lesquelles il faut faire un choix.

    Je déclare que je n’appartiens ni à l’une ni à l’autre et que je m’éloigne également de l’une et de l’autre.

    Dire que l’enfant est mauvais est une erreur ; dire qu’il est bon en est une autre. Il n’y a pas d’enfant foncièrement mauvais ni d’enfant foncièrement bon. Certes, il y a des sujets exceptionnels, des enfants qui ont reçu de la nature les instincts les meilleurs et les dons les plus heureux ; d’autres qui sont venus au monde avec des hérédités pernicieuses et il semble que les uns sont poussés à la vertu et les autres au mal. Il s’agit là d’exceptions et, quand je parle de l’enfant, je parle de l’enfant en général, pris dans son ensemble et je dis qu’il y a équivalence entre les bons et les mauvais instincts et qu’il faut revenir à cette première question : l’enfant, qu’est-il ? puisque c’est de là que partent les problèmes que nous avons à examiner.

    L’enfant n’est pas un ange descendant du ciel, ni un démon venant de l’enfer. L’enfant - celui d’aujourd’hui - est tout simplement le résultat de l’accouplement d’un homme et d’une femme vivant à notre époque, homme et femme résultant eux-mêmes des accouplements antérieurs qui se sont produits dans le temps et l’espace. L’enfant est la suite d’une interminable lignée d’hommes et de femmes qui constituent la généalogie de tous ses ancêtres. L’enfant c’est l’aboutissant de toutes les générations qui se sont succédé dans l’histoire. C’est le résumé de toutes les races et de toutes les civilisations antérieures. Quand l’enfant naît, il est comme une page blanche sur laquelle rien de définitif n’est encore écrit, ni dans le sens du bien ni dans le sens du mal. Il n’est ni bon ni mauvais, ou, plus exactement, il est à la fois bon et mauvais, parce qu’il porte en soi, dès sa naissance, à l’état de germes, toutes les qualités et, hélas ! tous les défauts de ses ascendants.

    Il en possède toutes les vertus et tous les vices, toutes les forces et toutes les faiblesses, toutes les ignorances et tous les savoirs, toutes les férocités et toutes les mansuétudes, toutes les soumissions, toutes les défaites et toutes les victoires, tous les progrès et toutes les régressions, toutes les grandeurs et toutes les bassesses, toutes les sublimités et toutes les misères. Il est la synthèse des instincts, des mouvements, des passions qui, depuis des siècles, ont agité et tourmenté l’humanité. Il résume donc en lui une sorte d’ensemble où se combinent le meilleur et le pire ; il est capable des mouvements les plus sensés, mais aussi, des mouvements les plus irraisonnés, des gestes les plus fous. Il est capable des actions les plus nobles, mais aussi des plus basses et des plus viles. Il peut s’élever parfois jusqu’au sommet, comme il peut descendre jusqu’à l’abîme.

    Tel est l’enfant. Ce petit être amorphe, inconsistant, frêle et chétif, qui vagit dans son berceau et qui représente, à un moment donné de l’histoire, l’aboutissant de toutes les hérédités d’où il est sorti, que deviendra-t-il ? Ce petit paquet de chair et d’os, sur lequel la maman attentive se penche avec tendresse, que sera-t-il plus tard ? Il sera ce que l’auront fait ces trois choses : l’hérédité, l’éducation et le milieu.

    L’enfant est comme la somme de ces trois choses. L’ascendance, l’atavisme, l’hérédité, trois termes qui résument toutes les forces du passé dont l’enfant est l’héritier ; l’éducation, dont nous parlerons tout à l’heure, et, enfin, le milieu dont l’enfant subit, dès le berceau jusqu’à la tombe, l’influence, la pression dominante. De ces trois facteurs, c’est du deuxième que je veux, ce soir, m’occuper plus particulièrement, c’est-à-dire de l’éducation, d’autant plus que c’est, à mon sens, celui des trois qui exerce l’importance la plus grande et qui joue un rôle prépondérant.

    Personne aujourd’hui ne saurait méconnaître la gravité de la question de l’éducation ; interrogez n’importe qui. Quelles que soient les idées philosophiques, religieuses, politiques ou sociales qui sont siennes, ce n’importe qui conviendra avec vous que le problème de l’éducation est d’une importance souveraine et occupe une place prépondérante dans les préoccupations de tous. C’est, en effet, de la source des idées, des connaissances, des méthodes, des procédés en usage pour l’éducation de l’enfant que dépendra plus tard la vie intellectuelle de l’adulte. Les pratiques auxquelles il aura été entraîné, les conseils qu’il aura reçus, les exemples qu’il aura eus sous les yeux, les influences qu’il aura subies, les enseignements qui lui auront été donnés, l’auront porté, plus tard, sur une voie ou sur une autre et seront la base de la vie morale de l’individu.

    Il n’est pas douteux que de l’enfant d’aujourd’hui dépend l’homme de demain, et que le problème de son développement est un problème de tout premier ordre : tant vaudra l’enfant, tant vaudra l’humanité. Cette parole, prononcée par je ne sais qui, et répétée par beaucoup, exprime une vérité profonde, la suivante : qui tient l’enfant, tient l’humanité tout entière. Les dirigeants l’ont bien compris ; aussi se disputent-ils âprement l’éducation de l’enfant. Chacun cherche à faire de l’enfant le continuateur de son œuvre, le représentant des idées de sa classe. Voyez l’Église et voyez la bourgeoisie ; deux écoles en présence dans notre pays : l’école libre ou plus exactement religieuse, l’école laïque ou plus exactement celle de l’État. D’un côté l’Église qui s’évertue à accaparer d’avance le cœur et l’esprit de l’enfant de façon à ce qu’il reste enfermé dans les pratiques de l’Église, qu’il soit un croyant servile, docile ; de l’autre côté, l’État, qui a besoin, lui aussi, de serviteurs soumis, d’électeurs bien pensants, de soldats disciplinés, de contribuables qui paient leur impôt sans rechigner ; l’État qui, représentant la société temporelle comme l’Église représente la société spirituelle, pèse de tout son poids sur la direction de l’école, sur les méthodes employées, sur les principes inculqués à l’enfant, sur les entraînements qu’il subit, sur les images dont on peuple son cerveau, sur les bruits et les couleurs dont on frappe son oreille et ses yeux. Je proteste contre cette façon de s’emparer de l’enfant. L’enfant n’appartient ni à l’Église, ni à l’État ; et à l’école pour et par l’État, à l’école pour et par l’Église, j’oppose l’école pour l’enfant.

    Mais abandonnons, si vous le voulez bien, ces considérations d’ordre général sur l’École, et voyons ensemble ce que doit être l’éducation.

    Pères et mères qui m’entendez, si je vous disais : « Voyons, nous ne sommes pas loin du premier janvier ; je voudrais vous présenter mes vœux en ce qui concerne votre enfant, que désirez-vous que je lui souhaite ? quel est votre rêve à son sujet ? Que désireriez-vous que fût votre enfant ? » Je connais d’avance votre réponse, parce que c’est la réponse que je ferais si j’étais à votre place. Je dirais : « Je désire que mon enfant soit beau, intelligent et bon. » Beau, voilà pour le corps ; intelligent, voilà pour l’esprit ; bon, voilà pour le cœur et la conscience. Et si mon enfant parvenait à avoir ces trois qualités - la beauté, ou la force physique ; l’intelligence, ou la force intellectuelle ; la bonté, ou la force morale - je suis sûr que cet enfant serait digne de ma tendresse et que je serais fier de lui par la suite.

    Voilà ce que vous me répondriez, et vous auriez raison. Vous marqueriez ainsi la nécessité d’une triple culture : physique, intellectuelle et morale. Culture physique qui doit aboutir à la beauté du corps. Oh ! entendons-nous sur la beauté. Je n’entends pas par là cette beauté classique, traditionnelle, académique, en quelque sorte officielle, qui réside surtout dans la finesse, dans la délicatesse ou dans la régularité des traits du visage. J’entends par beauté tout autre chose. On peut avoir des traits irréguliers et tout de même être beau. Beau est l’enfant qui possède une physionomie mobile et expressive, des yeux francs et ouverts, un corps robuste et bien constitué, l’enfant qui, dans chacun de ses mouvements décèle la robustesse, la grâce et l’agilité. Voilà la véritable beauté chez l’enfant.

    Je dirai à peu près la même chose de l’intelligence. Je ne considère pas comme nécessairement intelligent, l’enfant qui apprend bien à l’école parce qu’il est studieux, parce que chez lui on veille à ce qu’il fasse bien ses devoirs, parce qu’il apprend bien ses leçons et qu’il aura introduit dans sa cervelle un certain nombre de connaissances. Il saura peut-être lire dans les dictionnaires, construire grammaticalement une phrase, il aura des notions de géographie et d’histoire. Mais cela ne signifiera pas que sa compréhension soit très ouverte, son esprit judicieux, son imagination ardente et, par conséquent, que son intelligence soit à la hauteur de mes désirs.

    Et quant à la bonté, il me suffira de savoir que cet enfant est loyal et franc, qu’il est disposé à ne jamais abuser de la force contre quiconque est plus faible que lui, que, s’il voit un brutal frapper un petit camarade, il défendra le plus faible contre le plus fort, qu’il prendra, sans souci des risques qu’il court lui-même, la défense de ce camarade plus faible, et qu’en toutes circonstances, dans la mesure de ses petits moyens, il se montrera fraternel.

    Culture physique, ai-je dit, puis culture intellectuelle et culture morale.

    Culture physique : On est d’accord sur les conditions qu’il faudrait réaliser pour que l’enfant se développe normalement, pour qu’il parvînt à toute la somme de force, de beauté et d’harmonie qu’il est susceptible d’atteindre.

    Air pur et vivifiant, alimentation saine et abondante, régime régulier, soins hygiéniques, et notamment de propreté, et enfin exercices physiques, développement au grand air. J’ai honte d’énumérer des conditions si difficiles à réaliser, non pas pour les riches, non pas pour les privilégiés de la fortune, qui peuvent avoir maison en ville et maison à la campagne ; en ville, un appartement spacieux et bien situé, et à la campagne une villa ou un château, et qui peuvent envoyer leurs enfants respirer sur les hauteurs de la montagne ou sur les bords de la mer, bien accueillis qu’ils sont partout grâce à leur fortune. Mais, conditions difficiles à réaliser pour vos enfants à vous, vivant au cinquième ou au sixième étage, où l’on grimpe parfois par un escalier douteux et où l’on vit deux, trois, quatre ou cinq dans la même pièce, les logements sont aujourd’hui si rares et si chers ! Et il faut, dans cette pièce unique faire à peu près tout : la cuisine, la lessive, travailler, manger, dormir. Comment voulez-vous que l’air qu’on respire dans des logements aussi exigus et aussi mal disposés puisse être un air pur et vivifiant ?

    Alimentation saine et abondante ? Il faudrait à vos enfants des choses légères, des œufs, du laitage, des fruits, des légumes, peu de viande, pas de vin, pas d’alcool, pas de café, ils n’ont pas besoin de recourir à l’excitation artificielle de ces boissons ; ce serait les entraîner d’avance à les considérer plus tard comme nécessaires. Mais ces œufs dont je parle, ce laitage, ces fruits, ces légumes sont abominablement chers.

    En sorte que je suis honteux quand je parle de telles conditions, qui sembleraient cependant si simples à réaliser et qui constituent un problème presque irréalisable pour le simple travailleur et sa famille. Je me sens comme ce médecin qui, appelé au chevet d’une femme malade, rongée par la tuberculose, épuisée par le travail ou par des maternités successives, voit bien ce qu’il y aurait à faire, sinon pour la sauver, du moins pour améliorer un peu son sort et prolonger son existence. Il lui conseillerait bien d’aller dans le Midi, sous le beau soleil de Nice, de prendre des vins fortifiants, des viandes crues ou saignantes ; mais il sent que la misère est là, installée à ce foyer, et que cette mère a déjà tant de peine à donner à ses enfants la nourriture nécessaire ! Comment pourrait-elle suivre elle-même le traitement dont elle aurait besoin ?

    Je suis dans la situation de ce médecin. Je sais bien ce qu’il faudrait pour que vos enfants reçussent le développement physique indispensable, et cela paraît simple à réaliser. Mais comme c’est difficile pourtant ! Air pur et vivifiant, alimentation saine, variée et abondante, soins hygiéniques, irréprochable propreté, régime régulier, lever et coucher aux mêmes heures ; sorte de gymnastique à laquelle s’entraînent peu à peu le corps et l’estomac de l’enfant, conditions presque indispensables d’une bonne santé.

    Régime régulier ! alors qu’il vous est si difficile à vous-mêmes de pratiquer ce régime, que les conditions du travail vous font partir tôt de chez vous et ne vous permettent que d’y rentrer tard.

    Cependant je vous dis cela, alors même que vous ne pourriez pas profiter des conseils que je vous donne. Je vous le dis parce que vous n’en détesterez que davantage cette société qui prive votre cœur de père et de mère de la joie de donner à vos enfants ce dont ils ont besoin pour qu’ils deviennent robustes, vigoureux, sains et beaux.

    Je n’insiste pas sur ce point. Nous sommes d’accord et je suis convaincu qu’au lendemain d’une révolution qui bouleverserait le régime social actuel, qui abolirait le contrat social qui nous lie, je suis bien sûr qu’il n’y aurait pas, en ce qui concerne l’éducation des enfants, de discussion grave entre nous.

    Parlons donc maintenant de la culture intellectuelle.

    L’enfant vit, il mange, il boit, il dort, il s’agite, son corps a pris quelque développement. Le voilà en âge de recevoir les connaissances qui doivent meubler son cerveau. L’heure de l’école est venue.

    Ah ! ne dites jamais à vos enfants cette parole impie que j’ai cueillie cependant trop souvent sur des lèvres paternelles ou maternelles, quand l’enfant n’était pas sage : « Petit garnement, si tu n’es pas sage, je vais t’envoyer à l’école ! » Ne dites jamais cela. Si vous menacez l’enfant de l’école, c’est comme si vous lui disiez que l’école est un châtiment. Cela veut dire : je te punirai en t’envoyant à l’école où au lieu de trouver une mère tendre et affectueuse comme moi, tu trouveras un maître sévère qui te corrigera. L’enfant quand vous lui parlez ainsi, s’imagine d’avance que l’école est une sorte de prison dans laquelle il sera très malheureux. Il appréhende d’y aller. Ne dites pas cela à vos enfants. Dites-leur au contraire : « Si tu es bien sage, je t’enverrai bientôt à l’école. Jusqu’à présent tu étais trop jeune, mais maintenant te voilà assez grand pour y aller si tu es sage. » Et d’avance l’enfant se réjouira à la pensée qu’il va pouvoir bientôt aller à l’école. Et quand il y va enfin, il y apporte toute sa joie. Comprenez-vous que, de ce fait, l’enfant se trouve dans les meilleures conditions pour en profiter ?

    Le voici à l’école. Dans quel but y est-il ? Évidemment pour s’instruire, pour apprendre, pour se familiariser avec les notions les plus utiles, et surtout pour apprendre à apprendre.

    Je parle de l’école primaire, à laquelle va l’enfant du travailleur. Il y va pour y puiser le goût de l’étude, pour recevoir les connaissances indispensables sur lesquelles, plus tard, l’enfant pourra, grâce à son effort personnel et persistant, fonder toute sa vie.

    Nous parlerons tout à l’heure des programmes. Grâce à ses connaissances dont il doit recevoir le dépôt, il doit parvenir, par la suite, si on le met en possession d’une bonne méthode de travail, de procédés intellectuels judicieux, et pour peu qu’il ait contracté le goût de l’étude, il doit parvenir à développer ses premières connaissances, élargir le champ de ses observations, former de mieux en mieux son jugement, accroître les trésors emmagasinés par sa mémoire, forger dans son imagination - par rapprochement et comparaison - évoquer des idées nouvelles, des images, unir celle-ci à celle-là. C’est le rôle de l’imagination. Il y a une part de création dans celle-ci, tandis que les autres facultés ne s’exercent que sur des précisions ; l’imagination a ceci de particulier qu’elle crée sur les matériaux que lui fournissent la mémoire, l’intelligence et le jugement.

    Voilà le but de l’école et ce qu’on se propose d’enseigner à l’enfant, quand il vient à l’école, On a dirigé contre l’école publique un réquisitoire très sévère. J’avoue que je partage la plupart des critiques formulées contre elle. Cela ne m’empêche pas de rendre au corps enseignant, aux instituteurs et institutrices de l’école primaire surtout, l’hommage qui leur est dû. Un grand nombre d’entre eux ont accompli des efforts méritoires. Ils se sont heurtés à une organisation défectueuse de l’enseignement, à l’hostilité des familles, à la routine des règlements, aux exigences abusives des chefs, des inspecteurs. Ils ont été, pour ainsi dire, pris entre l’enclume et le marteau. D’une part, leurs chefs hiérarchiques, le programme sec, brutal ; d’autre part, les exigences constamment accrues des familles.

    Dans ces conditions, le rôle des instituteurs et des institutrices est extrêmement ingrat, je le reconnais, et voilà pourquoi je fais ici, non le procès des maîtres, mais celui de l’enseignement.

    Tout d’abord, il y a trop d’élèves pour un seul maître.

    Il est reconnu que quand un maître ou une maîtresse a, dans sa classe, 40, 60, 60, quelquefois 70 enfants et plus, il est matériellement impossible que le professeur puisse s’occuper utilement de ses élèves. Il les connaît à peine ; il sait vaguement leur nom ; il les voit tous les jours à la même place, assis sur le même banc, en face du même pupitre, mais que sait-il d’eux ? Les a-t-il, un à un, interrogés ? Lui est-il possible de connaître l’esprit et le cœur de ces enfants ? A-t-il même le temps de corriger les devoirs de chacun, de s’assurer s’ils ont bien ou mal compris, s’ils savent leurs leçons ? Non, cela ne lui est pas possible.

    Et alors, que devient la classe, dans de pareilles conditions ? Bien heureux seront les plus intelligents et les plus studieux, qui auront pu profiter des enseignements de leur maître, lequel est obligé de se conformer à un programme strict, dont il est l’esclave et qu’il doit parcourir trop rapidement.

    Tant mieux pour ceux des élèves qui ont le plus d’intelligence et le plus de mémoire, Mais les autres ? Ceux qui forment l’immense masse ? Ils se traînent, clopin-clopant, tant bien que mal, et ont bien de la peine à suivre. Leurs petites jambes ne leur permettent pas de courir. Et alors, ces enfants sont évidemment sacrifiés. Et c’est le plus grand nombre. Ils ont de la peine à aller jusqu’au fameux certificat...

    ... Certificat dont les matières sont, du reste, fort peu connues de ceux qui l’obtiennent, matières dont, au surplus, ces derniers ne se servent guère par la suite et qu’ils se hâtent d’oublier bien plus vite qu’ils ne les ont apprises.

    Il faut que le travail soit varié. L’enfant ne possède qu’une petite somme d’attention soutenue. Au bout de trois quarts d’heure, une heure au maximum, cette somme d’attention est en quelque sorte épuisée. Il est indispensable de lui donner le loisir de faire quelques mouvements, il est nécessaire de lui donner quelques instants de récréation, pour qu’il puisse se dégourdir les jambes. Au bout d’une heure, il arrive à ne plus à rien comprendre. Il a des fourmis dans ses petits mollets. Il voudrait s’en aller jouer, et cela se comprend.

    S’il est plus grand, il pourra rester en place et attentif un peu plus longtemps, mais à une condition : c’est qu’alors on change de travail et qu’on fasse succéder à une étude un travail d’un genre aussi différent que possible. Par exemple, après une leçon de calcul, faites-lui faire une rédaction ; après une leçon de mémoire, faites-lui faire du dessin. Alors, le fait seul de changer d’étude, de travail, constitue pour lui une distraction ; sinon, il est bien évident que si vous l’assommez pendant une heure et demie, deux heures, par le même travail, celui-ci lui deviendra pénible et l’écolier n’en profitera pas autant. Il faut à l’enfant du travail varié et des récréations fréquentes.

    Il faut aussi que la salle d’études soit claire, gaie, vaste, de façon que les enfants ne s’y gênent pas réciproquement, et qu’ils s’y plaisent. J’ai vu des écoles dans lesquelles ils étaient entassés, n’ayant pas même la possibilité de remuer leurs bras. Il faut beaucoup de place aux enfants ; voyez-les quand ils mangent : ils mangent presque tous en déployant les coudes sur la table ; le plus petit tient plus de place qu’une grande personne. A l’école, c’est la même chose. L’enfant a besoin de prendre ses aises. Il s’allongerait, s’il le pouvait. Et s’il est capable de mettre chez lui les pieds dans le plat, quand il mange, il serait bien capable de mettre les pieds sur la table à l’école.

    Les positions les plus abracadabrantes sont les meilleures pour lui, tandis que la position méthodique, classique, qui consiste à se tenir de telle ou de telle manière, à maintenir ses coudes près du corps, est une position qui ne lui va pas.

    Il faudrait donc que la salle de classe fût claire, aéré, gaie et vaste ; qu’il y eût quelque chose sur les murs, rappelant à l’enfant tout petit que l’heure de la récréation va sonner. Pas de ces maximes qui lui rappellent, à chaque instant, qu’il a un devoir à faire, pas de préceptes sur ses obligations.

    N’allez pas l’embêter par des maximes.

    Le reste est affaire de programme en même temps que de mémoire.

    Quelques mots seulement sur le programme. Le programme de l’école primaire est, à mon sens, beaucoup trop chargé. Ah ! je connais les illusions tenaces et les exigences absurdes de la plupart des familles. Le père et la mère ont cette faiblesse de voir toujours dans leur enfant un être prodigieux. Quand il n’est pas tout à fait un cancre, le père et la mère sont persuadés que leur petit est un génie en herbe. Quand il est à peu près robuste, les parents le considèrent comme un Apollon ou un Hercule. Le père et la mère possèdent un prisme spécial, le prisme de leur tendresse à travers lequel ils aperçoivent leur enfant. Ils attendent de lui qu’il soit un prodige ; il faut qu’il soit fort en grammaire, en calcul, en histoire, en géographie ; qu’il lise d’une façon intelligente dans les auteurs les plus délicats.

    C’est une exigence folle. L’enfant de dix ou douze ans naît à peine à la vie cérébrale, son intelligence commence à se former. Demandez donc à un enfant de dix ans de soulever un poids de vingt kilos et de le porter à bras tendus ; il ne le pourra pas. Eh bien, c’est lui demander un effort aussi ridicule et un résultat aussi absurde que d’attendre de lui qu’il soit, à douze ans, fort en grammaire, en mathématiques, en histoire, en géographie, en dessin, en tout. Et il arrive alors que la plupart de ces enfants prodiges tels des citrons dont on aurait exprimé prématurément le jus, deviennent, neuf fois sur dix, des fruits secs. On les a surmenés à un moment donné, et, de l’avant-garde où ils étaient, ils passent à l’arrière-garde. Ils étaient les premiers, ils deviennent les derniers. Je connais nombre d’enfants qui, précoces et surmenés, avaient été l’espoir de leur famille et qui, entrés dans la vie, sont devenus de purs crétins.

    On a souvent comparé le cerveau de l’enfant à un logement. On a eu raison. On dit couramment : il faut meubler le cerveau de l’enfant. Cela ne veut pas dire que le cerveau de l’enfant est un appartement très vaste, composé de pièces nombreuses et pouvant être abondamment meublées. C’est, au contraire, un petit, un tout petit logement ; il ne faut pas l’encombrer de tables, d’armoires, de buffets, de chaises, de lits ; l’enfant en serait gêné. Il faut quelques meubles seulement ayant un caractère d’utilité incontestable, et il faut que chaque meuble soit à sa place, de façon à occuper le moins de place possible, pour que l’enfant puisse circuler et soit à l’aise dans ce logement.

    Je considère comme beaucoup trop touffu le programme de l’école primaire. On devrait limiter ce programme aux connaissances fondamentales, c’est-à-dire à ces connaissances sans lesquelles il n’est pas possible d’en acquérir d’autres ; aux connaissances essentielles, aux connaissances de base : l’écriture, la lecture, le calcul, les premières notions de dessin ; en science, quelques notions élémentaires, c’est tout. Sinon, l’enfant possède un vernis de toutes choses, mais, en réalité, il ne sait rien.

    Il vaudrait mieux qu’il connût moins de choses, mais qu’il connût mieux chacune d’elles. Et le latin qui disait : Non multa sed multum, pas beaucoup en étendue, mais beaucoup en profondeur, avait infiniment raison.

    Permettez-moi une comparaison :

    Voici deux hommes. Le premier a une bibliothèque qui comprend mille volumes. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est quelque chose (il en est beaucoup parmi nous qui ne possèdent pas une bibliothèque aussi volumineuse) ; il a mille volumes, mais, il ne les a jamais lus, ou si peu ! qu’on peut dire qu’il ne les connaît pas. Il connaît vaguement le nom de quelques auteurs. Volontiers, quand il reçoit un visiteur, il l’emmène dans sa bibliothèque, persuadé qu’il va lui inspirer une haute opinion de sa propre culture en lui disant : « Voyez mes livres ! »

    Il jettera même dans la conversation, tant bien que mal, quelquefois bien, le plus souvent mal, le nom d’un auteur distingué ou d’un ouvrage connu. Mais, s’il a besoin d’un renseignement, d’une précision, d’une statistique, d’un chiffre, d’une date, il aura une peine infinie à retrouver dans sa bibliothèque le volume qu’il devra consulter utilement ; et même quand il aura mis la main sur le volume, il l’a lu jadis d’une façon si distraite, feuilleté d’une main tellement rapide, qu’il lui sera extrêmement malaisé de trouver le passage dont il a besoin.

    Il a beaucoup de livres, mais il connaît fort peu ceux-ci.

    Et voici l’autre homme. Oh ! celui-là n’a qu’une toute petite bibliothèque de quarante ou cinquante livres - moins si vous voulez - très peu de livres. Le chiffre importe peu. Mais chacun d’eux, il l’a lu pendant le temps nécessaire pour le bien connaître. Il n’en connaît pas seulement le titre, mais le contenu. Il l’a lu page par page. Il est revenu sur ses lectures deux fois, trois fois, dix fois, et sa réflexion s’est exercée sur chaque page.

    Celui-là, s’il a besoin d’un renseignement, d’un document, d’une citation, d’un chiffre n’hésitera pas. Sa bibliothèque est bien organisée, ses livres sont bien classés : ici, le roman ; là, le théâtre ; là, la science ; là, autre chose ; il sait, par conséquent, à quel endroit il doit aller chercher le document dont il a besoin, la place où se trouve le livre qu’il doit consulter, et, dans ce livre, la page qu’il devra relire.

    Peu de livres, mais il les connaît. Ce qui vaut mieux que beaucoup de livres qu’on ne connaît pas.

    De même, j’aime mieux un enfant qui connaît peu de choses, mais qui les a comprises et les possède bien à l’enfant qui a un vernis de tout, mais en réalité, ne connaît rien.

    Le programme est trop chargé. Il doit être limité aux connaissances élémentaires, essentielles, fondamentales, qui permettront plus tard à l’enfant, s’il est studieux et en possession d’une bonne méthode de travail, de développer ses connaissances et de devenir une sorte d’autodidacte, c’est-à-dire d’homme qui apprend tout seul.

    Il vaut mieux connaître à fond peu de choses que beaucoup insuffisamment.

    Autre reproche que j’adresserai à l’enseignement, et ici c’est plutôt à la méthode qu’au programme que m’en prendrai.

    J’estime qu’on fait à la mémoire une place privilégiée, une place trop importante dans le développement de la force cérébrale de l’enfant. Je me garderai de dire du mal de la mémoire ; j’apprécie, au contraire, l’importance considérable de cette faculté et je prise comme il sied, les services qu’elle est capable de rendre. Si nous oubliions au fur et à mesure tout ce que nous apprenons, nous serions comme Sisyphe roulant éperdument son rocher et notre cerveau serait comme le tonneau des Danaïdes qui, étant percé, laissait tomber en bas ce qu’on versait en haut.

    La mémoire est une faculté précieuse. Je suis bien loin de le contester. Mais, elle a son rôle, sa fonction qui est de retenir, d’emmagasiner, de classer, de catégoriser, de cataloguer les connaissances qui s’introduisent petit à petit dans le cerveau de l’enfant. Elle les classe en ordre de façon que l’enfant puisse, à l’occasion, les retrouver. C’est la petite bibliothèque dont je parlais tout à l’heure. Il est nécessaire qu’il y ait de l’ordre, qu’elle ne soit pas encombrée, et, pour cela, que la mémoire ne fasse que servir l’intelligence. Elle ne doit pas la précéder.

    Le rôle de l’intelligence, c’est de comprendre ; puis, quand on a compris, intervient la mémoire dont la fonction est de retenir. Il faut donc que la mémoire se limite à la fonction qui lui convient, sans empiéter sur les facultés voisines.

    L’énergie cérébrale comporte quatre éléments, quatre facteurs, si vous voulez : 1° l’intelligence proprement dite, la faculté de comprendre ; 2° la mémoire ; 3° l’imagination ; 4° le jugement.

    Chacune de ces facultés a ses attributions particulières permettant de réaliser le développement du cerveau dans les conditions les meilleures.

    Comprendre d’abord : intelligence. Retenir et classer ensuite : mémoire. Associer les connaissances acquises, les idées emmagasinées, les bruits, les couleurs dont s’est peuplé le cerveau, évoquer par l’image des créations nouvelles et des rapprochements inattendus : imagination. Puis, comparer, rapprocher ou séparer des idées, des sensations, des souvenirs, établir des ressemblances ou des différences : jugement.

    Tout cela comporte un mécanisme assez compliqué. Mais encore faut-il s’y reconnaître, et pour cela laisser à chaque faculté la place qui lui convient.

    Je ferai un autre et dernier reproche à l’École. Je suis l’adversaire déterminé de ce que l’on appelle le classement ; ce système qui consiste à faire concourir les enfants et à donner à celui-ci la première place, à cet autre la dixième, à cet autre la dernière. Je suis l’adversaire de ce système de classement parce que je suis convaincu que ses résultats sont néfastes. Quantité de personnes s’imaginent, bien à tort, selon moi, que ce classement est un stimulant, qu’il établit entre les enfants une sorte d’émulation, et que cette émulation produit des résultats heureux. Je crois que ceux qui pensent ainsi se trompent.

    Les premiers ne sont pas toujours les meilleurs, les plus studieux. Ce sont ceux qui ont reçu de la nature les facultés les plus précieuses et les dons les plus heureux, Ce ne sont pas toujours ceux qui travaillent le plus. Ce sont souvent ceux qui travaillent le moins, ceux qui ont plus de facilités que leurs petits camarades. Ils finissent par être insupportables d’orgueil, de présomption et de suffisance. Vous les avez vus ces enfants qui sont toujours les premiers et qui ont constamment la croix. Ils regardent avec dédain, avec mépris le pauvre petit camarade qui se traîne lamentablement au dernier rang et ils trouvent naturel qu’il y ait à l’école les premiers et les derniers, ceux qui sont faits pour être toujours en tête, ceux qui sont faits pour avoir toutes les récompenses, toutes les félicitations, tous les succès, tous les sourires, et ceux, au contraire, qui sont destinés à ne connaître que les dernières places, les reproches, les humiliations. Et ainsi ils s’habituent à une conception sociale dangereuse.

    Plus tard, quand ces enfants entreront dans la circulation sociale, ils y apporteront l’habitude et le résultat de ce système de classement. Vous verrez les premiers jouer des coudes pour parvenir encore aux premières places. Ils voudront, coûte que coûte, décrocher les situations les meilleures. Ils passeront sur tous les scrupules qui pourraient les retenir. L’essentiel pour eux est de parvenir les premiers. Il y avait à l’école les premiers et les derniers, ceux qui recevaient les félicitations et les récompenses, et ceux qui recevaient les reproches et les punitions. Dans la société, pensent-ils, il doit y avoir aussi, et il y a, effectivement, les premiers et les derniers et, pour être les premiers, ils feront tout et seront des arrivistes féroces.

    Quant aux derniers, ils regardent les premiers d’un œil d’envie et, pressés par leur famille qui leur dit : « Tu ne seras donc jamais premier ? » ils voudraient bien aussi arriver au premier rang et rapporter la croix, mais ils n’ont pas les mêmes facilités. Leur mémoire est ingrate, leur imagination paresseuse, leur esprit lent. Ils ont beau travailler, faire des efforts, être studieux, - ils mériteraient cent fois la croix et la première place - ils sont cependant condamnés à être les derniers. Alors, peu à peu, ils se découragent, ils prennent en haine l’étude qui ne leur donne aucune satisfaction et ne leur réserve, au contraire, que des déboires, des humiliations, des contrariétés. Ils vont jusqu’à prendre en haine l’effort lui-même en face de la stérilité des efforts qu’ils accomplissent.

    C’est ce que produit ce classement : chez les uns l’orgueil, la présomption, la dureté de cœur, l’arrivisme ; chez les autres, l’envie, le découragement, la haine de l’étude, le dégoût de l’effort.

    Sans compter qu’il y a, pour les instituteurs et les institutrices un cas de conscience difficile à résoudre. Quand un maître est obligé de classer ses élèves, c’est un geste de justice qu’il doit faire, c’est un acte d’équité qu’il doit accomplir. Il doit s’efforcer scrupuleusement à donner à chacun la place qui lui revient. Comment son choix s’établira-t-il ? Sur quoi basera-t-il son appréciation ?

    Je prends deux enfants : l’un d’eux est intelligent, il a l’esprit prompt, la compréhension vive, la mémoire fidèle, l’imagination ardente, le jugement relativement sain et judicieux - autant qu’on peut l’avoir quand on est gosse ; - il travaille peu et il réussit très bien.

    L’autre, au contraire, a l’esprit lent et paresseux, l’imagination courte et rare, la mémoire infidèle et ingrate, la compréhension difficile, le jugement incertain. Il travaille beaucoup et il ne réussit pas.

    Maître, que ferez-vous ? Vous avez à comparer les devoirs de ces deux enfants, à prononcer sur eux une sorte d’arrêt. Vous avez le droit de les juger en quelque sorte : de récompenser l’un, en lui donnant la première place, et de punir l’autre, en le reléguant à la dernière. Qu’allez-vous faire ? Allez-vous récompenser la nature en donnant la première place à celui qui, mieux doué que l’autre, a fait un meilleur devoir sans effort, ou, au contraire, allez-vous récompenser l’effort en donnant la meilleure place à celui qui, manquant d’aptitude, a davantage travaillé et dont le devoir, quoique inférieur, est d’autant plus méritoire que son effort a été plus grand ? Répondez.

    Je vous avoue que, si j’étais maître d’école, je ne saurais, en pareille circonstance, comment trancher la question ! C’est un problème de conscience extrêmement grave, extrêmement délicat pour l’instituteur ou l’institutrice.

    De plus, n’est-ce pas assez que, plus tard, entrant dans la vie, dans la grande circulation sociale, nos enfants, devenus des adultes, des hommes, soient obligés de prendre part à la lutte sociale, de s’intéresser aux passions qui nous agitent, de participer aux querelles qui nous divisent ? Faut-il que, déjà, par ce système de classement, on les oppose les uns aux autres, on les dresse en rivalité, alors qu’ils connaîtront plus tard les affres de la vie et que cette opposition risquera de persévérer dans leur cœur et dans leur esprit ? L’enfant ne doit pas être comparé à d’autres ; il doit être comparé à lui-même ; l’essentiel est qu’il soit en progrès, non pas vis-à-vis de ses camarades, mais de lui-même.

    Me voici parvenu au point le plus délicat de cette étude : la culture morale.

    La culture morale demanderait une ou même plusieurs conférences, mais il faut savoir se limiter.

    En ce qui concerne les conditions et les procédés propres à assurer le développement physique, nous sommes, au moins en principe, à peu près tous d’accord. En ce qui concerne la culture intellectuelle, il n’y a pas désaccord non plus entre nous, bien que l’entente ne soit pas, sur ce point, aussi complète que sur le premier ; mais, ce n’est que sur des questions de détail qu’on se divise quelque peu. Au contraire, en ce qui concerne la culture morale, la lutte est âpre et passionnée entre les deux écoles dont j’ai parlé dès le début ; l’une voulant la sévérité, l’autre la douceur ; celle-ci procédant par la liberté, celle-là par la contrainte ; l’une faisant du dressage et l’autre de l’éducation.

    Jetons un coup d’œil d’ensemble sur ces méthodes en opposition.

    Sévérité ou douceur ? Je ne vous étonnerai pas en vous disant que je suis pour la manière douce.

    Ne parlez pas de douceur, d’indulgence, de bienveillance aux partisans de la manière forte ! Ils vous diraient : « Ah ! vous voulez user de la persuasion avec l’enfant ! Vous voulez raisonner avec lui et le convaincre ? Quand il a commis une faute, vous voulez la lui faire comprendre et vous avez l’espoir que vous l’amènerez ainsi à la regretter ? Quelle illusion vous vous faites ! »

    Tel est le langage des partisans de la sévérité, de ceux qui pensent que l’enfant doit grandir dans une atmosphère d’autorité implacable, qu’il doit être l’objet d’une discipline de fer, d’une dictature impitoyable.

    Tous vos raisonnements aboutiront tout simplement à provoquer chez eux le haussement d’épaules que vous connaissez bien. Ils vous regarderont d’un air étrange, vous dévisageront des pieds à la tête en se demandant si vous n’êtes pas un peu malade, un peu timbré, vous considérant comme un esprit chimérique. Ils n’accorderont à tous vos arguments aucune attention sérieuse, car, pour eux, ils ne méritent même pas l’examen.

    Eh bien, je prétends que la sévérité aboutit aux résultats les plus désastreux.

    Par la contrainte, par les coups, vous n’obtiendrez rien de l’enfant.

    Évidemment, s’il s’agit d’obtenir de lui qu’il reste sage et tranquille comme une image dans un petit coin ; que l’enfant se garde bien de prononcer une parole sans y avoir été autorisé ; qu’il s’abstienne de dire tout ce qui lui a été défendu d’exprimer, sous peine de châtiment ou de privation de dessert, je reconnais qu’on peut obtenir tout cela à la faveur de taloches bien appliquées ou de menaces sérieuses devenant effectives au premier manquement.

    Mais n’apercevez-vous pas que si l’enfant reste silencieux et tranquille alors que ce petit être aspire aux mouvements, et voudrait bavarder, il est contraire à sa nature de le condamner à la tranquillité et au silence ? C’est une chose très dangereuse. Gardez-vous de dire à votre enfant : « Tais-toi, tu n’as pas la parole, quand il y a de grandes personnes ». Il ne faut pas tenir ce langage à votre enfant. D’abord, parce que, s’il a quelque chose à dire, il a le droit de parler, et, en second lieu, parce que vous courez le risque, en le condamnant ainsi au silence, de briser en lui le ressort puissant de la curiosité qui pousse l’enfant à interroger, à discuter, à raisonner, à se rendre compte, à savoir.

    L’enfant à qui vous dites : « Tais-toi, écoute les grandes personnes », ne dit rien ; croyez-vous qu’il écoute les grandes personnes ? Non ! Tandis qu’il les écouterait avec plaisir s’il avait le droit de se mêler à la conversation et de dire son mot.

    Il arriverait alors bien souvent que, sous la forme naïve qui est le propre de son ignorance, il poserait des questions auxquelles vous n’auriez peut-être pas pensé vous-mêmes.

    Mais, le condamner au silence et heurter sa nature, est-ce faire de l’éducation ?

    Estimez-vous que vous aurez ennobli le cœur de votre enfant, que vous l’aurez entraîné vers les pratiques saines de la vertu, réveillé dans son cœur et sa conscience les pensées les plus nobles et les sentiments les plus généreux, quand vous l’aurez astreint à une immobilité de commande et au silence imposé ?

    Non. Et, par conséquent, cela n’a rien de commun avec l’être moral que l’éducation a la charge de développer.

    Il s’agit de tout autre chose que d’obtenir un résultat que vous obtiendrez par la sévérité, ce sera presque toujours l’hypocrisie. Oh ! vous obtiendrez de l’enfant dont je viens de parler qu’il ne fasse rien de ce que vous lui aurez défendu, tant que vous serez présent. Il restera tranquille tant que vous serez à ses côtés. Mais quand vous n’y serez plus, cet enfant que vous aurez empêché de parler se rattrapera en parlant à s’en étouffer ; et ce que vous lui avez défendu de faire, il s’empressera de le faire dès que vous aurez le dos tourné. Seulement, pour ne pas être puni, il aura soin de vous tromper. Il aura recours au mensonge et l’hypocrisie. Il dissimulera sa faute. Il s’arrangera de façon à ce que vous n’en sachiez rien, afin que vous ne le punissiez pas, et le seul résultat que vous aurez obtenu par cette sévérité, ce sera tout simplement de susciter chez cet enfant l’hypocrisie et le mensonge. C’est la manière forte qui l’aura rendu le plus dissipé, le plus turbulent, le plus agité, le plus nerveux, c’est en suite de cette manière forte qu’il commettra des bassesses, des étourderies, des folies même.

    Il se peut que pour le moment cela ne soit pas grave ; plus tard, ce jeune animal se calmera ; l’âge viendra qui l’assagira. Il ne sera pas nécessaire de mettre un frein à ses débordements, à sa turbulence, à son étourderie. L’expérience et l’âge pourvoiront à cette besogne. Si la chose n’est pas certaine, elle est du moins possible, voire probable.

    Mais ce qui est grave, c’est que l’enfant aura contracté l’habitude du mensonge et de la dissimulation ; l’habitude de cette fourberie à laquelle il aura constamment recours au lieu de se montrer, tel qu’il est, à ceux avec lesquels il vit. Il aura constamment joué un rôle, il aura fait l’enfant tranquille, alors qu’au contraire il était agité et turbulent, l’enfant silencieux et bien sage alors qu’au contraire il avait le désir de bavarder et s’en acquittait du reste fort bien dès que vous n’étiez plus là.

    Je sais bien que la sévérité est un procédé commode pour l’éducateur. C’est si facile de dire à l’enfant : « Si tu es sage, je te récompenserai ; si tu n’es pas sage tu auras affaire à moi. » On ne lui donne pas d’explication ; s’il en demande on lui répond durement : « Tu n’as pas à discuter avec moi, je te défends ceci et cela doit te suffire. » C’est facile, c’est commode et c’est expéditif. Il n’est même pas nécessaire, pour cela, d’aimer beaucoup son enfant, ni d’avoir de grandes connaissances. On se borne tout simplement à dire à son enfant ce que l’on a entendu dire soi-même par le père et la mère : « Tu ne feras pas ceci, tu ne feras pas cela », ou bien : « Tu dois faire ceci, tu dois faire cela. » Cela n’a rien de commun avec l’éducation et ne donne à l’enfant aucune élévation de pensée, de caractère et de cœur.

    Contrainte ou liberté ? Je n’ai pas besoin de vous dire que je suis contre la contrainte.

    La contrainte a des inconvénients graves parce que vous pensez bien qu’elle ne va pas sans son cortège de punitions et de récompenses. Elle a l’inconvénient de réglementer tous les actes de l’enfant, de les cataloguer en permis et en défendus, de les catégoriser en actes récompensés et en actes punis.

    Exemple : la maman sort ; elle laisse deux ou trois enfants à la maison. Elle leur dit : « Mes petits enfants, je sors, soyez bien sages, soyez bien tranquilles ; voici un livre d’images, voici un livre de contes ; lisez-les, cela vous amusera. Ne sortez pas, ne descendez pas dans la rue ; si quelqu’un vient frapper, ne répondez pas, n’ouvrez pas ; ne touchez pas aux allumettes ; ne mangez pas les confitures. Si vous êtes bien sages, si vous vous conformez à ce que je vous dis, en rentrant, je vous donnerai une tablette de chocolat et je vous conduirai ce soir au cinéma ou au cirque. Mais si vous n’êtes pas sages, pas de chocolat, pas de cinéma, pas de cirque, mais une bonne correction, une bonne fessée. »

    Vous connaissez des mamans qui tiennent ce langage. Moi aussi.

    Quel est le résultat de cette contrainte exercée sur l’enfant ? Le voici. De deux choses l’une : ou bien les enfants, surveillant de la fenêtre le départ de la maman, aussitôt que celle-ci sera éloignée, feront le diable à quatre, descendront dans la rue joindre leurs petits camarades, tremperont leurs doigts dans les confitures, craqueront des allumettes, en un mot ne tiendront aucun compte des recommandations qui leur auront été faites par la maman. Seulement, comme ils veulent éviter la fessée et qu’ils tiennent au chocolat, au cinéma, au cirque, ils auront soin de remonter à temps pour tout remettre en place, et quand la maman reviendra les enfants seront tranquillement assis sur leur chaise, et liront le livre de contes ou regarderont le livre d’images. La maman leur dira : « Avez-vous été bien gentils, mes enfants ? » Et ils répondront : « Oui, maman ». - « Je vous félicite, c’est très bien, dira la maman ; voilà une tablette de chocolat et ce soir nous irons au cinéma ou au cirque. »

    Ou bien, au contraire - ce qui est fort possible - les enfants auront pris au sérieux les recommandations de la maman. Ils se seront dit : « Sapristi ! nous voudrions bien descendre dans la rue joindre nos camarades ; entends-tu un Tel qui nous appelle ?... mais n’y allons pas ; ah ! on frappe... restons tranquilles, n’allons pas ouvrir ; oh ! ces confitures ! elles sont bien appétissantes... mais maman a vu qu’il n’en restait pas beaucoup ; et les allumettes ?... il n’y en a que quatre, maman a dû les compter avant de partir, n’y touchons pas. »

    L’enfant établira, dans sa pensée, ce calcul : « Je mangerais bien un peu de confitures, mais je n’aurai pas de chocolat, et j’aime mieux un gros morceau de chocolat qu’un petit peu de confiture. » Il obéira, uniquement par intérêt, ou bien encore parce qu’il aura peur de la fessée. Dira-t-on que, puisque la mère aura obtenu ce qu’elle voulait obtenir, cela seulement importe ? Non. Dans tout acte, il faut voir les mobiles. La valeur morale d’un acte n’est pas déterminée par le geste lui-même, mais par les mobiles qui l’ont inspiré.

    Je suppose que ces enfants, au lieu d’être habitués à la sévérité, à la contrainte, aient une maman affectueuse, un père tendre les ayant habitués à raisonner ceci et pourquoi, au contraire, il est sage de faire cela et raisonnable de l’accomplir. Supposez que ces enfants s’en tiennent aux recommandations de la maman, non pas pour éviter la fessée ni avoir droit au chocolat, mais uniquement parce que, peu à peu, la raison se sera familiarisée avec les actes à faire et les choses à éviter, parce que leur intelligence aura peu à peu compris pourquoi il est bon de faire ceci et mauvais de faire cela, parce qu’ils se disent : « Nous ne toucherons pas aux allumettes malgré qu’il soit très agréable d’en voir brûler la flamme, parce que cela nous a été défendu et parce que nous pourrions mettre le feu dont nous pourrions être les premières victimes ; nous ne sommes pas encore assez grands pour jouer avec des allumettes. » 0u bien encore l’enfant dira : « Je mangerais bien un peu de cette confiture, mais il n’en reste pas beaucoup, il vaut mieux la manger en famille, il faut qu’elle figure ce soir sur la table commune, quand papa et maman seront là nous en mangerons tous ensemble, elle sera meilleure. »

    Ou encore l’enfant dira : « Ne descendons pas dans la rue, maman ne le veut pas et puis si maman le savait, elle aurait de la peine, et nous l’aimons bien, maman, elle est si gentille et si heureuse quand nous lui avons fait plaisir ! Elle sera si contente, au contraire quand nous lui dirons que nous l’avons bien écoutée ! »

    Ne voyez-vous pas qu’il y a une grande différence entre le même geste accompli par les premiers uniquement pour éviter la fessée et par les seconds pour être raisonnables et ne pas faire de peine à leur maman qu’ils aiment et qui les aime ? Dans le premier cas, le geste n’a rien de moral et est presque immoral. Dans le second cas, c’est un geste qui emprunte aux mobiles qui l’ont déterminé un caractère de haute moralité.

    Il est choquant d’entendre parler d’éducation par les partisans de la sévérité, de la méthode de contrainte et de la répression. J’en ai surpris beaucoup en leur disant : « Vous croyez que vous faites de l’éducation ? Non, vous faites du dressage ! »

    Cela me rappelle un souvenir resté très vif et très puissant dans ma mémoire. Il y a un certain nombre d’années, un camarade, un ami, discutait avec moi sur l’éducation, de la façon la plus libre et la plus amicale, comme on fait souvent entre amis. Il avait, ma foi, des idées très arrêtées en la matière. Elles étaient diamétralement opposées aux miennes. La bonne éducation, selon lui, consistait à ne pas discuter avec les enfants, qui ont trop de peine à comprendre, mais à les traiter réellement comme de petits animaux. « Mais alors, lui dis-je, ce n’est pas de l’éducation, c’est du dressage ! - Appelle cela comme tu voudras, mais il n’y a pas d’autre moyen. - Je te répète que c’est du dressage. »

    Et nous allons au Nouveau-Cirque, rue Saint-Honoré. Je ne me rappelle plus quel artiste - car c’était un véritable artiste - y présentait des phoques qui accomplissaient un travail vraiment merveilleux, des exercices étourdissants. Vous connaissez cet animal lourd, à petites pattes, au corps visqueux, trop long et disgracieux. L’artiste en question arrivait à obtenir d’eux des attitudes qui faisaient de ces animaux hideux des bêtes gracieuses, jolies, se tenant debout, se succédant, huit ou neuf, dans une série d’exercices si bien arrangés, si méthodiquement réglés, que cela formait un numéro véritablement remarquable.

    Et je dis à mon ami : « Voilà des phoques qui sont bien élevés. - Non ! dressés, répondit-il en sursautant. - Ah ! tu vois bien que j’ai raison d’établir une différence entre l’éducation et le dressage. » Le mot lui avait échappé.

    Entre le dressage et l’éducation, il y a toute cette différence que le dressage consiste à s’adresser à la partie animale de l’individu, tandis que l’éducation consiste à s’adresser à sa partie morale, à sa pensée, à son intelligence, à sa conscience, à son cœur, à son esprit, aux facultés les plus nobles et les plus élevées.

    En matière d’éducation, camarades, la meilleure méthode est l’exemple. Les préceptes moraux n’ont presque pas d’importance positive. L’exemple, au contraire, est déterminant. On a dit du Mal qu’il était contagieux : on a eu raison. Mais le Bien aussi est contagieux : l’enfant est, en effet, le reflet du milieu dans lequel il vit. Il reflète ce milieu avec une telle fidélité que quand on voit l’enfant, on peut deviner le milieu auquel il appartient, et, inversement, quand on connaît le milieu, il est très facile de pressentir ce que doit être l’enfant qui vit dans ce milieu.

    Prenez un enfant, par exemple, qui courbe la tête aussitôt que vous approchez, ou bien l’enfant qui, de son bras, protège tout de suite son visage ; vous pouvez être sûr, rien que par cette attitude, que l’enfant est élevé selon la méthode de la contrainte brutale.

    Si l’enfant baisse les yeux, vous pouvez être convaincus qu’il appartient à un milieu sournois, hypocrite.

    S’il parle grossièrement, s’il emploie des expressions ordurières, c’est que ses parents ne fréquentent pas les salons académiques ; c’est, évidemment, que, chez lui, il entend toujours, et à tout instant, proférer les termes orduriers dont il se sert, et qu’il n’emploierait pas si on se surveillait devant lui.

    L’enfant est toujours l’image du milieu auquel il appartient, et il en est l’image fidèle.

    Comment voulez-vous obtenir de votre enfant qu’il ne vous trompe pas, si vous le trompez vous-mêmes ; si, quand vous lui avez promis quelque chose, vous ne tenez pas votre promesse ; si, quand vous avez pris un engagement à son égard, vous ne le remplissez pas ?

    Si vous voulez que votre enfant ne vous mente jamais, commencez par ne jamais lui mentir.

    Si vous voulez qu’il tienne ses promesses, commencez par tenir les vôtres.

    Pour lui apprendre à respecter un engagement pris, respectez d’abord ceux que vous prenez envers lui.

    Un autre fait. Je suis long, excusez-moi ; c’est un sujet qui me passionne tellement que je me laisse aller à des développements pour mieux faire comprendre ma pensée.

    Il y a environ dix-huit mois, un de mes amis vint un jour me trouver. Il avait eu le malheur de perdre, six mois ou un an auparavant, sa compagne, et il était resté veuf avec un garçon d’une dizaine d’années. Il me dit : « Mon cher, je suis désolé ; je ne peux rien obtenir de mon enfant. Si je lui demande le moindre service, il m’envoie promener ; s’il me rend un service que je lui demande, il le fait en maugréant ; jamais un geste aimable de sa part ; jamais un sourire. Je suis malheureux. J’ai envie de m’en séparer. Je l’aime bien, pourtant ; et maintenant que nous ne sommes que deux, je sens combien la présence de sa maman, qui n’est plus là, était nécessaire. Plus nécessaire encore me serait la présence de cet enfant, s’il pouvait devenir raisonnable. Nous serions si heureux tous les deux ! Je ne sais comment m’y prendre. Je viens te demander conseil. »

    Je lui dis : « Voyons ! tu as à te plaindre de ton enfant. Cite-moi un fait précis sur lequel je puisse baser le conseil que je pourrais te donner. Ce que tu me dis est trop vague. - Eh bien ! imagine-toi que, hier matin, je m’étais mis en retard ; lui, au contraire, était en avance. Je vais travailler à huit heures. Lui, va à l’école à huit heures et demie. Généralement, nous nous en allons ensemble. Or, hier matin, je m’étais réveillé en retard, et, comme il était en avance, je lui ai dit : « Cire-moi mes chaussures. » Eh bien ! il a trouvé le moyen, le petit garnement, de partir sans me les cirer. »

    Je dis alors à mon ami : « Est-ce que, quelquefois, il ne lui arrive pas aussi de se mettre en retard ? Et est-ce que tu n’es pas quelquefois en avance sur lui ? As-tu, alors, quelquefois, ciré les chaussures de ton gosse ? »

    Et mon ami de s’exclamer !...

    Et je continuai : « Eh bien ! Voilà où est tout le mal. Si ton enfant, lorsque tu es en avance et qu’il est en retard, pouvait compter sur toi pour l’aider à rattraper le temps perdu ; s’il savait que tu voudrais bien cirer ses chaussures à sa place, le lendemain, quand tu serais toi-même en retard, tu pourrais compter sur lui pour qu’il te cire les tiennes ; l’enfant, de lui-même, se mettrait à brosser tes chaussures, à les cirer, gentiment, avec plaisir, sans que tu le lui demandes. »

    « Autre chose, me dit-il. Le dimanche, nous faisons un peu de ménage. Dimanche dernier, j’avais à sortir ; il fallait que j’ailleà mon Syndicat, il y avait une réunion. J’ai dit au petit : « Tu vas faire le ménage, je rentrerai à midi. » Quand je suis rentré, le gosse n’avait rien fait, ou si peu et si mal, que j’ai dû tout refaire.

    Je dis a mon ami : « Est-ce que ça t’arrive souvent de sortir le dimanche et de laisser à l’enfant le soin de faire le ménage ? - C’est bien naturel ! Ce n’est pas à un homme à faire ce travail ! - Si ce n’est pas à un homme, ce n’est pas non plus à un enfant ; ce n’est pas à toi plus qu’à lui, ce n’est pas à lui plus qu’à toi, c’est à vous tous les deux de faire le ménage, de balayer, de laver la vaisselle. Est-ce que, l’un comme l’autre, vous ne salissez pas la vaisselle ? Est-ce que, l’un comme l’autre, vous n’apportez pas du dehors des saletés dans la maison ? Pourquoi serait-ce toujours à lui de faire ces besognes, ces corvées, pendant que tu irais au Syndicat, te promener ou prendre l’apéritif ? »

    Mon ami me comprit. Et, six mois après, il me dit : « Je suis émerveillé. Je n’avais pas confiance ; mais j’ai employé ton système, et, maintenant, mon garçon et moi, nous cirons les chaussures ensemble, nous faisons le ménage ensemble, nous faisons la vaisselle ensemble, nous sortons ensemble... nous sommes deux copains ! »

    J’aurais voulu encore vous parler de l’éducation professionnelle. Je n’en ai pas le temps, ce soir ; j’en parlerai une autre fois. Il faut terminer.

    Quand nous jetons les yeux sur la masse, nous nous laissons aller au pessimisme, aux idées noires, au découragement.

    Il y a, en effet, tant de lâcheté, tant de haine, tant d’hypocrisie, tant de bassesse partout, que, parfois, nous nous demandons s’il sera possible d’amener la foule jusqu’à nos conceptions. La masse est toujours aussi ignorante, aussi veule, aussi servile, malgré toute la propagande faite auprès d’elle, malgré nos efforts, répandus à profusion ; nos journaux, nos tracts, nos brochures, nos livres, nos réunions.

    « Vous vous êtes prodigués, et qu’avez-vous obtenu ? Où est le résultat ? N’avez-vous pas assez dépensé votre énergie, votre savoir, votre force, votre santé, en faveur des autres ? Vous voyez bien, disent les pessimistes, qu’il n’y a rien à faire avec la foule, et qu’après avoir tant travaillé en vain, il convient de se reposer. »

    Que de fois, Camarades, j’ai entendu ce langage ; que de fois, probablement, vous l’avez entendu aussi ! Et je lisais dans les yeux de ceux qui me donnaient de tels conseils plus de pitié que d’affection et d’intérêt véritables.

    Mais s’ils avaient de la pitié pour moi, j’en ressentais moi-même pour eux : ils ne comprennent donc pas que se dépenser, se donner, se prodiguer, travailler, lutter, agir, c’est non seulement un besoin pour celui qui pense, qui a quelque chose dans le cœur et dans l’esprit, mais que c’est encore la seule chose qui fasse trouver supportable la vie ? Il n’y a que cela qui embellisse notre sale existence, et qui soit de nature à nous y rattacher.

    La lenteur des progrès sociaux ne doit pas provoquer le découragement, pas même ralentir nos efforts. Le travail se fait dans le corps social, comme il se fait dans la nature.

    Si nous n’apercevons rien, du moins l’élaboration des forces nouvelles se fait dans les cerveaux.

    Patience ! Un jour viendra, lorsque ce travail de gestation se sera suffisamment produit, où nous pourrons en voir le résultat dans le bouleversement social que nous attendons, et où ses conséquences additionnées permettront l’avènement d’un monde nouveau.

    Combien de temps nous sépare de ce monde ? Nous n’en savons rien.

    Il dépend de nous, de nos efforts à tous, de rapprocher cette époque.

    Et comment ?

    Par l’enfant !

    Au cours de mon existence, déjà longue, j’ai pu constater qu’il n’y a pas grand’chose à espérer des vieux.

    Quand on arrive à l’âge de cinquante ou soixante ans, tout, en l’homme, s’est, pour ainsi dire, cristallisé ; tout a pris en lui une forme en quelque sorte définitive, son cerveau s’est glacé comme le reste. Il est à l’âge où les facultés faiblissent, où la volonté s’émousse, où l’énergie disparaît, où l’on se sent si près de la tombe qu’il semble inutile de commencer un geste qu’on devra abandonner à peine commencé.

    Rien à faire avec les vieux.

    Pas grand’chose avec les hommes d’âge mûr. Quand ils sont arrivés à l’âge de trente ou quarante ans, sans avoir éprouvé le besoin de prendre part aux luttes sociales de notre temps, il est bien difficile de les y amener. Ils ont fondé une famille, fait choix d’une carrière ou d’un métier ; ils ont tracé le plan de leur existence ; leur tranquillité exige qu’ils ne changent rien à ce plan. Et puis, ils sont déjà tellement fatigués par la lutte pour la vie et tellement déçus par les déboires qu’ils ont rencontrés sur la route, qu’ils ne veulent pas se jeter dans la bataille. Ils ne veulent pas en courir les risques. Non, c’est au-dessus de leur effort.

    Mais si je dis : Rien à faire avec les vieux et pas grand’chose avec les hommes d’âge mûr, j’ajoute : Beaucoup à attendre, au contraire, des jeunes. Les jeunes ont l’ardeur, l’énergie, la force, l’enthousiasme. Ils ne reculent devant rien, devant aucun obstacle. On leur fait souvent reproche de témérité et d’emballement : on a tort. Ce sont là des conditions indispensables de succès.

    Il suffit de présenter aux jeunes, dont le cœur n’a pas encore été déçu, dont l’imagination est restée ardente, dont la pensée est lucide, dont la volonté est forte, dont la conscience n’a pas encore été corrompue, il suffit de leur présenter un idéal pur, noble, pour qu’ils deviennent les serviteurs de cet Idéal, ses défenseurs désintéressés, fervents et généreux.

    Rien à faire avec les vieux, pas grand’chose, avec les hommes d’âge mûr, beaucoup avec la jeunesse.

    Et j’ajoute, pour finir : Tout avec l’enfant. L’enfant, c’est l’avenir ; l’enfant, c’est la semence : la semence aujourd’hui, l’épi demain, la moisson après-demain.

    Eh bien, nous, militants, nous avons les mains pleines de vérités. Ces vérités, ce sont les semences qui contiennent tout l’avenir. Gardons-nous de fermer nos mains et de conserver jalousement par devers nous ces vérités. Ces vérités, nous ne les avons pas acquises par notre seul effort. Nous les devons aux efforts de ceux qui nous ont devancés, et nous devons, par conséquent, rendre à tous ces vérités que nous avons reçues de tous. Ouvrons largement nos mains, jetons à pleines volées dans le sillon ces vérités que nos mains possèdent ; que ces vérités tombent dans les sillons nouvellement creusés, dans les sillons de l’enfance. Nous préparerons ainsi les plus belles moissons. Soyons comme de bons laboureurs. Si nous ne profitons pas de cette moisson, nos enfants, ceux qui nous suivent et que nous aimons, pour qui nous travaillons, nos enfants en profiteront. Et ce sera notre récompense.


    Les Familles nombreuses



    La Population tend à s’accroître suivant une progression géométrique. - Les Subsistances tendent à s’accroître suivant une progression arithmétique. - Pour maintenir l’équilibre nécessaire entre les besoins de la Population et les Subsistances en cours, il faut donc limiter le chiffre de la Population.- Deux thèses s’opposent : La première conseille une natalité inconsidérée et sons frein ; La seconde conseille le procréation consciente. - Beaucoup ou peu d’Enfants ? Aspect individuel, familial et social de la question.​


    CAMARADES,

    Je ne me propose pas, ce soir, de vous exposer, sur la question que je vais traiter, mon sentiment personnel. D’ordinaire, sur un sujet quelconque, je vous dis : « Je pense ceci, je suis persuadé de cela. » Et, après un exposé plus ou moins clair et plus ou moins décisif de ma thèse, je n’hésite pas à vous donner un conseil.

    Ce soir, je ne procéderai pas de la même manière. Je vous exposerai mon sujet sous une forme en quelque sorte objective, impersonnelle, documentaire. Je m’abstiendrai de toute conclusion, m’interdisant de vous donner un conseil quelconque. Je me bornerai, à la fin, à vous dire : « Vous vous trouvez en présence de deux thèses opposées ; à vous de faire votre choix, en pleine connaissance de cause ; choisissez d’après votre conscience éclairée par votre raison. »

    Si je procède ainsi ce soir, ce n’est pas parce que j’ai à traiter un sujet qui est, en soi, particulièrement délicat, mais parce que je suis obligé, par les circonstances, de le traiter avec une délicatesse particulière. En soi, ce sujet n’est pas plus délicat qu’un autre, et, pour des esprits libres comme les nôtres, dégagés de toute ridicule prévention et de toute sotte convenance, il ne doit pas y avoir de sujet échappant à notre étude libre et à notre critique indépendante. Mais la matière dont je dois m’occuper ce soir est régie par une législation d’un arbitraire et d’une rigueur tout à fait exceptionnels. Le législateur a, pour ainsi dire, interdit toute propagande sur cette question dans un sens contraire à la solution qu’il veut lui donner, et il a entouré l’exposé de ce problème d’obstacles si nombreux et de sanctions si graves, que je suis obligé de recourir à un procédé qui n’est pas du tout dans ma manière, et, encore une fois, de vous présenter sous une forme purement objective et impersonnelle un sujet que je voudrais traiter cependant comme tous les autres, en y apportant mon sentiment intime.

    Il y a quelques semaines, des camarades, soupçonnés de s’occuper de propagande malthusienne, ont vu leur domicile envahi par des gens de police. Ceux-ci, avec la délicatesse qui les caractérise, ont fouillé partout, bouleversé les meubles, fait main basse sur la correspondance, sur les livres, les brochures et les journaux, et cette opération de police a été résolue et mise à exécution sans l’ombre d’un prétexte, sans qu’un acte spécial de propagande ait pu justifier un arbitraire aussi odieux.

    C’est vous dire, Camarades, que, dans ce domaine, le Pouvoir se croit tout permis. Il prend toutes les licences. Et, vieux routier des réunions publiques, j’ai la conviction que si on voulait bien chercher dans cette salle, on trouverait, sans trop de difficultés, un ou deux, peut-être trois ou quatre représentants de la Loi, délégués ici par elle pour enregistrer mes paroles et établir un rapport sur les propos que je vais tenir.

    Par bonheur, j’ai autour de moi des amis. Les uns veulent bien prendre sténographiquement l’expression littérale de ma pensée, tandis que les autres veulent bien en faire le compte rendu sommaire. Cela me permettra d’opposer, en cas de conflit avec la Justice, - il faut tout prévoir, nous vivons un temps où il est indispensable de prendre quelques précautions : cela ne signifie pas lâcheté, mais prudence, - si, dis-je, il advenait que j’eusse maille à partir avec le Parquet, cela me permettrait d’opposer au rapport fantaisiste de ces messieurs la traduction sténographique, et, par conséquent, littérale, des propos que j’aurai tenus.

    Et puis, vous avez l’habitude, - et je profite de l’occasion pour vous en témoigner ma reconnaissance, - de m’écouter, du commencement à la fin, avec une attention soutenue. J’ose vous demander, ce soir, de m’entendre avec une attention accrue. De la sorte, s’il advenait quelque « avaro » j’aurais recours à vous comme témoins. Je ferais appel à la sincérité, à la loyauté, à l’impartialité de vos attestations. Et si j’ai une assez mauvaise opinion de la magistrature pour être persuadé que, en dépit de ce luxe de précautions, je n’échapperais pas, si on voulait, à une condamnation prononcée d’avance, - je sais déjà, pour les avoir subies, ce que valent ces condamnations, - j’aurais du moins la satisfaction de donner à ce procès, ne serait-ce que par le défilé de témoins honnêtes, un retentissement dont ces messieurs n’auraient pas à se féliciter.

    Est-il nécessaire, maintenant, que je vous signale l’importance de la question que je vais traiter ? La prudence dont je me fais une règle, les précautions oratoires que je viens de prendre, déterminées par les stipulations particulièrement rigoureuses et arbitraires de la loi, ne sont-elles pas suffisantes à souligner le caractère de gravité exceptionnelle du problème que nous allons étudier ensemble ?

    Croyez-vous que le législateur aurait pris de telles précautions pour empêcher que l’on apportât à ce problème la solution qui lui déplaît, s’il n’y attachait pas lui-même une importance considérable ?

    Oui, le problème est, en effet, de premier ordre. Il l’est en soi, intrinsèquement, en dehors de toute autre considération d’ordre général. Mais, si on le rattache au problème social, si on le situe comme il convient, au cœur même de la question sociale, alors, on reconnaît que ce problème n’est pas seulement considérable, et on peut le qualifier sans exagération de capital.

    Entendez-moi bien ! Je ne veux pas dire par là que la solution qu’on apporte à ce problème de la population dans ses rapports avec les subsistances est la solution du problème social tout entier ; je ne le confonds pas avec ce problème lui-même, mais je dis qu’on ne parvient pas, qu’on ne parviendra jamais à résoudre d’une façon définitive, sérieuse, opérante, positive, le problème social, sans résoudre, en même temps, le problème de la population et des subsistances.

    Des sociologues avertis, des penseurs puissants, des savants, tous ceux qui se sont livrés aux études et aux recherches sociologiques de quelque importance et qui y ont apporté non seulement un esprit avisé, mais encore une observation scrupuleusement attentive, se sont penchés à juste titre sur les rapports qui existent entre le chiffre de la population et la masse des subsistances, la quantité de subsistances qui doit répondre aux besoins de la population.

    Le but de la sociologie, c’est, si j’ose dire, d’organiser le bonheur dans la société. Toute mesure qui a pour objet d’accroître le bonheur humain est une mesure favorable à la solution du problème social. Celui-ci sera résolu lorsque, non pas quelques-uns, non pas une minorité importante, non pas une majorité, mais la totalité des hommes, auront l’assurance de trouver dans le milieu social auquel ils appartiennent le maximum de félicité physique, intellectuelle et morale, auquel, étant donnée leur époque, chacun a droit.

    Ceci posé, il va de soi que le bonheur humain est nécessairement subordonné à l’équilibre entre les deux facteurs suivants : subsistances et population.

    Si les subsistances dépassent les besoins de la population, il y a abondance, et, par conséquent, félicité possible.

    Si, au contraire, les subsistances sont inférieures aux besoins de la population, il y a disette, insuffisance, et, dès lors, lutte horrible pour la vie, misère presque générale et malheur pour tous.

    Il faudrait arriver à établir un équilibre, en quelque sorte mathématique, entre les besoins ressentis par la population et les moyens de satisfaire ces besoins. Alors nous nous trouverions en face d’une équation dont les deux facteurs s’équilibreraient rigoureusement, mathématiquement : celui-ci égalant celui-là.

    Tout, alors, serait pour le mieux en l’espèce qui nous occupe. Mais, même si l’on arrivait à cet équilibre, - qui, du reste, n’a jamais été atteint jusqu’à ce jour, - ne croyez pas que le problème serait définitivement résolu. Il le serait pour un temps ; mais ces deux facteurs dont je parle : population et subsistances, n’ont pas un caractère fixe, immuable, permanent ; ce sont deux facteurs ayant un caractère mouvant, sensible, variable, et, dès lors, il faut se demander dans quelles conditions se fait ce mouvement, dans quel sens s’opère cette poussée. La population croit-elle, diminue-t-elle, ou reste-t-elle stationnaire ? Les subsistances diminuent-elles, augmentent-elles, ou restent-elles stationnaires ?

    Il y a mouvement et dans la population et dans les subsistances, et, ce mouvement, tout le monde en convient, s’opère dans le sens de l’augmentation.

    De siècle en siècle, de génération en génération - on pourrait dire d’année en année - le chiffre de la population va croissant, et, de siècle en siècle, d’année en année, à part des années exceptionnellement déficitaires, on peut dire aussi que, dans l’ensemble, les subsistances vont croissant.

    Il y a donc un mouvement constant ; mouvement tendant à l’augmentation, à l’accroissement incessant et de la population et des subsistances.

    Ce mouvement s’opère-t-il, ici et là, avec la même vitesse ?

    Est-il plus lent d’un côté, plus rapide de l’autre ? Vous sentez qu’en effet, il est indispensable de savoir si, population et subsistances croissant sans cesse, cet accroissement se fait dans les mêmes proportions.

    Si le mouvement s’opérait de part et d’autre avec la même vitesse, l’équilibre une fois obtenu, il n’y aurait qu’à laisser faire, parce que l’équilibre, alors, persisterait. Il y aurait la même augmentation ici et là pendant la même période, le même laps de temps, et l’équilibre, par conséquent, se maintiendrait. Mais si, au contraire, l’un des deux facteurs marche plus rapidement que l’autre, il en résulte que les distances s’accroissent de plus en plus et que ce qui était fossé à un moment donné devient abîme.

    Eh bien ! étudions le mouvement de la population d’abord, le mouvement des subsistances ensuite ; nous pourrons, après, comparer celui-ci à celui-là et éclairer la lanterne qui nous guidera.

    Les possibilités d’accroissement de la population sont, pour ainsi dire, incalculables. Elles sont tellement considérables qu’elles dépassent toute prévision, qu’elles échappent à tout calcul ayant un caractère précis. Pour vous donner une idée de la rapidité avec laquelle la population a tendance à croître, - je ne dis pas « croît », je dis : « a tendance à croître », ce qui n’est pas la même chose, ce qui signifie que la loi dont je vais parler a un caractère tendanciel et non un caractère rigoureusement positif, pour vous donner une idée de cette rapidité, permettez-moi de vous rappeler le problème posé par le savant Herschel dans son salon à quelques-uns de ses amis :

    Herschel parle ; il dit :

    « Si, au temps de Chéops, c’est-à-dire environ trois mille ans de notre ère, un couple humain avait vécu, et si, à partir de cette époque, la guerre, les maladies contagieuses et la famine avaient été supprimées ; si, en un mot, la race provenant de ce couple n’avait plus été sujette qu’à la mort causée par des maladies ou des infirmités ordinaires, nous pouvons admettre que le couple aurait été doublé au bout de trente ans, que sa descendance aurait suivi la même progression de trente en trente ans.

    La question que je pose est celle-ci : « Quelle serait actuellement la population du globe ? Les descendants de ce couple, placés debout l’un contre l’autre, couvriraient-ils toute la surface de la terre ? »

    Tous répondirent que la surface terrestre ne suffirait pas.

    « Mais, dit Herschel, s’ils y étaient serrés l’un contre l’autre et s’ils portaient d’autres êtres humains sur leurs épaules, combien croyez-vous qu’ils pourraient fournir de couches superposées ?
    - Peut-être trois épaisseurs ?
    - Vous êtes loin du compte, dit Herschel, je pose autrement la question : Quelle serait la hauteur de la pyramide humaine en pieds ?
    - Trente pieds ?
    - Oh ! bien plus, dit Herschel.
    - Eh bien, cent pieds.
    - Plus encore ! »

    Herschel dit :

    « Assez de pieds pour atteindre jusqu’à la lune, peut-être jusqu’au soleil ! »

    Un homme de guerre qui, par conséquent, n’est pas de nos amis, une des gloires de son pays, et qui en dehors des choses de la guerre, s’est quelque peu occupé d’autres questions, le général belge Brialmont, dans une communication à l’Académie royale de Bruxelles, s’exprimait ainsi le 15 décembre 1897 :

    « Au train dont vont les choses, d’ici à peu de siècles, la population du globe se sera développée dans des proportions telles, que le problème de l’alimentation deviendra insoluble. On aura beau utiliser toutes les parcelles de terre non encore utilisées aujourd’hui, dessécher les marais, défricher les forêts, ensemencer de blé les parcs d’agrément et, supprimant du coup la nourriture animale, remplacer les pâturages par des champs productifs de céréales, on ne parviendra plus à nourrir les hommes qui peupleront notre planète dès que ceux-ci auront atteint le chiffre de douze milliards, éventualité qui se produira dans quelques centaines d’années. »

    Ce ne sont là, évidemment, que des conclusions hypothétiques, de pures hypothèses ; mais, des hypothèses qui ne sont pas contraires au bon sens, et dont nous avons non seulement le droit, mais le devoir de faire état, hypothèses qui nous permettent de comprendre les possibilités incalculables de développement de la population.

    Cela prouve que l’espèce humaine n’échappe pas aux lois biologiques de fécondité.

    Peut-on arriver à fixer de façon à peu près exacte dans quelles conditions s’opère le mouvement incessant, l’accroissement constant de la population ? Oui. On peut le faire à l’aide de deux calculs.

    Le premier calcul peut être basé sur la puissance de reproduction de la femme, et le second sur les statistiques de recensement de la population.

    La puissance de fécondité de la femme, c’est ce que j’appellerai l’aspect théorique, côté direct du problème ; le recensement de la population, c’est son côté pratique.

    D’une part, ce qui peut se produire étant donnée la fécondité féminine, voilà la théorie ; d’autre part, ce qui se produit dans les faits, voilà la pratique : recensement.

    Nous savons l’âge moyen auquel les femmes sont capables de reproduire leur espèce, nous connaissons la fréquence possible de leurs accouchements et la période ordinaire de leur fécondité. Sur ces faits naturels, d’observation, nous pouvons nous baser pour donner une idée de la puissance prolifique de l’espèce humaine.

    Une femme normale, donnant tous les rejetons qu’elle peut mettre au monde, en aurait, de l’âge de 16 ans à l’âge de 45 ans, en moyenne seize, venant au monde de deux en deux ans.

    La population, dans ce cas, doublerait tous les huit ans.

    Mais il n’est pas nécessaire que le nombre d’enfants corresponde à la fécondité réelle, physiologique, pour que l’augmentation de la population, si tous ceux qui naissent sont nourris et soignés, soit rapide et considérable. Qu’on n’accorde à chaque femme qu’une moyenne de douze, ou de dix ou de huit enfants, il n’en résultera pas moins, en très peu de temps, une multiplication extrêmement abondante.

    Admettons que la fécondité réelle d’une femme soit de six enfants seulement, pendant la période de 20 à 40 ans. Calculez : la population triplerait tous les vingt-cinq ans environ.

    Atténuons encore ; mettons cinq enfants, par exemple, mettons-en quatre, mettons-en trois, et, dans chaque cas, la progression, rapidement, conduit à des chiffres élevés.

    Dans le cas de trois enfants, la population doublerait tous les quinze ans environ.

    À ce taux, dans quarante-cinq ans, l’Europe aurait 600 millions d’habitants ; dans quatre-vingt-dix ans un milliard, dans cent trente-cinq ans, deux milliards, etc.

    Tels sont, Camarades, les chiffres, - les prévisions, si vous voulez - auxquels il est permis de se livrer, les chiffres qu’on peut apporter ici quand il s’agit de la puissance de reproduction de la femme.

    Ces chiffres sont effrayants, mais les statistiques sont là pour modifier quelque peu ces prévisions.

    Je n’ai pas l’habitude de citer des chiffres, mais présentement, je tiens à asseoir d’une façon sérieuse, sur des bases précises, le problème lui-même, et je vous ai dit que je ferai une conférence documentaire.

    Voici donc quelques statistiques : « Mouvement de la population en Europe au XIX siècle...

    En 1801, la population de l’Europe n’était guère estimée qu’à 175 millions d’habitants ; tandis que ce chiffre allait à 216 millions, en 1830 ; 300 millions, en 1870. C’est ainsi qu’en trente années, la population augmentait de 41 millions, et en soixante-dix années de 125 millions !

    En 1886, l’Europe comptait 337.526.700 habitants ; en 1896, ce chiffre s’élève à 367.447.600. Soit une augmentation de 29.922.800 habitants en dix années.

    Et, actuellement, la population de l’Europe atteint 380 millions environ, soit une nouvelle augmentation de 12 millions d’habitants en trois années. Comparativement à la situation de 1801, la population de l’Europe a plus que doublé en moins d’un siècle : en quatre-vingt-quinze années, elle s’est accrue à 206 millions.

    Si l’on fait le même calcul d’accroissement de la population en Europe, durant le XXe siècle, en prenant pour base la proportion actuelle et le nombre d’habitants par pays, on obtient les résultats suivants :


    .............................................1900....................2000........

    Russie.................................110.000.000.........340.000.000
    Allemagne............................49.000.000.........115.000.000
    Autriche-Hongrie..................42.000.000.........80.000.000
    Grande-Bretagne et Irlande...38.000.000.........80.000.000
    France.................................38.000.000.........50.000.000
    Italie...................................30.000.000.........50.000.000
    Espagne et Portugal..............22.000.000.........35.000.000
    Péninsule des Balkans...........20.000.000.........30.000.000
    Scandinavie..........................10.000.000.........15.000.000
    Belgique................................6.000.000.........10.000.000
    Pays-Bas...............................5.000.000.........8.000.000
    Suisse....................................3.000.000.........5.000.000
    -----
    Total...................................373.000.000........818.000.000


    Ces chiffres effrayent.

    De ces chiffres, on peut extraire la loi, non mathématique et positive, mais tendancielle : la population tend à s’accroître suivant une progression géométrique.

    La progression géométrique se caractérise par une suite de nombres tels que chacun est égal au nombre précédent multiplié par un nombre constant, 2 dans le cas présent : 2, 4, 8, 16, 32, 64, etc. La progression arithmétique est la succession de chiffres à chacun desquels vient s’ajouter un nombre constant, 1 dans le cas présent : 1, 2, 3, 4, 5, 6, etc. C’est toujours le même chiffre qui vient s’ajouter aux chiffres précédents. Il y a, comme vous le voyez une énorme différence, au bout de peu de temps, entre les résultats de la progression géométrique et ceux de la progression arithmétique.

    Après avoir vu que la population tend à s’accroître suivant une progression géométrique, voyons maintenant le mouvement des subsistances. Les subsistances augmentent, nous l’avons dit et c’est une constatation qu’il est aisé de faire, mais peuvent-elles augmenter avec la même rapidité que la population ? - Non.

    D’abord, parce que la terre est limitée ; et la terre étant limitée, la production alimentaire se trouve nécessairement limitée. Il y a une superficie terrestre qui ne saurait être dépassée. La partie cultivée de cette superficie, quand elle a atteint son maximum, devient inextensible. La terre cultivable elle-même est fatalement moindre que la superficie totale. Il y a les roches, les landes, toutes les régions désertiques qui sont incultes et vraisemblablement condamnées à le rester toujours. Certes, il y a des territoires qui sont actuellement incultivés, qui restent encore en friches, mais qui seront certainement mis en état de rendement un jour ou l’autre. Seulement, ces territoires deviennent de plus en plus rares. Si ces terres ne sont pas encore en état de rendement, si elles n’ont pas été l’objet d’une exploitation agricole sérieuse, c’est que, vraisemblablement, ce rendement est extrêmement difficile, que les conditions dans lesquelles ce travail s’opérerait, les capitaux considérables qu’il faudrait y engager, l’éloignement des villes, des grands centres, les difficultés de transport, l’éloignement des marchés, etc... etc... sont des conditions défavorables à la culture des terrains non encore exploités.

    Les procédés de culture iront, sans nul doute, se perfectionnant sans cesse. Non seulement les instruments aratoires sont aujourd’hui beaucoup plus développés et infiniment supérieurs à ceux que possédaient nos ancêtres, mais encore il y a les stimulants qui, dans la chimie agricole, permettent d’activer la fertilité du sol et la productivité des terres. Toutefois le sol lui-même se fatigue, la terre s’use ; le rendement va en quelque sorte en diminuant. Tous les agronomes sont d’accord sur ce point. Quand on se trouve sur un sol vierge, on obtient pendant quelques années, à la condition de le fertiliser avec les derniers moyens de la science, des rendements extrêmement rémunérateurs. Mais au bout d’un certain nombre d’années, ce sol s’anémie et on ne peut plus espérer que sa productivité ira toujours en croissant. Puis, il y a la nourriture des animaux qui absorbe une partie de l’alimentation produite par la terre. Il y a la création des grandes villes, l’établissement des voies ferrées, des canaux, la construction des routes, des usines, des habitations destinées aux hommes et aux animaux. Tout cela occupe de la place et par conséquent, il y a une portion de terre incessamment accrue, destinée à rester constamment improductive.

    La production des subsistances subit nécessairement des à-coups ; elle se fait par soubresauts ; elle a un caractère incontestablement irrégulier. Tantôt ce sont les inondations qui passent et emportent la récolte ; tantôt c’est la sécheresse, tantôt la grêle, tantôt la gelée, tantôt les maladies inhérentes au sol qui s’abattent sur une production déterminée et en provoquent l’avortement. Et, avec la meilleure volonté du monde, c’est par une concession peut-être exagérée et même déraisonnable au désir que nous avons de faire la partie belle à ceux dont ces considérations n’ébranlent pas les tendances optimistes que nous consentons à dire que c’est dans une progression arithmétique, 1, 2, 3, 4, 5, 6, etc., que s’opère le mouvement d’accroissement des subsistances.

    S’il est exact, - et je crois qu’il est difficile de le contester - que la population se développe suivant une progression géométrique, tandis que les subsistances ne croissent que suivant une progression arithmétique, on sent, Camarades, jusqu’à quel point les deux termes de ce rapport : population et subsistances, s’éloignent l’un de l’autre avec le temps ; et l’on comprend qu’il est indispensable de mettre un frein à l’accroissement immodéré, irréfléchi de la population du Globe.

    Ce serait, en effet, une imprudence grave que de ne pas limiter la natalité. D’une situation qui serait bonne, on aurait tôt fait une situation médiocre ; d’une situation médiocre, une situation mauvaise ; et d’une situation mauvaise une situation désastreuse.

    Il faut donc, avec le plus grand soin, se tenir constamment au courant des diverses fluctuations du chiffre de la population et de la quantité des subsistances, afin de ne pas trop s’éloigner, sous peine de privations, de famine et de mort, de l’équilibre désirable et nécessaire.

    Au demeurant, la limitation des naissances, de la population, se fait dans la pratique ; mais elle se fait comme tout ce qui se fait en régime social actuel, sous une forme détournée, hypocrite, en quelque sorte honteuse, sous une forme qu’on n’a pas le courage d’avouer et qu’il est douloureux de regarder en face. Elle se fait par des moyens extrêmement variés, moyens tantôt douloureux, tantôt répressifs.

    Ici une simple énumération suffit. Les moyens douloureux, vous les connaissez : l’emprisonnement, 250.000, peut-être 300.000 individus des deux sexes, en France, sont en prison et la prison ne permet pas les rapprochements sexuels. Or, ces individus sont à l’âge de reproduire, car l’âge moyen en prison est de 30 à 35 ans. Ces individus sont, au point de vue de l’espèce, condamnés à la non-reproduction !

    Le célibat est imposé indirectement à une foule de personnes et surtout de jeunes femmes et de jeunes filles qui ne trouvent pas dans la société le compagnon de leur choix et qui, d’autre part, se garderaient bien d’être mères, car elles savent jusqu’à quel point la femme qui procrée en dehors du mariage est considérée comme peu de chose. Les filles-mères ! Que n’a-t-on pas dit sur elles ! Oui, on les a pardonnées, réhabilitées, exaltées, dans les discours, au théâtre, dans le roman ; mais dans la vie, surtout dans les campagnes et dans les petites villes de province, de quel mépris ne sont-elles pas entourées ? Il semble qu’elles ont commis la pire des fautes. Et cependant, elles n’ont commis que cette faute qui consiste à écouter d’une oreille sympathique et d’un cœur attendri les paroles d’amour qu’un jeune homme a glissées dans leur oreille. Elles n’ont fait que suivre la voix de la Nature. Elles sont mères, et vous les flétrissez de l’être, surpopulateurs, alors que c’est vous qui demandez à la femme d’être mère et d’avoir de nombreux enfants.

    La prostitution est aussi une source d’infécondité, et les couvents ! la chasteté imposée à une foule de personnes sous prétexte de moralité, alors qu’on sait que cette moralité est un état nocif pour la santé, qu’elle devient la source de toute une série de perturbations et de morbidités et même d’aberrations sexuelles !

    Les catastrophes, les famines périodiques, les épidémies qui passent sur l’humanité ; et l’alcool et la tuberculose qui font des ravages énormes, qui peuplent les cimetières de corps encore jeunes ! Et l’avortement, et l’infanticide, et les crimes de toute nature, et les guerres horribles qui de temps en temps couchent sur les champs de bataille des centaines de milliers, des millions de jeunes hommes dans la fleur de l’âge ! Et la misère qui constamment sévit, la misère qui saisit à la gorge de tout petits enfants et des vieillards ! Tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles rongés par l’anémie, assassinés par les privations, torturés par la faim, logeant dans des taudis infects, obligés de vivre comme des bêtes, ne pouvant pas donner à leur corps ce qui lui est nécessaire ! La misère ! Ah ! la misère !...

    Je me rappelle le cas d’un de mes amis. C’était un jeune homme de 25 à 30 ans. Il m’aborde un jour dans la rue et me serre la main avec tristesse. Je l’avais connu vigoureux et bien portant ; il était amaigri et déjà voûté. Il paraissait désespéré. Je lui dis : « Qu’as-tu ? Tu es bien pâle ; tu as bien mauvaise mine ; serais-tu malade ? » - « Pis que cela, me dit-il ! J’ai une maîtresse qui me fait horriblement souffrir. » Je lui répondis : « Mais tu ne peux donc pas t’en détacher. Aie un moment de courage, un mouvement d’énergie. Puisque tu ne l’aimes pas, sépare-toi d’elle. » - « Si je le pouvais, je le ferais volontiers, mais je ne le puis », me dit-il, tête basse.

    Je croyais que c’était parce qu’il y avait trop de liens entre eux et parce que peut-être la passion pour cette femme l’égarait. Il me dit : « Non, seulement ce n’est pas la maîtresse que tu crois. Celle dont je parle, moi, est vieille, laide, repoussante. Et je ne puis, cependant , m’en débarrasser ».- « Mais qui est-elle donc ? » - « C’est la misère ! C’est elle qui me tient ne veut pas me quitter. C’est avec elle que je couche tous les soirs, que je partage le pain noir des mauvais jours ! Je ne puis m’en débarrasser ! »

    Il avait 25 à 30 ans et il était terriblement anémié. On aurait dit qu’il avait un pied dans la tombe, et de fait j’appris peu de temps après sa mort. C’est l’histoire de tant d’autres ! La misère, c’est la source à laquelle s’alimente cette augmentation constante de la mortalité, c’est elle qui élimine tant de jeunes gens qui, s’ils vivaient dans l’abondance ou simplement dans le bien-être, vivraient leur existence normale.

    Tels sont les moyens douloureux et répressifs, innombrables, variés mais criminels et détestables, à l’aide desquels s’effectue automatiquement la limitation de la population. Pourtant ils sont encore insuffisants, puisque la part de chacun est encore trop restreinte et la terre apparaît malgré ces éliminations constantes, déterminées par la misère, par tous les vices, la tuberculose, l’alcool, les guerres, la famine, les épidémies, la prostitution, le célibat imposé, malgré tout, la terre apparaît comme une sorte de proie que se disputent tous les appétits.

    Les grandes nations tentent de dévorer les moyennes, et les moyennes, les petites. Surgit-il quelque part, une île à travers les océans ? Découvre-t-on sur un continent quelconque des gisements recelant des richesses utilisables ? Y a-t-il une part du sol qui, au loin semble pouvoir être fertilisée, immédiatement des flottes sont armées et traversent les mers, des troupes sont équipées et des expéditions coloniales sont envoyées à la découverte et à la prise de possession de cette île, de ce gisement, de ce sol fertilisable.

    Civilisation, dites-vous ? Mensonge ! Ce n’est point la civilisation, mais simplement le besoin d’expansion ; c’est la nécessité pour la vieille Europe dont la population est trop dense, dont le sang, dans nos veines, est appauvri, d’aller ailleurs. « Nous étouffons, clament les dirigeants, il nous faut de l’air. » Et les expéditions se succèdent sans interruption.

    En face de ce problème angoissant, nous avons deux écoles, deux Doctrines. La première, vous la connaissez bien, c’est celle qui répète sans cesse : « Croissez et multipliez. Faites des enfants. Faites-en beaucoup et encore. Faites-en toujours et le plus possible. Peuplez la terre, il n’y aura jamais trop d’enfants ; il n’y en aura jamais assez. La France a besoin de producteurs. Le nombre d’enfants est la mesure de la force d’expansion du pays. L’agriculture manque de bras. Le commerce et l’industrie en manquent aussi. La prospérité du pays dépend de sa natalité et, la sécurité de la France nécessitant une armée puissante, nombreuse, il faut, pour qu’il y ait beaucoup de soldats, qu’il y ait beaucoup d’enfants. Faites des enfants, faites-en beaucoup, encore, toujours. Plus vous en ferez, mieux cela vaudra. »

    « Du reste, ajoutent les bons apôtres, nous sommes tout prêts à encourager la natalité. Nous prenons des dispositions favorables aux familles nombreuses. Elles seront assistées. Une prime sera accordée à chaque maman qui voudra bien ajouter au nombre des enfants qu’elle possède déjà une unité de plus. Et cette prime sera d’autant plus élevée que le nombre des enfants sera plus considérable. Nous instituerons des concours. Chaque année, il y a aura comme un record des familles nombreuses. Les prix reviendront aux familles les plus intéressantes, les plus recommandables, c’est-à-dire à celles qui posséderont le plus grand nombre d’enfants. Des récompenses particulières, des distinctions exceptionnelles et même des décorations seront accordées aux mères qui auront doté le pays d’une nombreuse progéniture. »

    J’ai résumé rapidement, mais sans exagération la première des deux doctrines que nous avons à examiner, celle qui a pour devise : faites beaucoup d’enfants !

    Je voudrais savoir tout d’abord - et ce sont de simples observations que je fais - quels sont ceux qui nous donnent de tels conseils. Je veux les passer en revue ; je veux savoir d’où vient qu’ils témoignent d’un zèle si rare, comment il se fait que ces gens se livrent à des objurgations aussi pressantes, quel intérêt ils peuvent bien avoir dans la question. Est-ce que ce sont des riches ou des pauvres, des dirigeants ou des dirigés, des patrons ou des ouvriers ? D’où leur vient encore une fois tant de zèle ?

    Sont-ce des rentiers à qui il faudrait beaucoup de pauvres pour entretenir toujours dans un bon état de sécurité et de prospérité leur propre fortune ? Est-ce que ce sont des dirigeants qui auraient besoin, pour combler le déficit budgétaire, de très nombreux contribuables ? Est-ce que ce sont des patrons qui, pour avoir à leur disposition une main-d’œuvre bon marché, ont besoin de beaucoup de bras ? Est-ce que ce sont des commerçants pressés par le désir de vendre leurs marchandises et la nécessité d’avoir de nombreux acheteurs ? Est-ce que ce sont des propriétaires qui, pour augmenter sans cesse la valeur de leurs immeubles et le montant des loyers, désirent qu’un grand nombre de locataires se pressent au seuil de leurs maisons et supplient les concierges, moyennant un bon denier à Dieu, de vouloir bien leur céder une place dans l’immeuble ? Est-ce que ce sont des bourgeois qui sont heureux d’avoir à leur disposition de la chair fraîche ? Est-ce que ce sont enfin des gouvernants qui ont besoin de soldats nombreux, d’une armée de policiers, de façon à défendre leurs coffres-forts et à maintenir leurs privilèges ?

    Oui, ce sont bien ces gens-là qui mènent la croisade de surpopulation et cette coalition où éclate le souci de leur intérêt de classe me rend déjà leur zèle passablement suspect.

    Puis, une question se présente à ma pensée. Payent-ils d’exemple au moins ? Puisqu’ils déclarent que la France a besoin de beaucoup d’enfants et que c’est au nom de la Patrie, disent-ils, qu’ils supplient les femmes d’en donner beaucoup à la France, j’aime à penser qu’ils commencent à suivre ce conseil eux-mêmes. C’est sans doute dans les quartiers opulents que la natalité atteint les proportions les plus élevées. Il y a là, en effet, de l’air, de la lumière, des logements spacieux, des demeures confortables, des jardins publics et même des jardins privés, au Parc-Monceau, aux Champs-Élysées, dans les larges avenues ; c’est dans ces quartiers si sains que les gens doivent commencer par mettre en pratique les excellents conseils qu’ils donnent aux autres ! C’est évidemment dans ces quartiers riches, opulents, qu’il doit y avoir la natalité la plus élevée. Consultons les statistiques...


    NAISSANCES À PARIS EN 1919

    QUARTIERS OUVRIERS
    13ème arrondissement 22,0 naissances pour 1.000 habitants
    18ème "" 18,1 "" ""
    14ème "" 21,5 "" ""
    20ème "" 21,5 "" ""

    QUARTIERS RICHES
    1er arrondissement 11,9 naissances pour 1.000 habitants
    16ème "" 11,0 "" ""
    8ème "" 9,0 "" ""


    Ainsi, c’est dans les quartiers les plus riches qu’il y a le moins d’enfants. Ce sont ceux qui conseillent aux autres d’en avoir beaucoup qui se privent de la joie d’en avoir alors que leur fortune leur permettrait de s’offrir cette joie !

    Renseignons-nous encore. Il y a eu jusqu’à ce jour neuf Présidents de la République, Deschanel était le dixième, n’en parlons plus ! M. Millerand est le onzième ; il y a si peu de temps qu’il est le premier magistrat de la République, que nous avons le droit de ne pas en tenir compte ! Le premier, Adolphe Thiers, pas d’enfant ; Mac-Mahon, un fils ; Jules Grévy, une fille ; Sadi-Carnot, deux filles et un fils ; Casimir-Perier, un fils et une fille ; Félix-Faure, deux filles ; Émile Loubet, une fille et deux fils ; Fallières, une fille et un fils ; Poincaré, néant ! Au total, 14 enfants pour neuf couples, un enfant et demi par couple.

    Voici d’autres renseignements, ils abondent :

    N’ONT PAS D’ENFANT : MM. Viviani, Renoult, Bienvenu-Martin, Chéron, Pichon, Kleine, vice-président d’une Ligue repopulatrice, Briand, Ponsot, Deville, Gustave Hervé, Hanotaux, Ch. Humbert, Capus, de Dion, Etienne, Jonnart, Lichtenberger, Klotz, Doumergue, etc.

    N’ONT QU’UN ENFANT : MM. Jacques Bertillon, Léon Bourgeois, amiral Bienaimé, Paul Deschanel, Marcel Hutin, Léon Daudet, Barthou, etc...

    N’ONT QUE DEUX ENFANTS : MM. Bunau-Varilla, Leygues (héritier de Chauchard), Arthur Meyer, Michelin, Delcassé, etc., etc.

    Soit pour cent personnalités notoires, un total de 125 enfants. Cela nous donne une moyenne d’un enfant et quart. (N’oubliez pas le quart !)

    Ainsi, Camarades, ce sont ceux qui, avec le zèle le plus enflammé, conseillent aux autres de multiplier le nombre de leurs enfants, qui veillent, avec un soin jaloux, à ne pas introduire dans leurs foyers un nombre trop considérable de petits.

    Nous savons que les propriétaires, presque tous, parce que bourgeois, sont des repopulateurs, des surpopulateurs ardents et nous savons, cependant, que beaucoup d’entre eux refusent d’accepter dans leurs immeubles les ménages avec enfants. Singulière façon de favoriser la repopulation et voilà certainement qui nous donne une idée peu favorable, une opinion désavantageuse de la sincérité de ces gens-là. Pratiqueraient-ils le fameux « faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais » ! Cela me paraît probable.

    Autre réflexion, qui m’est suggérée par l’actualité. Les réflexions assiègent en foule mon esprit aussitôt que je pense à ces conseils donnés par les plus hautes, les plus éminentes personnalités de notre... glorieuse Patrie. Autre réflexion, qui me bouleverse. Il y a quelques mois à peine, le premier magistrat de la République, dans une déclaration solennelle qui eut l’honneur de la presse - tous les journaux l’ont reproduite et la plupart l’ont encensée - il y a quelques mois le Président de la République a déclaré : « Tout le devoir civique, présentement, est contenu dans ces quatre mots : Produire davantage, consommer moins. »

    Le problème ainsi posé n’est pas fait pour me déplaire. Mais alors je m’étonne qu’on engage les femmes à être mères souvent, très souvent, le plus souvent possible. Comment voulez-vous qu’on produise davantage, et qu’on consomme moins si la natalité est élevée ? Vous trouvez donc que le nombre des bouches à nourrir n’est pas suffisant, puisque vous en demandez ? Il vous en faut encore ? Mais ne comprenez-vous pas la contradiction qu’il y a entre le conseil que vous donnez et ce qu’il adviendrait si ce conseil était suivi. Avant d’arriver à se suffire, avant d’arriver à être lui-même un producteur, c’est pendant 12, 14, 15 ou 16 ans, que l’enfant est un consommateur rien qu’un consommateur. Vous allez donc ajouter aux difficultés de la situation actuelle des difficultés nouvelles. Vous demandez beaucoup d’enfants, alors que vous reconnaissez que la production est déficitaire, alors qu’on ne peut pas arriver à joindre les deux bouts, alors qu’il faudrait produire beaucoup plus. Et ce sont les besoins de la consommation que vous aller renforcer ! C’est fou ! Jamais, dans tous les cas, moment n’a été plus mal choisi que celui-ci pour pousser à la progression de la natalité.

    Voici une statistique qui concerne l’état des récoltes en milliers de tonnes en France, en 1919, comparé à l’état de ces récoltes en 1914 :


    SUBSISTANCES FRANCE Récolte en milliers de tonnes

    1914 ------- 1919

    Froment 7.700 ------- 4.850
    Méteil 135 ------- 92
    Seigle 1.100 ------- 700
    Orge 975 ------- 515
    Avoine 4.600 ------- 2.400
    Maïs 570 ------- 300
    Millet 140 ------- 125
    Sarrazin 530 ------- 270

    ------

    GRAINS : 15.750 ------- 9.252



    RAPPORT 9/16. On a récolté en grains, en 1919, un peu plus que la moitié de ce qui a été récolté en 1914.


    Autres récoltes (milliers de tonnes)

    1914 ------- 1919

    Pommes de terre 12.000 ------- 7.700
    Topinambours 1.700 ------- 1.100
    Légumineuses (haricots, pois, lentilles, etc.) 240 ------- 120


    Animaux de ferme

    .................1914............1919
    Bovins 12.700.000 12.300.000
    Ovins 14.000.000 8.900.000
    Porcins 5.900.000 4.000.000
    Chevaux 2.200.000 2.400.000
    ................................................
    Total 34.800.000 27.600.000


    En moins : 7.2000.000

    C’est donc au moment où nous sommes les plus pauvres, où la production est la plus insuffisante qu’on a l’absurdité de nous demander de faire beaucoup d’enfants, ce qui aurait pour conséquence d’augmenter la gêne ? Il y a là une contradiction que je livre à vos réflexions.

    Autre réflexion, et celle-là ne soulève pas le rire. Elle serait capable plutôt d’attirer les larmes aux yeux. La France se dépeuple, dites-vous. Gardez-vous au moins les enfants qui naissent, avant d’en demander d’autres ?

    Donnez donc d’abord les soins nécessaires à ceux qui sont jetés dans le monde, donnez-leur les soins auxquels ils ont droit et que vous leur devez : les « Maternités » sont insuffisantes, les sanatoria sont pleins, ils regorgent d’enfants malades. D’après la statistique que j’ai lue ces jours-ci, le sanatorium de Roscoff en 1920 a été obligé de refuser plus de 3.000 petits enfants. La mortalité infantile est sept fois plus élevée dans les quartiers pauvres que dans les quartiers riches. Vous ne savez pas conserver les enfants qu’on vous donne et vous en voulez d’autres ! Voulez-vous donc que les mamans travaillent pour les cimetières ?

    Mais voici l’argument suprême, l’argument patriotique : La France a besoin de beaucoup d’enfants. Ici, les réflexions viennent en foule. Tout le monde sait que la guerre s’est totalement transformée depuis un certain nombre d’années et que l’expérience récente est venue confirmer la thèse déjà prévue par un certain nombre de professionnels militaires : à savoir que le résultat est obtenu non pas tant par les effectifs que par le matériel dont on dispose. Ce n’est pas dans le sens d’armées innombrables, de masses humaines formidables, que marche l’art de la guerre, mais dans un sens contraire : réduction des effectifs, augmentation effrayante des engins de meurtre, du matériel de destruction, de l’arsenal formidable des armes, des engins et des munitions. Il résulte de ce fait que, même en se plaçant au point de vue patriotique, il n’est pas nécessaire d’avoir de très nombreux enfants, puisque le matériel humain peut être avantageusement remplacé par l’autre matériel.

    Puis, s’il est vrai que l’Allemagne a été, en 1914, placée ainsi que le soutiennent nos Gouvernants, dans la nécessité de faire la guerre en raison de sa prolificité, de son expansion vers une population trop considérable, de la densité trop forte de cette population sur un territoire trop restreint, si, dis-je, il est exact que l’Allemagne ait été obligée par cette situation de faire la guerre, ne concevez-vous pas que l’augmentation incessante, exagérée, de la population sur un territoire donné, place toute nation dans la nécessité de faire la guerre à un moment donné ? Et vous voulez nous engager à faire de très nombreux enfants, nous mettre dans la même obligation que l’Allemagne qui, d’après vous, aurait été dans la nécessité de faire la guerre parce que sa population ne pouvait être contenue sur les 506.800 kilomètres carrés que représente sa surface ? Grand merci ! Nous sortons d’en prendre !

    Telles sont, très rapidement exposées, les quelques réflexions que me suggère la thèse des repopulateurs. Je ne suis, vous le voyez, ni pour, ni contre la thèse officielle. Je me borne à de simples observations. Je vous livre les réflexions que suggèrent à tout être sensé les conseils donnés par les repopulateurs. Je me garde bien d’y ajouter un commentaire qui me serait personnel.

    Il me reste, pour finir, à vous exposer la thèse de l’autre École, qu’on appelle néo-malthusienne. On l’appelle ainsi parce qu’elle appuie le meilleur de sa doctrine, en tout cas les bases mêmes de celle-ci, sur les travaux remarquables de Malthus. Le néo-malthusisme, c’est la doctrine de Malthus, améliorée, adaptée à une situation nouvelle, amendée, corrigée, perfectionnée. Malthus, en effet, a été longtemps exécré. Les bourgeois ont tout fait pour qu’il le soit. Les bourgeois se sont servi de la théorie de Malthus comme ils font toujours, de la façon la plus misérable : « Il n’y a pas de place au banquet de la vie pour les pauvres ; trop nombreuse est déjà la population ; pour peu qu’elle augmente, il serait impossible à chacun d’avoir, au banquet de la vie, son couvert mis devant soi, son assiette et dans cette assiette de quoi manger ; la nature est ainsi faite ; il faut que soit sacrifiée une partie de la population ; place à ceux qui sont les plus forts, s’adaptant le mieux, sachant résister. Tant pis pour les autres ! »

    Cette première conséquence de la théorie de Malthus semblait, en effet, tellement inhumaine, si dure, si sévère, si injuste que tout naturellement on en a fait jaillir le discrédit sur tous les travaux de Malthus et sur Malthus lui-même ; il est vrai que Malthus était non seulement un bourgeois, mais un croyant ; en présence de la découverte qu’il fit, touchant l’accroissement incessant et disproportionné de la population avec les subsistances, il ne voyait pas d’autres remèdes que les remèdes douloureux et répressifs dont j’ai parlé tout à l’heure.

    Mais, je viens de le dire, le néo-malthusisme est la doctrine de Malthus amendée, corrigée, améliorée, adaptée à des conditions sociales nouvelles, s’inspirant d’une philosophie sociale et d’une morale bien différentes. La doctrine néo-malthusienne dit-elle de se priver des joies de l’amour comme Malthus lui-même en donnait le conseil ? Les Néo-Malthusiens ne disent pas : « Pauvres femmes, cessez d’aimer. Privez-vous de cette joie de donner et de recevoir des caresses. Vous n’avez pas le droit d’aimer, car si vous aimiez, vous pourriez peut-être récolter le fruit de vos amours. Et comme il convient que vous fassiez le moins d’enfants possible, et même que vous n’en ayez pas du tout, le seul moyen d’éviter la maternité, c’est de ne pas s’exposer à celle-ci. Donc, n’aimez pas, refusez-vous à toutes caresses, à tous enlacements, à toutes étreintes. Soyez chastes, fuyez l’amour. »

    Non, les Néo-Malthusiens n’ont jamais tenu un tel langage. Ils ne le tiennent pas d’abord parce qu’au point de vue moral, ils estiment qu’aimer est aussi noble que de penser, que d’agir bellement. Faire un enfant, c’est créer une sorte de chef-d’œuvre auquel sont à peine comparables les chefs-d’œuvre les plus merveilleux des artistes les plus prestigieux. Il est aussi beau d’aimer, aussi noble de procréer que de commettre un acte noble et beau.

    Dès lors, ce n’est pas au nom de la morale que les Néo-Malthusiens pourraient vous dire : « Gardez-vous d’aimer ou d’être mères. »

    Ils ne vous disent pas davantage : « Privez-vous des joies de la maternité. » Ils vous disent : « Nous concevons fort bien que vous ayez le désir d’être mères. Être mère, c’est se prolonger dans un petit être, chair de votre chair, sorti de vos entrailles. Il est naturel que la femme soit heureuse d’être mère, d’engendrer. Il y a là pour elle une poussée si forte que rien ne saurait l’empêcher de la subir ; elle consent, en effet, à être mère, alors que, cependant, elle engendre dans la douleur, dans le sang et dans les larmes ! Soyez mères, oui, mères heureuses, mais soyez prudentes. » Tel est le conseil que vous donne la doctrine néo-malthusienne. Ses adeptes ne vous disent point de ne pas aimer, de ne pas procréer, mais simplement d’être prudentes, en procréant seulement dans les conditions où il sera raisonnable que vous deveniez mères. Ne désirez avoir d’enfants que si, au point de vue physique comme au point de vue économique, vous êtes en état de leur assurer une bonne naissance et une bonne éducation.

    Le néo-malthusisme dit aux femmes : « L’acte procréateur est un acte sérieux et grave, qu’il ne faut pas commettre à la légère. Mesdames, quand vous avez besoin d’un chiffon, d’une étoffe, quand vous avez à acheter quelque chose d’un certain prix, vous allez deux fois, dix fois, dans le même magasin, vous vous arrêtez à quatre, cinq ou dix devantures ; après avoir examiné, palpé plusieurs étoffes, vous cherchez celle qui vous convient le mieux, vous en discutez le prix et savez, par avance, ce que vous ferez de la marchandise achetée. Quand vous cherchez un logement, vous entrez dans dix maisons différentes, vous gravissez des étages et des étages et vous étudiez les avantages et les inconvénients de chaquehabitation. Et quand il s’agit d’avoir un enfant, quand il s’agit de commettre l’acte dont les conséquences peuvent être de première importance pour vous, pour votre mari, pour l’enfant lui-même, pour le groupe social auquel vous appartenez, c’est à la légère, presque sans vous en apercevoir, et souvent même sans le vouloir, sans le désirer, que vous seriez mères ? Cela n’est pas possible. L’acte procréateur est un acte sérieux qui doit être accompli dans la plénitude de la conscience et de la volonté. »

    Voilà ce que dit la thèse néo-malthusienne et elle a raison d’insister sur ce point, car « jusqu’à présent, dit le docteur Pinard, l’acte procréateur n’a été qu’un acte instinctif tel qu’il existait à l’âge des cavernes. C’est le seul de nos actes n’ayant pas été civilisé. L’acte le plus grand, le plus élevé, que puisse commettre l’homme pendant son existence, celui dont dépendent la conservation et l’amélioration de l’espèce, est accompli, à l’aurore du XXème siècle, comme il l’était à l’âge de pierre. »

    Voici un petit récit qui ne manque pas de saveur et qui indique bien, en effet, jusqu’à quel point va la légèreté humaine en matière de procréation, comparée, par exemple, aux précautions dont on entoure la reproduction des espèces animales :

    « Maître Hauchegrain désirait un veau, un veau qui satisfît son orgueil d’éleveur renommé ; et même, il prétendait que ce veau lui valût le Mérite agricole. Dame Hauchegrain, sensible aux hommages, entra dans ses vues.

    « On choisit donc, pour la mère du veau, la plus belle vache de l’étable ; ses qualités, déjà reconnues à l’expérience, furent l’objet d’une minutieuse et savante critique. Puis, la bête florissante de santé, d’hérédité sans tache, fut, pendant des mois, soumise à des soins méthodiques.

    « Quand elle se trouva prête, on s’enquit d’un taureau. Ce ne fut pas une petite affaire. Maître Hauchegrain s’entoura de précautions et de renseignements ; il fallut que le père de son veau justifiât de sa généalogie et de ses prouesses procréatrices. Néanmoins, le mâle souhaité fut découvert, et, par une radieuse matinée, le bel œuvre fut accompli.

    « Au terme de leurs soucis, nos gens ne se connurent pas de joie ; leur esprit, tendu depuis de longues semaines, se délassa soudain ; l’heureux événement fut fêté d’abord à la table du maître du taureau, puis en maints cabarets, enfin, le soir, par un banquet de famille.

    « Et, pour couronner la journée, tandis que la vache aux flancs fécondés, saine et superbe, dormait paisiblement à l’étable, maître Hauchegrain et sa dame, harassés de fatigue, gorgés de lourde nourriture, imbibés de sale alcool, crurent devoir choisir cette nuit pour faire un enfant. (Pierre Bille, Revue des Sciences médicales, 20 janvier 1907). »

    Enfin, camarades, examinez l’aspect individuel, familial et social du problème. Voici les observations que font les néo-malthusiens : dans un famille déjà nombreuse, quand survient un nouveau-né, c’est, la plupart du temps, une catastrophe ; on ne l’a pas voulu, on ne l’a pas désiré ; les charges de famille étaient déjà si lourdes ! On avait déjà tant de peine à équilibrer le budget familial ! Et voici qu’il faudra encore nourrir, loger, vêtir, élever, ce cinquième, ce sixième enfant. Dès que le malheur est connu, car c’est une catastrophe, le père et la mère se font la tête, se reprochant l’un à l’autre, leur imprudence : « C’est ta faute. - Non, c’est la tienne. » Et l’enfant est attendu dans l’angoisse. On se demande s’il ne surviendra pas par hasard un heureux accident permettant à l’arbre, déjà trop chargé de fruits trop lourds, de se débarrasser du nouveau fruit qui va faire par trop courber les branches vers le sol.

    L’enfant naît, il n’est pas attendu, il n’est pas désiré. On l’aime forcément, ce n’est pas sa faute, le pauvre petit n’a pas demandé à naître, il faut bien l’accueillir comme les autres. Mais il faudra diminuer la ration de chacun ; dans le logis, déjà trop étroit, il faudra faire une place au petit berceau ; la part d’air de chacun se trouvera ainsi diminuée, comme la portion de pain et de légumes le sera aussi. Pour cet enfant, qui n’est ni attendu, ni désiré, neuf fois sur dix c’est, dans une famille déjà beaucoup trop nombreuse, la mort à brève échéance. Alors que les premiers supportent mieux, à neuf ou dix ans, les privations, c’est la courte agonie pour le dernier. Celui-ci ne résistera pas à ces privations. La mère est déjà épuisée par des maternités successives et trop rapprochées. Le lait de cette mère ne contient pas les sucs nourriciers nécessaires ; ses seins sont déjà taris ou épuisés ; l’enfant arrivera au monde dans des conditions mauvaises et, neuf fois sur dix, on conduira son petit cercueil au cimetière. Son existence se bornera à quelques semaines ou à quelques mois, sorte d’agonie douloureuse. L’enfant ne connaîtra de la vie, et ne fera connaître à ceux qui l’entourent, que les tristesses de la naissance et d’une mort prématurée.

    Pour l’enfant, au point de vue individuel, mauvaise affaire ; et pour la mère, pour le père, pour la famille tout entière, sentez-vous quelles sont les conséquences de ce nouveau désastre familial ? On dit que quand il y en a pour deux, il y en a pour trois. C’est possible, mais il n’y en a pas pour quatre, cinq ou six. Alors, qu’arrivera-t-il ? Ce spectacle que nous avons eu sous les yeux souvent d’une femme qui, à l’âge de 36 ans, est déjà vieillie, courbée sous le poids de l’âge, de l’épuisement et de la fatigue, vieille pour ainsi dire avant l’âge, flétrie, usée par des maternités trop rapprochées, trop fréquentes ; puis, trop chargée de famille, n’ayant pas le temps de s’occuper de son intérieur, de donner à son foyer cet aspect de coquetterie, de propreté, presque de luxe qui, même dans la pauvreté, donne au foyer un caractère presque agréable. Le père, quand il rentre après sa journée de travail, sentant que son salaire est impuissant à apporter l’aisance au logis, est déjà de mauvaise humeur. L’enfant braille et le père dit : « Je suis fatigué. Je voudrais être tranquille, paisible. Fais taire ce gosse ! » La mère n’y parvient pas. Comme le foyer a été laissé à l’abandon, à la malpropreté, parce que, faute de temps, la mère est impuissante à mieux faire, le mari prend en dégoût sa demeure et va au cabaret ; il y dépense et se grise. C’est le cas fréquent des familles nombreuses.

    Deux ou trois enfants, peu d’enfants, peuvent embellir et égayer le foyer ; beaucoup d’enfants l’attristent et l’enlaidissent ; peu d’enfants resserrent les liens familiaux ; beaucoup d’enfants les brisent. Le père et la mère sont rapprochés par un ou deux rejetons, mais si le nombre de ceux-ci augmente de façon démesurée, les parents, au lieu d’être rapprochés, sont éloignés l’un de l’autre. C’est donc le cercle familial brisé par les familles nombreuses.

    Au point de vue social, je n’ai pas besoin d’insister sur ce qu’il y a de déplorable dans le nombre incessamment accru des scories, des déchets qu’engendrent nécessairement les familles nombreuses : les avariés, les dégénérés, les anormaux. C’est dans les familles nombreuses surtout qu’ils pullulent ; ce sont ceux-là surtout qui encombrent le corps social d’immondices, de malpropretés, de déchets.

    Plus sont nombreux les ouvriers, les travailleurs, les pauvres, plus il y a tendance à ce que les salaires baissent ; l’axe de la loi de l’offre et de la demande se trouve, pour ainsi dire, déplacé. Quand un patron court après deux ouvriers, ceux-ci peuvent lui tenir la dragée haute, mais quand deux ouvriers courent après un patron, la situation n’est pas la même, c’est le patron, qui, à son tour, tient la dragée haute aux ouvriers. Un petit nombre d’ouvriers amène une hausse fatale, mathématique des salaires ; un grand nombre d’ouvriers détermine, d’une façon mathématique et fatale, la baisse des salaires. Quand le marché du travail est envahi par des bras innombrables, la main-d’œuvre est pour rien ; c’est une marchandise comme une autre ; il suffit qu’elle soit abondante pour qu’immédiatement, elle soit dépréciée. Si, au contraire, cette marchandise se raréfie, il est bien évident qu’immédiatement elle devient précieuse.

    Puis, que faire de ces avariés, de ces dégénérés, de ces anormaux ? Le malaise, vous le sentez ; non seulement au point de vue matériel, mais aux points de vue intellectuel et moral, est incessamment accru, la situation devient de plus en plus lamentable. J’ai entendu des amis dire : « Tant mieux que la foule des malheureux augmente sans cesse. On mange encore trop. Le jour où l’on mangera moins et, à plus forte raison, le jour où l’on ne mangera plus du tout ou à peu près, ce jour-là on se révoltera. » Non, non, ces camarades se trompent. Les néo-malthusiens répondent : « C’est une erreur. Ne croyez pas que ce soit avec une multitude d’affamés que la révolution et la transformation sociale peuvent se faire. Vous vous méprenez. La misère ne vient pas d’un coup s’abattre sur l’humanité. Elle est comme une pente, comme un engrenage. On est saisi par cet engrenage, on est jeté sur cette pente et on la descend jusqu’au bout, laissant en chemin, lambeau par lambeau, une partie de soi-même, de sa force, de sa dignité, de son courage, en sorte que, quand on arrive dans le bas, après avoir traversé toute une série de privations, de misères relatives, quand on arrive tout à fait au bas et qu’on est véritablement miséreux, au sens réel du mot, on n’a plus de courage, de dignité, on est incapable de cette virilité, de cette énergie, de cet effort que nécessite l’acte libérateur. » Les Néo-Malthusiens ajoutent : « Il faut, pour la transformation sociale, des volontés fortes, des cerveaux libres, des cœurs fraternels et dignes. Mieux vaut une humanité moins nombreuse, mais meilleure. La qualité est, pour la Rédemption, autrement importante que la quantité. Seule, une humanité composée de cœurs fraternels, de consciences pures et d’esprits nobles, saura se libérer. »

    Telles sont les déclarations que font les Néo-Malthusiens.

    Vous connaissez maintenant les deux thèses : celle de ceux qui vous disent : « Faites des enfants beaucoup, encore, toujours, » et la thèse de ceux qui disent : « Ne vous privez pas d’aimer. Nous ne vous disons pas de ne pas faire d’enfants ; mais nous vous conseillons d’apporter dans l’acte procréateur toute la force de raison, de réflexion et de conscience que nécessite la gravité et qu’entraînent les conséquences d’un tel acte. »

    Vous connaissez maintenant les deux thèses. Choisissez !


    Les Métiers haïssables



    Les métiers haïssables sont ceux qui défendent, consolident et fortifient le Régime social actuel. - Ils sont appelés à disparaître avec celui-ci. - Nul n’est dans l’obligation de les exercer. - Font un métier haïssable : le Prêtre ; l’Officier ; le Magistrat ; le Policier ; le Gouvernant ; le Patron ; le Jaune. - D’autres professions : journaliste, médecin, avocat, etc., sont nobles ou méprisables, utiles ou malfaisantes, suivant la façon dont elles sont pratiquées. - Détestons et méprisons les métiers haïssables ; n’ayons pas la haine de ceux qui les exercent.

    CAMARADES,

    La série de conférences que je fais sous ce titre général : « Propos subversifs », a l’ambition, - du moins dans ma pensée, - d’être l’exposé sommaire, mais suffisamment complet, d’une philosophie de laquelle se dégage logiquement une doctrine sociale ; et je n’ai pas besoin de vous dire que celle-ci est le Communisme libertaire.

    Comme toute doctrine sociale qui se respecte, le Communisme libertaire comprend deux parties : une partie négative ou de démolition ; une partie positive ou de reconstruction.

    La première partie a pour objet la critique de la société actuelle, des institutions sur lesquelles elle repose ; et cette première partie se propose de renverser cette société et de détruire ces institutions.

    La seconde partie a pour but de préciser, dans la mesure du possible, les conditions et les circonstances dans lesquelles s’accomplira la démolition désirable et d’indiquer sur quelles bases, lorsque cette destruction sera accomplie, reposera le nouveau régime.

    Au cours des conférences que vous avez entendues, j’ai dit à peu près l’essentiel de ce que j’avais à dire, sur la religion, la propriété, l’État, la patrie, la morale, la famille. Ces conférences résument toute la partie critique ou négative du Communisme libertaire.

    Me voici arrivé au seuil de la seconde partie. Mais, avant d’aborder celle-ci, il m’a paru intéressant, utile, voire nécessaire, de fixer votre attention, ce soir, sur les métiers qu’un contempteur de la société actuelle ne doit pas exercer, sous peine de déchoir, et même de trahir.

    Telle profession qui paraît fort honorable, quand on accepte les principes sur lesquels pivote le monde capitaliste actuel, apparaît comme profondément méprisable si on condamne ces principes eux-mêmes. Tel métier qu’il est presque méritoire, presque louable de faire si l’on trouve équitable le contrat social qui nous régit, ne manque pas de devenir indigne, criminel, si l’on répudie ce contrat social.

    Quels sont donc les métiers que tout militant socialiste, syndicaliste, libertaire doit fuir et refuser d’exercer ? Quelles sont les professions auxquelles un socialiste, un syndicaliste, un anarchiste ne doit pas consentir à demander ses moyens d’existence ? Quelles sont les professions qu’il doit s’interdire d’exercer en vertu de sa propre conscience, s’il ne veut pas trahir sa classe et se mettre en révolte contre ses principes ?

    La liste de ces métiers serait longue, si on se flattait de n’en oublier aucun. Rares, très rares, sont les métiers que peut pratiquer un militant, s’il a la volonté de rester fidèle à lui-même et de ne pas marcher sur ses convictions. La société est ainsi faite : elle nous enserre tant et si bien des mille obligations qu’elle nous impose que, si nous voulions mettre complètement nos actes d’accord avec nos principes, nous ne resterions pas vingt-quatre heures en liberté. Nous serions obligés de pratiquer constamment la révolte, - et je ne parle de cette révolte intérieure et de conscience dont chacun peut s’imposer le luxe impunément, - je parle de la révolte extérieure et effective ; et je dis que celui qui pratiquerait cette révolte et qui voudrait rester constamment d’accord avec sa conscience révolutionnaire ne resterait pas vingt-quatre heures en liberté.

    Le militant impeccable, irréprochable, parfait, ce serait le type de ce militant, qui, jamais, ne consentirait à accomplir un geste contraire à sa manière de voir et ne se soumettrait jamais à une obligation contraire à ses principes.

    Ce militant parfait n’existe pas et ne peut pas exister, il est impossible qu’il en existe un seul ; ne parlons donc pas de l’impossible.

    Il n’en reste pas moins qu’il y a des métiers, des professions, que ne peut pas exercer décemment, loyalement, un militant convaincu.

    Comment distinguer ces métiers ? Par quels caractères se séparent-ils des autres ? A quoi les reconnaître ?

    Voici la définition que j’en donne : les métiers que je qualifie de haïssables, que nous devons haïr au point de ne consentir à aucun prix à les exercer, ce sont ceux qui sont destinés à soutenir l’édifice social, et, à plus forte raison, à le consolider et à le fortifier.

    Mais, pour que ma définition soit claire et complète, j’ajoute : le trait commun à tous ces métiers, ce qui prouve qu’ils ont bien pour objet de soutenir, de consolider, de fortifier le régime social présent, c’est qu’ils disparaîtront forcément aussitôt que disparaîtra ce régime lui-même. Leur existence est inhérente à l’existence de ce régime. Fini le régime, finiront les professions ; ce qui prouve à n’en pas douter, sans contestation possible, que ces métiers n’ont de raison d’être que dans le milieu social présent et que leur fonction est de soutenir, de consolider, de fortifier ce régime.

    Enfin, un second et dernier trait commun à tous ces métiers, c’est que personne n’est dans l’obligation de les exercer.

    Nous voici maintenant en possession d’une définition claire et complète.

    Nous verrons tout à l’heure comment il convient d’appliquer les termes de cette définition à chacun des métiers haïssables que nous allons passer en revue.

    Ces métiers sont les suivants : prêtre, officier, magistrat, policier, gouvernant, patron, jaune.

    Nous allons rapidement les passer en revue successivement.

    Voici le prêtre, d’abord.

    Je regrette que nous ne soyons pas ici dans un cinéma, que je n’aie pas derrière moi un écran sur lequel seraient projetés les personnages. Je voudrais pouvoir en évoquer l’image devant vous et les faire défiler sous vos yeux dans leurs différentes attitudes, dans leurs fonctions successives. Je suis obligé de me borner à tracer leur portrait et je vais essayer de le faire d’une façon aussi saisissante que possible ; mais cela ne vaudra évidemment jamais l’image. O cinéma, toi qui pourrais tant servir à éduquer les foules, comment se fait-il que tu ne serves qu’à leur abrutissement ?...

    Exerce-t-il un métier haïssable, le prêtre, le représentant de Dieu sur terre, le ministre de la Providence, l’homme qui vit de l’autel, des prières et des sacrements ? C’est évident.

    Il y a le prêtre de la ville et le prêtre de la campagne. Tous les deux sont ministres du Seigneur, - c’est entendu ; l’un et l’autre se trouvent sous la coupe directe de leur évêque et du pape, - c’est certain ; et cependant, il y a des différences importantes entre celui-ci et celui-là ; des différences extérieures et des différences intérieures.

    Au physique, le prêtre de la ville a une allure aristocratique et mondaine, est plutôt propre, presque élégant, taille svelte et élancée ; quelquefois légèrement dodu, rarement gras. L’obésité ne se trouve guère chez les prêtres de la ville qui doivent avoir, au contraire, une ligne droite attestant leur ascétisme et leur austérité. Le prêtre de la ville ne marche pas lourdement et pesamment. Il glisse plutôt qu’il ne marche, de façon à passer en quelque sorte discret et presque mystérieux, entouré d’une certaine ombre, - l’ombre du confessionnal. Il est relativement cultivé, d’esprit généralement mondain, austère comme il le faut, mais pas plus qu’il ne faut. Il cultive l’éloquence sacrée, l’éloquence de la chaire. C’est généralement un comédien consommé. S’il agit, non seulement en dehors, mais à l’encontre de son ministère, il le fait avec discrétion et réserve. Son évêque, s’il est curé ; son curé, s’il est vicaire, a eu soin de lui glisser dans l’oreille qu’on fermerait les yeux sur ses fredaines, à condition que celles-ci ne provoquent aucun scandale. Pas d’histoire : « Faites ce que vous voudrez, mais sachez le faire de façon à ne pas nous attirer de désagrément. »

    Le prêtre de la campagne est d’un tout autre genre. Tenue généralement négligée ; quelquefois même malpropre, sale. Celui des villes est parfumé, celui de la campagne sent plutôt mauvais... Il est haut en couleurs, gros et gras, « rondouillard », bon vivant. Volontiers, il boit, même au cabaret, fume sa pipe ou son cigare avec ses ouailles, lutine, en passant, les villageoises, plaisante grassement avec les commères. Il est à peu près sans culture ; il ne possède guère que les rares connaissances qui lui ont été données au séminaire pour l’exercice de son métier. Mais il passe pour un savant, parce que les paysans l’entendent avec stupéfaction et admiration bredouiller quelques phrases en latin de cuisine... Vous le voyez, il y a deux sortes de prêtres.

    Il y en a encore deux autres. Oh ! la race est nombreuse et les espèces variées ! Il y a celui qui croit, et celui qui s’en « fiche ».

    Le premier, jusqu’à un certain point, est plus respectable que le second, mais il est plus dangereux, et à tout prendre j’aime mieux le curé qui ne croit pas que celui qui croit, parce que celui-ci est peut-être plus actif ; il peut être un apôtre, apporter à l’exercice de son sacerdoce, - qu’il prend au sérieux parce qu’il croit, - une ardeur et presque un désintéressement qui le réhabilite, en quelque sorte, aux yeux de l’opinion publique.

    Je préfère le curé sans foi au curé qui a la foi. Mais, l’un et l’autre sont les représentants de l’Église et l’Église, - vous vous souvenez de ma conférence sur « la fausse rédemption » - a renié ses origines : elle était autrefois la consolatrice des humbles et des affligés, la protectrice et le soutien des pauvres et des faibles ; elle est devenue aujourd’hui le rempart des riches et des puissants, elle n’a que sourires et bénédictions pour les heureux de ce monde, elle n’a que résignation et tristesse pour les malheureux de cette terre ; elle est devenue, au point de vue politique, comme la base même du régime d’autorité qui pèse sur nous, et au point de vue économique, un merveilleux instrument d’exploitation et de spoliation.

    Qu’ils croient ou qu’ils ne croient pas, qu’ils soient de la ville ou de la campagne, les prêtres exercent donc une fonction qui classe ce métier parmi ceux dont je parlais tout à l’heure ; ils soutiennent, ils consolident, ils fortifient le régime social. Et il y a entre ce métier et ceux dont je parlais tout à l’heure ce trait commun que nul n’est obligé de les pratiquer, et que, d’autre part, ils sont appelés à disparaître avec le régime lui-même.

    Je sais bien que la révolution faite, il y aura peut-être encore des prêtres, mais comme leur crédit disparaîtra !

    Ils doivent leur prestige à la résignation des foules ; ils doivent leur influence à l’ignorance des multitudes.

    Le jour où nous aurons vidé le ciel et peuplé la terre, où nous aurons complètement détourné nos regards des félicités problématiques de l’au-delà, pour contempler la réalité présente des félicités matérielles et positives, mais terrestres, ce jour-là, le rôle du prêtre sera fini.

    L’Église sera emportée, le prêtre n’aura plus de raison d’être. Il y aura peut-être encore des croyants ; mais Dieu n’aura plus de représentants ic-bas.

    Voici le second personnage : l’officier.

    Celui-ci appartient à l’armée. Appliquons à ce métier notre définition de tout à l’heure. Celui qui appartient à l’armée est forcément, par définition, un soutien du régime social actuel. Il le soutient, il le défend, il le protège. Il est le protecteur de celui qui vole dans notre poche. C’est lui qui, lorsque nous nous apercevons du vol et que nous sommes tentés de protester contre la spoliation dont nous sommes victimes, c’est lui qui dit : « Soumets-toi ou je te tue. »

    Il représente la force. Il soutient donc, consolide, fortifie le régime social actuel, et il disparaîtra avec ce régime, le jour où sera fondée la grande patrie universelle, le jour où le communisme libérateur aura passé partout, ou les gouvernements capitalistes se seront effondrés où la fraternité régnera non seulement à l’intérieur de chaque nation, mais au-dessus des frontières. Dès lors, il ne sera plus besoin d’armée.

    Si tout le monde actuellement est obligé d’être soldat, personne en tout cas n’est obligé d’être officier. Il y a une grande différence entre le pioupiou, le conscrit, le pauvre diable obligé de passer dix-huit mois, deux ans ou trois ans à la caserne, et celui qui en fait son métier et vit de ses galons, de ses décorations, de ses grades, qui n’a pas d’autre fonction que d’appartenir à l’armée, de vivre à la caserne, d’attendre une guerre, une expédition coloniale ou une émeute qui lui permettront de ramasser dans le sang de ses semblables un galon de plus, une décoration plus élevée.

    Il y a aussi deux types d’officier.

    Celui-ci est sorti des écoles. Il appartient à une famille de soldats. Dans sa famille, dans le salon où il a été élevé, il y a les portraits du père et du grand-père, qui ont tous appartenu a l’armée, et dont les oripeaux brillants, les chamarrures sont là pour éblouir ses regards d’enfant.

    Il a reçu une certaine instruction. Il a été obligé de subir des examens, de les passer victorieusement, de prendre ses grades universitaires, de traverser des écoles. Il n’est donc pas sans culture. Généralement il est mondain, élégant, très distant avec ses hommes.

    Cet autre est sorti du rang. C’est une sorte de brute sanguinaire, une manière de Ramollot grognon que personne n’ignore : « Scronguieunieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ! Pas fini ? Quatre jours ! » Toutes ces blagues que vous connaissez et qui cependant ont un caractère très précis. Esprit de caserne, esprit militaire ; familier avec ses hommes.

    L’un et l’autre vivent la vie de garnison. Quelle vie ! Vie oisive, vie de débauche, vie inutile. Vous la connaissez aussi ! Vous les avez vus dans leur garnison. Vous avez tous passé par la caserne. Vous avez vu vos officiers dans les villes où vous teniez garnison. Ils ne songeaient qu’à la partie de poker qu’ils prolongeaient dans la nuit, aux « bombes » qu’ils faisaient ensemble, à cette vie abrutissante de la caserne, de la garnison, non seulement de province, mais aussi de Paris.

    L’esprit de corps est en eux. Ils s’imaginent, ces chefs qu’ils forment une caste à part, supérieure à toutes les autres. Ils ont un mépris profond du « pékin ».

    Il y a l’officier cassant, brutal, sévère, distant ; et il y a l’officier paterne, bon enfant, familier avec ses hommes. J’aime mieux le pète-sec, l’officier sévère, autoritaire, cassant, brutal. Celui-là est dans son rôle de chef. L’autre rend le service supportable. Le pète-sec, au contraire, le fait détester.

    Mais peu sensible, somme toute, est la différence entre l’un et l’autre. Qu’il sortent d’une grande école ou du rang, qu’ils soient cassants et distants ou familiers et paternes, ils se retrouvent dans leur élément qui est le massacre.

    Il semble à ces gens que l’humanité est un vaste champ de blé et que, quand arrivent certains moments, il est temps de faire la récolte. La moisson pousse, elle couche les épis sur le champ de blé, et ils s’en réjouissent, les massacreurs. Peu leur importe la qualité et même la patrie de ceux sur lesquels on leur dit de tirer. Quand il s’agit d’émeutes, on leur dit de mâter, même au prix du sang, leur père, leur mère, leurs meilleurs amis et, obéissant à ceux qui sont plus haut qu’eux et comme eux sans entrailles, ils transmettent l’ordre à ceux qu’ils commandent.

    Ils sont bien là dans leur élément. Mais ils ne comprennent donc rien ? De quoi leur âme est-elle faite ? Ils ne conçoivent donc pas l’horreur de leur fonction meurtrière ? Ils ne saisissent donc pas que toutes les décorations qui brillent sur leur poitrine, que les galons qui sont sur leur képi ou sur leurs manches représentent en quelque sorte la place qu’ils occupent dans la hiérarchie des assassins ?

    Ces hommes ont peut-être, dans le privé, en temps de paix, l’horreur du sang. Ils ne sont peut-être pas plus méchants que d’autres. Peut-être, quand ils font souffrir, souffrent-ils aussi. Mais quand quand la brute professionnelle est chez eux déchaînée, quand la brute sanguinaire est livrée à ses instincts, à ses habitudes professionnelles, alors ces hommes ne songent plus. Ils n’ont plus ni pitié ni justice. Ils ne pensent plus qu’au massacre, ils ne songent plus qu’à tuer.

    Il y a quelques années, les traîneurs de sabre étaient, en quelque sorte, discrédités. Les crimes à la charge de l’état-major au cours de l’affaire Dreyfus, les abus commis par les chefs dans les régiments, les souffrances, les tortures imposées à Biribi et dans les compagnies disciplinaires par les gardes-chiourmes, tout cela avait, en quelque sorte, discrédité le métier et disqualifié ceux qui l’exerçaient.

    Mais la guerre est venue et les a hélas, réhabilités. Elle devait tuer tous les militarismes, elle les a tous excités. Elle devait humilier et faire disparaître le militarisme, et il est, au contraire, plus puissant et plus fort que jamais. 0 guerre maudite, que de maux tu engendres !

    Quittons la Caserne. Pénétrons au Palais. Voici le magistrat.

    Nous nous trouvons en face d’un autre groupe d’acteurs, car il s’agit, vous le comprenez, d’une sinistre comédie : la comédie sociale.

    Vous remarquerez que tous ceux qui tiennent un rôle important,, un emploi d’une certaine valeur dans cette sinistre comédie sociale, tous sont en quelque sorte travestis ; ils portent le costume de leur rôle : soutane du prêtre, uniforme du soldat, robe du magistrat ; soutane de l’insexué rappelant la robe de la femme ; oripeaux brillants de l’officier de façon à éblouir les masses et à exercer sur elles un ascendant et un prestige qu’implique le droit de commander ; robe noire austère, décorée de l’hermine blanche, pour faire croire à la probité intérieure des consciences et à l’impartialité des arrêts rendus.

    Comme toujours, voyons si notre définition s’applique au magistrat. Cela n’est pas douteux. La magistrature a pour objet d’interpréter et d’appliquer la loi. La loi elle-même est le soutien le plus ferme, l’assise la plus solide de la société tout entière. La loi n’est qu’une longue iniquité, elle est la consécration de toutes les iniquités ; elle est la sanction de toutes les usurpations, de tous les crimes du passé et de tous les crimes du présent. Dès lors, il est de toute évidence, et cela ne peut soulever aucun débat, que la magistrature soutient, consolide, fortifie le régime social.

    La magistrature est appelée à disparaître avec le régime lui-même. Peut-on concevoir dans la société libertaire de demain, dans le communisme libertaire vers lequel nous marchons, auquel nous aspirons de tous nos vœux, peut-on concevoir l’existence d’un corps spécial dans la nation, sorte de foyer de pourriture, dont le rôle unique serait de rendre la justice et d’appliquer une loi quelconque. La magistrature est appelée à disparaître avec le régime qui l’engendre. Enfin, personne n’est obligé d’être un magistrat. On est quelquefois, hélas, trop souvent obligé d’être inculpé. On s’assoit sur le banc dit d’infamie ; mais on n’est pas obligé de s’asseoir sur le fauteuil de celui qui est appelé à rendre justice et à prononcer des arrêts !

    Les trois conditions qui caractérisent ma définition de métier haïssable se trouvent donc impliquées dans ce métier de magistrat.

    Et ici, camarades, il s’agit bien d’un métier et rien que d’un métier. Impossible d’évoquer ce qu’on pourrait appeler la voix intérieure, la vocation. Les prêtres peuvent, dans une certaine mesure, quelques-uns tout au moins, affirmer qu’ils sont appelés par une vocation intérieure. Ils peuvent être entraînés par un fanatisme religieux, par une sorte de fascination mystique, jusqu’au sacerdoce, L’officier lui-même, élevé d’une certaine façon, grandissant dans un milieu déterminé, avec tous les exemples qu’il a sous les yeux, avec tous les entraînements qu’il subit, les conseils qu’on lui donne, les incitations dont il est l’objet et dans sa famille et dans son école, le fanatisme chauvin et l’hallucination belliqueuse, l’officier peut, dans une certaine mesure aussi, se targuer d’avoir cédé à une vocation irrésistible, irréfléchie, à laquelle il lui était impossible de ne pas céder.

    Mais le magistrat n’a même pas cette excuse. Je défie qu’on me montre un magistrat qui exerce son métier à la façon d’un sacerdoce, qui puisse dire : « Je suis entré dans la magistrature poussé par une vocation spéciale. »

    D’où viennent les magistrats ? Ils ont fait leurs études de droit, ils ont passé leurs examens, ils se destinaient au barreau. Tous ont commencé par là. Seulement, le barreau est une carrière qui ne va pas tout seul. Il faut longtemps avant d’arriver à gagner sa vie, parce qu’il faut s’y faire connaître, parce qu’il faut achalander un cabinet, parce qu’il faut avoir une clientèle, parce qu’il faut se faire un nom ; et il faut pour cela, non seulement du travail et de la persévérance, mais encore un certain talent et même de la chance. Tandis qu’au contraire, tous les fruits secs du barreau demandent à devenir magistrats. Ce sont des gens qui, ne se sentant ni l’étoffe ni l’indépendance d’un avocat, mais se sentant, au contraire, la médiocrité d’un serviteur de la loi et l’âme d’un valet, entrent dans la magistrature. Il a là, en effet, un avancement un peu long, mais certain. Il trouvera probablement, dans un avenir plus ou moins lointain, ce qu’on appelle un brillant mariage, un mariage avantageux. Dans les familles bourgeoises, on aime bien donner sa fille, confortablement rentée, à un magistrat. Le magistrat est considéré comme un homme au-dessus des autres dans le monde de la bourgeoisie. Puis, il y a la retraite à un moment donné. Elle n’est peut-être pas bien dorée, elle est cependant suffisante. Tout cela, évidemment, constitue une petite existence calme, tranquille, paisible, sans tempêtes, et convenant parfaitement à la médiocrité de ces Messieurs !

    On a parlé de l’indépendance de la magistrature. Une magistrature indépendante, c’est un mythe. Cela n’existe pas. Je dirai même que cela ne peut pas exister. Oui, exceptionnellement, à l’état de phénomène, on a trouvé de loin en loin un magistrat indépendant qui avait la prétention d’écouter sa conscience et de rendre justice, à l’encontre de certaines prescriptions de la loi, soulevant ainsi les ricanements, les rires et les railleries de ses collègues. On en a trouvé un ! Vous vous en souvenez, on l’a appelé le bon juge. On se s’imagine pas quel soufflet, le jour où l’on a donné à ce magistrat le qualificatif de bon juge, quel soufflet on a administré sur la joue de tous ses collègues ; car s’il y a un bon juge et si on le monte en épingle, c’est que tous les autres sont de mauvais juges.

    Il y a deux sortes de magistratures : la magistrature debout et la magistrature assise.

    La magistrature debout est celle qu’occupe le ministère public, celle qui parle ; comme on a coutume de parler debout, on l’appelle la magistrature debout. C’est celle qui comprend les magistrats appelés à requérir. Et il y a la magistrature assise ; c’est celle qui écoute, qui interroge, qui consulte les dossiers, qui prononce les condamnations ou rend les arrêts.

    Ce n’est pas assez. Il n’y a pas seulement la magistrature assise et la magistrature debout, il y a encore la magistrature couchée, et il y a surtout la magistrature à plat ventre.

    Le métier que font ces gens-là est inexcusable. Ils ont une certaine culture, ils ont fait des études, ils ont acquis des connaissances dans la profession qu’ils exercent, ils finissent par pénétrer dans les profondeurs de la conscience humaine. Ils devraient peu à peu se familiariser avec toutes les délicatesses d’une psychologie, pénétrante et subtile ; ils savent, à n’en pas douter, l’irresponsabilité de ceux que le malheur traîne devant leurs sièges et soumet à leur juridiction. Ils savent donc que les arrêts qu’ils vont rendre sont injustes et, de plus, inutiles. Cependant, le sourire sur les lèvres, et probablement l’âme en paix, la conscience tranquille, pensant au prochain rendez-vous qui les attend, à la partie de cartes qu’ils feront, à la joie qu’ils trouveront le soir auprès de leur famille, ils continuent à distribuer les mois et les années de prison et de bagne.

    Le vrai magistrat, celui qui est soucieux de son avancement, doit requérir toujours et quand même la condamnation la plus sévère. Son avancement en dépend. Quand un magistrat qui requiert obtient la condamnation qu’il demande, c’est une victoire pour lui. Si le jury la lui refuse, si le tribunal ne veut pas la lui accorder, c’est une défaite ; en telle sorte que cet homme gagne autant de victoires qu’il fait tomber de têtes et s’il n’en fait point tomber du tout, c’est un éternel vaincu.

    Je me demande comment ces gens peuvent, le soir venu, rentrer chez eux, s’asseoir à la table familiale, caresser leurs enfants, se mirer dans le regard limpide et pur de ces innocents, alors que toute la journée ils ont prononcé des condamnations qui ont séparé le père de ses enfants, le mari de la femme, souvent pour une peccadille, la plupart du temps pour une faute sur laquelle plane l’incertitude. Mais ces hommes sont donc sans entrailles et sans conscience ? Ne se réveillent-ils jamais la nuit ? Ne se sont-ils jamais mis dans la peau d’un accusé ? S’ils avaient réfléchi, même une seule fois, ils se seraient dit : « Si j’étais à la place de cet homme qu’on traduit devant moi, si, tout petit, j’avais été abandonné comme lui, si je n’avais eu sous les yeux que de mauvais exemples, si je n’avais connu dans la vie que la misère, si je n’avais reçu que des coups, si dans mon cœur s’étaient amassées les rancunes et les haines, si par conséquent j’avais été un maltraité dans la vie, ne serais-je pas peut-être à sa place ? Et lui, au contraire, s’il avait été à ma place, s’il avait été élevé dans une famille aisée, entouré des caresses et des baisers d’un père et d’une mère, vivant dans une atmosphère de paix, de tranquillité, de bien-être et de tendresse, ne serait-il pas à ma place ? Et moi, parce que les hasards de la naissance m’ont placé dans la situation où je me trouve, vais-je condamner cet homme impitoyablement ? »

    Est-ce que ce magistrat n’a jamais pensé à cela ? Est-ce que, la nuit venue, couché à côté de sa femme, il ne sent pas tout à coup les remords l’envahir ? Est-ce que, dans une sorte de cauchemar, ne lui apparaissent pas les têtes qu’il a fait tomber ? Je le plains s’il n’a jamais de remords !

    Maintenant, il nous faut descendre encore et toujours plus bas. Il faut nous enliser dans la boue. C’est avec des pincettes qu’on touche à un magistrat ; mais quand il s’agit de toucher au policier, c’est avec des bottes d’égoutier. Comme toujours, appliquons notre définition. Il faut avoir recours à cette méthode.

    L’homme de police logiquement, nécessairement, fatalement sans qu’on puisse concevoir le moindre doute à cet égard, soutient, consolide, fortifie le régime social. D’accord n’est-ce pas ? le métier qu’il fait est appelé à disparaître avec le régime lui-même ? D’accord encore ; et enfin personne n’est obligé d’être policier.

    Je me rappelle, il y a déjà vingt ans, peut-être davantage, une visite que je reçus un matin vers six heures et demi. On frappe à ma porte, je vais ouvrir, et je me trouve en présence d’un homme que je n’avais jamais vu : « Je suis, me dit-il, presque souriant, le commissaire de police. Je vous dérange peut-être ! mais enfin j’ai une mission à remplir. » Sa mission consistait à perquisitionner chez moi. Puis, quand il eut perquisitionné, il m’avoua qu’il avait une seconde mission à remplir : celle de m’arrêter. J’étais un peu familier avec cela. Si je vous en parle, c’est parce que dans la voiture qui nous attendait à la porte, et qui m’amena avec le commissaire de police et son secrétaire jusqu’à la sûreté, le commissaire de police se crut obligé de me dire : « Je vous demande pardon. Excusez-moi. Je reçois des ordres et je les exécute. Je sais que vous êtes un brave homme, et je suis presque honteux d’avoir à vous arrêter. » J’étais poursuivi pour un discours prononcé, un discours quelconque ; le fait n’a pas d’importance. « Seulement, ajouta le commissaire, que voulez-vous, il ne faut pas m’en vouloir, je suis bien obligé. » Je me bornais simplement à lui dire, sur un ton très sévère : « Monsieur, dispensez-vous de ces protestations. Oui, je sais que vous n’êtes qu’un valet. On vous donne des ordres, et vous les exécutez. Seulement, vous n’êtes pas obligé d’être un domestique. On vous dit d’arrêter un innocent ; vous savez que l’individu est innocent et que vous commettez une mauvaise action, votre conscience ne vous impose pas de la commettre. Sans doute, votre fonction vous l’ordonne, vos intérêts l’exigent et vous seriez obligé de briser votre carrière et de donner votre démission plutôt que d’accomplir une œuvre que vous savez injuste. Je sais que, commissaire de police, vous êtes obligé de marcher. Seulement, rien ne vous oblige à être commissaire de police. »

    Par conséquent,lemétier de policier entre bien dans le cadre de notre définition. Le policier exerce un métier destiné à soutenir, à consolider, à fortifier le régime. C’est un métier qui disparaîtra avec le régime lui-même, un métier qu’il n’est pas obligé de pratiquer.

    Il y a deux polices : il y a celle qu’on voit, qui se montre, et il y a celle qui se cache.

    Je n’ai pas besoin de vous dire que je déteste cordialement l’une et l’autre ; toutefois, il en est une que j’abhorre plus que l’autre et que je trouve plus ignoble. Ce n’est pas la police qu’on voit, c’est celle qu’on ne voit pas.

    Les policiers qu’on voit, vous les connaissez, ce sont, dit-on, de braves gens, qui se baladent tout le temps. Braves gens, ce n’est pas bien sûr. Il faut les voir les jours de démonstrations populaires. A ce moment ; ils ne sont pas aussi paisibles que la chanson veut bien le dire ; ces jours-là, ils ne se contentent pas de se balader ; à poings fermés, ils courent sur les femmes, sur les plus faibles. Ils les arrêtent à tort et à travers ; ils cognent à l’aveuglette ; véritables brutes déchaînées, poings formidables, biceps énormes qui ne songent qu’à cogner. Et puis, même s’ils ne faisaient que se balader tout le temps, n’est-ce pas une honte que des hommes de 25, 30 ou 40 ans, dans toute la force de l’âge, des hommes solides, bien bâtis, vigoureux, des hommes qui pourraient cultiver la terre, manier l’outil, se contentent de se balader pour embêter les gens qui passent ?

    Ce ne sont pourtant pas les plus ignobles. Mais les autres, ceux qu’on ne voit pas, ceux qui se cachent, qui ont la même apparence que vous et moi. Les mêmes apparences ? Jusqu’à un certain point ! Quand on est un peu physionomiste, on a tôt fait de dépister ces Messieurs. Je vous garantis qu’ils n’échappent pas à mon œil observateur. Celui-ci ou celui-là est un policier, ça se voit. Ils ont, pour ainsi dire, le masque du métier sur le visage. Ils ont pourtant la prétention de passer inaperçus.

    De l’inspecteur de la Sûreté qui a pour mission d’arrêter le voleur ou l’assassin, je ne dirai pas grand’chose. Celui-là, jusqu’à un certain point, peut se croire appelé à une mission, il peut estimer qu’il accomplit un devoir, il ajoute à l’accomplissement de ce devoir un certain courage parce qu’il court certains risques ; il peut se faire que, dans la bataille qu’il mène tous les jours contre tous ceux qu’il considère comme dangereux et que, selon lui, il faut mettre à l’abri, il peut se faire que, dans cette lutte, il apporte une certaine énergie, une certaine perspicacité ou une certaine finesse ; il fait un métier détestable, haïssable, mais celui-ci peut jusqu’à un certain point échapper à mon mépris. Celui qui n’échappe pas à mon mépris, c’est le mouchard, l’infect et odieux mouchard ; celui qui se glisse dans nos rangs, qui nous tend la main comme un ami, celui que vous invitez à votre table, persuadé que c’est un camarade, celui qui vous traite absolument comme si vous étiez pour lui un frère ; et qui, à la faveur de la confiance que vous lui accordez et de l’amitié que vous lui témoignez, se glisse dans votre intimité, surprend vos secrets et, au besoin, vous pousse à l’action, de façon à vous faire tomber un jour dans les pièges qu’il vous tend. Celui-là, c’est le dernier des hommes, c’est l’homme le plus vil, le plus abject, le plus sordide qu’on puisse imaginer. Je ne trouve pas de terme qui soit de nature à exprimer d’une façon satisfaisante toute l’horreur que je ressens pour cet individu.

    Pouah ! quittons l’égout, cela sent mauvais, quittons nos bottes d’égoutier ; si nous restions ici plus longtemps, nous courrions le risque d’être suffoqués. Gare à l’asphyxie !

    Dans ce voyage que nous faisons à travers les métiers haïssables, il faut fort heureusement déserter de temps en temps les bas-fonds, gravir les pentes et, maintenant, nous allons atteindre les sommets. Après les policiers en bas, les gouvernants en haut. Je ne suis pas bien sûr que l’air y soit moins empesté ; que les personnages que nous allons rencontrer soient plus recommandables ; cependant, ils ne sont pas tout à fait les mêmes, la besogne, aussi, change. Ne perdons pas de vue notre méthode.

    Le gouvernant exerce-t-il un métier haïssable ? Par définition, le gouvernant soutient, consolide, fortifie le régime social actuel. C’est son rôle et sa fonction, il n’en a pas d’autre, il représente ce régime et il est tout naturel qu’il veille à ce qu’il continue et se perpétue.

    Le gouvernant disparaîtra avec le régime actuel, et personne n’est obligé d’être gouvernant. Comment brosser son portrait ? Pas aussi facilement que celui du magistrat, de l’officier, type bien caractérisé. Le gouvernant est quelconque, banal, intelligent ou bête, beau ou laid, jeune ou vieux, robuste ou chétif, canaille ou honnête. Il est extrêmement difficile de dire : « Il a telles qualités et tels défauts. » Cependant, tous sont ambitieux, intrigants, arrivistes, cupides, vaniteux et enfin sans conviction ni scrupules. Tel est le portrait que, hâtivement, je pourrais brosser du gouvernant. Ici, je touche un point délicat. Quand il s’agit du prêtre, de l’officier, du magistrat ou du policier, et quand je dis que ces gens exercent un métier haïssable, tous : socialistes, syndicalistes, anarchistes, nous sommes d’accord. Mais quand j’ajoute que le gouvernant exerce aussi un métier haïssable, ici la cassure se fait. Les anarchistes disent que tous les gouvernants exercent un métier haïssable. Les socialistes répondent : « Pardon. Il y a quelques nuances. » Les anarchistes disent : « Le métier de gouvernant disparaîtra avec le régime actuel ». Les socialistes répliquent : « Il y aura, après la révolution, encore des gouvernants, ils gouverneront autrement, avec un autre esprit, dans d’autres conditions ; ils ne représenteront plus, au pouvoir, les intérêts capitalistes, mais les intérêts du prolétariat ; mais ils gouverneront. »

    Ici, je le répète, je touche à un point délicat. Il y a pis. Les socialistes font plus qu’admettre que ministres, sénateurs, députés, n’exercent pas un métier haïssable. Ils font pis, puisque, en somme, il est conforme à leurs théories d’ambitionner d’être, de devenir eux-mêmes, sénateurs ou députés, c’est-à-dire gouvernants au premier chef. Laissons cela aujourd’hui, si vous le voulez bien ; dans une autre circonstance, lors de ma dernière conférence, lorsque je parlerai de la société future, j’aurai l’occasion de traiter plus à fond ce sujet. Abandonnons pour aujourd’hui la question de savoir si demain il y aura encore des gouvernants et, par conséquent, des gouvernés. Restons dans le cadre de la société actuelle. Demandons-nous si dans cette société, présentement, en l’an 1921, la révolution n’étant pas encore faite mais restant à faire, un gouvernant, quelle que soit la façon dont il gouverne, quels que soient les principes politiques dont il s’inspire et les méthodes administratives qu’il emploie, demandons-nous si un gouvernant exerce, oui on non, un métier haïssable.

    Je dis qu’il ne peut gouverner qu’au profit de la classe dirigeante. Le gouvernement, c’est l’installation au pouvoir des représentants les plus qualifiés de cette classe elle-même ; ce sont ceux qui ont la charge, dans le cadre établi par le régime, d’assurer l’exécution des lois et s’il doit les modifier, de ne les modifier que dans les limites restreintes que permet ce cadre. Autrement dit, les gouvernants ne sont que les chargés d’affaires et les fondés de pouvoirs de la classe capitaliste, ne l’oubliez pas. De telle sorte que si par hasard, il s’égare quelqu’un parmi eux, qui a la prétention d’être le représentant de la classe ouvrière et du prolétariat, il est nécessairement absorbé, il ne peut empêcher aucun crime, et il devient du même coup le complice des crimes accomplis par les autres. Un contempteur de la société bourgeoise ne doit accepter aucune parcelle de l’autorité gouvernementale ; sinon, il accepte du même coup une parcelle correspondante de responsabilité. La place d’un socialiste, d’un syndicaliste, d’un anarchiste, n’est pas en haut, elle est en bas avec les gouvernés en révolte et non avec les gouvernants.

    Tous, ils doivent mener la même bataille, courir les mêmes risques, lutter contre les mêmes adversaires. Un gouvernant, même socialiste, devient donc ipso facto, c’est-à-dire qu’il le veuille ou non, par la force des choses, un soutien de la bourgeoisie, et par ricochet un ennemi du prolétariat. L’optique change selon qu’on voit les choses du haut ou du bas. Vous ne verrez pas les objets de la même manière selon la situation et la place que vous occuperez. Quand on voit les choses de haut, on ne les aperçoit pas sous le même angle que lorsqu’on les observe d’en bas. Vous connaissez ce phénomène qu’on appelle le vertige : quand un homme gravit les altitudes, quand parvenu au sommet, il regarde en bas, il est en quelque sorte attiré, il a le vertige, il perd la tête, il ne sait ce qu’il fait.

    Eh bien ! le fait est constaté : il y a un vertige moral comme il y a un vertige physique. Quand un homme gravit la pente du pouvoir, quand il atteint les sommets, il devient pour ainsi dire fou. Cet homme, même s’il est sorti des rangs de la foule, en devient l’ennemi. Il la dédaigne. Il la voit de haut, et les autres lui apparaissent comme des fourmis, tout petits. Il lui semble quand il en écrase au passage, qu’il ne fait qu’écraser des insectes.

    Il ne faut pas être des gouvernants, l’exemple est là et la preuve est faite de ce qu’un homme, même socialiste, devient quand il arrive au pouvoir. Il cesse alors d’être socialiste. Combien d’exemples dans l’histoire d’hommes partis du prolétariat, sortis des rangs du peuple, ayant lutté plus ou moins longtemps avec leurs camarade de combat, combien sont devenus députés ou sénateurs ! Ils ont voulu être ministres, ils y sont plus ou moins parvenus ; s’ils ne le sont pas encore, ils espèrent l’être demain. Celui qui, depuis hier ou avant-hier, est président du conseil, est un exemple qui illustre magnifiquement ma thèse. Vous l’avez connu ce Briand, vous l’avez vu socialiste forcené, syndicaliste révolutionnaire et partisan de la grève générale, vous l’avez connu faisant une guerre acharnée aux élus du parti, parce qu’il ne les trouvait pas suffisamment révolutionnaires, et vous le voyez aujourd’hui l’homme des plus basses besognes, de toutes les intrigues capitalistes, rendant à la bourgeoisie tous les services qu’elle lui demande et n’ayant qu’un désir : conquérir le pouvoir ou le conserver.

    J’aborde encore, camarades, avec le sixième métier haïssable, le patronat, un problème extrêmement délicat. Il faut pourtant le résoudre. Soumettons-le à l’épreuve de l’expérience et consultons notre définition qui est la pierre de touche. Un patron soutient l’édifice social. Celui-ci est basé tout entier sur le profit, sur l’exploitation du travail, sur les salaires insuffisants, sur la rémunération dérisoire de l’effort accompli par le producteur. C’est la somme de toutes ces économies réalisées sur le travail de tous qui représente le capital, puisque le capital n’est pas autre chose que du travail non payé, du travail économisé, mis de côté, non pas pour tous, mais pour quelques-uns seulement. Le patron est donc, évidemment, un homme qui exerce un métier haïssable, puisque, conformément à ma définition, il soutient, consolide, fortifie le régime social puisque, en second lieu, le patron est appelé à disparaître en même temps que le régime et puisque, enfin, personne n’est obligé d’être patron.

    Un jour, dans une de mes conférences, un patron me succédant à la tribune, vint étaler les misères du petit patronat. Il disait : « Mes ouvriers sont plus heureux que moi. A la fin de la semaine, ils touchent leur paie. Ils n’ont aucun souci. Ils sont libres comme l’air, leur journée de travail accomplie ; leur salaire en poche, ce sont les gens les plus heureux du monde. Mais nous, patrons, nous connaissons les risques du métier, les soucis de l’échéance, les opérations mauvaises, les rentrées qui ne se font pas, les paiements difficiles. Nous vivons dans la crainte constante de la faillite qui nous guette. »

    Je me bornais simplement à dire à ce brave patron qui se plaignait ainsi et qui enviait le sort de ses ouvriers : « Le remède, vous l’avez sous la main. Vous n’êtes pas obligé d’être patron. Puisque les ouvriers sont si heureux, cessez d’être patron et devenez ouvrier. Les ouvriers ne peuvent pas toujours cesser d’être ouvriers pour devenir patrons, mais les patrons peuvent toujours cesser d’être patrons pour devenir ouvriers. Par conséquent, ne vous gênez pas. »

    Vraisemblablement, le conseil que je lui donnai lui parût par trop simple. J’ai appris, depuis, qu’il avait dédaigné de le suivre. En ce qui concerne les patrons, d’où pourrait venir notre hésitation à les ranger dans la catégorie des métiers haïssables ? J’entends bien qu’on me dira : « Il y a de bons et de mauvais patrons. Que le mauvais patron fasse un métier haïssable, soit ! Mais, un bon patron, vous n’allez pas le ranger dans la même catégorie ».

    Où est le bon patron ? Qu’on me le montre ? Je voudrais bien voir ce phénomène, cet être miraculeux ! Oui, c’est entendu, il peut y en avoir un, comme le bon juge. S’il y a un bon patron sur mille, c’est que les 999 autres sont de mauvais patrons !

    Non, il n’y a pas de bons patrons. Il peut y avoir un patron bienveillant, animé d’excellent esprit à l’égard de ses ouvriers, ne les traitant pas d’une façon trop sévère, ne faisant pas peser sur eux une autorité et une discipline trop fortes, comprenant dans une certaine mesure les droits de l’ouvrier et les conciliant avec les siens. Je ne sais même pas si ce bon patron ne serait pas plus dangereux que le mauvais. On sait au moins avec ce dernier à quoi s’en tenir, on sait que c’est un ennemi, on ne le ménage en aucune façon. Le bon patron réconcilierait les travailleurs avec le patronat, et c’est ce qu’il ne faut pas. Non, en vérité, il n’y a pas de bons patrons. Tous sont les mêmes. Tous sont convaincus que le droit du patron est sacré. Chacun d’eux est persuadé que le patron est un homme nécessaire dans l’organisation sociale, et que si, par hasard, dans l’immense machine, ce rouage patronal venait à manquer, toute la machine éclaterait.

    Tous les patrons se croient, plus ou moins, protecteurs de l’ouvrier. J’en ai entendu qui prononçaient cette parole dont l’impiété et le sacrilège ne les frappaient pas : « Oh ! mes ouvriers sont bien contents de m’avoir. Sans moi, ils crèveraient de faim ». Homme nécessaire, vous dis-je !

    Enfin, le patron est plein de cet esprit de domination et d’orgueil que lui confère l’autorité de l’âge et de la situation, Tous, fatalement, petits ou grands, bons ou mauvais, méchants ou paternes, tous exploitent, profitent, spéculent. Tous sont soumis à la loi rigoureuse de la concurrence. Il n’est pas au pouvoir d’un patron d’être bon autant qu’il le voudrait, à moins qu’il ne veuille faire faillite, à moins qu’il ne lui plaise de marcher directement à la ruine. Or, on ne devient pas patron, on ne met pas de l’argent dans les affaires industrielles et commerciales par philanthropie. On se met dans le commerce, on fonde une industrie pour faire valoir ses capitaux, pour gagner de l’argent, pour que la situation rapporte. Dès lors, on est bien obligé de spéculer sur le travail de ses ouvriers peu ou prou. Le patron est donc nécessairement un exploiteur et de ce fait, qu’il le soit plus ou qu’il le soit moins, il ne peut pas être un ami de l’ouvrier, il ne peut pas être son camarade, il ne peut être que son adversaire.

    Nous arrivons, camarades, à la fin du parcours que nous avons à faire. Nous avons traversé à peu près tout entière la galerie des horreurs. Il ne me reste plus qu’à parler du jaune. J’ai gardé ce sujet pour la bonne bouche,

    Le jaune ! Est-il nécessaire de se demander s’il exerce un métier haïssable ? Conformément à la définition que nous en avons donné, cela saute aux yeux. Evidemment, le jaune soutient, consolide, fortifie le régime social et de la façon la plus basse, la plus vile, la plus sordide.

    Le jaune disparaîtra avec le régime social lui-même. Et enfin, fort heureusement, personne n’est obligé d’être un jaune. Un jaune, c’est l’homme qui, ouvrier ou se disant tel, mais ayant une âme basse, une conscience sordide, poussé par la cupidité et par la paresse - ce n’est jamais un bon ouvrier, mais toujours un paresseux et un incapable, - un jaune, c’est celui qui ne trouve pas dans l’atelier et dans l’exercice de sa fonction de quoi vivre.

    Ce sont généralement les plus paresseux et les plus incapables, ceux qui se mettent au service des contremaîtres et des patrons, ceux qui mouchardent leurs camarades à l’atelier, qui dans les mouvements de grève se glissent au milieu des grévistes pour semer la méfiance et le découragement et qui, l’heure venue, deviennent des briseurs de grève avérés et officiels. Ce sont les jeunes qui, lorsqu’un mouvement de grève ne prend pas tel caractère que désirent le gouvernement ou le patron, se muent en agents provocateurs de façon à créer le malaise et le trouble ou l’émeute qui, dans certaines conditions, éloignent l’ouvrier du résultat qu’il cherchait à atteindre. Ils sèment sur leur route des victimes qui se trouvent être les ouvriers les plus ardents, les plus dévoués, les plus prêts à faire de l’action. Le jaune est l’être le plus infect avec le mouchard de profession, l’être le plus ignoble qu’on puisse imaginer. C’est à lui qu’appartiennent et que sont dévolues les pires besognes. Passons vite un coup de balai comme on passe en semant derrière soi une ordure. Sortons de la fange, respirons un air moins empesté.

    Pourtant, camarades, il faut que je vous dise quelques mots sur certains métiers que je n’ai pas classés parmi les métiers haïssables, mais qui, étant donnée la façon dont ils sont pratiqués par quelques-uns et dans certaines circonstances, deviennent des métiers profondément haïssables. Je n’en citerai que quelques-uns et ils suffiront. Ce ne sont pas, dis-je, des métiers haïssables en soi, mais ce sont des métiers qui le deviennent par la façon dont certains les pratiquent.

    Prenons, par exemple, le métier de journaliste.

    C’est un métier qui peut toucher au sublime. Supposez un journaliste, homme de conviction, de probité et de conscience, un journaliste qui considère que sa plume est noble comme une épée, comme une arme loyale dans ses mains, un journaliste qui aimerait mieux que sa main fût paralysée ou son bras coupé, que d’écrire quelque chose de contraire à la vérité ou à ses convictions. Pouvez-vous imaginer une profession plus noble, une tâche plus merveilleuse, une mission plus élevée, un apostolat plus sublime que celui-là ? Non. Mais combien sont-ils de ces journalistes-là ? On pourrait faire le tour de la presse, je suis bien certain qu’on n’en trouverait pas beaucoup qui répondent au portrait que je viens d’esquisser. La plupart, au contraire, ne sont que des gens exerçant le plus abominable métier. Ils savent qu’ils se font les colporteurs d’informations fausses, de nouvelles erronées, qu’ils distillent pour ainsi dire goutte à goutte, chaque jour, le venin du mensonge dans les âmes de ceux qui les lisent. Ils savent que la besogne qu’ils font est infecte. Que leur importe ! Ils gagnent là leur pain, comme d’autres le gagnent ailleurs.

    Le journalisme est le métier le plus honorable, si on l’accomplit dans certaines conditions ; c’est le métier le plus méprisable, si l’on n’y attache pas sa conscience et sa dignité.

    Et le médecin ? Celui qui se penche sur le chevet d’un malade, qui apporte et prodigue ses soins au patient, qui surveille la maladie, qui lutte contre elle, qui triomphe du mal, qui ramène à la santé celui qui en était privé, et qui le fait d’une façon désintéressée, parce qu’il a horreur de la souffrance ? parce qu’il a une mission à remplir, parce qu’il a fait des études qui lui permettent d’apporter le réconfort, en même temps que la guérison, à ce pauvre diable, à cette pauvre femme qui souffre. C’est un métier magnifique, c’est une profession sublime. Mais quand le médecin, au contraire, ne voit dans le malade qu’un client dont il se garderait bien de précipiter la guérison, parce que sa clientèle lui serait trop rapidement enlevée ; quand le médecin ne voit dans son malade qu’un client qui doit rester longtemps malade pour qu’il puisse lui faire beaucoup de visites et lui faire ingurgiter beaucoup de médicaments, c’est un bandit. Ce médecin est-il respectable ? Le métier qu’il fait est-il haïssable ? Oui, au premier chef, cela va de soi.

    L’avocat peut être un homme merveilleux, d’une utilité incontestable, ou, au contraire, un forban, un coquin, un bandit. Un avocat peut, en effet, attacher son talent aux plaidoyers qui lui conviennent, choisir ses causes, ne défendre les inculpés que dans certaines circonstances, lutter contre l’injustice de la magistrature, sauver de la griffe des bourreaux un innocent ou une victime. Celui, au contraire, qui, tour à tour, indistinctement, sans faire le moindre choix entre les causes, plaide ceci ou cela, le pour et le contre, à discrétion et volonté, - plus volontiers ceci que cela, parce que ceci est mieux payé que cela, - vous ne me ferez jamais croire que cet avocat exerce un noble métier ! C’est, là encore, un métier méprisable, détestable.

    Je voudrais, avant de terminer, faire une remarque. C’est qııe tous ces métiers dont j’ai parlé ce soir : prêtre, officier, magistrat, policier, gouvernant, etc., tous ces métiers sont considérés par le monde bourgeois comme les métiers les plus honorables. Ce sont, en tout cas, les plus honorés, les mieux rétribués. Cette circonstance suffit à établir le bien-fondé de ma définition. Si la bourgeoisie paie si bien, si cher, et entoure de tant de vénération et de respect ces métiers, c’est parce que leur exercice lui est profitable. Or, si ces métiers sont profitables à la classe bourgeoise, ils sont, par contre, nuisibles à la classe ouvrière. Cela paraît simple, et c’est simple, en effet ; mais cela est mathématique et exact.

    Il ne me reste plus qu’à conclure.

    Première conclusion : une fois de plus, camarades, nous devons maudire cette organisation sociale, contre laquelle nous luttons, et que nous voulons voir disparaître, cette organisation qui pervertit, abaisse les caractères souvent les plus nobles, en même temps qu’elle fait mauvais usage des dons les plus précieux, des facultés les plus utiles. Parmi ces hommes dont je parlais tout à l’heure : prêtres, magistrats, officiers, gouvernants, patrons, il y a une foule d’intelligences, de capacités, de connaissances techniques, de compétences administratives, qui pourraient être utilisées dans une société meilleure, et nous devons maudire cette société, qui fait tourner à son exclusif profit, en les pervertissant et en les rabaissant, ces facultés précieuses, ces dons inestimables.

    Ma seconde conclusion, c’est que nous devons trouver ici une ligne de conduite pratique et immédiate. Il n’est au pouvoir de personne de faire seul la révolution, mais il est au pouvoir de chacun de nous éloigner systématiquement de certaines besognes, de certains métiers, de certaines professions, qui seraient en contradiction avec notre conscience, avec notre dignité, avec notre devoir de militant.

    Enfin, troisième et dernière conclusion : tous ceux qui font un métier haïssable sont nos ennemis. Hélas ! ils ne sont pas les seuls : le prêtre présuppose le fidèle, l’officier implique le soldat, le magistrat implique le justiciable, le gouvernant appelle le gouverné, le patron fait l’ouvrier. De telle sorte qu’il y a incontestablement un lien qui unit le prêtre au fidèle, l’officier au soldat, le magistrat au justiciable, le gouvernant au gouverné, le patron à l’ouvrier. Il ne faudrait cependant pas croire que les uns sont la justification vivante des autres, ni surtout que les responsabilités s’équivalent. Il est facile de dire : « Si personne ne voulait être gouverné, il n’y aurait pas de gouvernant. Si personne ne voulait travailler pour le compte d’un patron, il n’y aurait pas de patron. » Oui, sans doute, si personne ne voulait être soldat, il n’y aurait pas d’officiers. Seulement, ne pas être soldat, ne pas se laisser exploiter par un patron, ne pas consentir à subir la loi des gouvernants, c’est accomplir pour ainsi dire une manière de révolution. Cela demande un courage inouï, cela nécessite un état de révolte incessant.

    Rappelez-vous que, dès le début, je vous disais que cet état de révolte, c’était, pour celui qui le pratiquait, l’impossibilité de rester vingt-quatre heures en liberté. Il n’y a donc pas une responsabilité équivalente entre ceux qui sont les profiteurs des métiers dont je parle et ceux qui n’en sont que les victimes, entre les bénéficiaires et les profiteurs d’une part, et, d’autre part, ceux qui sont les exploités. Il y a une différence que nous devons faire.

    Avant de terminer, je voudrais vous faire une déclaration pour bien situer mon sentiment à l’égard des métiers haïssables dont j’ai parlé. Du point de vue révolutionnaire, je les trouve haïssables, et il est impossible qu’un militant accorde sa confiance à quelqu’un qui exerce un des ces métiers. Il est même impossible qu’un militant bataille et lutte avec lui. Je hais le métier qu’exercent certains hommes et je méprise leur fonction sociale ; mais gardez-vous de croire que je hais les individus, et que, si je condamne tous les métiers qu’ils font, je les condamne eux-mêmes. Je puis descendre dans mon cœur, je n’y trouverai pas un nom détesté ; je puis descendre dans ma conscience, elle ne prononcera pas une condamnation.

    « Comprendre, c’est tout pardonner. » Ainsi a dit Mme de Staël. Cette parole est des plus émouvantes, des plus profondes et des plus exactes. L’anarchiste, lui, s’efforce de tout comprendre. Je ne dis pas qu’il y parvient, mais il fait dans ce sens un effort louable. Plus il se rapproche de cette compréhension totale des êtres et des choses, plus il découvre dans son cœur et dans sa conscience des trésors d’indulgence.

    Notre haute et pure philosophie, c’est que les hommes ne sont pas responsables, les actes des individus sont déterminants ; nul, par conséquent, n’est un être absolument libre ; il peut l’être dans l’absolu, il peut l’être spéculativement, il ne l’est jamais dans la réalité des faits. Sa volonté, certes, est peut-être maîtresse chez lui ; mais, si forte que soit sa volonté elle-même, elle est sous la dépendance de la pression exercée par les phénomènes extérieurs, des circonstances dans lesquelles il se trouve, de l’hérédité qu’il apporte en venant au monde, de l’éducation qu’il a reçue, des exemples qu’il a eus sous les yeux, des conseils qui lui ont été donnés, des entraînements qu’il a subis, des conversations et des fréquentations qu’il a eues. C’est dire que l’homme n’est, en quelque sorte, qu’un tout petit résultat, et, dans la somme des actions par quoi s’affirme sa vie, sa responsabilité apparaît si minime, si minuscule, qu’elle est en réalité imperceptible.

    Quand on sait cela, quand on a conçu cette vérité, peut-on haïr les individus, les condamner ? On ne le peut pas, et voilà pourquoi je disais tout à l’heure : « Je hais les métiers que font ces hommes, mais je ne hais pas ceux qui les exercent. Je condamne et méprise les fonctions qu’ils pratiquent, mais je ne condamne ni ne méprise les individus. »

    Cependant, les anarchistes, plus que les autres, ont des haines violentes, et ils prononcent des condamnations impitoyables. Seulement, ces haines et ces condamnations ne vont pas aux individus, mais aux choses et aux institutions.

    Nos haines à nous, anarchistes, ne sont que les conséquences de nos tendresses. Nous ne haïssons ce qui est laid que parce que nous avons l’amour de la Beauté ; nous ne haïssons ce qui est injuste que parce que nous aimons la Justice ; nous ne détestons l’inégalité que parce que nous aimons l’Égalité ; nous ne détestons le mensonge que parce que nous avons le culte de la Vérité, et nous ne détestons la servitude que parce que nous avons l’amour de la Liberté.

    Ces haines, dont je vous parle, je vous les souhaite, camarades. Elles sont fécondes. Seules, elles sont salvatrices.


    Les Forces de Révolution



    Libr. sociale, Paris, 1921. « La Brochure Mensuelle » dans les séries « La bonne collection » et « Propos subversifs ».

    Retranscription d’une conférence faite par Sébastien Faure à Paris, le 25 janvier 1921 dans la grande salle de la Maison des Syndicats.

    Camarades,

    J’ai exposé - rapidement, mais d’une façon suffisante - la première partie du communisme libertaire, la partie critique, négative ou de démolition, et, j’espère que je suis parvenu à vous convaincre que la misère, l’ignorance, la haine, la servitude, la souffrance sous toutes ses formes, la détresse des corps, des esprits et des consciences sont le résultat fatal du milieu social dans lequel nous vivons.

    Si, comme je l’espère, vous êtes parvenus à cette conviction, vous devez également être convaincus de la nécessité et de l’urgence de mettre fin à un régime social qui engendre de telles douleurs. C’est précisément ce que nous allons commencer à étudier ce soir. Il faut détruire l’ordre social établi puisqu’il est générateur de souffrances, d’inégalités, d’injustices et de misères. Il faut le détruire à tout prix ; il faut le détruire au plus tôt ; il faut le détruire de fond en comble.

    Voici les termes du problème qu’il nous faut résoudre : étant donné que les formes sociales actuelles sont en contradiction formelle avec les besoins de l’heure présente et avec les aspirations des générations actuelles, ces formes sociales doivent disparaître. Quelles sont les forces que nous pouvons mettre en ligne et opposer aux forces sociales présentes qui maintiennent les formes actuelles ? De quel esprit les militants qui constituent ces vastes organisations que j’appelle les forces de révolution doivent-ils être animés ? Quel est le but de chacune de ces organisations, de chacune de ces forces ? Est-il possible, alors que chacune cependant est indépendante, autonome, qu’elle a sa doctrine, ses principes, ses méthodes, sa tactique, est-il cependant possible de les réunir dans un bloc commun pour constituer, en face de ce que j’appelle le bloc conservateur, le bloc de la Révolution ?

    Tel est le problème que nous nous poserons et que nous avons à résoudre. Il est net. Il est clair.

    Donc, sur quelles forces pouvons-nous appuyer notre action de démolition ?

    Ces forces sont les suivantes : Libre-pensée, Parti socialiste, Syndicalisme, Coopératisme, Anarchisme.

    Je ne parle là évidemment que des grands courants, que des organisations puissantes. Je suis obligé de négliger quelque peu une foule de groupements qui cependant ont leur très grande utilité dans un mouvement de masses. Je ne puis les examiner tous. Et encore la carrière que j’aurai à parcourir ce soir sera longue et vous aurez besoin de m’accorder une attention soutenue pour me suivre jusqu’au bout... Je ne puis, dis-je, m’arrêter qu’aux vastes organisations et aux grands courants.
    Libre-pensée, d’abord. Il peut paraître singulier que je considère comme une force de Révolution la libre-pensée. Elle a été, en effet, - j’en fais l’aveu et j’en suis tout attristé - tellement galvaudée depuis vingt-cinq ans ! Elle est tombée dans la saleté des trafics électoraux. Elle a servi de tremplin à quantité de profiteurs qui n’ont songé qu’à faire fortune politique sur le dos de cette libre-pensée. Et une foule de nobles aspirations et de courants généreux ont été ainsi confisqués par des arrivistes et des intrigants. La faiblesse, je dirai même l’impuissance de la libre pensée, provient de l’erreur fondamentale dans laquelle elle est tombée. Elle a réduit la lutte qu’elle se proposait de mener à des petitesses et des mesquineries. On n’a vu dans la libre-pensée qu’une affirmation anti-religieuse, et surtout anti-cléricale et anti-catholique. Je reconnais que cette faiblesse était un peu contenue dans la nature même des choses. Le libre-penseur trouve toujours en face de lui le représentant de l’Église. C’est celui-ci qui est le maître, qui fait la loi, qui est écouté ; c’est lui qui, tous les dimanches, monte en chaire et, du haut de cette chaire, enseigne à ses ouailles ce qu’ils doivent penser, ce qu’ils doivent faire. Il était naturel que contre cette puissance d’étouffement s’élevât le mouvement de libre-pensée. Mais le champ d’action de la libre-pensée aurait dû s’élargir, s’élever. Il n’en a rien été. La libre-pensée a commis la faute de ne pas comprendre et de ne pas vouloir comprendre que ce problème auquel elle avait attaché son action et qui constituait en quelque sorte la raison d’être de son activité devait être relié au problème social lui-même. Les libres-penseurs, se cantonnant dans la lutte contre l’Église, n’ont pas aperçu que ce qui fait la force de l’Église, en même temps que son danger au point de vue social, c’est qu’elle est un des piliers qui soutiennent l’édifice social tout entier et que, dès lors, il fallait s’attaquer, en même temps qu’à ce pilier, à l’édifice lui-même. Les libres-penseurs n’ont pas compris que la pensée ne peut être libre qu’à la condition que l’homme lui-même soit libre. Ils n’ont pas compris qu’on peut appliquer ici la parole du latin : Mens sana in corpore sano, - un esprit sain dans un corps sain. On peut l’appliquer ici avec une légère modification de la manière suivante : La pensée libre dans un corps libre. C’est cette méconnaissance de la vérité qui a été cause de la faiblesse et de l’impuissance de la libre-pensée.

    Aujourd’hui, les idées nouvelles pénètrent partout. Elles ont fait leur chemin du côté de la libre-pensée comme ailleurs. Voilà pourquoi quantité de libres-penseurs comprennent maintenant ce qu’ils n’avaient pas compris jusqu’alors. Les libres-penseurs viennent à cette idée que la pensée ne peut être libre qu’à la condition que le corps soit libre également.

    A cette vieille formule « la libre-pensée », j’oppose la formule - qui n’est pas nouvelle, mais nouvelle en raison de son opposition avec la précédente - « la pensée libre ». En mathématiques, vous le savez, on a coutume de dire que les facteurs peuvent être intervertis sans que le produit ou le total puisse être changé. Trois et deux font cinq, comme deux et trois font cinq. Six fois neuf ou neuf fois six font pareillement cinquante-quatre. On pourrait croire, par conséquent, que bonnet blanc et blanc bonnet, c’est comme libre-pensée et pensée libre. Ce serait une erreur. L’expression de libre-pensée est mal comprise, et peut-être même disqualifiée. Voilà pourquoi à la « libre pensée », formule d’hier, j’oppose « la pensée libre », formule de demain.

    Ainsi compris, le courant de la libre-pensée, se rattachant au problème social lui-même, pourrait être une force de révolution de grande valeur.
    Une force autrement importante de révolution, c’est le Parti socialiste. Le Parti socialiste organise sur le terrain politique la masse ouvrière et ses amis. J’ajoute avec intention « ses amis », parce qu’il n’y a pas, dans le Parti socialiste, que des ouvriers. Le Parti socialiste place le problème économique en tête de ses préoccupations ; je dirai même que la doctrine socialiste est avant tout une doctrine économique. Les socialistes savent, en effet, que, dans le régime capitaliste, la situation économique domine la situation politique, que les pouvoirs publics ne sont que l’expression politique de la puissance économique de la classe bourgeoise. Ils reconnaissent et déclarent que le pouvoir n’est que l’installation aux affaires publiques des mandataires, des chargés d’affaires, des ambassadeurs, des représentants des puissances d’argent. Simplement, le Parti socialiste dit : « Il y a deux organisations : une organisation spécifiquement ouvrière et, par conséquent, spécifiquement économique, c’est la Confédération Générale du Travail » ; il appartient donc au Parti socialiste de représenter, dans le grand mouvement qui entraîne l’humanité vers des destinées nouvelles, l’effort politique à accomplir.

    De même que le syndicalisme a pour but de mettre la main sur les moyens de production et d’échange, de même le Parti socialiste a pour but de prendre possession, par tous les moyens, du Gouvernement, de l’État, des Pouvoirs publics.

    J’ai connu il y a quelques trente-cinq ans - ce qui ne me fait pas jeune - un parti socialiste qui était alors comme moi, plein d’ardeur, plein de fougue. J’ai gardé quelque peu la mienne. Hélas ! lui a perdu presque toute la sienne. A ce moment-là, il n’y avait pas de chapelles, on ne coupait pas des cheveux en quatre ; on combattait l’organisation sociale, on voulait à tout prix se débarrasser du régime, et on était pris d’un espoir fou.

    Le Parti socialiste était alors fougueusement. impétueusement révolutionnaire. Il était jeune. Hélas ! il a bien vieilli. Je pourrais indiquer comment, de jeune et révolutionnaire qu’il était il y a trente-cinq ans, il est devenu vieux et quelque peu petit bourgeois. Mais je préfère laisser la parole à quelqu’un dont l’opinion vous paraîtra d’autant plus impartiale qu’il appartient lui-même au Parti socialiste. Voici un article tout récent - du 20 janvier 1921 - de Victor Méric, dans l’Humanité :
    Le socialisme a été jeune. Il était jeune lorsqu’il proclamait que les travailleurs n’ont pas de patrie et que la force est la grande accoucheuse des sociétés. Il était singulièrement vivant et combatif lorsqu’il en appelait à la violence insurrectionnelle, lorsqu’il conviait les masses, cependant inéduquées et inorganisées, à la conquête immédiate du Pouvoir. Il était terriblement ardent et batailleur lorsqu’il proclamait la nécessité de l’émancipation des travailleurs par eux-même et ce, affirmait Jules Guesde, par tous les moyens, y compris les moyens légaux. ... Les années ont coulé. Les cheveux ont blanchi sur les crânes. Les barbes flamboyantes sont devenues de vieilles barbes. Le socialisme français, qui était, à l’origine, un socialisme de révolution et d’opposition irréductible à la classe ennemie, n’adoptait les méthodes électorales ou parlementaires, comme nous les adoptions nous mêmes, que comme moyens d’agitation et de propagande intensifiée. Le socialisme français, sous les espèces du guesdisme, du blanquisme, de l’allemanisme préconisait, au sein des organisations, une discipline de fer et la loi des majorités. Il prétendait tenir, sous son joug et sous sa volonté, les élus, délégués par ses soins au parlement bourgeois. Il affirmait la nécessité de la propagande antimilitariste, et conscient de l’impossibilité où il se trouvait de transformer légalement l’ordre social présent, justifiait le recours aux moyens violents, les seuls efficaces. Il serait trop facile d’encombrer les colonnes de ce journal avec des textes et de multiplier les citations. Ceux qui proclament le contraire ignorent tout du socialisme ou abusent effrontément de la naïveté de leurs auditeurs. Peu à peu, en vieillissant, en se développant, le socialisme s’est adouci. En entrant au Parlement les militants les plus sûrs se sont tout doucement gâtés au contact des « honorables collègues ». Insensiblement, ils en sont venus à négliger leurs principes, à édulcorer leurs programmes, à ne prendre souci que de leurs intérêts électoraux, à n’envisager les problèmes que du point de vue étriqué, étroitement mesquin des combinaisons parlementaires. En même temps, le socialisme s’épanouissant, attirait à lui toutes les ambitions malsaines qui ne visaient qu’à s’en servir. Les microbes bourgeois s’introduisaient dans l’organisme jusqu’alors sain et vigoureux. Si bien que, sur le chemin des compromis et des reniements, conduit par des chefs usés et blanchis, le socialisme entrait, lentement, en agonie. Il y a cinq jours seulement que cet article de Victor Méric a paru dans l’Humanité. Vous voyez que je ne vais pas bien loin chercher mes auteurs. Et j’aime mieux que ce que j’aurais dit ait été non seulement dit, mais écrit par un membre du Parti, car la parole improvisée peut quelque fois dépasser la pensée, tandis que, lorsqu’on écrit, on peut ramener sa pensée à sa juste expression. C’est pourquoi j’ai préféré vous lire cette citation en entier.

    En 1914, le socialisme était arrivé - de l’aveu des socialistes eux-mêmes, de Victor Méric, de Rappoport et de tant d’autres dont vous lisez les articles - à cette phase du patriotisme politique. Son état de sénilité était déjà fort avancé. La guerre est venue et ce n’est plus seulement la sénilité, c’est en quelque sorte la mort du socialisme révolutionnaire qui, alors, a sonné. Les principaux chefs du mouvement socialiste ont accepté la thèse de la défense nationale et de l’union sacrée. Ils ont abandonné le terrain de la lutte de classes, pactisé avec le Pouvoir bourgeois. Ils sont entrés dans les conseils du Gouvernement. Le Parti socialiste a délégué au pouvoir un certain nombre des siens, et des meilleurs, Guesde, Sembat, Albert Thomas, puis, comme commissaires, c’est-à-dire comme sous-ministres, Compère-Morel à l’Agriculture, Bouisson à la Marine, etc. Le Parti socialiste s’est donc trouvé représenté officiellement dans un gouvernement de défense nationale, et, durant la guerre, à part quelques très rares et très honorables exceptions, les élus du Parti socialiste ont voté les crédits en faveur de la guerre. C’est de l’histoire, de l’histoire que nous avons vécue, de l’histoire d’hier, qui est encore celle d’aujourd’hui. Cela constitue, il faut le reconnaître, - et je serai tout à l’heure aussi sévère contre certains de mes amis qu’à l’égard des voisins, - une trahison véritable. Et cependant le Parti socialiste, avant la guerre, avait déclaré qu’il était contre la guerre. Tout le monde a gardé le souvenir des discours de ses chefs les plus qualifiés ; de ses porte-parole les plus connus qui, dans des manifestations populaires, prenaient, au nom du Parti, l’engagement public et solennel de s’opposer à toute déclaration de guerre ou, du moins, s’ils ne pouvaient empêcher la déclaration de guerre, de s’opposer à la mobilisation, et, en tout cas et au pis aller, de tout faire pour abréger la durée d’une guerre qu’ils n’auraient pu réussir à éviter. Aucun de ces engagements n’a été tenu. C’est une constatation que nous avons tous le regret de faire. A la rigueur, nous nous en consolerions si nous nous trouvions en face d’hommes qui, après avoir commis une erreur, - c’est dans la nature humaine d’en commettre - reconnaissaient celle-ci, s’ils avaient le courage de dire : « Nous nous sommes trompés, nous avons été débordés par les événements, entraînés par le courant, nous avons subi la fièvre générale ; la contagion s’est emparée de nous, nous n’avons pas su résister ; mais maintenant que nous sommes revenus au calme, que nous pouvons, de sang-froid, étudier les événements, les circonstances, les individus, nous reconnaissons que nous nous sommes trompés. » S’ils avaient la loyauté et le courage de tenir un tel langage, peut-être pourrions-nous oublier leur trahison d’hier. Ce qui fait que nous ne pouvons pas l’oublier, c’est qu’au contraire, ils persévèrent dans leur erreur et déclarent qu’ils n’ont rien à renier de ce qu’ils ont fait hier, et que, dans les mêmes circonstances, demain ils le referaient encore.

    Par bonheur, camarades, la Révolution russe est venue. Elle nous a apporté, de loin, un air plus pur, un souffle révolutionnaire puissant. Franchissant les quelques milliers de kilomètres qui nous séparent d’elle, la Révolution russe nous a apporté sa voix, sa voix forte, mâle, énergique, résolue. Elle a créé dans notre pays, et surtout au sein du Parti socialiste, un courant nouveau ; ou plutôt, elle a rappelé le Parti socialiste à la pureté de ses origines. Et nous assistons, heureux, - je vous prie de le croire - très heureux, au mouvement de redressement qui s’opère au sein du Parti. Expropriation politique et économique de la classe bourgeoise, premier point. Socialisation des moyens de production, de transport et d’échange, deuxième point. Action nationale et internationale des travailleurs, troisième point : voilà tout le socialisme. Et je m’y connais : il y a assez longtemps que j’étudie le socialisme et le mouvement socialiste pour être sûr que ce que je dis n’est pas hérésiarque, hétérodoxe, mais bien orthodoxe. C’est la vérité même, la vérité fondamentale du socialisme, tout son programme est contenu dans ces trois points qu’il a trop longtemps oubliés et auxquels il revient. Et je vous assure encore une fois que je suis le premier à saluer avec une joie très grande, très sincère, très profonde ce retour à la pureté originelle du Socialisme.

    Seulement, on a beau être l’ami de quelqu’un, je considère que la meilleure façon de lui prouver cette amitié, c’est de lui dire nettement, franchement ce qu’on pense. Ce n’est pas de fermer les yeux sur les défauts de cet ami, sur les erreurs et les crimes que peut commettre cet ami. Ce n’est qu’en lui parlant en toute franchise qu’on peut lui prouver réellement la sincérité de son attachement. L’amitié éclairée, réfléchie, loyale et franche consiste à lui dire : « Tu vas commettre telle ou telle faute » ou : « tu as commis telle ou telle erreur. C’est par amitié que je te donne mon avis ; je te mets sur tes gardes, et, en cela, je me montre bien mieux ton ami que si, sachant que tu cours un danger et t’engages dans une mauvaise voie, je n’avais pas le courage de te le signaler. »

    Eh bien ! Camarades affiliés à la troisième Internationale, à l’Internationale de Moscou, je vous dis : Prenez garde ! Je vous signale un écueil ; cet écueil, le voici :

    Vous reconnaissez que la mort de la deuxième Internationale est due à deux causes : 1° le réformisme ; 2° le ministérialisme.

    Ce sont là les deux fautes que vous avez constatées vous- mêmes publiquement et sur lesquelles l’Internationale de Moscou s’est dix fois, vingt fois, cent fois nettement exprimée.

    Or, ces deux maladies qui ont tué la deuxième Internationale : réformisme et ministérialisme, ne sont que la conséquence, la suite, le prolongement d’une autre maladie : le parlementarisme.

    Je dis à nos amis de la troisième Internationale : prenez garde ! Si vous ne voulez pas que votre troisième Internationale tombe dans les mêmes erreurs que la deuxième, si vous ne voulez pas vous engager dans un chemin qui vous mènerait à la même faillite, si vous ne voulez pas souffrir un jour, et peut-être dans un avenir plus rapproché qu’on ne croit, de ces deux maladies, fuyez-en la cause génératrice, c’est-à-dire le parlementarisme. Quittez la Chambre et ne tentez plus d’y pénétrer.

    Accomplissez ce beau geste. Vous êtes douze au Parlement. Que ferez-vous ? De temps en temps, parleront Cachin, Vailllant-Couturier, Alexandre Blanc, Aussoleil, Berthon, Renaud, - je ne puis les citer tous - chacun d’eux est capable de faire un discours, de présenter un amendement, de déposer une proposition, de lire une déclaration ; de temps en temps, ils interviendront. Que feront-ils ? Rien ! Rien !

    Et cependant, par leur présence au Parlement, ils feront croire aux militants, aux milliers de bons militants qui suivent que l’espoir dans la révolution, c’est-à-dire dans un soulèvement des masses contre le régime établi, peut être fondé en partie au moins sur le pouvoir d’en haut, c’est à dire sur l’action parlementaire. Ils détourneront ainsi de l’action fertile des foules les énergies qui se consacreront à l’action stérile du parlementarisme.

    Amis, faites donc ce beau geste. Crachez votre démission à la figure de tous vos collègues. Faites claquer les portes. Puis, répandez-vous dans le pays. Allez partout dire pourquoi vous avez fui cette atmosphère empestée du Parlement. Faites sentir que votre place est avec les foules, avec ceux qui souffrent, puisque vous avez la noble mission de les libérer et que vous serez toujours en opposition irréductible avec le Pouvoir que vous ne voulez partager à aucun degré. Vous vous trouverez ainsi sur votre véritable terrain : le terrain de la lutte des classes. Vous affirmerez d’une façon rigoureuse la nécessité d’une action révolutionnaire violente, brutale et vous inspirerez confiance à tous par la noblesse de votre désintéressement et la pureté de vos intentions. Il ne se glissera pas alors parmi vous des éléments malsains, sorte de vers rongeurs qui pénètrent dans le fruit et le pourrissent ; enfin, vous deviendrez ainsi une véritable et puissante force de révolution.
    Une autre force considérable de révolution, c’est le syndicalisme.

    Le syndicalisme groupe la classe ouvrière sur le terrain purement, strictement, spécifiquement économique.

    Le syndicalisme a un avantage tout particulier et qui lui est propre : il est un groupement naturel, et que je qualifierai en quelque sorte d’instinctif. Groupement constitué non par des éléments hétérogènes, mais, au contraire, par des éléments homogènes. Il n’y a, au sein du syndicalisme, que des éléments ouvriers, des salariés, des hommes dont la vie dépend ou d’un patron, ou d’un directeur, ou d’une administration, et qui, par conséquent, appartiennent véritablement par leur situation, par leur labeur de tous les jours à la classe ouvrière. Il y a un avantage très spécial dans ce fait que le syndicalisme est un groupement naturel, instinctif, homogène, Quand des animaux - et nous ne sommes que des animaux ayant la prétention d’être des animaux supérieurs, mais je ne suis pas bien sûr que cette prétention soit justifiée, - quand des animaux sont menacés d’un danger, ils se rapprochent les uns des autres. Ils n’ont pas besoin de se donner le mot. Il n’est pas nécessaire, comme en cas de guerre dans notre civilisation, de sonner la trompette et de battre le tambour pour que les animaux se rapprochent. Il suffit que l’ennemi soit là et alors, immédiatement, toutes les fourmis, toutes les abeilles, tous les oiseaux qui font partie de la même race, de la même espèce, de la même famille, qui vivent dans le même milieu, sentant un danger les menacer, tous se rapprochent, s’unissent, et de leur faiblesse ainsi additionnée sort une force de résistance et de défense incalculable.

    Le syndicalisme est ce groupement naturel, c’est l’association instinctive contre l’ennemi qui est, en l’espèce, le patron, l’exploiteur, le capitaliste, de tous ceux qui souffrent du patronat, de l’exploitation, du capitalisme.

    Le syndicalisme est régi par la législation de 1884, dont l’auteur est Waldeck-Rousseau. Ne croyez pas cependant que les groupements syndicalistes et corporatifs datent de cette époque. Ils lui étaient bien antérieurs, et, ici comme toujours, le législateur s’est borné tout simplement à reconnaître, à enregistrer afin de le réglementer, de le canaliser, de le tenir en quelque sorte sous sa dépendance, sous sa domination, un mouvement qui existait déjà.

    Seulement, jusqu’alors, le mouvement ouvrier était absolument corporatif ; chaque corporation avait des revendications spéciales, concernant ses conditions de travail, ses coutumes, suivant les lieux ou s’exerçait le travail ou l’industrie. On s’occupait fort peu du voisin.

    Pelloutier est venu. Il a rendu au syndicalisme ce service inappréciable, dont la classe ouvrière doit garder à Pelloutier et à ceux qui ont continué son œuvre une reconnaissance immuable ; il est venu apporter au syndicalisme une doctrine, une organisation, une méthode.

    La doctrine ?

    Il a dit aux ouvriers : « Vous n’êtes les uns et les autres qu’une parcelle d’un grand tout. » Il a dit aux corporations : « Vous n’êtes les unes et les autres que des cellules s’agglomérant autour d’un noyau, lequel, à son tour, s’agglomère à d’autres noyaux. Vous êtes tous de la même famille ; la famille des travailleurs. Quel que soit l’outil que manie votre main, quel que soit le lieu dans lequel vous exerciez votre profession, quels que soient le patron, la, société pour lesquels vous travailliez, vous êtes frères ; vous souffrez tous des mêmes douleurs, vous êtes courbés les uns et les autres sous les mêmes humiliations, vous êtes tous victimes de la même exploitation, vous êtes voués les uns et les autres aux mêmes incertitudes du lendemain, à une vieillesse avilie par la misère, la pauvreté, les privations. Si vous êtes unis dans la détresse, vous devez être également unis dans l’effort pour vous libérer tous ensemble. » Telle a été la doctrine puissante de Pelloutier.

    L’organisation ?

    Pelloutier a apporté également au syndicalisme une organisation basée sur le fédéralisme. C’est d’en bas que doivent venir la poussée, l’impulsion, l’énergie, le stimulant. Ce qui est en haut n’est destiné qu’à exécuter les volontés d’en bas, qu’à enregistrer celles-ci, à en assurer l’exécution et le développement ; à tout instant et jusqu’à ce qu’elle devienne maîtresse de ses destinées d’une façon complète, la classe ouvrière peut rectifier son tir, changer sa position, indiquer de nouveau ce qu’elle veut en s’inspirant des circonstances, modifier sa manière de voir, sa tactique et ses moyens, et tout cela, à l’aide d’un mécanisme souple et libre. En bas, tout le pouvoir : inspiration, impulsion. En haut, au contraire, non pas des chefs qui ordonnent, mais simplement des agents d’exécution qui administrent.

    La méthode ?

    Pelloutier a enfin apporté au syndicalisme cette méthode qui se résume en deux mots : action directe.

    Qu’est-ce à dire ? Le commun des mortels pense que l’action directe est celle qui se manifeste par le coup de poing et la chaussette à clous. C’est possible, cela arrive, mais ce n’est pas toute l’action directe. On entend par action directe l’action qui s’exerce sans intervention, sans interposition entre celui qui attaque et celui qui se défend... Je suis aux prises avec quelqu’un, je donne des coups, j’en reçois, je pratique l’action directe contre celui qui, dans de telles circonstances, me fait vis-à-vis. Mais voici qu’arrive un troisième ou un quatrième individu qui se jettent entre nous deux ; se mettent, soit avec l’un, soit avec l’autre, ou bien encore contre nous deux, alors il n’y a plus action directe puisqu’il y a intervention.

    L’action directe de la classe ouvrière est celle que la classe ouvrière exerce directement, elle-même, elle seule, par la pression qu’elle peut exercer sur les pouvoirs publics quand il s’agit de choses touchant plus particulièrement à la législation ou à la politique, ou bien contre le patronat quand il s’agit de revendications ayant un caractère précis et restant sur le terrain purement économique ; c’est l’action directe du prolétariat contre son ennemi de classe.

    Sous l’influence de Pelloutier et de ses continuateurs, sous leur pression constante, grâce à leur activité, le syndicalisme devint, pendant les quelques années qui précédèrent la guerre, une force de révolution de premier ordre, tant par le nombre croissant des syndiqués que par la solidité de ses assises, l’esprit qui animait ses militants et les méthodes qu’ils pratiquaient.

    La guerre est venue, hélas ! Ce que j’ai dit tout à l’heure des chefs socialistes trouve ici malheureusement sa place en ce qui concerne les chefs syndicalistes.

    Il y eut là aussi, par bonheur, quelques exceptions ; quelques hommes qui sauvèrent, en quelque sorte, l’honneur du syndicalisme menacé par la défection de ses chefs.

    Aujourd’hui, il règne dans le syndicalisme tant de confusion et d’obscurité que l’on peut compter le nombre de ceux qui savent très exactement ce qu’est la C.G.T.

    Il y faudrait consacrer toute une conférence et vous pensez bien que ce soir je ne pourrai pas le faire.

    Cependant, il y a ici un nombre si considérable de travailleurs que, si j’ouvre une parenthèse de cinq minutes sur ce sujet, ce ne sera peut-être pas inutile.

    On m’a demandé souvent : Si vous aviez à définir le syndicalisme, quelle serait votre définition ?

    Voici celle que je vous propose ; elle éclaire assez bien la situation, et, en même temps, elle précède logiquement les autres développements qu’il me reste à vous fournir sur cette force de révolution qu’est le syndicalisme :

    « Le syndicalisme, c’est le mouvement de la classe ouvrière en marche vers son affranchissement total par la suppression du salariat. »

    « ... Le mouvement », c’est-à-dire l’action, quelque chose comme la vie qui ne s’arrête jamais, quelque chose d’essentiellement actif ; « le mouvement » voilà le caractère du syndicalisme.

    Mais, mouvement de qui ? Mouvement « de la classe ouvrière ». C’est un mouvement dont les éléments constitutifs nous sont nettement indiqués. Ils sont définis et limités. C’est le mouvement de la classe ouvrière, par conséquent, dirigé contre ceux qui ne font pas partie de cette classe. C’est le mouvement des travailleurs, des prolétaires, des salariés, de cette sorte de groupement naturel, instinctif, dont je parlais tout à l’heure, et qui n’admet dans son sein que les hommes et les femmes appartenant pour ainsi dire à la même famille, la famille des exploités. C’est donc un mouvement de classe, le mouvement de la classe ouvrière, en opposition avec la classe capitaliste.

    Je continue : « ... En marche vers son émancipation totale, vers son affranchissement total ». « Émancipation ? », « Affranchissement ? » Mais si la classe ouvrière est en marche vers son émancipation, c’est qu’elle n’est pas émancipée. Si elle est en marche vers son affranchissement, c’est qu’elle n’est pas affranchie. Et si elle n’est ni émancipée, ni affranchie, c’est qu’elle est esclave. Elle est en état d’esclavage, non plus sous la force inhumaine de cet esclavage antique qui faisait de l’esclave le bien et la chose de son maître, ni sous cette forme adoucie du servage qui attachait le serf à la glèbe, mais sous la forme détournée, hypocrite du salariat qui semble laisser libre le salarié, mais qui le condamne cependant au travail forcé, parce qu’il ne peut vivre qu’à condition de manger, qu’il ne peut manger qu’à condition de travailler, et qu’il ne peut travailler qu’à condition de trouver un maître qui l’emploie.

    « Émancipation totale », ai-je dit. Il ne s’agit pas, en effet, d’émanciper seulement une aristocratie ouvrière, une minorité de travailleurs, mais la totalité des travailleurs ; pas davantage, il ne s’agit d’une libération partielle ou incomplète, mais d’un affranchissement intégral, absolu, total.

    Et enfin : « Par la suppression du salariat. » Quel est le moyen pour le travail de se racheter, de se libérer ? C’est de supprimer le salariat, et par conséquent aussi le patronat. L’un n’est que la conséquence de l’autre. Ainsi le mouvement syndical apparaît comme nettement révolutionnaire. Peut-on trouver une conception économique plus révolutionnaire que celle de la suppression du salariat ? Non, puisque toute l’organisation économique actuelle repose sur le profit illicite, et j’entends par là injuste, que le patron prélève sur le travail de l’ouvrier qu’il ne paye pas suffisamment.

    Je ne dis pas que la suppression du salariat soit tout le problème et toute la révolution, Il n’est pas moins vrai que cette suppression du salariat et du patronat est la base même, l’assise indispensable d’un mouvement de révolution, et de révolution digne de ce nom.

    Alors, nous nous trouvons en présence et en possession d’une définition complète, claire, exacte : « Le syndicalisme, c’est le mouvement de la classe ouvrière en marche vers son émancipation totale par la suppression du salariat. »

    « Le mouvement », voilà le caractère, « De la classe ouvrière », voilà l’élément constitutif. « Vers son émancipation totale », voilà le but. « Par la suppression du salariat », voilà le moyen.

    En résumé, le syndicalisme est donc une action engagée sur le terrain de la lutte des classes, une action qui doit être directe, parce que les ouvriers doivent trouver en eux-mêmes la force qui les inspire et les anime, et ne doivent pas rechercher ailleurs l’appui qu’ils doivent trouver dans leurs seuls moyens. Enfin, c’est un mouvement de révolution puisqu’il a pour objet de mettre fin au régime présent dont sont bénéficiaires les capitalistes.

    Ainsi conçu et pratiqué, quelle force de révolution pourrait être le syndicalisme ! Ici comme dans le Parti socialiste, nous assistons également à un effort de bonne volonté accompli par un certain nombre d’hommes qui ont pris la résolution de faire retour au syndicalisme d’avant-guerre, de revenir au syndicalisme lutte de classes, au syndicalisme d’action directe, au syndicalisme révolutionnaire d’autrefois.

    Ici encore, je dis : Bravo ! J’assiste avec une joie très grande, très sincère, très profonde - je vous l’assure - à ce mouvement de redressement ; et dans la faible mesure de mes moyens je suis tout prêt à donner mon appui, si tant est qu’il puisse avoir quelque utilité, à ceux qui font effort dans ce sens. Seulement, je me permettrai de leur donner un conseil pour les préserver de certains dangers. Il ne s’agit pas, dans un mouvement aussi vaste que le syndicalisme, de modifier le personnel, de changer purement et simplement les hommes. Si vous changez seulement les hommes, vous n’aurez rien fait, Ce sont les méthodes qui doivent être changées, Si la machine grince, si elle ne fonctionne pas bien, si elle ne se dirige pas vers le but à atteindre ; si elle ne réalise pas ce qu’elle doit réaliser, il faut voir d’où vient ce défaut de la machine, afin d’y apporter le remède nécessaire, indispensable. Ce n’est pas dans les hommes que réside le vice du syndicalisme. Aujourd’hui, le syndicalisme est devenu une machine puissante et, en raison même de cette puissance formidable, il a pris un caractère massif, lourd, pesant. Il souffre d’un centralisme qui l’éloigne de la base fédéraliste que Pelloutier et ses continuateurs lui avaient donnée. Ce centralisme nécessite une armée formidable de fonctionnaires. Et voyez comme parfois la langue suffit à indiquer tout une situation : on les appelle des « permanent », ce qui veut dire qu’ils sont là en permanence et s’y incrustent si longtemps qu’on ne peut plus parvenir à les changer

    Les mêmes personnes exercent les mêmes fonctions pendant des années et des années. Je ne fais pas le procès des personnes puisque j’ai eu soin de vous dire tout à l’heure que si vous changiez celles-ci tout en conservant les mêmes méthodes vous n’auriez rien fait. C’est dire, par conséquent, que je n’en veux pas particulièrement aux permanents actuels ; le remède ne consiste pas à remplacer ceux qui y sont par d’autres qui s’y immobiliseraient et s’y incrusteraient à leur tour. Je signale seulement ce danger qu’il y a dans le centralisme qui nécessite une armée formidable de fonctionnaires constituant une manière d’État dans l’État, et qui met au pouvoir de quelques individus, qu’on le veuille ou non, tous les ressorts puissants de cette organisation magnifique que pourrait être la C. G. T. Ils ont entre leurs mains les pouvoirs à la fois les plus absolus et les plus étendus. Centralisme, fonctionnarisme qui en découle, tel est le premier vice du syndicalisme actuel. Et comme tout se tient, tout s’enchaîne, le second provient du premier : c’est le séjour trop prolongé des mêmes personnes dans les mêmes fonctions, des mêmes hommes dans l’accomplissement du même mandat. Je trouve qu’il y a là quelque chose de grave dans ses conséquences. Les permanents qui, depuis cinq ans, dix ans - nous en connaissons même qui ont plus que ça de fonction - s’immobilisent dans leurs fonctions, finissent par perdre le contact avec la foule, par n’avoir plus le sentiment, la sensation qu’ils font partie du prolétariat, qu’ils étaient hier à l’atelier et que demain ils y retourneront. Quand ils sont restés cinq ans, dix ans dans la même fonction, ils sont devenus, en quelque sorte, bureaucrates, fonctionnaires de la C.G.T., mais n’allant pas au « boulot ». Leurs mains finissent par devenir blanches ; ne manipu1ant plus l’outil, ils ne connaissent plus les vicissitudes des travailleurs ; ils n’appréhendent pas, le samedi venu, le congé que peut-être on leur donnera. Ils peuvent laisser passer le chômage, leur traitement continue, ils mangent quand même. Ils sont en quelque sorte une aristocratie ouvrière...

    (Interruption : mais lesquels qu’on mettra ?) (sic.)

    Voici un camarade qui me demande : « Qui mettra-t-on à leur place ? » Si vous deviez tous ne pas m’écouter plus attentivement et ne pas me comprendre mieux que ce camarade, il vaudrait mieux réellement que je cessasse de parler. J’ai déjà dit et répété qu’il ne s’agit pas seulement de changer les hommes et que si vous changez purement et simplement le personne !, sans transformer et modifier les statuts, vous n’aurez rien fait. Il n’y a donc que cela qui vous turlupine et vous désirez savoir, qui sera permanent demain aux lieu et place de qui l’est aujourd’hui ? Moi, je m’en moque. Et je dis que si ceux qui détiennent un mandat ou exercent une fonction parce qu’ils ont la confiance de leurs camarades, soit en raison de leur compétence, soit parce qu’i1s sont actifs, soit parce qu’ils ont des aptitudes particulières, étaient obligés de renoncer à ce mandat ou d’abandonner cette fonction au bout d’un temps déterminé - un an, dix-huit mois ou deux ans, par exemple - j’indique la chose, c’est à vous de la rendre pratique ; il est bien évident qu’alors vous n’auriez pas cette armée de permanents dont je parlais tout à l’heure qui finissent par n’être plus des ouvriers, ou en tout cas par l’être moins. Il y a là pour eux une situation de tout repos. Une fois qu’ils y sont, ils ne tiennent pas aux mouvements de grèves, aux conflits avec les patrons. Pas d’histoires, mais une existence paisible pour eux. Et vous en êtes victimes par répercussion. Une expression populaire a bien caractérisé la chose en les comparant à des rats à l’intérieur d’un fromage. Syndicalistes, revenez à la pratique loyale et constante du fédéralisme ; et puis, assignez un terme au mandat de vos fonctionnaires. Alors, vous aurez un mouvement syndicaliste souple, vivant, combatif, toujours jeune, les fonctionnaires fussent-ils vieux, parce que se seront de jeunes secrétaires, de jeunes fonctionnaires, vieux peut-être par l’âge, mais jeunes dans leur fonction, vieux peut-être par l’expérience acquise, mais jeunes dans l’exercice de leur mandat. Vous aurez alors moins d’éléments douteux et vous donnerez au syndicalisme une force de révolution incomparable.
    Autre force de révolution : le Coopératisme.

    Quand on examine de quelle façon fonctionnent la plupart des coopératives, on a quelque peine à s’imaginer que le coopératisme puisse être une force de révolution appréciable ; et cependant, au même titre que le syndicalisme, vous m’entendez, la coopération pourrait être une force de révolution incalculable. Au même titre ? Pourquoi ? Parce que la coopération a pour objet de grouper le monde ouvrier sur le terrain de la consommation, comme le syndicalisme a pour objet de grouper la classe ouvrière sur le terrain de la production.

    Travailleurs, vous n’êtes pas seulement des producteurs, - et en ce moment même, il y en a pas mal d’entre vous qui, frappés pur le chômage, ne peuvent pas produire, - mais vous êtes avant tout, toujours et nécessairement des consommateurs. Comprenez-vous bien l’importance qu’il y a de vous grouper sur ce terrain-là, comme il y a une énorme importance de vous grouper sur le terrain de la production ? Eh bien ! c’est précisément le rôle de la coopération.

    Les bénéfices de la production vont au patronat ; or, le syndicalisme a pour objet de supprimer le patronat. Les bénéfices de la consommation vont au commerce, à tous les intermédiaires, à tous ces rongeurs qui s’interposent entre le producteur et le consommateur ; le coopératisme a et doit avoir pour but la suppression des intermédiaires ruineux.

    La classe ouvrière est grugée, exploitée, spoliée de toutes façons. L’ouvrier est, en effet, contribuable, il est locataire, il est producteur et il est consommateur. Comme contribuable, il est pressuré par l’impôt, de plus en plus lourd, de plus en plus écrasant ; comme locataire, il est exploité par la rapacité des vautours ; comme producteur, il est grugé par l’âpreté au gain du patron ; comme consommateur, il est volé par le mercantilisme et les intermédiaires. Comment voulez-vous que la classe ouvrière trouve de quoi se nourrir, lorsqu’elle est obligée tout d’abord de gorger tous les voleurs dont je viens de parler ? Comment voulez-vous que la classe ouvrière puisse économiser et s’enrichir, lorsqu’elle est obligée tout d’abord de gaver et d’enrichir les milliers et les milliers de parasites dont il est question ?

    On raconte, camarades (et ce sont là, en France du moins, les débuts de la coopération), on raconte la petite histoire suivante :

    Un jour, se trouvant à Paris, Fourier (je crois que c’était Fourier, mais je n’en suis pas absolument sûr ; en tout cas, si ce n’était pas lui, c’était un autre, la chose n’a pas autrement d’importance), Fourier, dis-je, se trouvant à Paris et ayant besoin de manger, entre dans un restaurant. Il y mange sobrement : c’était un homme frugal. Arrivé au dessert, il demande une pomme ; on lui en apporte une et quand sonne le « quart d’heure de Rabelais », c’est-à-dire quand on lui présente la note à payer, il voit qu’on lui a compté 25 centimes pour sa pomme (aujourd’hui, c’est beaucoup plus cher !) « Vingt-cinq centimes une pomme ! » s’écrie-t-il, « et dans mon pays on ne les ramasse même pas... » Mais en réfléchissant ensuite, il se dit : « Mais, cette pomme n’est pas venue ici toute seule, on l’y a apportée ; elle a dû vraisemblablement être achetée à un marchand de demi-gros, car ce n’est certainement pas le restaurateur qui l’a achetée directement. Ce marchand de demi-gros l’a achetée lui-même à un marchand de gros, lequel l’a lui-même achetée d’un commissionnaire des Halles qui, lui, l’aura fait venir en provenance directe... Je ne suis donc plus surpris que je paie cinq sous ma pomme : il s’est trouvé quatre ou cinq flibustiers qui ont touché qui 2, qui 3, qui 5 centimes sur le prix de cette pomme et voilà pourquoi, au lieu de la payer un sou, qui est sa valeur réelle, je la paie cinq sous. C’est fantastique ! »

    Alors l’idée lui vint qu’il y aurait à supprimer toute cette masse de parasites qui servent d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur. C’est cette idée, camarades, qui est à la base de l’idée coopérative.

    Les coopératives ont pour objet de se procurer directement au profit de leurs sociétaires ou de ceux qui achètent chez eux, les produits dont cette clientèle a besoin, sans faire supporter à ces produits les bénéfices que réalisent d’ordinaire tous ceux qui servent d’intermédiaires, depuis le marchand de gros jusqu’au petit détaillant, en passant par la foule des courtiers et des commissionnaires, - et vous savez combien tout ce monde-là est nombreux.

    Vous voyez, camarades, qu’il y a là une pensée qui, mise à profit, et dans un esprit de transformation sociale et non pas seulement dans un esprit d’économie ou de lucre, pourrait devenir le point de départ d’une force de révolution... Malheureusement, avec leur succès (car les coopératives ont commencé à connaître la prospérité et le succès), l’état d’esprit des coopérateurs n’est plus resté le même. Aujourd’hui, c’est cette machine puissante qu’on appelle le Magasin de Gros, qui fait 140 ou 150 millions d’affaires par an ; qui a une organisation formidable et dont les bénéfices s’élèvent chaque année à des dizaines de millions ! Il y a, tout autour, un nombre plus ou moins élevé de personnes qui sont attachées à la prospérité commerciale (disons le mot) de cet établissement ; de telle sorte que l’esprit de révolution, l’esprit de transformation sociale qui aurait dû diriger les initiateurs de ce mouvement et leurs continuateurs, cet esprit a presque totalement disparu. Les pratiques sont devenues défectueuses et, de révolutionnaire, l’esprit des coopérateurs est devenu, hélas ! « petit-bourgeois ».

    Ici, j’indique le remède : Je suis l’adversaire de ce qu’on appelle la « ristourne » ou « boni ristourné ». Vous savez en quoi il consiste : à la fin de chaque année, de chaque exercice, on établit les comptes, on les arrête, on fait la balance et on voit les profits faits. Ces profits sont, par exemple, de 10, 12, 20 %. On en attribue une part aux sociétaires ou clients de la coopérative, à titre de remboursement, de boni ristourné ou de trop perçu. Le reste est affecté aux frais généraux, au paiement du personnel, au fonds de réserve et, enfin, à l’extension de l’affaire. Eh bien, je suis opposé à la ristourne du boni, et voici pourquoi j’en suis l’adversaire :

    La perspective de ce boni, la nécessité d’en attribuer une partie aux sociétaires et de montrer ainsi qu’on sait faire ses affaires, cette nécessité entraîne la réalisation de gros bénéfices et, naturellement, sous cette forme, la coopérative fait retour au commerce, le commerce consistant à acheter le meilleur marché possible, pour revendre le plus cher possible. Une société coopérative qui a le désir de ristourner à ses sociétaires un bénéfice appréciable est obligée de réaliser des bénéfices sérieux et, tout naturellement, elle fait retour, sans le vouloir, instinctivement, aux habitudes commerciales et aux pratiques du mercantilisme.

    De plus, cette ristourne, ce boni ristourné stimule l’amour du gain chez le sociétaire, entretient chez lui le désir de voir arriver l’époque où il touchera son boni et entretient, par conséquent, chez lui aussi l’esprit de conservation sociale. En outre, ces distributions de boni entraînent une lourde comptabilité, et pour tenir cette comptabilité il faut des employés nombreux, un personnel considérable, de là aggravation des charges.

    Le boni oblige à maintenir les prix commerciaux : on vend à peu près comme le voisin, comme le commerçant d’à côté, seulement on dit à la clientèle des sociétaires : « Ici, vous ne trouverez pas immédiatement une économie quelconque à venir acheter ce dont vous avez besoin chez nous, mais à la fin de l’année, vous retrouverez, sous forme de boni qui vous sera ristourné, une partie des bénéfices que nous aurons réalisés. »

    Telles sont les raisons pour lesquelles je suis contre le boni ristourné. Et cependant je suis d’avis de maintenir un écart léger entre le prix de revient et le prix de vente, constituant un bénéfice brut sur lequel doivent être prélevés les frais généraux, les réserves à constituer et la mise à exécution des projets d’extension de l’affaire même. Le reste serait attribué aux œuvres sociales que doivent soutenir les coopératives.

    Quand je songe qu’à Paris, ou dans la région parisienne, c’est par millions, - vous entendez : c’est par millions, - que se chiffrent les bénéfices réalisés par les entreprises coopératives !... Remarquez que je trouve tout naturel que ceux qui travaillent dans la coopérative vivent de cette coopérative : ils y consacrent leur temps, leur activité, leur savoir, il est donc parfaitement normal qu’ils en vive. Mais, cela étant, et tout se passant convenablement et raisonnablement, vous voyez d’ici, avec les millions réalisés chaque année dans la région parisienne, quelles œuvres sociales admirables on pourrait faire ! Où sont-elles les œuvres ou bien créées ou bien soutenues par le mouvement coopératif ?...

    Je sais bien que, de ci de là, quelques grandes coopératives donnent quelques centaines ou quelques milliers de francs à ces œuvres, mais y a-t-il, de ce côté, un effort comparable à celui qui pourrait, qui devrait être réalisé ? Quel effort puissant d’éducation pourrait être accompli surtout en faveur de la femme et de l’enfant, qu’on pourrait intéresser ainsi au mouvement révolutionnaire : fêtes données, écoles fondées, colonies scolaires, écoles de vacances, etc. Que de bien serait fait et quelle mentalité on pourrait faire pénétrer dans ces masses qui viennent là simplement pour acheter et qui sont obligées d’y venir.

    Je signale en passant cette idée. Elle n’est pas de moi : il y a longtemps qu’elle court les rues et qu’on la laisse courir... Il faudrait l’arrêter au passage et en tirer parti. Alors, pénétrée d’un esprit nouveau, renonçant aux pratiques défectueuses, s’éloignant de plus en plus de l’esprit commercial, la coopération pourrait devenir, elle aussi, une sorte de pendant au syndicalisme et une force de révolution puissante.
    Et voici que j’arrive à la dernière des forces de Révolution que je veux étudier : l’Anarchisme.

    C’est, selon moi, la force de révolution par excellence, la force de révolution incomparable.

    J’entends bien qu’on va me dire : « Monsieur Josse, vous êtes orfèvre ! Ce n’est pas étonnant que vous vantiez votre marchandise, c’est-à-dire l’anarchisme, puisque vous êtes anarchiste. C’est tout naturel ! »

    Eh ! oui, c’est tout naturel. Mais si je ne croyais pas que l’anarchisme est la meilleure de toutes les doctrines sociales, comme la plus pure et la plus haute des philosophies, si je ne l’estimais pas comme le mouvement révolutionnaire le plus noble et le plus désintéressé, et que j’en connusse un autre qui fût plus pur et plus fécond que l’anarchisme, j’irais à cet autre !

    L’anarchisme, camarades, résume toutes les forces dont j’ai déjà parlé. Il en est, pour ainsi dire, comme la synthèse et les bourgeois, eux, ne s’y trompent pas : c’est plus particulièrement contre la propagande anarchiste qu’ils sévissent d’une façon implacable, car ils ont promulgué des lois spéciales contre la propagande anarchiste. On en étend, il est vrai, l’application à ceux qui ne sont pas anarchistes - c’est le cas des communistes impliqué dans le complot - mais cela n’empêche pas que c’est d’abord pour être appliquées aux anarchistes que ces lois ont été édictées. On les appelle « Lois Scélérates » comme si, dans cette scélératesse suprême qu’est la loi, il pouvait y avoir quelque chose de plus scélérat encore !...

    Non seulement les bourgeois ne s’y trompent pas, mais tous les sociologues éminents, tous les philosophes, tous les penseurs qui se sont occupés de la question sociale, tous les théoriciens, même ceux des écoles qui ne sont pas anarchistes, ont reconnu très loyalement que l’anarchisme était comme le point terminus, le point culminant de l’idéal social et que c’était de ce côté là, qu’à travers mille et mille lenteurs, mille et mille difficultés, l’humanité, enfin libérée, se dirigerait un jour.

    Le communisme intégral ou l’anarchisme, c’est la même chose. C’est, en effet, vers cet idéal magnifique que, quelle que soit l’école à laquelle vous apparteniez, doivent tendre vos pensées et vos désirs en vue de sa réalisation.

    Nous croyons qu’il faut y aller tout de suite ; nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de prendre une route détournée et qu’il faut nous diriger tout droit vers le but, et j’ai la certitude que, tous, vous admirez la grandeur, la noblesse et la beauté de cet idéal merveilleux. L’anarchisme est, en effet, comme la réunion de toutes les forces dont j’ai parlé ce soir, il en est, ai-je dit, la synthèse : l’anarchisme est avec la libre-pensée dans la lutte que celle-ci mène contre la religion et contre toutes les formes d’oppression intellectuelle et morale ; l’anarchisme est avec le Parti socialiste dans la lutte qu’il poursuit contre le régime capitaliste ; l’anarchisme est avec le syndicalisme dans la lutte qu’il mène pour la rédemption ouvrière contre le patronat exploiteur du travail ; l’anarchisme est avec la coopération dans sa lutte contre le parasitisme commercial et contre les intermédiaires qui sont les profiteurs de ce parasitisme. N’avais-je pas raison de dire que l’anarchisme est comme la synthèse, comme le résumé de toutes les autres forces de révolution ; qu’il les condense, les couronne et les réunit toutes ?

    Oui, il en est le résumé et le couronnement ! L’anarchisme ne respecte aucune forme de la domination de l’homme sur l’homme, aucune forme de l’exploitation de l’homme par l’homme, puisqu’il attaque toutes les formes de l’autorité :

    - L’autorité politique : l’État.
    - L’autorité économique : la Propriété.
    - L’autorité morale : la Patrie, la Religion, la Famille.
    - L’autorité judiciaire : la Magistrature et la police.

    Toutes les forces sociales reçoivent indistinctement les coups bien portés, vigoureux et incisifs que les anarchistes leur portent. L’anarchisme, en effet, se dresse contre toutes les oppressions, contre toutes les contraintes, il n’assigne aucune limite à son action, car il prend l’être tout entier dans sa chair, dans son esprit et dans son cœur. Il se penche sur la nature humaine, il voit les larmes tomber et le sang couler ; il se penche sur celui qui souffre et lui demande d’où viennent ses souffrances !

    D’où viennent ses souffrances ? L’anarchiste sait qu’elles sont dues presque en totalité à un état social défectueux. Je mets de côté les douleurs inhérentes à la nature elle-même, mais toutes les autres souffrances, toutes les autres douleurs ont pour cause une mauvaise organisation sociale.

    L’anarchiste, en se penchant sur les douleurs humaines, est apitoyé, car il a le cœur sensible, il est révolté, car il a la conscience droite, et il est résolu, parce qu’il a une volonté ferme.

    Après avoir, grâce à son cerveau lucide, envisagé la vérité, l’anarchiste tend sa main secourable vers celui qui souffre et lui dit : « Lutte avec nous contre tous ceux qui te font souffrir : contre la propriété qui fait que tu es sans abri et sans pain ; - contre l’État qui t’opprime par des lois iniques et qui t’écrase par les impôts ; - contre ton patron qui exploite ton travail en te donnant pour huit, dix ou douze heures de labeur quotidien, un salaire de famine ; - contre tous les Mercantis qui te dévorent ; - contre tous les rapaces qui te grugent ; - contre toutes les Forces mauvaises, contre toutes les Puissances de l’heure !... »

    Voilà ce que dit l’anarchiste à l’opprimé, au souffrant.

    On pouvait espérer qu’une aussi haute philosophie, qu’une aussi pure doctrine serait épargnée par l’influence néfaste de la Guerre. Hélas ! il n’en fut rien. Je le dis à notre confusion et à notre honte ! Parmi les anarchistes les plus notoires, parmi ceux que nous avions l’habitude de considérer comme des directeurs de conscience, - non pas comme des chefs, il n’y en a pas chez nous, mais vous savez aussi bien que moi qu’il y a des voix qui sont plus écoutées que d’autres et des consciences qui semblent refléter la conscience des autres anarchistes, - nous avons eu la douleur de voir que quelques-uns de ceux-là, que nous considérions comme nos frères aînés, comme nos directeurs de conscience, ont subi la défaillance maudite ! Ils ont cru que cette guerre n’était pas comme les autres, que la France avait été attaquée et dans la nécessité de se défendre énergiquement ; ils se sont faits les collaborateurs de l’« Union sacrée » et ont pactisé avec les défenseurs de la nation, ils ont été des guerriers, des jusqu’auboutistes...

    Et le malheur c’est que, depuis, eux non plus n’ont pas reconnu leur erreur ; ils s’y sont entêtés. Allez donc demander à quelqu’un qui croit avoir l’étoffe d’un chef de se désavouer lui-même ! Allez demander à quelqu’un qui jusqu’alors avait proclamé des vérités devant lesquelles on semblait s’incliner presque sans discussion, allez demander à cet homme de reconnaître qu’il a commis une erreur ! Cet homme, se crût-il anarchiste, vous regardera de haut et n’admettra jamais qu’il ait pu se tromper.

    Comme tous les chefs et les meneurs de peuples, comme tous les conducteurs de foules, les anarchistes-guerriers ont été victimes de leur sot orgueil, et ils ont placé leur vanité personnelle au-dessus de tout. Et pourtant, j’imagine que lorsqu’on a commis une faute, il est convenable et digne de la reconnaître loyalement et que le seul moyen de la réparer est de la proclamer publiquement.

    Nous n’avons pas eu besoin, nous, anarchistes, d’exclure ces jusqu’auboutistes, de les chasser : ils ont bien compris qu’ils n’avaient plus rien de commun avec nous, qu’il fallait qu’ils s’éliminassent d’eux-mêmes, et il sont restés chez eux.

    Je ne cite personne, mais vous les connaissez tous, ceux qui, anarchistes avant la guerre, après avoir déclaré pendant vingt ans qu’il n’y avait pas de guerre sainte, que toute guerre était maudite et que, si elle survenait, le devoir de tout anarchiste était de refuser de servir, ont poussé les compagnons au massacre. Après avoir trahi, après avoir renié leur passé, ces hommes sont aujourd’hui seuls. Sans qu’on ait pris contre eux aucune sanction, sans que nous ayons formulé contre eux aucune condamnation, ils se sont condamnés volontairement à l’isolement et c’est là leur châtiment ; ils ne sont plus entourés aujourd’hui que de leur solitude et de leur abandon...

    De toutes les forces de révolution que j’ai citées, l’anarchisme est peut-être la moins nombreuse. Nous ne nous faisons pas illusion sur notre puissance numérique, nous savons que nous n’avons pas, comme le Parti socialiste, le syndicalisme et la coopération des bataillons compacts : les anarchistes ont toujours été une minorité et, - rappelez- vous ce que je vous dis, - ils resteront toujours une minorité. C’est fatal.

    Ah ! nous voudrions bien, nous aussi, faire du recrutement, c’est entendu et nous en faisons ; mais le recrutement n’est pas facile chez nous. D’abord, notre idéal est tellement haut et tellement large ! De plus c’est un idéal en quelque sorte illimité qui devient chaque jour, avec les événements, plus haut et plus large, de telle sorte que, pour embrasser cet idéal, le suivre et le propager, il faut des hommes pour ainsi dire supérieurs.

    Je n’ai pas l’air bien modeste en disant cela, et cependant, je dois le dire parce que c’est la vérité et que c’est mon sentiment ; et puis, il n’y a pas de vanité à parler avantageusement de soi-même et de ses camarades, quand on le fait franchement et loyalement.

    Oui, il faut faire partie de l’élite, il faut être un homme supérieur pour s’élever jusqu’à de telles altitudes, pour s’élever jusqu’aux sommets où plane l’idée anarchiste. Ce qui fait surtout que le recrutement anarchiste est difficile, c’est qu’il n’y a rien à gagner avec nous ; rien à gagner et tout à perdre... Nous n’avons, en effet, ni mandats, ni fonctions, ni attributions, ni rien... pas même la notoriété à offrir à nos adeptes.

    Je me trompe : il y a, au contraire, beaucoup à gagner parmi nous ; mais ces gains dont je veux parler ne séduisent sans doute que cette minorité, que cette élite dont je parlais il y a un instant.

    Il n’y a rien à gagner comme situation ni comme argent, mais il y a beaucoup à gagner, si l’on veut se contenter, à titre de compensation, des joies pures et nobles d’un cœur satisfait, d’un esprit tranquille, d’une conscience haute. Et, en effet, l’anarchiste trouve des joies incomparables et qui valent infiniment plus à ses yeux que des avantages matériels et que les hochets de la vanité.

    Nous sommes donc une minorité, mais, tel est le sort commun de toutes les idées nouvelles ; celles-ci n’ont jamais réuni autour d’elles qu’une infime minorité. Quand une idée commence à grouper autour d’elle une minorité imposante, c’est que la vérité qui est en marche (et elle l’est toujours sans jamais s’arrêter), a fait surgir une idée nouvelle, plus exacte ou plus jeune et c’est cette idée plus jeune, plus hardie, plus juste, qui groupe autour d’elle l’élite. Sous l’Empire, la minorité (c’est-à-dire l’élue) était constituée par les rouges, par les républicains ; pendant les premières années de la République, et jusqu’à il y a seulement dix ou quinze ans avant que le socialisme devint petit-bourgeois et réformiste, le socialisme ne réunissait qu’une infime minorité, c’était l’élite d’alors. Aujourd’hui, c’est l’anarchisme qui réunit cette élite.

    Minorité, oui : mais il n’est pas nécessaire d’être bien nombreux pour faire beaucoup de besogne ; il vaut même mieux, souvent, être moins nombreux et être meilleurs : la qualité ici l’emporte sur la quantité. J’aime mieux une centaine d’individus qu’on trouve partout, qui vont là où il y a de la besogne à faire, où il y a de l’intelligence et de l’activité à déployer ; j’aime mieux cent individus qui parlent, qui écrivent, qui agissent, en un mot qui se livrent avec ardeur à la propagande, que mille qui restent tranquillement chez eux et qui s’imaginent avoir accompli leur devoir, les uns quand ils se sont cotisés et les autres quand ils ont voté.

    Les anarchistes sont et seront donc toujours peu nombreux, mais ils sont partout. Ils sont ce que j’appellerai le levain qui soulève la pâte. Déjà, vous les voyez qui s’infiltrent partout. A côté des quelques milliers d’anarchistes déclarés qui sont groupés, nous en voyons des milliers et des milliers, qui se trouvent dans d’autres groupes : les uns dans la Libre-Pensée les autres, dans le Parti Socialiste, les autres à la C. G. T. J’en connais même des quantités, dans telles petites villes et à la campagne qui sentant le besoin de faire quelque chose, poussés par le désir de se mêler aux luttes locales et à la propagande qui se fait chez eux et autour d’eux, adhèrent au mouvement socialiste ; ils n’abandonnent pas pour cela leurs idées anarchistes ; il y en a également dans le syndicalisme, dans la coopération, il y en a partout... Il y en a même qui s’ignorent ! car aussitôt qu’on leur explique ce qu’est l’anarchisme, ils disent : « Mais si c’est ça, je suis anarchiste ! je suis avec vous ! » Oui, l’anarchisme est partout...


    Telles sont les forces de révolution qu’il était indispensable de passer ce soir en revue. Je termine, car voila près de deux heures que nous assistons à ce défilé. Il aurait fallu une conférence entière pour étudier chacune de ces forces et nous n’aurions même pas épuisé la matière. Je me suis livré ce soir à une simple monographie de chaque courant, de chaque organisation, monographie rapide et brève, des forces qui mériteraient une description plus détaillée : je me suis contenté d’en faire l’esquisse et j’ai négligé un certain nombre d’autres courants, d’autres forces, d’autres groupements qui ne sont pas sans valeur et qui, au jour de la Révolution, influeraient sur le mouvement général ; tels sont, par exemple, les groupements féministes et les courants néo-malthusien, antialcoolique et antimilitariste, et entre autres l’Association républicaine des anciens combattants qui a pour objet de grouper tout spécialement ceux qui sont les victimes de la dernière guerre. Enfin, nous avons surtout les jeunesses socialistes, syndicalistes et anarchistes, pépinières des militants actifs de demain. C’est cette jeunesse qui est tout notre espoir et qui, aujourd’hui épi, sera la moisson abondante de demain !

    Il y a donc, comme vous le voyez, toute une légion de groupements pleins de bonne volonté et désireux d’aller de l’avant.

    Je n’ai parlé ce soir que des grands courants parce que je ne pouvais pas évidemment m’arrêter à chacune de ces forces, moindres mais réelles.

    Les grands courants dont j’ai parlé ce soir sont autonomes, les forces que nous venons d’examiner sont indépendantes ; chacune d’elles trouve à déployer largement son drapeau sur le terrain qui lui est particulier. L’ennemi sent la menace, il s’organise et se coalise : jamais la répression n’a été aussi sévère, jamais le patronat n’a été si solidement organisé, jamais la police n’a été aussi arrogante, jamais la magistrature n’a distribué des condamnations d’une main plus infatigable, jamais, en un mot, l’ennemi ne s’est plus vaillamment défendu. Il s’agit donc d’engager la bataille avec toutes nos forces réunies. Nous ne demandons à personne, pour cela, de sacrifier ses principes, ses doctrines, ses méthodes, son action : nous désirons, au contraire, que chacun, que chaque groupement garde et conserve ses méthodes, sa doctrine, ses principes, afin que tout cela puisse être utilisé quand. l’heure sonnera, car nous avons un but à atteindre, une grande œuvre à accomplir et toutes ces forces associées seront indispensables. L’édifice social menace ruine. Il n’est pas prêt à crouler, ne vous y trompez pas : il y a des lézardes ; toutefois, l’édifice social est encore solide et il faudra un rude coup d’épaule pour le démolir et le jeter bas. Ce qui est nécessaire, à l’heure actuelle, c’est qu’un souffle puissant de révolte se lève et passe sur tous les hommes de bonne volonté, car l’arrogance de nos maîtres est faite de notre platitude, leur force est faite de notre faiblesse, leur courage est fait de notre défaillance et leur richesse est faite de notre pauvreté ! L’esprit de soumission a abaissé les caractères, la révolte les relèvera ; l’habitude de l’obéissance a courbé les échines, la révolte les redressera ; des siècles de résignation ont perdu l’humanité en pesant lourdement sur elle, la révolution la sauvera.

    Quant à nous, anarchistes, nous ne voulons plus vivre en esclaves, Nous avons déclaré à la Société une guerre impitoyable, oui, la guerre au couteau ! Nous savons qu’il nous faut vaincre ou mourir, mais nous y sommes résolus. Nous sommes donc décidés à livrer bataille, bataille de tous les instants à toutes les entraves et à toutes les contraintes : Religion, Capital, Gouvernement, Militarisme, Police, etc.

    Et nous sommes résolus à mener cette bataille jusqu’à la complète victoire. Nous voulons non seulement être libres nous-mêmes, mais encore que tous les hommes le soient comme nous-mêmes. Aussi longtemps qu’il y aura des chaînes, quand même elles seraient dorées, quand même elles seraient légères, quand même elles seraient relâchées et affaiblies, quand même elles ne lieraient qu’un seul de nos semblables, nous ne désarmerons pas : nous voulons que toutes les chaînes tombent, toutes et à jamais !


    Le Chambardement



    Camarades,

    Dans ma dernière conférence, la première des trois consacrées à l’inévitable Révolution, nous avons passé en revue les forces de révolution. Je vous en ai signalé les principales : la libre-pensée, le parti socialiste, le syndicalisme, les coopératives et l’anarchisme. J’ai fait mon possible pour expliquer aussi exactement que possible le rôle qui appartient à chacune de ces forces dans le mouvement social et que chacune d’elles peut être appelée à jouer pendant la période révolutionnaire. Cela ne veut pas dire que chacune de ces forces doive étroitement, mesquinement, se cantonner dans ce rôle. Tout se tient, tout s’enchaîne dans la société comme dans la nature, tout se conditionne réciproquement. J’ai voulu dire simplement qu’il en est de ces forces comme de celles qui composent une immense armée, dans laquelle, étant donnée sa composition, sa formation de combat, l’outillage spécial dont elle dispose, chaque arme est appelée à occuper une place fixe et à accomplir, dans la mêlée générale, une fonction spéciale.

    Voilà donc cette armée révolutionnaire debout. Elle forme ce que j’ai appelé le Bloc de la révolte par l’union nécessaire de tous les éléments qui la composent, bloc de la révolte qu’il s’agit de dresser contre le bloc de la réaction.

    Sommes-nous à la veille du conflit suprême ? Les heures tragiques sont-elles sur le point de sonner ? Les esclaves, soulevés enfin par le sentiment de la révolte, sont-ils sur le point de sauter à la gorge de leurs maîtres ? Va-t-elle enfin entrer en mouvement, cette armée que nous passions en revue mardi dernier ? Va-t-elle se mettre en marche pour tenter d’abattre les institutions qui écrasent la classe ouvrière, et, sur les ruines de ces institutions, fonder une cité de savoir, de justice, de fraternité et de beauté ?

    La situation est révolutionnaire.

    Pour que la situation soit révolutionnaire - il ne suffit pas de le dire, encore faut-il le prouver - il est nécessaire que les circonstances réunissent trois conditions :

    Premièrement, que des problèmes se posent d’une telle gravité que, sous peine de mort, le régime soit dans la nécessité de les résoudre rapidement.

    Deuxièmement, que la classe dirigeante, en face de ces problèmes, témoigne d’une incapacité et d’une impuissance indéniables.

    Troisièmement enfin, qu’au sein des forces révolutionnaires existent des minorités conscientes, éclairées, énergiques, sachant ce qu’elles veulent et comment elles le veulent.

    Voyons si ces trois conditions existent actuellement.

    Peut-on imaginer des problèmes plus graves que ceux que pose, devant la conscience de tous, la situation actuelle ?

    A l’intérieur, c’est la blessure encore béante et atrocement douloureuse que la maudite guerre a faite à ce pays.

    Ce sont des dettes dont le chiffre est incalculable, des charges dont le poids est écrasant, des régions dévastées, hier encore riches, prospères, pour lesquelles si on veut leur rendre leur prospérité d’antan, il faudrait des millions et des milliards dont le trésor ne possède pas le premier sou. Un outillage défectueux ou en mauvais état, des moyens de transport insuffisants, une production lamentablement déficitaire, une vie scandaleusement chère, un chômage épouvantable, telle est, à l’intérieur, la situation. Voilà les problèmes que pose, à l’heure présente, devant l’esprit public, cette situation elle-même.

    A l’extérieur, l’horizon est toujours sombre, lourd de sinistres périls, les nuages s’amoncellent sans cesse, chargés d’électricité belliqueuse, et qui, peut-être, feront pleuvoir demain sur nos têtes un nouveau déluge de fer et de sang.

    La situation, vous le voyez, n’est pas gaie. Elle est lourde de problèmes formidables que les dirigeants sont dans la nécessité de résoudre avec rapidité sous peine de mort.

    Que font-ils ? Que peuvent-ils faire ? Rien.

    Les mesures qu’ils prennent sont inopérantes. Ils ont recours à quelques palliatifs dont apparaît rapidement l’inefficacité. On aura beau remplacer Deschanel par Millerand, offrir à Briand la succession de Leygues - qui est plus habitué à recueillir des successions qu’à en laisser aux autres - on aura beau prier M. Doumer de remplacer aux Finances M. Marsal ; la bourgeoisie, vidée, usée jusqu’aux moelles aura beau faire appel aux intelligences les plus lucides et aux volontés les plus fermes, il n’est au pouvoir de personne de sauver la situation.

    L’équilibre est rompu, on ne le rétablira pas ; le centre de gravité de la Société est perdu et demeure introuvable.

    Ainsi sont réunies les deux premières conditions que nous avons envisagées.

    Primo, gravité des problèmes posés et nécessité pour le régime, sous peine de mort, de les résoudre rapidement.

    Secundo, incapacité et impuissance des classes dirigeantes à résoudre ces graves problèmes.

    Reste à savoir si la troisième condition, celle concernant les minorités éclairées au sein des forces révolutionnaires, se trouve réalisée.

    Ces minorités existent-elles dans le monde révolutionnaire et sont-elles prêtes aux événements ?

    Le problème se pose en ces trois mots : Sommes-nous prêts ?

    Ne prenons pas nos désirs pour la réalité. Gardons-nous de commettre une telle imprudence qui pourrait être, pour nous, si lourde de conséquences. Avec loyauté et franchise sachons reconnaître, puisque telle est hélas ! la réalité, que nous ne sommes pas prêts, du moins comme nous voudrions l’être, comme nous devrions l’être, comme il est nécessaire que nous le soyons. Nous ne sommes pas prêts. Je ne veux pas dire que rien n’existe, que tout soit à faire. Nous ne sommes pas complètement dépourvus de tout moyen d’action et de défense. Mais ce qui reste à faire est bien plus considérable que ce qui est déjà réalisé. Nous avons à nous livrer à un travail de précision et d’entraînement, de clarté et de renforcement. Et c’est aux minorités qu’il appartient de se livrer à ce travail, à ce labeur, en même temps profond et vaste. Il faut que ces minorités donnent à leur propagande une ampleur inaccoutumée, qu’elles se pénètrent des difficultés qu’elles auront à résoudre, des obstacles qu’elles auront à franchir, des résistances qu’elles devront briser. Il faut qu’elles prennent de plus en plus conscience de l’action que chacune d’elles est appelée à mener, action particulière, spéciale, mais étroitement associée cependant à l’action générale ; car il ne suffira pas demain, si la bataille s’engage, de triompher sur quelques points : c’est sur toute la ligne, c’est sur tous les points qu’il nous faut sortir vainqueurs de cette inévitable rencontre.

    Ce travail de renforcement, de clarté, de précision, d’entraînement, doit être accompli pendant ce que j’appelle la période préparatoire.

    Ce labeur est immense. Il est triple : Éducation d’abord, organisation ensuite, action enfin. Et si je place ce triple labeur dans cet ordre, c’est que c’est l’ordre naturel, l’ordre chronologique.

    La première besogne est une besogne d’éducation. C’est de celle-là que dépendra la seconde, l’organisation. Et c’est de ces deux premières, éducation et organisation, que sortira la troisième, l’action.

    L’éducation, c’est le bourgeon ; l’organisation, c’est le bouton ; l’action, c’est la fleur, la fleur épanouie.

    L’œuvre à accomplir d’abord en matière d’éducation, c’est pour chacun de nous, de faire la révolution en soi : révolution intellectuelle et révolution morale. S’instruire pour réfléchir, comparer, discuter ; acquérir les connaissances qui, peu à peu, apportent les convictions. Puis, il ne suffit pas de bien penser, il faut bien agir. Et pour bien agir, il faut, dans la mesure où la chose est possible, rendre ses actes conformes à l’idéal qu’on porte en soi, au but qu’on se propose. Il faut, par conséquent, agir aussi révolutionnairement qu’il est possible de le faire dans le monde bourgeois.

    Le rôle des minorités, en ce qui concerne l’éducation, est de discuter publiquement, de saisir l’opinion de tous les problèmes qui se présentent, et d’y apporter la solution que comporte notre doctrine.

    Avant tout, donc, révolution en soi, contre ces mille petites bastilles que le milieu y a, peu à peu, installées, édifiées ; éliminer de soi-même les préjugés absurdes, les conventions ridicules, les pratiques néfastes qui nous relient à l’ambiance, qui sont comme des microbes infects que cette ambiance glisse, fait pénétrer en nous, et qui, à l’occasion, pourraient nous corrompre tout entiers.

    Ce point acquis, le militant, après avoir fait sa révolution en soi, doit tenter de la faire chez les autres. Il doit jeter les yeux sur son entourage. Il est bien rare que, parmi ses parents, ses amis, ses voisins, ses camarades de travail, les gens qu’il fréquente, il est bien rare qu’il ne rencontre pas au moins une personne qui lui semble disposée à recevoir la bonne semence. Il faut que le militant s’attache à cette personne et que, par tous les moyens, il tente de la convertir aux idées qui lui sont chères. Il serait extraordinaire que le militant ne parvienne pas à se doubler ou à se tripler par cette propagande individuelle.

    Les résultats acquis à nos côtés ne doivent pas rester isolés. Eux aussi doivent se juxtaposer les uns aux autres, se grouper à leur tour et former ainsi, au-dessus des groupes isolés, une sorte de fédération de ces groupes. Ainsi on peut former à travers le pays un réseau étroitement serré, aux mailles étroitement reliées les unes aux autres, mailles qui assureront à la fois sa résistance et sa solidité.

    Il faudra, camarades, introduire dans ces groupements le moins de centralisme possible. Je dis « le moins possible » parce que je me rends compte qu’il n’est pas possible de supprimer tout à fait le centralisme. Mais il faut le réduire au minimum. La vitalité de cette sorte de fédération de groupes se mesurera à l’autonomie des groupes qui la composeront, de même que la vitalité des groupes eux-mêmes se mesure à l’indépendance des individus qui les constituent. La puissance de propagande et de rayonnement, l’influence que peut exercer un groupement trouve sa base sur la variété des initiatives de ses membres.

    On parle beaucoup de discipline en ce moment-ci. Je ne vais jamais dans une réunion sans entendre sur les lèvres de presque tous les orateurs ce mot : discipline. Je crois que la discipline est indispensable. Mais, dans certains milieux on en parle avec abondance, un peu trop peut-être et comme quelque chose de sacré.

    Pourquoi ?

    Lorsqu’au sein d’un groupement il n’y a qu’une unité artificielle et de commande, et qu’en réalité ce groupement est profondément divisé, lorsque l’organisme porte en soi des troubles profonds, lorsque tous les jours on se heurte, au sein de ces groupes, à des dissensions intestines, tant sur les doctrines que sur la tactique, quand les uns veulent aller à hue et les autres à dia, comment voulez-vous que le char avance. Mais la discipline à laquelle on a alors recours n’est pas la bonne discipline, celle qui stimule les individus, qui précipite la marche, qui donne de l’énergie au mouvement, qui élève les pensées, qui ennoblit les cœurs et fortifie les consciences. La véritable discipline doit résulter de l’entente qui peut s’établir entre les consciences, les cœurs et les cerveaux, et de la pratique de la bonne camaraderie, de la confiance mutuelle, de la sympathie, de l’affection.

    Il ne faut, enfin, camarades, jamais oublier que l’organisation est une somme, que toute somme se compose de chiffres additionnés, que ces chiffres eux-mêmes se composent d’unités additionnées, et que, par conséquent, la valeur totale résulte de la valeur des unités qui la composent.

    Si l’éducation et l’organisation sont révolutionnaires, il va de soi que l’action sera aussi révolutionnaire.

    Les militants devront donc agir révolutionnairement.

    En quoi consiste cette action ? Elle consiste à susciter, au cours des événements, et dans la mesure où la chose est possible, les agitations, les effervescences préparatoires des mouvements futurs. Elle consiste aussi à participer à tout mouvement, vînt-il de l’extérieur, s’il a un sens révolutionnaire. Elle doit stimuler, multiplier l’impulsion dans les cerveaux, l’effervescence dans les consciences, l’indignation dans les cœurs, le frémissement dans la volonté et la vigueur dans les muscles. L’action constitue comme une manière d’entraînement à tous les sports - physiques, intellectuels et moraux - qui ont pour but de fortifier l’individu et de le maintenir vigoureux, robuste, ardent, sur la route de la Révolution, prêt à saisir, avec nous tous, l’occasion qui nous permettra d’engager la lutte et décidé à la pousser à fond.

    Quels seront le caractère et la nature de la lutte à entreprendre ? Il me paraît nécessaire de les fixer. Un grand nombre de personnes ont horreur du sang à verser. Elles ont été tellement habituées à ne pas envisager de sang-froid une période bouleversée pouvant entraîner un état chaotique et peut-être même des luttes sanguinaires, que ces personnes-là ont le désir de faire l’économie d’une révolution violente, brutale, sanglante.

    A l’encontre de la réputation qui est faite aux anarchistes, je puis affirmer qu’ils seraient les premiers à désirer, de toute l’ardeur et la beauté de leur idéal, que l’effusion de sang fût évitée.

    Mais j’ai consulté la raison, j’ai consulté l’Histoire, et j’ai consulté la nature.

    J’ai demandé à la raison s’il était sensé d’admettre qu’un bouleversement aussi profond que celui dont nous nous occupons puisse sortir comme par enchantement d’une manière de consentement universel, consentement de la part de ceux qui sacrifieraient tout et consentement beaucoup plus naturel de la part de ceux qui bénéficieraient de tout.

    La raison m’a répondu : Non, ce serait folie que de d’imaginer que les privilégiés vont abandonner bénévolement, volontairement, sans y être forcés, leurs privilèges ; ce serait folie de croire que, sur l’autel de l’intérêt commun, ils vont faire le sacrifice, l’holocauste des usurpations, dont ils bénéficient depuis des siècles.

    Toutes les fois que nous demandons aux classes dirigeantes une légère amélioration, quand il s’agit d’une toute petite réforme, si nous agitons la menace pour faire pression sur l’esprit de ceux que nous voudrions décider à nous accorder ce rien, ce presque rien, si nous employons la violence, immédiatement nous sommes victimes des répressions, et, si notre action revêt un caractère plus brutal, nous sommes victimes du massacre. Et l’on pourrait admettre, quand il s’agit, non pas d’une concession légère, mais de l’abandon total de leurs privilèges, que les classes dirigeantes consentiraient à cet abandon sans coup férir ? La raison m’a répondu qu’il n’y fallait pas compter et j’ai donné raison à la raison.

    J’ai interrogé l’Histoire, et l’Histoire m’a confirmé la réponse de la raison.

    Elle m’a dit : regarde, feuillette toutes les pages de l’Histoire universelle depuis les temps les plus reculés. Les maîtres n’ont été dépossédés de leurs privilèges que par la force. Toutes les fois qu’il a fallu leur arracher quelque chose, on a été obligé de le conquérir de haute lutte. Jusqu’au bout, ils ont résisté et n’ont cédé que lorsqu’il était impossible de résister davantage. Pour une simple révolution de palais, la violence est intervenue. Quand il s’est agi, au cours des siècles, d’arracher la couronne de la tête de celui-ci pour la placer sur la tête de celui-là ; quand il a été question de changer de personnel gouvernemental ; quand il s’est agi de modifier tant soit peu une constitution politique ; quand une autre caste a remplacé une autre caste ; quand il s’est agi, non pas d’abolir, mais de faire disparaître momentanément des privilèges qui s’éclipsaient en quelque sorte pour reparaître le lendemain sous une autre étiquette ; pour des révolutions sans importance, en un mot, le sang cependant a coulé.

    Et vous voudriez que votre révolution, celle qui mettra fin à tous les privilèges, celle qui établira entre tous les hommes l’égalité la plus fraternelle et la plus équitable, vous voudriez admettre qu’un tel bouleversement s’opérât en douceur ? Ce serait contraire à la vérité historique, à tous les enseignements du passé.

    Voilà ce que m’a répondu l’Histoire.

    Et alors je me suis tourné vers la nature. Je lui ai demandé à elle aussi sa réponse, et la nature m’a dit : ouvre les yeux, regarde, observe ; compare, réfléchis et conclus.

    Il n’y a pas de sauts dans la nature. La nature ne fait pas de bonds. Elle poursuit sa marche d’une manière en quelque sorte uniforme, par voie d’évolution, c’est-à-dire de transformations successives. Tous les jours des modifications plus ou moins profondes s’opèrent au sein de la nature, et quand un bouleversement géologique se produit, c’est le résultat de longs siècles de travail dans les profondeurs du sol ou de la mer. La forme catastrophique, elle-même, n’en est pas moins le point terminus d’une évolution plus ou moins lente. C’est ainsi que la nature procède toujours. Évolution d’abord, révolution ensuite.

    Il vient un moment où l’évolution arrive à son point culminant, fait place à une autre évolution, et, entre cette évolution qui s’achève et celle qui commence, il y a comme un bris, comme un éclat, il y a ce qu’on peut appeler une révolution.

    Les exemples abondent. Dans les entrailles du sol une nappe d’eau se forme, des pulsations se produisent, une pression s’exerce à la surface de la terre et, à un endroit ou à un autre, une source jaillit. Évolution d’abord, révolution ensuite.

    Voici des nuages à l’horizon. Ils s’amoncellent, ils deviennent de plus en plus sombres ; tout le monde sait, sans être prophète, que l’orage va éclater. Bêtes et gens, prenez garde ! Rentrez chez vous. Voici en effet que, tout d’un coup la foudre déchire la nue, elle éclate, et le ciel déverse ses torrents sur notre planète. Évolution d’abord, révolution ensuite.

    Voici encore la neige qui tombe pendant plusieurs jours. Puis, par suite de la fonte de cette neige accumulée et de pluies torrentielles, les petits ruisseaux se sont gonflés, les rivières sont devenues des cours d’eaux énormes, les fleuves sont devenus presque des océans. Et l’inondation se produit, emportant sur son passage bêtes et gens. Évolution d’abord, révolution ensuite.

    Voyez le petit poussin. Il reste enfermé dans sa coquille pendant 21 jours, toute la période d’incubation. Puis, après cette période de gestation, de son bec déjà assez résistant, il attaque la coquille dans laquelle il est prisonnier et la fait voler en éclats. Évolution d’abord, révolution ensuite.

    Et nous-mêmes comment venons-nous au monde : enfantés dans la douleur et dans le sang. Évolution d’abord, révolution ensuite.

    Eh bien, nous disons : la vieille société est dans un état de grossesse et de gestation qui nous fait présager un enfantement prochain. Cette vieille société enfantera dans le sang et dans la douleur. Place au nouveau-né vagissant et magnifique qui apportera au monde sa destinée nouvelle.

    Évidemment, ce n’est pas une théorie bien consolante que celle-là. Nous aimerions infiniment mieux pouvoir dire : Place à tous les hommes de bonne volonté ; que chacun écoute la voix solennelle et sacrée de la raison ; que chacun comprenne que des temps nouveaux doivent enfin surgir ; que depuis trop longtemps les hommes sont corrompus ou esclaves ou miséreux et qu’il est temps que l’enfer de la terre devienne un paradis. Nous aimerions beaucoup mieux n’avoir à prononcer que des paroles de paix et d’amour, car, je vous l’ai dit, il y a quelques jours, les anarchistes n’ont de haine que pour ce qui est haïssable : pour l’injustice, parce qu’ils aiment la justice ; pour la servitude, parce qu’ils aiment la liberté. Comme malheureusement dans la société actuelle l’injustice, la servitude, la domination, la misère ont pour cause des institutions dont bénéficient un certain nombre d’hommes qui veulent empêcher d’en briser les cadres et prétendent barrer la route vers un avenir meilleur, nous sommes bien obligés d’employer les seules forces à notre disposition, d’autant plus qu’on se gêne moins contre nous.

    Les événements s’aggravent. La situation est trouble comme à la veille des événements considérables ; de ceux de février 1848, de ceux de septembre 1871, et comme elle le fut au commencement d’août 1914.

    Nous sommes dans la même situation. Seulement aujourd’hui, il ne s’agit plus de cette guerre criminelle et imbécile qui a dressé les uns contre les autres des millions d’hommes qui ne se connaissaient pas et n’avaient aucune raison de s’en vouloir, aucun motif de s’exterminer. Nous sommes à la veille d’une guerre intelligente, de la guerre rationaliste des esclaves contre les maîtres, des volés contre les voleurs, des opprimés contre les tyrans, des victimes contre les bourreaux.

    Voyons, maintenant, Camarades, comment vont jouer les diverses forces révolutionnaires dont j’ai parlé au cours de ma dernière conférence.

    Je ne puis évidemment ici que tracer brièvement quelques lignes, car vous vous rendez bien compte que le sujet est délicat, le terrain glissant et scabreux ; je ne peux pas dire, par conséquent tout ce que je voudrais dire, mais j’en dirai assez cependant pour que vous me compreniez.

    Les circonstances que nous espérions se sont produites, le moment est venu. Que doit faire le Parti socialiste ?

    D’abord, mettre toutes ses sections debout : les sections parisiennes, de la Banlieue, de la Province, de partout... Il faut que toutes les sections soient debout pour entretenir pendant quelques jours l’esprit de ses adhérents, pour souffler sur la cendre et raviver la flamme. Son rôle est de briser le pouvoir dirigeant, son rôle est de porter les coups les mieux assenés sur les Pouvoirs Publics, son rôle est de prendre possession, afin d’en déloger les occupants et de s’en emparer, du siège du Gouvernement, point central de réunion d’un certain nombre de forces politiques. Il doit viser à s’emparer de l’Elysée, de la Chambre des Députés qui sera dissoute, du Luxembourg où siège le Sénat qui sera également dissous, à envahir les Ministères, surtout les Ministères de l’Intérieur et de la Guerre : le Ministère de l’Intérieur parce qu’il commande toutes les forces de Police et de Gendarmerie et parce qu’il communique avec tous les Préfets et avec l’ensemble des fonctionnaires ; le Ministère de la Guerre parce qu’il a sous sa dépendance l’armée et, par conséquent toutes les forces militaires, - à se saisir de l’Hôtel de Ville, de la Préfecture de la Seine, de la Préfecture de Police, - à s’installer dans les 80 Commissariats de Paris, à prendre possession du Gouvernement Militaire et à brûler le Palais de Justice !

    L’essentiel en pareille circonstance, Camarades, c’est de déloger les occupants, de s’assurer de leur personne. Je ne dis pas de les tuer ni même de leur faire du mal ; épargnez leur vie ; il n’est pas nécessaire de leur faire du mal, ne leur en faites donc pas. Ils souffriront bien assez de sentir leur impuissance et de se voir déposséder de ce qui faisait leur bien-être ou leur orgueil... Gardez-les en otages, réduisez-les à l’impuissance, coupez les liens qui les unissent les uns aux autres, de façon à ce qu’ils restent isolés. Groupés, ils peuvent beaucoup, isolés ils ne peuvent plus rien.

    Voilà ce que doit faire et ce que fera vraisemblablement le parti socialiste, telle est sa tâche, tel est son rôle, telle est sa mission.

    Quant à la C. G. T. elle doit être debout aussi avec tous ses Syndicats. On sent venir l’orage, on se prépare, on sait qu’il va y avoir une sorte de catastrophe, on se prépare donc à tenir tête à l’orage et à faire face à la catastrophe.

    La C. G. T. installera une permanence dans ses propres locaux, de façon à devenir le centre de renseignements et de l’action, à la Bourse du Travail, à la Maison commune, à la Maison du Peuple, à la Maison des Syndiqués, partout enfin où on a coutume de réunir les syndiqués et où doivent être établies des permanences, de façon à rester en communication les uns avec les autres et se transmettre les renseignements qui peuvent être utiles à l’ensemble.

    Mais ce n’est là que le commencement de la besogne. Il faut que les travailleurs mettent la main sur ce qui doit, le lendemain de la Révolution, rester leur propriété, - notre propriété, - c’est-à-dire l’ensemble des moyens de production et des lieux dans lesquels on obtient cette production : mines, chantiers, ateliers, magasins, bureaux, chemins de fer, canaux, en un mot tout ce qui a un caractère de travail quelconque. Il faut prendre possession de tout cela, puis, en ce qui concerne la propriété, s’assurer dans les Maisons de Banque de l’encaisse métallique et la mettre à l’abri, pénétrer dans les Compagnies d’Assurances, en chasser ceux qui s’y trouvent, rendre visite aux notaires, afin de détruire les titres de propriété difficiles à reconstituer par la suite, aller au siège des Sociétés financières, industrielles, commerciales, dans les Sociétés puissantes, et ne pas oublier surtout de prendre, par l’intermédiaire des Cheminots, possession de toutes les gares de tous les réseaux.

    À l’ancien mot d’ordre, qui était le mot d’ordre de la grève générale : « Désertez les ateliers », nous croyons qu’il faudra substituer à ce moment un nouveau mot d’ordre : « Envahissez les ateliers ». Au lieu d’y faire place nette, soyez, au contraire, à l’endroit où vous avez coutume de travailler, vous vous trouverez en compagnie de ceux avec lesquels vous y peinez, avec lesquels vous échangez vos rancœurs et à qui vous confiez votre détresse et qui vous confient à leur tour leur désespoir et leur misère. Vous êtes déjà attachés les uns aux autres par des liens puissants, par des souffrances communes ; le jour où éclatera la révolte, il sera donc tout naturel qu’au lieu de déserter ces lieux où vous avez souffert, vous en preniez possession puisque vous devez y être désormais heureux.

    Les coopératives ont aussi un rôle important à jouer : elles doivent s’emparer des Grands Magasins, pénétrer dans les vastes boutiques, dans les puissantes Maisons d’Alimentation, pénétrer aux Halles (même à la Halle-aux-vins, à Bercy), dans les Marchés où se trouvent un certain nombre d’approvisionnements, s’assurer de la possession des stocks qui existent, des marchandises nécessaires, non seulement des denrées alimentaires, mais des autres telles que tissus, cuirs, etc.

    En somme, leur rôle, pendant la période révolutionnaire, sera de ravitailler, d’approvisionner, de répartir dans la population tout ce qu’on aura pu se procurer en vue de ce ravitaillement et de cet approvisionnement. Les Coopératives sont toutes désignées pour cela : c’est leur métier, et il est naturel qu’elles l’exerceront d’autant mieux qu’elles auront, ce jour-là, les mains libres ou du moins qu’elles seront assurées de les avoir.

    Quant aux Anarchistes, Camarades, voici, à mon sens, quel doit être leur rôle. Il n’est pas nettement défini, c’est vrai, car c’est d’être partout où il y a à se dépenser, partout où il y a des efforts exceptionnels à accomplir, une tâche périlleuse à assumer, partout, en un mot, où il faut des hommes énergiques et solidement trempés, capables de mourir sur place plutôt que de lâcher, c’est là que les Anarchistes doivent être !...

    Leur rôle est de donner l’exemple, de fortifier les points stratégiques quand on sent qu’ils vont faiblir, - leur rôle c’est d’être les grands animateurs du mouvement, de pousser les résultats au maximum ; leur rôle est surtout d’être dans la foule et avec la foule, de l’électriser, de la galvaniser ; leur rôle encore, c’est d’aller dans les quartiers opulents, dans les demeures confortables, et je vous garantis que, dès qu’il y aura le coup de chien, le Parc Monceau et les Champs-Élysées seront abandonnés et déserts !

    Leur rôle encore est de vider les casernes et d’ouvrir les prisons ; leur rôle est de multiplier les équipes volantes de façon à pouvoir se transporter rapidement d’un point à un autre, - et s’il le faut, on réquisitionnera les automobiles pour obtenir une rapidité plus grande. Leur rôle, c’est de se tenir à la disposition des socialistes, des syndicalistes et des coopérateurs pour les aider dans leur besogne d’épuration sociale et de destruction nécessaire.

    Évidemment, Camarades, la même besogne (car c’est surtout de Paris, vous l’avez compris, que doit partir le mouvement), la même besogne, dis-je, doit être faite en Province, principalement dans les centres importants, de manière que Paris ne se trouve pas isolé, mais qu’au contraire, il soit tenu en communication constante avec tous les autres points du territoire par le moyen des chemins de fer, des automobiles, des avions, par le télégraphe et le téléphone... Ce qu’il faut surtout, c’est qu’on veille avec soin à ce que les forces ennemies ne puissent se reconstituer nulle part.

    La lutte peut durer longtemps. Sera-ce quelques jours, quelques semaines, quelques mois, peut-être davantage ? Nous n’en savons rien... Mais la phase aiguë sera relativement courte : quand la mer est secouée par une violente tempête, elle reste encore plus moins longtemps agitée dans ses profondeurs lorsque la tempête a disparu. Quand un vaste incendie éclate on organise les secours, on se rend maître du sinistre ; le feu est circonscrit et tout danger semble avoir disparu. Et cependant, pendant plusieurs jours, le feu couve encore et voilà qu’on est obligé de faire jouer les pompes de façon à éteindre le foyer d’incendie qui menace de se rallumer.

    Il en est de même de la Révolution.

    La phase critique, la phase aiguë, la phase décisive sera relativement brève. Il faut donc que les résultats obtenus au cours de cette phase soient les résultats les plus vastes et les plus définitifs : l’issue de la Révolution, le sort de la Révolution dépendra du premier choc, de l’énergie qui sera déployée au début par les militants.

    Il y a évidemment beaucoup d’autres moyens de combattre l’adversaire. L’adversaire, je le connais, et vous le connaissez aussi. Il est courageux quand il se sent fort, quand il se sent bien appuyé par l’armée et par la Police, lorsqu’il ne risque rien et qu’il a, pour le défendre, des forces sur lesquelles il peut compter, il est courageux quand il se sent sûr de vaincre ; il est invincible quand l’émeute est localisée, il est invincible lorsque l’Humanité gronde sur un seul point, mais quand il est attaqué de partout, quand de tous côtés il se tourne et se retourne et ne voit que des adversaires, des ennemis implacables et farouches, alors il devient tout de suite tremblant, et c’est la débandade, la fuite éperdue, la débâcle...

    J’en aurais fini, Camarades, avec cette conférence sur laquelle, vous le sentez, je dois laisser volontairement quelques points dans une obscurité relative, si, avant de terminer, je ne voulais vous parler de la dictature. Je ne parlerai pas de la dictature en Russie, et cela pour deux raisons :

    La première est que je ne voudrais pour rien au monde qu’on pût supposer que mes amis et moi, quelles que soient les critiques que nous croyons devoir faire au sujet du régime soviétique, sur la République Russe, sur la dictature du parti communiste en Russie, - pour rien au monde, dis-je, nous ne voudrions pas qu’il fût permis à qui que ce soit de dire que nous n’aimons pas la Révolution Russe, que nous ne sommes pas ses défenseurs, que nous voudrions la voir écrasée et que nous nous réjouirions de sa défaite. C’est là un scrupule moral.

    Mais il y a une seconde raison : j’estime que nous ne possédons pas, sur le mouvement énorme qui depuis trois ans s’opère dans cet immense pays, des renseignements complets, assez exacts, assez précis pour qu’il nous soit permis, en connaissance de cause, et d’une façon impartiale, de se prononcer catégoriquement. Nous ne possédons pas non plus le recul nécessaire qui permet aux hommes qui vivent à une époque quelconque, à un moment donné de l’histoire, et qui se trouvent en présence d’événements importants et imprévus, de pouvoir juger ces événements avec impartialité et avec sérénité.

    Je m’abstiendrai donc, en ce qui concerne la dictature du prolétariat (ou dite du prolétariat), de toute critique touchant la dictature en Russie.

    J’ajouterai que, vraisemblablement, nous n’en aurions jamais parlé si nous n’avions pas été obligé de le faire. Nous n’en parlions pas, il y a trois, quatre, cinq ou six mois. Pourquoi les anarchistes ont-ils pris position ? Pourquoi ont-ils senti la nécessité de s’affirmer ? Parce qu’un certain nombre d’hommes ont fait autour de la dictature du prolétariat une campagne ardente, parce qu’ils ont tenté et tentent encore (ils ne dissimulent pas que telle est leur volonté d’introduire, d’incorporer à la thèse révolutionnaire, à la doctrine révolutionnaire, comme faisant partie intégrante de la révolution elle-même, la dictature du prolétariat), ils tentent, dis-je, de nous faire croire qu’une Révolution ne peut pas réussir si le Prolétariat n’a pas recours à ce moyen suprême qu’on appelle la Dictature.

    Eh bien, nous n’admettons pas cette manière de voir. Je ne parlerai même pas de la Dictature au point de vue du principe. Il me serait aisé de dire : « Les Anarchistes, par définition, sont opposés à toute dictature, d’où qu’elle vienne, au nom de qui qu’elle soit exercée et quels que soient ceux qui la détiennent. »

    On pourrait m’objecter que c’est là un fort bon principe, mais que les principes sont quelquefois obligés de s’incliner devant les nécessités du moment et devant les faits. Je me bornerai cependant à la démonstration que voici et que je vais sectionner de façon à ce qu’il vous soit plus facile de la suivre.

    On nous dit : « Nous ne tenons pas plus que vous à la dictature ; nous la considérons même plutôt comme fâcheuse. C’est une extrémité pénible, mais c’est une extrémité à laquelle il est nécessaire de recourir. Nous n’aimons pas la dictature ; s’il nous était possible de l’éviter, nous l’éviterions avec plaisir, seulement, les circonstances sont telles, la Révolution se développera au sein de tels événements, de telles circonstances, de telles conditions, qu’il faudra recourir à ce moyen pénible, fâcheux, regrettable, mais nécessaire. »

    Si j’arrive, Camarades, à prouver que ce raisonnement n’est pas juste, que la dictature n’est pas nécessaire, j’aurai du même coup répondu à ceux qui nous tiennent ce langage. Je n’en ai pas, en effet, entendu d’autre. J’affirme que je n’ai jamais entendu un socialiste, un syndicaliste ni, à plus forte raison, un anarchiste, se déclarer partisan du principe de la dictature : tous ceux avec lesquels j’ai parlé, tous ceux dont j’ai lu les écrits, affirment que c’est une nécessité fâcheuse, mais à laquelle on est dans l’obligation de recourir si on veut sauver la Révolution.

    Dictature nécessaire. Telle est la façon dont le problème doit être posé.

    Étudions-le, si vous le voulez.

    Pourquoi la dictature serait-elle nécessaire ?

    Pour quatre raisons. Si vous en connaissez une cinquième, je vous serais très obligé de me la signaler ; c’est qu’alors je l’aurais oubliée ; j’ai cependant bien examiné la question et je n’ai découvert que quatre raisons. Ces raisons, les voici :

    La première c’est qu’il faut défendre les conquêtes de la Révolution contre les entreprises de l’ennemi extérieur.

    La seconde est qu’il faut défendre les conquêtes de la Révolution contre les assauts que pourrait lui livrer à l’intérieur l’ennemi dépossédé.

    La troisième est qu’il faut, par suite de la Révolution, instaurer un régime nouveau qui demande la création d’un certain nombre d’organismes en contradiction formelle avec ceux qui existaient avant dans la vie économique, intellectuelle et morale et qu’il y a lieu d’instituer dans un pays régénéré par la Révolution. Or, la masse est absolument incapable d’instituer elle-même tout cela. Il faut donc, de toute nécessité, recourir aux techniciens, à des hommes compétents, des spécialistes, à ceux, en un mot, qui ayant l’habitude, l’expérience et des connaissances particulières, peuvent seuls édifier le nouveau régime social. A ces hommes, il faut, tout naturellement, donner le pouvoir et, avec le pouvoir, la force, qui sanctionne celui-ci. C’est ce qu’on appelle la dictature.

    Enfin, voici la quatrième raison : l’humanité a été, depuis de si longs siècles, courbée sous le joug, elle a contracté de telles habitudes de soumission, de passivité et d’asservissement, qu’elle est inapte et qu’elle le restera longtemps encore à vivre d’une vie libre.

    La liberté qui serait brusquement octroyée à l’humanité serait un instrument nouveau dont elle ne saurait pas se servir.

    Telles sont, Camarades, les quatre raisons, ou plutôt quatre raisons sur lesquelles s’appuient les partisans de la dictature pour montrer que celle-ci est nécessaire.

    Je vous répète que je n’en connais pas une cinquième ; je ne connais que ces quatre raisons que je résume :

    1° Lutte contre l’ennemi de l’extérieur ;

    2° Lutte contre l’ennemi de l’intérieur ;

    3° Nécessité d’une vie nouvelle (production, consommation, transports, etc...) ;

    4° Inaptitude des masses à vivre librement.

    Je vais examiner aussi rapidement que possible chacune de ces quatre raisons.

    1. - Sur quoi s’appuie-t-on pour prétendre qu’une Révolution triomphante sera immédiatement en butte aux attaques de l’extérieur ? Vous reconnaîtrez avec moi, Camarades, qu’ici la raison se trouve d’accord avec les faits. Bien avant que la Russie ait fait sa Révolution et que celle-ci ait suscité toutes les attaques que nous connaissons de la part des puissances extérieures, tous ceux qui avaient étudié tant soit peu et de près le mouvement Révolutionnaire s’étaient dit : si la Révolution éclate dans un seul pays, il est bien évident que les gouvernements capitalistes de tous les autres pays donneront assaut à cette Révolution naissante, de façon à l’étouffer pour que son exemple ne soit pas suivi.

    Les événements sont venus confirmer cette manière de voir. Est-ce à dire pour cela que, si nous faisions nous-mêmes notre Révolution, nous nous trouverions en face des mêmes dangers ? Ne sentez-vous pas, Camarades, que la situation ne serait pas la même, qu’elle serait bien différente ?

    Alors je me dis : quand nous ferons notre Révolution (ce sera peut-être dans six mois, mais peut-être aussi dans dix ans l), nous aurons d’abord pour nous appuyer la Russie Révolutionnaire ; nous sommes sûrs de ne pas l’avoir contre nous, mais, au contraire, pour nous [1] C’est déjà un appoint important. Il est vraisemblable que nous aurons également, que nous pourrons nous appuyer à ce moment-là sur les mouvements révolutionnaires qui se seront produits en Europe occidentale et méridionale : principalement en Italie et en Espagne. Je me demande, par conséquent, quelles sont les puissances qui seraient tentées de s’abattre sur nous afin d’étouffer chez nous la Révolution nouvelle ? La situation qui existe aujourd’hui par rapport à la Russie n’est pas celle qui sera la nôtre au lendemain d’une Révolution. En outre, si nous tenons compte du temps durant lequel nous allons encore vivre sous le joug avant de secouer ce joug et de nous libérer, il nous est permis de supposer que les autres pays ne resteront pas en arrière, mais qu’un certain nombre d’entre eux, même s’ils n’ont pas accompli leur Révolution, donneront assez de fil à retordre à leurs propres gouvernements pour que, si nous nous sentions menacés, ces gouvernements soient obligés de consacrer toutes leurs forces à leur propre défense.

    Cependant, cette simple observation faite, il me plaît - de façon à prendre la raison qui nous est opposée dans son ensemble - il me plaît d’admettre que la chose est possible, et qu’en effet, nous puissions, telle la Russie et après elle, avoir à défendre la Révolution que nous aurons accomplie contre les assauts que pourraient tenter de nous livrer les forces extérieures.

    Alors, voici ce que je dis : de deux choses l’une : ou bien nous aurons une armée avant l’attaque, ou bien, subissant une agression, nous improviserons la défense.

    Persuadés que l’ennemi de l’extérieur fondra sur nous, nous croirons nécessaire de prendre nos précautions ; nous n’attendrons pas l’attaque pour constituer une armée, nous tiendrons celle-ci toute prête, nous l’aurons d’avance et, si nous l’avons d’avance, ce sera une armée ayant un caractère régulier, ce sera une armée permanente, prête à la bataille immédiate, une armée nombreuse dont l’entretien constituera à la charge de la nation des dépenses très lourdes, ayant des cadres d’officiers dont le métier sera la guerre... Et ce sera alors une partie de notre production consacrée à des œuvres de mort au moment où nous aurons tant de peine à suffire aux exigences des œuvres de vie !

    Ce sera, en un mot, le militarisme conservé.

    Avouez que l’existence de cette armée ayant un caractère régulier, des cadres dont le budget régulièrement inscrit au budget de la nation, s’harmoniserait mal avec le nouveau régime.

    Si, au contraire, nous attendons une agression, alors c’est une armée qu’il faut improviser ; elle n’existait pas hier, puisque nous n’étions pas attaqués et que nous étions tranquilles ; nous ne pensions pas à faire la guerre, puisque nous voulions vivre en paix avec tout le monde. Mais nous sommes attaqués et, comme nous voulons défendre notre Révolution, comme il ne s’agit plus de défendre un terrain désigné, des immeubles, des propriétés, des fortunes, appartenant aux uns ou autres, mais bien de défendre à la fois, notre propriété, c’est-à-dire nos biens, nos personnes, notre indépendance, comme cette fois-ci il ne s’agit plus de défendre une patrie qui n’est pas la nôtre, mais notre patrie incontestable, alors nous ne nous laisserons pas faire... Il nous faut donc une armée improvisée.

    Comment cette armée sera-t-elle équipée ? Comment sera-t-elle outillée et armée ?

    Eh bien, mais, quand la Révolution a été accomplie, comment étions-nous organisés ? N’avons-nous pas pris des armes et de la poudre un peu partout dans les dépôts de munitions et dans les poudrières ? Est-ce que dans un pays formidablement armé comme la France et qui est prêt à entrer peut-être demain dans une nouvelle guerre, est-ce qu’il n’existe pas un outillage militaire formidable ? Eh bien, ne pouvons-nous pas le conserver pendant quelque temps - deux ou trois ans, par exemple, - jusqu’à ce qu’on se soit assuré que l’ennemi de l’extérieur est ou n’est pas décidé à nous attaquer ? Pour ma part, je n’y vois pas d’inconvénient. Toutes ces munitions et tous ces armements, on n’aura pas à les fabriquer, c’est l’essentiel et, si l’on n’a pas à s’en servir, on les détruira quand le moment en sera venu. Avec ce fer désormais inutile, on fabriquera des socs de charrue. Si, au contraire, on en a besoin, on s’en servira et on lèvera des armées, comme en 1789 et en 1792, une armée de volontaires s’est levée spontanément à la proclamation de la Patrie en danger. Croyez-vous que ceux qui auront fait la Révolution, que ces hommes qui, pour conquérir leur droit à la vie, qui pour devenir des hommes libres, pour travailler pour leur propre compte, croyez-vous que ces hommes ne feront pas de magnifiques soldats de la liberté ?

    Par conséquent, je ne vois pas du tout en quoi la dictature s’imposerait en ce qui concerne l’ennemi extérieur. La nation peut se constituer rapidement des armées de défense, armées destinées à repousser simplement l’attaque et n’ayant pas d’autre rôle, elles se constitueront par l’effet des événements, elles seront rendues nécessaires pour la défense de la patrie nouvelle, c’est-à-dire de la patrie révolutionnaire.

    2. - Quel sera l’ennemi de l’intérieur ? Je vous avoue que tout à fait puérile me paraît la raison invoquée en l’espèce.

    Quand, par la Révolution, vous aurez dépossédé l’ennemi de l’intérieur, quand vous l’aurez réduit à l’impuissance, quand vous l’aurez désarmé, quand il n’aura plus ni pouvoir, ni argent, ni presse, ni écoles, ni usines, ni banques... quand il n’aura plus rien, il sera donc complètement annihilé cet ennemi ! Et vous craignez de sa part un retour offensif ?

    Lorsqu’il était puissant et armé jusqu’aux dents ayant à sa disposition des soldats, une gendarmerie, une police, des tribunaux, des prisons et une guillotine, vous l’avez abattu, désarmé, terrassé, et vous en auriez peur maintenant qu’il n’est plus à craindre. Voyons !

    Car il ne peut plus rien...

    Si, si, il peut ! Et c’est précisément sur ce point que j’attire votre attention :

    Il peut être encore redoutable cet ennemi, bien que terrassé. On peut avoir à craindre de sa part un retour offensif, sérieux, décisif... Savez-vous dans quel cas ? Dans un seul. Et je vous mets au défi d’en trouver deux ! Dans le seul cas que voici :

    Si, en période révolutionnaire, si après la Révolution, vous laissez debout ce qui fait la force aujourd’hui de la bourgeoisie : son État, ses lois, ses gendarmes, ses prisons, ses armes, sa magistrature, en un mot toutes ses armes de répression, de sauvagerie, de brutalité et de violence sur lesquelles elle trouve à appuyer toute sa domination (car vous savez aussi bien que moi que le monde bourgeois ne domine pas par la raison, mais par la violence et par la force), si vous laissez debout tout cela, oui, c’est un ennemi redoutable, parce qu’il se peut que, par des manœuvres quelconques, il réussisse à s’emparer de nouveau de l’État. Il prendra sans doute des voies détournées pour mieux vous tromper, il revêtira même à l’occasion le masque révolutionnaire ; il se glissera dans vos rangs, puis, un beau jour, vous vous apercevrez que vous avez nourri dans votre sein une couleuvre, et il n’y en aura pas qu’une... mais peut-être dix, peut-être cent ! Et, à un moment donné, ces hommes qui n’auront qu’à tendre la main pour redevenir ce qu’ils étaient la veille, qui n’auront pas besoin d’instituer une nouvelle police, une nouvelle gendarmerie, une nouvelle armée, de nouvelles prisons, un nouveau gouvernement, qui n’auront pas besoin, par conséquent, de ressusciter l’État parce que vous aurez commis la faute de ne pas le démolir, ces hommes pourront devenir un danger.

    Mais, si vous écoutez les anarchistes, c’est-à-dire si vous brisez, entre les mains de la classe bourgeoise ou de tous ceux qui tenteraient de prendre sa succession ce qui faisait sa force, si vous brisez l’État, si les prisons sont ouvertes, les casernes abandonnées, s’il n’existe plus ni armée, ni magistrature, ni police, ni parlement, - si, en même temps il ne reste plus rien des institutions dont nous souffrons et que nous voulons abolir, alors le danger a disparu.

    En un mot, la bourgeoisie est installée dans une citadelle. Vous voulez l’en déloger. Bravo ! Vous avez raison : délogeons la bourgeoisie de sa citadelle ! Mais anéantissons cette citadelle. Ne commettons pas la faute de nous y installer à sa place ; parce qu’alors, la citadelle restant debout, elle pourra peut-être tenter de la reprendre sur nous...

    Mais, le jour où il n’y aura plus de citadelle, elle n’appartiendra à personne ! Personne, dès lors, ne pourra en profiter !

    Si tous les travailleurs, tous ceux qu’on appelle la masse ont pris possession de toutes les fortunes, de toutes les propriétés, de tout le capital, de toute la production, s’ils ont détruit tout ce qui était nuisible, il n’y a pas de force au monde qui puisse les déposséder. Le bienfait de la Révolution, bienfait immédiat et tangible, sera mis alors à la disposition de la masse, elle saura le garder et le défendre contre les deux ennemis extérieur et intérieur.

    3, - La troisième raison pour laquelle, dit-on, la dictature est indispensable est qu’il faudra sur les ruines du monde capitaliste édifier un monde nouveau. Plus d’exploitation de l’homme par l’homme ! Le travail étant entièrement libéré, les ouvriers s’entendront pour produire dans les conditions les meilleures, répartir cette production de la façon la plus équitable et la transporter par les voies les plus rapides et les plus sûres. Seulement, vous pensez bien que pour faire marcher cette machine formidable, il faut, nous dit-on, des hommes compétents, il faut des techniciens, des spécialistes, des hommes possédant les aptitudes, les connaissances et l’expérience nécessaires, sinon ce sera le gâchis, le désordre et le gaspillage.

    Cette troisième raison, Camarades, est très sérieuse. Le problème est important, il est même fort grave. L’humanité ne vit pas sur des ruines et, dès lors, il est évident qu’après avoir tout démoli, il faille reconstruire sur un plan nouveau, avec des matériaux nouveaux et dans des conditions nouvelles. Et pour cela, il faudra bien, en effet, recourir aux compétences, aux connaissances, aux lumières de spécialistes et de techniciens.

    Mais croyez-vous pour cela qu’il sera indispensable d’établir en leur faveur une sorte de dictature, qui serait la dictature de l’intelligence, de la compétence, de la technicité et du spécialisme ? Je ne le crois pas, et voici quel est mon raisonnement :

    D’où sortiront ces hommes que vous placerez à la tête des affaires ? Si vous estimez qu’il leur faut un pouvoir spécial pour mettre l’ordre dans le chaos et pour déployer dans les diverses fonctions qui leur seront attribuées des qualités spéciales dont ils sont seuls capables, veuillez me dire, je vous prie, où vous les prendrez, ces hommes. D’où sortiront-ils ? On bien vous les prendrez hors de la masse, ou bien vous les prendrez dans la masse. C’est l’un ou l’autre.

    Si vous les prenez hors de la masse et si, surtout, ils s’attribuent à eux-mêmes la force ; s’ils déclarent que, seuls, ils ont la compétence, la connaissance, la clairvoyance, l’expérience et l’intelligence nécessaires pour conduire la barque, qui verrons-nous exercer une telle dictature ?

    Nous y verrons quelques individus représentant ou un parti, ou une classe, et comme précisément ces techniciens, ces spécialistes n’auront pas été choisis par la masse, désignés par celle-ci, extraits pour ainsi dire de son sein, comme ils n’appartiendront pas à cette masse et qu’ils seront pris hors d’elle, nous y trouverons simplement des journalistes, des avocats, des hommes politiques et... des communistes éprouvés.

    Croyez-vous réellement que ces gens soient qualifiés pour instaurer un monde nouveau sur les ruines que la Révolution aura accumulées ?

    Des communistes éprouvés !..., Je cherche à bien comprendre ce que cela veut dire et quels sont ces hommes qu’on qualifie en France de communistes éprouvés. Vous savez que j’ai horreur des personnalités ; je n’en ferai donc pas. Je ne cite jamais aucun nom. Vous pouvez appliquer à des noms particuliers mes théories générales, je ne vous le défends pas ; quant à moi, je ne cite pas de nom, je ne fais pas de personnalités.

    Quels sont donc ces communistes éprouvés qui, si la Révolution éclatait demain en France, se flattent de pouvoir exercer la dictature ? Quelques vieux politiciens, routiers parlementaires, quelques malins du Palais Bourbon, quelques hommes qui depuis un certain nombre d’années sont à la tête du parti socialiste où ils jouent un rôle important. Je me garderai bien de dire qu’ils n’ont pas quelque valeur. Je rends, au contraire, hommage à leur talent et je veux même (si cela vous fait plaisir, je n’y vois pas d’inconvénient) rendre hommage à leur sincérité et à leur désintéressement. Je ne les soupçonne pas le moins du monde, quoique l’intérêt soit un mauvais conseiller. Mais leur passé les désigne-t-il pour des fonctions de cette nature ? Ont-ils donné de leur compétence, de leur clairvoyance, des preuves irrécusables ? Peut-on réellement avoir confiance en eux ?

    Poser la question, comme dit l’autre, c’est la résoudre. Vous savez aussi bien que moi que la plupart de ces hommes qui sont aujourd’hui contre la guerre parce que nous sommes en paix, étaient contre la paix quand nous étions en guerre !

    Sont-ils bien qualifiés pour être nos directeurs de conscience ? Serait-il prudent de leur confier la moindre parcelle d’autorité ? Serait-il sage de leur donner la direction de nos affaires ? Je vous le demande. Vous y répondrez comme bon vous semblera. Pour moi, j’avoue constater qu’ils sont peu qualifiés pour exercer une telle dictature, soit au point de vue technique, soit au point de vue de la compétence comme spécialistes. Ce sont des hommes très intelligents, c’est possible, pleins de bonne volonté, je le crois, - animés des intentions les meilleures, je vous le concède, - mais pas qualifiés pour un sou pour prendre en mains la direction des affaires.

    Les autres sont très jeunes, et j’envie leur jeunesse. Mais ont-ils réellement la compétence qu’ils prétendent avoir ? Possèdent-ils ces connaissances qui sont indispensables pour l’exercice des fonctions qui leur semblent réservées pour l’avenir ? J’en doute fort.

    Bref, je conclus que ce n’est pas hors de la masse qu’il faudra choisir ces techniciens, ces spécialistes, ces hommes d’une compétence reconnue, d’une clairvoyance remarquable, d’une expérience certaine. Où faudra-t-il donc les prendre ? Si ce n’est pas hors de la masse, ce sera dans la masse.

    Mais dans quelle masse ? Évidemment dans la masse des travailleurs, puisqu’il s’agirait d’organiser la production, puisqu’il s’agirait d’organiser la vie économique. Il faudra donc évidemment prendre des travailleurs, Est-ce que la classe ouvrière ne posséderait ni techniciens, ni spécialistes ni hommes compétents ? Je suis au contraire bien convaincu qu’elle en possède, et qu’elle possède même les plus qualifiés. Et au lendemain de la Révolution, les hommes dont les compétences seraient utiles au fonctionnement du nouveau régime, les hommes dont les connaissances seraient nécessaires, dont les lumières pourraient projeter des clartés fécondes sur les problèmes les plus obscurs, ces hommes devront avoir leur emploi dans le monde dirigeant et se mettre à la disposition du peuple.

    Est-ce que la C.G.T., avec tous ses syndicats, ne doit pas rester, de par sa mission, maîtresse du travail ? N’est-ce pas elle qui, avec ses propres ressources, avec ses propres moyens, devra instaurer le régime nouveau ? Est-ce que ce n’est pas elle qui devra assurer, au lendemain de la Révolution, la vie économique ?

    Et quant à la pratique, cela me paraît bien simple :

    Organisation locale, d’abord. On se connaît dans les ateliers, dans les usines, sur les chantiers, dans les administrations et les bureaux. On travaille ensemble et on sait très bien quel est celui qui est bête et quel est celui qui est intelligent ; on sait, mieux que n’importe qui, quel est celui qui possède une véritable valeur technique parmi ceux avec lesquels on travaille. Eh bien, ces ateliers, ces chantiers, ces bureaux, désigneront simplement les meilleurs d’entre eux pour former une sorte de Conseil local. Tous ceux qui posséderont soit la compétence, soit l’expérience, soit les lumières dont je viens de parler, seront attachés plus spécialement à tel ou tel service, à telle ou telle mission : celui-ci à l’enseignement, celui-là à l’hygiène, un troisième à la voirie, un autre à l’habitation, etc..., de façon que tous les services puissent être représentés par des hommes compétents, par des techniciens et des spécialistes.

    Rien ne sera plus facile, au sein de ces Conseils, que de mettre à l’étude toutes les questions qui intéressent la population, car ces hommes ayant l’avantage de vivre au milieu de ces populations, connaîtraient leurs besoins, leurs aspirations, leurs usages, seraient au courant des richesses du pays et seraient capables de se prononcer sur la solution à apporter à tous les problèmes qui se posent dans la vie quotidienne.

    Évidemment, les Communes ne peuvent pas rester isolées. Par conséquent, au sein de ces Conseils communaux, on élira des délégués qui iront siéger aux Conseil régionaux, et ces Conseils régionaux enverront eux-mêmes des délégués aux Conseils nationaux.

    Les Conseils nationaux auraient à s’occuper des choses qui intéressent la population d’une nation entière, et ils désigneraient des délégués qui représenteraient cette nation dans l’ensemble de toutes les autres nations, c’est-à-dire dans le Comité international.

    Remarquez bien qu’il n’y aurait pas de dictature. D’abord parce que le pouvoir viendra d’en bas. La désignation des différents délégués dont je viens de parler s’opérera par le jeu naturel du fédéralisme ; en second lieu, parce que chaque délégué aura un mandat précis, limité, parce qu’il ne sera armé d’aucun pouvoir effectif.

    4. - J’arrive à la quatrième raison sur laquelle on base la nécessité de la dictature du prolétariat. Cette quatrième raison paraît peut-être la plus sérieuse, c’est en tout cas celle qui conviendra d’examiner le plus soigneusement :

    On m’a dit, et on dit encore : « Si vous octroyez la liberté du soir au lendemain à cette humanité qui a été jusqu’à ce jour courbée sous tous les jougs, vouée à toutes les exploitations, soumise à toutes les obéissances, ce sera le chaos, le désordre. Les hommes ne seront pas aptes, ne seront pas prêts à vivre une vie libre. Il leur faut encore - et peut-être pendant longtemps - supporter des chaînes, car, en raison même des habitudes de passivité depuis si longtemps acquises, ils sont inaptes à la pratique d’une liberté brusquement accordée. »

    Je vous le concède. Je dis comme vous. C’estvrai. Je reconnais que depuis si longtemps les échines sont courbées, que l’homme apparaît plutôt comme un animal à quatre pattes, que comme un animal à deux jambes et à deux bras ! Vous avez raison. Je reconnais avec vous que la pratique de la liberté sera peut-être difficile, présentera quelques dangers. Eh bien, Camarades, en l’espèce, nous nous trouvons en présence de deux méthodes opposées entre lesquelles il est nécessaire de choisir. Ces deux méthodes sont les suivantes :

    La première consiste à maintenir l’autorité, à prolonger l’obéissance et l’asservissement de la multitude et à l’accabler de chaînes plus lourdes pour lui « apprendre » à être libre.

    Au lieu d’abandonner la voie de la soumission pour marcher sur le terrain de la liberté, cette méthode préconise de continuer à suivre la voie de la soumission en se gardant bien de celle de la Liberté. Elle consiste donc, en somme, non pas à briser le joug qui pèse sur l’Humanité, mais au contraire à le maintenir en disant aux hommes que c’est pour les habituer à s’y soustraire, - elle consiste à apprendre la Liberté par l’Autorité, c’est-à-dire par le contraire.

    Passons à la seconde méthode. Elle consiste à dire qu’il n’y a qu’une seule façon d’apprendre la Liberté, c’est d’être libre. La Liberté est comme tout le reste, elle s’apprend. Il y a un apprentissage à faire. La Liberté est un outil redoutable ; c’est une arme à deux tranchants ; on peut, comme avec un couteau, s’en servir utilement, mais aussi on peut se blesser et blesser les autres. Eh bien, le seul moyen de faire un apprentissage, c’est d’entrer à l’atelier ; le seul moyen d’apprendre à se servir de cette arme redoutable qu’on appelle la liberté, c’est de manier cet outil.

    J’ai connu il y a une cinquantaine d’années (et peut-être même davantage !) un camarade de collège qui ne prenait jamais part à nos jeux ni à nos ébats, lorsque nous allions à la baignade et, quand on lui demandait pourquoi il ne venait pas avec nous, il répondait : « Je n’ose pas. Maman m’a interdit de me baigner tant que je ne saurai pas nager. »

    Eh bien, de même qu’on apprend à nager en se jetant à l’eau, à marcher en quittant le berceau et en marchant, dut-on ramasser de temps en temps quelques pelles, - de même on apprend à se servir de la Liberté en la pratiquant.

    Il y aura, sans doute, au début et peut-être même pendant un temps assez long qui pourra durer plusieurs générations et jusqu’à ce que les hommes, plus conscients et plus éclairés, vivant dans un autre milieu, se soient accoutumés à se servir de cette arme redoutable qu’on appelle la Liberté, - il y aura, dis- je pendant un certain temps, des désordres, des pillages, peut-être des crimes ; il y aura des paresseux qui ne viendront pas travailler, sous prétexte qu’ils seront libres de le faire ou non. Mais, quelles que soient les conséquences de ce régime de Liberté, elles seront encore bien moins redoutables que les conséquences de l’autre méthode, puisque, petit à petit le mal disparaîtra, petit à petit, l’apprentissage se fera, peu à peu l’Humanité s’élèvera jusqu’à la hauteur de sa responsabilité de ses droits et de ses devoirs. Il en résultera évidemment une Humanité libre, bien plus consciente, bien plus noble que celle qui serait maintenue dans la légalité et la soumission par la violence et par la contrainte.

    Un dernier mot, Camarades, et j’aurai fini.

    Pour nous rassurer, les partisans de la Dictature ont soin de nous affirmer que le régime de la Dictature a, dans leur esprit, un caractère essentiellement éphémère et passager, que ce n’est là qu’une phase provisoire, une sorte de système transitoire.

    D’abord je prends acte de cette déclaration et de cette promesse. J’en prends acte parce que cela prouve que, même dans l’esprit de ceux qui ne pensent pas comme nous et qui sont partisans de la Dictature du Prolétariat, cette dictature est, en quelque sorte, condamnée. En effet, s’ils la croyaient bonne, ils ne diraient pas qu’ils en désirent la disparition. S’ils pensaient que c’est un régime applicable à l’Humanité, et qu’il doit l’être pendant longtemps, que c’est le seul régime qui s’accorde avec la raison et avec la justice, ils voudraient évidemment, au lieu de consentir à sa disparition, en prolonger l’existence le plus longtemps possible et seraient disposés à le défendre résolument s’il était attaqué.

    S’ils disent, au contraire, que ce ne sera que pour très peu de temps, s’ils vous disent : « Nous ferons une toute petite Dictature, pas plus grande que ça, qui ne durera pas. Aussitôt qu’on pourra y renoncer, on y renoncera, parce que nous savons que c’est mal ; mais c’est un mal auquel nous sommes condamnés par la nécessité ; aussitôt qu’on pourra s’en délivrer, on ne manquera pas de le faire. »

    Encore une fois, je prends acte de ces déclarations, de ces promesses, de ces engagements. Mais je dis que, puisqu’il n’est pas nécessaire - et je crois l’avoir démontré - de recourir à la dictature, notre premier devoir est de n’en pas faire l’essai, même pour peu de temps, même pas pour six mois, même pas pour trois mois, même pas pour huit jours... Il faut à tout prix l’éviter, et le meilleur, le seul moyen d’éviter la dictature, c’est de la combattre, de la discréditer par avance et de le faire tout de suite. Si, par hasard, nous sommes obligés de la subir - c’est possible : tout est possible, - nous ne serons peut-être pas les plus forts ; il est possible que les Anarchistes ne soient pas à la hauteur de leur tâche, qu’ils ne soient pas assez nombreux ou qu’ils soient écrasés par la force militaire au service de la Dictature ; il se peut donc que nous soyons obligés de la subir. Nous subissons bien la dictature bourgeoise, est-ce à dire que nous en sommes partisans ? Nous la subissons parce qu’actuellement nous ne pouvons pas faire autrement : nous la subissons avec un ardent désir de la combattre énergiquement. Mais si, au contraire, nous pouvons éviter la dictature, avouez que nous aurions bien tort de ne pas la combattre dès aujourd’hui, parce que nous affaiblissons par avance son crédit, nous envahissons par avance son terrain et nous la réduisons ainsi au maximum. Car vous pensez bien que les dictateurs n’y renonceront pas d’eux-mêmes. Croyez-moi, l’Histoire est là pour nous dire que jamais des dictateurs ne trouveront le moment venu d’abandonner la Dictature. La place est toujours bonne. Il n’y a pas d’exemple d’individus qui, pouvant arriver au pouvoir ou même à être investis d’une autorité purement morale, aient volontairement et sans y être obligés, renoncé à ce pouvoir uniquement parce qu’ils en avaient pris l’engagement, ou encore parce qu’ils croyaient que le moment était venu d’y renoncer.

    Je conclus donc que la Dictature serait pour nous comme une sorte de confiscation prématurée de la Révolution. Nous estimons qu’elle n’est pas indispensable et que, par conséquent, elle est à combattre. Notre attitude est, comme toujours, claire, logique, elle est la même que celle que nous avons prise et que, demain encore, nous prendrions s’il le fallait, contre la Guerre.

    Il faut que le Peuple récolte lui-même la moisson qu’il a préparée. Nous ne voulons pas que la Guerre Sociale future soit comme l’autre guerre : nous ne voulons pas qu’elle fasse à la fois des victimes et des profiteurs !

    Si nous sommes vaincus, nous en serons tous les victimes. Mais, si nous sommes vainqueurs, tous nous bénéficierons de la Victoire !


    La Véritable Rédemption



    CAMARADES,

    Me voici parvenu au point culminant de mon exposé.

    La révolution sociale est faite. Du moins nous le supposons. Le vieux monde d’iniquités, de misère, de servitude, d’ignorance et de haine a succombé sous le poids de ses erreurs, de ses fautes et de ses crimes. Un vent de révolte a soufflé furieusement et, puissant, irrésistible, il a balayé la corruption sociale.

    Les perversités engendrées par des siècles de servitude n’ont pas totalement disparu. Depuis si longtemps elles ont jeté dans l’âme humaine des racines si profondes qu’un bouleversement de courte durée n’a pas suffi à les balayer toutes. Cependant l’air s’est assaini, et les deux foyers de putréfaction - l’État, le Capital, - ayant été atteints, peu à peu la purification se fait. Elle est en bonne voie. Ce n’est qu’une question de temps.

    Sol, sous-sol, instruments de travail, moyens de production, de transport et d’échange, le capital dans toutes ses manifestations, la richesse sous toutes ses formes ont enfin fait retour à ceux qui ayant tout créé auraient dû de tout temps tout posséder. L’État, l’armée, la magistrature, la bureaucratie, l’administration bourgeoise, plus rien ne reste de ces institutions qui, depuis des siècles, ont meurtri et accablé l’humanité.

    La vieille formule : Tout appartient à quelques-uns a fait place à la formule des temps nouveaux : « Tout appartient à tous ». Et la devise autoritaire des siècles passés : « Quelques-uns commandent, tous obéissent », a été remplacée par cette formule nouvelle : « Personne ne commande, personne n’obéit et tous s’inclinent devant l’autorité impersonnelle de la raison ». Tous participent et communient dans le souci ardent du bien public.

    Sous la poussée persistante des propagateurs, des novateurs, des pionniers, des porteurs de flambeau, des annonciateurs de vérité sociale, les esprits se sont peu à peu imprégnés d’idées nouvelles, les cœurs se sont ouverts à des sentiments fraternels, les volontés se sont armées en vue de fins nouvelles et irrésistibles de l’avenir. L’apostolat des propagandistes, poursuivis souvent au risque de leur liberté et parfois même au prix de leur existence, a enfin porté ses fruits. Dans un mois tout a changé. La révolution a passé partout. Elle a brisé les portes sur l’avenir et, confiante en elle-même, maîtresse de ses destinées, l’humanité marche d’un pas rapide et sûr vers sa rédemption véritable.

    Elle n’escompte plus le salut qui pourrait lui venir d’en haut. Elle sait qu’il ne peut lui venir que d’elle-même. Elle a compris le néant des devises nuageuses : Liberté, Égalité, Fraternité. Sa devise est : « Ni Dieu ni Maître ». Tel est l’idéal enfin réalisé.

    Il est indispensable, Camarades, que ceux qui m’écoutent ce soir se pénètrent de cette idée que la rédemption, rêve créé par la fécondité de notre imagination et l’ardeur de notre désir, est enfin devenue une réalité, bienfaisante et féconde. Il faut que chacun de vous fasse l’effort nécessaire pour que, d’un coup d’aile puissant, il s’élève avec moi jusqu’aux hauteurs sur lesquelles nous allons planer durant quelques quarts d’heure et vers lesquelles je tenterai de vous emporter avec moi. Si vous n’étiez pas capables de faire cet effort, si vous persistiez à rester dans les bas-fonds où règne la cupidité capitaliste, ou sévit le despotisme de l’État, il vous serait impossible de considérer comme sérieuses, comme admissibles, comme probables, et encore moins comme certaines, les données sur lesquelles je vais jeter les bases de cette cité merveilleuse du travail, du bien-être, de l’harmonie, du savoir et de la beauté que je vais essayer de tracer ce soir devant vous.

    Ne croyez pas, Camarades, que, pour l’édification de cette société, j’aurai recours à des matériaux sortant de mon imagination. Et ne croyez pas que dans cette société sont appelés à vivre des êtres imaginaires. De siècle en siècle, elle est devenue un séjour de plus en plus abordable, d’entretien relativement facile, avec des améliorations et des perfectionnements incessants. Et il est possible de la transformer, avec le concours des personnes de volonté libre, en une sorte d’Eden, en un séjour agréable, simple et joyeux. Si ce séjour ne s’est pas graduellement embelli jusqu’à notre époque, c’est parce que les capitalistes et les gouvernants ont usurpé le patrimoine commun dont l’humanité s’est trouvée dépossédée.

    Il est bien entendu que la révolution a eu pour résultat et pour objet de faire rendre gorge aux spoliateurs, que toutes les richesses entassées, accumulées dans la lenteur des siècles, usurpées depuis si longtemps, sont devenues propriété commune et inaliénable.

    C’est avec ces matériaux que nous allons bâtir. Quant aux individus qui habiteront la cité, je les prendrai tels qu’ils sont, avec leurs vices et leurs vertus, avec leur grandeur et leur mesquinerie, leur sublimité et leur misère. Seulement, nous les supposerons travaillant dans un milieu transformé où ils naîtront, grandiront, produiront, consommeront, c’est-à-dire vivront dans des conditions entièrement nouvelles, dans un milieu entièrement nouveau.

    C’est ainsi, Camarades, que le plan de la cité future, dont je vais tracer devant vous les lignes essentielles, s’inspirera des réalités, reposera sur celles-ci et s’inspirera aussi des transformations auxquelles la révolution accomplie donnera l’essor.

    Nous voici à pied d’œuvre. Plus de poésie, plus de fleurs de rhétorique, plus de littérature. Je m’efforcerai d’être simple, précis et, si je le puis, lumineux.

    Nous voulons construire. Procédons à la façon d’un bon architecte sérieux, consciencieux, connaissant à fond son métier. Que fait-il ? Tout d’abord, surtout quand il se propose de bâtir non pas une baraque, mais au contraire un bâtiment vaste, majestueux, solide, un palais, il commence par sonder le sol pour s’assurer de sa solidité. Il pratique des fouilles, il multiplie les investigations, il veut connaître la nature du terrain sur lequel il va édifier. Et ce n’est que lorsqu’il a la certitude, grâce à ce travail de préparation, à ces sondages, à ces investigations, à ces fouilles, que le sol sur lequel il va bâtir est sûr et résistant qu’il commence à édifier.

    Il prend les matériaux à sa disposition, les place selon un plan, et ce plan doit s’adapter à l’affectation de l’édifice.

    Voilà la bonne méthode, la méthode d’ordre, de logique, d’un architecte sérieux, consciencieux, et qui connaît son métier.

    Cette méthode sera la nôtre. Il nous faut, avant tout, sonder le sol. Le terrain sur lequel doit reposer l’édifice social, c’est l’individu. L’erreur fondamentale - je dis fondamentale parce qu’elle l’emporte sur toutes les autres- c’est de déprécier la valeur de l’individu, pis encore de la méconnaître.

    La société n’est, vous le comprenez, que le total des unités composantes qui forment ce total. C’est cette méconnaissance, cette violation des droits, des aspirations, des besoins des individus qui devient la source de toutes les souffrances, la cause de toutes les révoltes en même temps que du désordre social lui-même. Notre premier devoir est donc d’éviter cette erreur.

    L’individu, c’est le sol sur lequel nous allons bâtir, en même temps qu’il est l’habitant destiné à être logé dans l’édifice. Il est donc nécessaire de sonder ce sol : l’individu. Fouiller l’individu, c’est faire œuvre de psychologie.

    Faisons donc ce travail psychologique d’abord. L’homme du vingtième siècle présente à l’œil de l’observateur impartial et attentif quatre caractères, quatre besoins, quatre tendances, communs à tous les échantillons de l’espèce : tendance à la liberté, tendance à l’activité, tendance à la sociabilité, tendance à l’adaptation au milieu.

    Chacune de ces tendances existe à des degrés différents chez les individus. Selon les temps, selon les peuples et selon les climats le pourcentage n’est pas le même, mais chez tous on rencontre, dans des proportions variables, mais d’une façon certaine, ces quatre besoins, ces quatre tendances : liberté, activité, sociabilité, adaptation au milieu.

    L’individu qui ferait exception serait en quelque sorte un phénomène, que dis-je, un monstre !

    Il nous faut, Camarades, dire un mot de chacune de ces tendances. Vous en comprendrez tout à l’heure l’importance capitale.

    Première tendance : tendance à la liberté.

    Il pourrait paraître inutile de développer ce point. Chacun de nous comprend, en effet, que la liberté est un bien tellement précieux que, sans celui-là, les autres ne sont pour ainsi dire rien. Mais le terme de liberté a été si galvaudé, on en a tellement usé et abusé, qu’il me paraît indispensable d’insister quelque peu.

    Que faut-il entendre par tendance à la liberté ?

    Cette tendance se confond, selon moi, avec la tendance au bonheur. Je définis les deux termes : bonheur et liberté de la même manière, et, lorsque deux mots se définissent de la même façon, c’est le cas ou jamais de dire qu’ils sont synonymes. Tous nos actes, tous nos mouvements, tous nos gestes sont inspirés, dirigés, commandés, d’abord, par la recherche du plaisir, par la fuite de la souffrance ensuite. Entre deux plaisirs, deux satisfactions, deux joies, deux bonheurs, nous allons instinctivement vers celui qui nous attire avec le plus de force et, de deux souffrances, de deux douleurs, de deux sensations désagréables, nous évitons celle qui nous paraît la plus cruelle. C’est là une des lois de la nature, c’est la règle, c’est un fait indéniable, et, s’il y a, de temps en temps, un fait qui, par hasard, semble en désaccord avec cette règle, il n’y a là qu’une apparence. Lorsque nous avons l’air de nous sacrifier, lorsque nous accomplissons un geste qui peut passer pour un geste de renoncement, il y a quand même, pour le psychologue sérieux à l’observation subtile et pénétrante, le besoin de se satisfaire, de trouver un plaisir, entre deux maux de choisir le moindre.

    Je me rappelle qu’il y a environ dix-huit ou vingt ans, je devais participer avec Louise Michel à une réunion qui devait avoir lieu à Tivoli, je crois, un dimanche, dans l’après-midi, vers une heure et demie ou deux heures. A cette occasion, je devais déjeuner chez elle pour nous rendre ensemble à la réunion.

    La veille, Louise Michel avait fait, au Théâtre des Capucines, une conférence, et l’impresario, le directeur de cette salle, qui n’était en somme qu’un bourgeois, avait offert à Louise Michel la somme de deux cents francs, fabuleuse pour elle qui toujours fut pauvre. Elle avait touché cette somme le samedi soir.

    Le lendemain, je me rends à son domicile. Je suis reçu affectueusement par Louise et sa compagne Charlotte. J’attends, et, ne voyant rien venir, la table ne se garnissant pas, je dis à Louise : « Est-ce que nous ne déjeunons pas ? » - « Si, me répond-elle, on va déjeuner, je vais à la cuisine ». - « J’y vais moi-même... »

    L’appartement n’était pas vaste ; il y avait tout juste la chambre où l’on devait manger et la cuisine. Je vais à la cuisine, je trouve Charlotte, et je lui demande : « Et ce déjeuner ? » Et Charlotte me dit : « Il n’y a rien ! » - « Comment, il n’y a rien ! mais alors je vais aller chercher quelque chose ; il fallait me le dire quand je suis arrivé. » - « Oui, on devait savoir que la pauvre Louise devait toucher de l’argent hier. Une pauvre femme, menacée d’être jetée à la rue par son propriétaire, est venue lui demander cinquante francs ; elle les lui a donnés. Un ancien combattant de la Commune est venu aussi lui demander un secours et elle lui a donné aussi cinquante francs. Puis d’autres. Bref, les deux cents francs que Louise avait touchés hier s’en sont allés en gestes généreux. »

    Il ne restait que deux sous avec lesquels on ne pouvait pas déjeuner, de telle sorte que c’est moi, l’invité, qui étais obligé - ce qui n’a pas d’importance - d’aller chercher le nécessaire.

    Eh bien, il semble qu’il y a là un geste de renoncement qui doit être considéré comme en désaccord avec la recherche du plaisir et la fuite de la souffrance. Je ne dis pas que Louise n’ait pas eu du plaisir à donner cinquante francs à cette femme dans la rue, cinquante francs à ce vieux communard, cinquante francs et cinquante francs à d’autres, seulement, elle aurait bien plus souffert si les gens qui étaient venus frapper à sa porte avaient dû franchir à nouveau son seuil en n’emportant que de bonnes paroles. Louise Michel s’était dit : je n’aurai rien, mais au moins ils auront quelque chose, et, comme elle s’estimait d’une façon supérieure, d’un égoïsme raffiné et excellent, Louise Michel préférait ne rien garder et tout donner, plutôt que de laisser partir de chez elle, désespérés, les malheureux qui étaient venus lui demander secours.

    Inutile d’insister, je crois, la règle est établie ; toutes les philosophies l’admettent comme certaine. Oui, l’homme recherche obstinément le bonheur, il fuit âprement la souffrance. Entre deux bonheurs, il va vers celui qui lui paraît le meilleur. Entre deux souffrances, il fuit celle qui lui paraît la plus cruelle.

    Mais le bonheur, en quoi consiste-t-il ?

    Voici, Camarades, la définition que j’en donne.

    Le bonheur consiste, selon moi, dans la libre satisfaction des besoins ressentis : besoins naturels, besoins physiques, besoins intellectuels, besoins moraux ; et, quand ces besoins sont en contradiction, c’est évidemment à celui dont l’aiguillon se fait sentir le plus vigoureusement qu’il importe de satisfaire. Manger quand on a faim, boire quand on a soif, dormir quand on a sommeil, se reposer quand on est las, mais aussi vagabonder dans le rêve, construire dans son imagination des architectures merveilleuses et puis laisser son cœur s’ouvrir à l’amour, à l’amitié, à la tendresse, à la fraternité, voilà les besoins. Et c’est en cela que consiste le bonheur : pouvoir satisfaire, au fur et à mesure qu’ils se présentent, selon l’ordre dans lequel ils se succèdent et le degré d’intensité de chacun, la totalité de ses besoins.

    C’est en cela aussi que consiste la liberté. Etre libre c’est avoir la faculté de manger quand on a besoin de manger, de dormir quand on a besoin de dormir, de rêver quand on a besoin de rêver, d’aimer quand on a besoin d’aimer, c’est pouvoir, au fur et à mesure qu’ils se présentent, satisfaire tous ses besoins.

    Un besoin satisfait, c’est une joie ; un besoin contrarié et insatisfait, c’est une peine, une souffrance.

    Bonheur est donc synonyme de liberté. Le bonheur réside dans la satisfaction de nos besoins, la liberté dans la possibilité de les satisfaire. Quand deux termes peuvent se définir dans les mêmes mots, ces deux termes sont synonymes. Donc bonheur et liberté se confondent. Tendance au bonheur et tendance à la liberté se confondent également.

    Et comment comprendre autrement la magie singulière que ce mot a toujours exercé, le prestige étonnant qu’il a eu sur les hommes qui lui ont tant sacrifié, leur santé, leur vie et leur liberté elle-même ?

    Donc, première tendance : tendance à la liberté.

    Deuxième tendance : tendance à l’activité.

    Dans la nature, tout s’agite, tout se meut, tout fonctionne, tout travaille ; le repos n’est nulle part, le mouvement est partout.

    Le repos, ce serait la maladie, l’inertie, ce serait la mort, et encore le terme est impropre ; le cadavre lui-même n’est pas inerte, il est en mouvement incessant, il marche vers des migrations constantes, des transformations et des métamorphoses indéfinies. Il n’y a pas de repos dans la nature, même quand il y a un repos apparent.

    Ne croyez pas que cette activité qui caractérise tout ce qui est dans la nature, tous les êtres, soit une activité sans but ; c’est nue activité qui a des fins précises, un but déterminé. Si tout travaille dans la nature, ce n’est pas dans le vide, ce n’est pas une activité en pure perte qui anime et actionne tous les êtres, c’est une activité définie ayant un but précis : entretenir, enrichir, embellir, développer la vie.

    Dans le règne minéral, ce sont les corps qui se recherchent ou bien dans les entrailles profondes de la terre, ou bien dans les couches plus profondes de la mer, de l’océan. Des affinités réunissent, associent des corps éloignés, disparates qui, après s’être associés, soudés les uns aux autres se dissocient pour rechercher de nouvelles alliances, de nouvelles métamorphoses.

    Dans le règne végétal, c’est une série d’actions et de réactions. Voyez la plante : elle emmagasine les rayons du soleil et leur emprunte les sucs nourriciers qui lui sont indispensables, puis, le soir venu, elle restitue en acide carbonique toutes les richesses accumulées dans ses tissus pendant le jour à la clarté du soleil.

    Dans le règne animal, de la fourmi au monstre marin, tous les animaux se meuvent, s’agitent dans le but d’entretenir, d’enrichir et de développer leur existence ; tous sont à l’affût de la proie qui passera à leur portée et dont ils pourront s’emparer, tous sont à l’affût de ce que la nature peut mettre à leur disposition. Sinon, ils seraient condamnés à mourir ; ils ne pourraient pas vivre dans l’inertie et l’incapacité.

    Et alors que tout travaille, que tout fonctionne autour de l’homme, il échapperait à cette loi de la nature ? Il resterait inerte et passif et il faudrait lui imposer l’obligation du travail ? Mais vous sentez bien, comme moi, jusqu’à quel point cette supposition est ridicule.

    Chose bizarre, ce sont toujours ceux qui ne font rien qui se plaignent de la paresse des autres ; c’est toujours l’histoire de la paille et de la poutre. Chose bizarre encore, ces bourgeois qui ne produisent rien ne restent pas cependant inactifs. Sans doute, ils ne se livrent pas à un travail actif et fécond, mais ils font du sport, de l’automobilisme, ils vont à la chasse, à la pêche, en visite, en voyage, etc. Ils ne restent pas, à proprement parler, inactifs. Ils ne produisent rien, mais ils s’agitent. Il n’y a pas de paresseux. Le paresseux serait un phénomène, un monstre.

    L’ouvrier aime son travail, ou plutôt il l’aimerait si ce travail lui apportait les joies et les satisfactions qu’il devrait y trouver, si au lieu d’être penché sur son travail durant des heures trop longues, dans un atelier malsain, sous l’œil d’une contremaître hargneux, pour le compte d’un patron rapace, si au lieu de travailler durement, péniblement pour un salaire de famine, il travaillait avec des camarades de son choix, dans un atelier, sain, vaste, lumineux, la chanson sur les lèvres et la joie dans le cœur. Dans ces conditions, il n’y aurait pas au monde un paresseux. Le paresseux serait un être surprenant ; il relèverait de la pathologie ; il faudrait le traiter, il ne faudrait pas le condamner.

    Troisième tendance : tendance à la sociabilité.

    L’homme est un animal sociable, c’est-à-dire prédestiné par nature, par ses besoins à vivre en société.

    Il y a eu des ermites, des solitaires ; il y a toujours eu des exceptions. Ce sont des êtres particuliers qui s’imaginent pouvoir vivre seuls en face de la nature.

    Mais aujourd’hui, l’homme du vingtième siècle, songe-t-il à vivre dans ces conditions-là ? Où sont-ils les ermites, les solitaires ? Il y a bien quelques désabusés, quelques pessimistes qui, fatigués des luttes, des rivalités, des mesquineries, des bassesses, des saletés, des malpropretés de la vie sociale, tentent de s’isoler. Mais ce sont d’abord des exceptions ; ce sont ensuite des êtres qui ne résolvent pas le problème, qui ne le résolvent en tout cas que pour eux seuls. Mais l’homme est un être social.

    Supposez qu’on vienne vous dire : voici un château, il est magnifique, entouré d’une propriété superbe, vous aurez à votre disposition tout le luxe que vous pourrez désirer, le moindre de vos désirs sera satisfait sur l’heure, mais vous y vivrez tout seul, vos yeux ne se mireront dans le regard de personne, votre main ne serrera jamais la main d’un ami, vos oreilles ne seront jamais frappées par des voix humaines, vous serez seul, tout seul ; il ne vous manquera rien, c’est entendu, mais vous serez solitaire.

    Je suis bien sûr que celui pour qui la possession de ce château et le séjour dans ce palais paraîtraient l’idéal de la félicité, je suis bien sûr que celui-là, après en avoir joui quelques jours, préférerait reprendre sa place à l’atelier et dans son petit logis pour entendre ses camarades, pour serrer la main à un ami, pour plonger son regard dans le regard de sa femme.

    Rappelez-vous la fable du savetier et du financier : « Rendez-moi mes sabots, rendez-moi ma gaieté, je vous rendrai votre or. »

    La sociabilité engendre toutes les associations, elle est la source de tous les groupements, parce qu’elle est le besoin de se grouper.

    Quatrième tendance : adaptation au milieu.

    Il y a là, Camarades, une tendance reconnue, prouvée et archi-prouvée, par tous les hommes de science. Et-même il n’est pas nécessaire d’être homme de science pour savoir que chacun de nous s’adapte ou a, du moins, tendance à s’adapter au milieu dans lequel il est appelé à vivre.

    Les exceptions sont ceux qui ne s’adaptent pas. Voici pourquoi on les regarde tantôt comme des phénomènes et tantôt comme des individus dangereux.

    Voyez les Anarchistes. Aux yeux de la plupart des gens ils sont considérés comme des êtres bizarres, extraordinaires, comme des monstres fabuleux. On les regarde avec étonnement et on est surpris de constater que ce sont des hommes comme tous les autres. Que de fois je me suis trouvé en face de gens qui me voyaient pour la première fois et qui m’ont dit : « Comment ! C’est vous, Sébastien Faure ! » Ils avaient évidemment peine à croire que je fusse un homme comme les autres. J’étais un anarchiste, ils s’attendaient donc à voir un être extraordinaire, un phénomène pour les uns, un danger pour les autres.

    Oui, danger, et danger redoutable. L’Anarchiste n’est pas seulement un phénomène ; en raison même de ce qu’il ne s’adapte pas au milieu social dans lequel nous évoluons, il devient un danger, une source de désordres, un véritable malfaiteur !

    Je m’excuse, Camarades, de m’être attardé sur ces considérations déjà connues, mais il m’a semblé qu’il était nécessaire d’entrer dans certaines explications.

    Je voudrais bien, maintenant que nous allons édifier, ne pas perdre de vue un seul instant ces tendances. Je les répète afin qu’elles restent plus profondément gravées dans votre mémoire et présentes à votre souvenir : liberté, activité, sociabilité, adaptation au milieu. Vous résoudrez tous les problèmes qui pourront vous être soumis à l’aide de ces quatre tendances ; vous ferez face à toutes les objections qui pourront vous être présentées ; vous aurez à ramener l’objection ou le problème à l’une de ces quatre tendances ou à plusieurs mais il vous suffira de faire appel à une ou à plusieurs de ces tendances pour résoudre immédiatement le problème et pour vaincre immédiatement l’objection.

    Et maintenant, bâtissons !

    Ces hommes, ces hommes libres ou tendant à l’être, ces hommes actifs par nature, ces hommes sociables par nature également, mais aussi par entraînement historique, ces hommes enfin enclins à s’adapter au milieu dans lequel ils s’agitent, comment vont-ils vivre, la Révolution faite ? Comment vont-ils vivre en Communisme ? Comment vont-ils vivre en basant leurs conditions d’existence sur cette formule dont j’ai parlé tout à l’heure : « Tout est à tous » ?

    Il nous faut, Camarades, envisager l’organisation de la vie matérielle, de la vie intellectuelle et de la vie morale.

    Nous devons commencer par la vie matérielle. « Primum vivere, deinde philosophari ». Il faut vivre d’abord et discuter ensuite. Je veux donc dire : vivre de la vie matérielle. Cette vie matérielle se résume en trois points : Produire, consommer, échanger.

    Production. - En réalité, c’est la consommation qui devrait tout d’abord être étudiée par nous, parce que logiquement, c’est la consommation qui doit régler la production ; ce sont les besoins ressentis par les consommateurs qui doivent fixer l’effort des producteurs. Il serait donc logique de commencer par la consommation. Mais on ne consomme que ce qu’on a au préalable produit ; il faut donc que la production précède la consommation et, de plus, les modes de répartition sont déterminés par les puissances ou les possibilités de production.

    Il nous faut donc examiner ces trois points dans l’ordre suivant : produire, consommer. échanger.

    Avant la guerre, j’avais fait un travail que j’ai eu l’occasion de soumettre en différentes circonstances, et les chiffres sur lesquels ce travail est basé n’ont jamais été contestés. Ces chiffres ont été établis d’après des renseignements qui remontaient, je crois, à 1909 ou 1910, mais depuis, nous n’avons eu aucun renseignement précis, le dénombrement des professions n’ayant pas été fait, surtout par rapport aux métiers correspondant aux divers genres de productions. J’avais donc puisé, dans les archives, les renseignements exacts dont j’avais besoin pour établir la quantité de travail que chacun de nous devait donner pour assurer la consommation dans une France de 38 à 39 millions d’individus, en y comprenant les vieillards, les infirmes, les malades, les femmes, etc... et j’étais arrivé à ce résultat presque étonnant qu’il suffisait, avant la guerre, de deux heures vingt minutes par jour et par personne de travail productif.

    Je ne puis, Camarades, faire état de ce travail, puisque la guerre a tout bouleversé, même ces chiffres. Ce qu’il y a cependant d’absolument certain, c’est que quelques heures de travail dans une société révolutionnaire, dans un milieu communiste, seraient largement suffisantes. Elles aboutiraient même à une production abondante, à une condition cependant, c’est que tout le monde participât à cette production en y donnant tous ses efforts personnels.

    A voir l’activité qui nous entoure, à considérer avec quelle rapidité, avec quel empressement hommes et femmes se dirigent chaque jour au point auquel ils veulent atteindre, il semble que personne ne perd son temps et que, tout autour de nous, règne une activité qui doit engendrer une abondance fabuleuse. On pourrait croire aussi à une société rationnellement organisée et agissant d’une façon intelligente. Or, il n’y a là, Camarades, qu’une illusion, qu’un trompe-l’œil : nous sommes, en réalité, en face d’une société truquée. Il y a, en effet, une foule d’individus qui ne produisent rien et d’autres qui produisent, mais qui produisent mal.

    Je conçois que les enfants trop jeunes pour travailler, les vieux trop âgés pour continuer à produire, les malades, les infirmes, les accidentés, je comprends que ces personnes soient dispensées de collaborer à l’effort commun. Dans une société communiste, non seulement ils seront dispensés de travailler et de produire, les enfants dont les bras sont trop délicats encore pour manier l’outil et cultiver la terre, les vieux ayant accompli leur tâche et ayant droit au repos, les malades qui devront être soignés, les infirmes, les déshérités de la nature, vers lesquels, fraternellement, nous aurons le devoir de nous pencher pour leur faire oublier leur propre disgrâce, non seulement, dis-je, tous ceux-là seront dispensés de travailler, mais je dirai davantage : c’est à eux que devront être données les choses les meilleures, le lait pour les enfants, le vin pour les vieillards ; les mets les plus délicats devront être réservés aux plus faibles et aux plus malheureux, à tous ceux qui, ayant beaucoup travaillé, auront droit à toute notre reconnaissance.

    Quant à ceux qui représentent l’effort de demain, ils devront être développés à l’aide des meilleures méthodes pour que leur corps puisse se former, solide, robuste, vigoureux, agissant.

    Mais aujourd’hui, que d’oisifs, que d’improductifs qui ne sont ni trop jeunes, ni trop vieux, ni malades, ni infirmes, ni accidentés ! Vous allez être effrayés (je ne puis malheureusement pas vous indiquer des chiffres) par le défilé de cette nuée, de cette armée, de cette multitude de gens qui ne travaillent pas du tout, ou qui travaillent... sans rien faire, sans rien produire, ou enfin qui travaillent et produisent, mais qui ne produisent que des choses inutiles ou mêmes nuisibles !

    Tous ces improductifs, tous ces oisifs, tous ces paresseux constituent trois groupes, trois groupes de non-valeurs.

    Voici d’abord les oisifs véritables, ceux qui, du 1er janvier au 31 décembre, du berceau à la tombe, n’ont jamais rien fait et ne feront jamais rien ; tous ceux qui vivent de leurs rentes et des profits de la propriété, tous ceux qui, consommant sans rien produire eux-mêmes, se contentent de la production des autres, et qui, à la fin de chaque année, par leurs coupons d’obligations, leurs rentes, trouvent moyen de vivre sans jamais besogner, tous les rentiers, les propriétaires, les oisifs de toute nature, y compris les rastaquouères...

    Voici le deuxième groupe, le groupe de ceux qui travaillent, mais qui ne produisent rien. C’est le groupe le plus nombreux, comme vous allez le voir : le clergé, l’armée, tous les fonctionnaires - il y en a, paraît-il, 900.000 en France - fonctionnaires de gestion et surtout... d’indigestion.

    Ici, Camarades, je ferai quelques exceptions en faveur de certains fonctionnaires qui auront leur utilité et même leur nécessité dans les rouages de la vie communiste, par exemple, les instituteurs. Les instituteurs sont des fonctionnaires, mais il n’en est pas moins vrai qu’on ne peut pas les considérer comme des inutiles ou des improductifs ; ce qui sort de leurs mains, le fruit de leurs efforts, ce n’est ni un meuble, ni une maison, ni une machine, ni un appareil quelconque, mais ce sont des intelligences cultivées, ce sont des esprits ouverts. En un mot, leur besogne est une besogne utile et, dans la société future, ce sera une besogne féconde.

    Je ne peux pas considérer non plus comme totalement improductifs ces autres fonctionnaires qui sont les employés des postes, des télégraphes et téléphones ; ceux-là également auront leur raison d’être dans notre société.

    Mais, tous les autres fonctionnaires, depuis le premier magistrat de la République jusqu’au dernier des gardes champêtres, tous ces fonctionnaires dont j’ai dit tout à l’heure qu’ils étaient de gestion et surtout d’indigestion, ceux-là, incontestablement, n’auront rien à faire dans un monde communiste.

    Voici maintenant les professions dites libérales : les médecins, les avocats, les journalistes, les artistes, les écrivains, les poètes, les peintres, les sculpteurs, les musiciens et les gens de théâtre ; puis, les notaires, les avoués, les greffiers, tous les gratte-papier, tous les basochiens, Tous ces gens qui appartiennent à des professions dites libérales, sont en nombre considérable.

    Ici encore, Camarades, je fais deux exceptions : l’une en faveur des médecins, l’autre en faveur des artistes.

    Des médecins, il en faudra toujours, car, bien que la santé publique sera, comme tout le reste, considérablement améliorée, il y aura toujours une foule de maladies, de troubles, de désordres qui sont créés par la misère et l’alcoolisme : la tuberculose, la syphilis et une quantité d’autres maladies d’origine bourgeoise qui affectent surtout ceux qui ne travaillent pas ou qui travaillent mal.

    Dans la société future, la plupart de ces maladies seront surveillées de près, la source en sera, en quelque sorte, tarie et il en résultera que la santé publique sera considérablement améliorée. Mais la maladie sans cesse nous guette, depuis l’enfance, toujours délicate et fragile, jusqu’à la vieillesse qui fonce sur nous avec son caractère de décrépitude et son cortège d’infirmités. Nous aurons donc besoin des médecins.

    Nous aurons aussi des artistes qui sont appelés à embellir notre vie en lui donnant l’éclat et la beauté.

    Mais nous ajouterons, si vous le voulez bien, à toutes les personnes appartenant aux carrières libérales inutiles, tous les gens de banque, tous ceux qui travaillent dans les Compagnies d’Assurances, tous ceux qui vivent des courses, des cercles, des tripots, des casinos, etc... Supputez, par la pensée, le nombre de ces gens. Vous les connaissez sans que j’aie besoin d’entrer dans plus de détails, ça foisonne, ça pullule...

    Joignons-y un autre groupe, le plus grand et le plus important : les commerçants. Depuis les grands patrons qui dédaignent de mettre « la main à la pâte » et qui se contentent de diriger de loin leurs affaires, jusqu’aux petits boutiquiers qui, au contraire, sou par sou, tâchent de gagner leur vie et d’économiser. Et toute cette armée colossale d’intermédiaires, de courtiers, de placiers, de voyageurs, de représentants de commerce, de caissiers, comptables, vendeurs et vendeuses, livreurs, etc., et puis tous les camelots, tous les trafics mal définis, la publicité sous toutes ses formes, etc.

    Là encore, demandez-vous par quel chiffre il faudrait établir le compte de tous ces gens qui travaillent, car il y en a qui travaillent beaucoup, qui se donnent un mal terrible et qui ont des soucis incroyables, qui vivent dans l’anxiété perpétuelle en prévision de l’échéance redoutable de fin de mois qui les guette. Je ne dis pas que ces gens ne font rien, je dis qu’ils ne servent à rien ; ils travaillent, c’est vrai, mais ils travaillent sans produire : ils font du travail inutile.

    Et maintenant, voici, pour clore, ce deuxième groupe : les domestiques des deux sexes. Ils sont nombreux : la statistique, avant la guerre, m’avait fourni un chiffre de 1.485.000 domestiques des deux sexes. Et il n’y a pas que la valetaille proprement dite, les larbins, les videurs de pots-de-chambre, il y a (il faut bien les ranger quelque part cependant, quoique d’ordinaire on les range parmi les travailleurs de l’alimentation), il y a tous ceux qui constituent le personnel domestique des hôtels, des cafés, des restaurants, des bistrots, des bars, les cireurs de bottes, les commissionnaires, les porteurs, les ouvreurs de portières.... il y en a des nuées, des légions !

    Le troisième groupe est composé de ceux qui participent à la production, mais qui font, les uns une production inutile, les autres une production nuisible.

    Production inutile, non pas aujourd’hui, mais dans la société communiste de demain, sont tous ceux qui produisent quelque chose ayant pour but la défense de la propriété : tous ces murs qui entourent les grandes propriétés, toutes ces barrières qui séparent les lopins de terre les uns des autres. Quand le tien ne se distinguera plus du mien, quand tout appartiendra à tous, il y aura évidemment une foule de travaux, nécessaires aujourd’hui, qui seront devenus alors complètement inutiles. Et les coffres-forts, et les serrures de sûreté !... Je pourrais multiplier ici les exemples.

    Et puis, il y a ceux qui produisent, mais qui produisent mal, ceux dont la production n’est pas seulement inutile, comme celle des précédents, mais encore dont la production est nuisible : tous ceux qui sont employés dans les arsenaux, dans les manufactures nationales d’armes, qui travaillent à des œuvres de mort, qui travaillent pour préparer la mort, comme si la mort ne venait pas assez vite. Et vous constaterez avec moi, Camarades, les sommes fabuleuses dévorées en pure perte, et dont le total est incalculable, par l’activité inemployée ou mal employée !

    Et dire que nous avons peur du gâchis au lendemain de la Révolution ! que nous craignons de nous trouver en face d’une production déficitaire !... Mais, jamais, quoi que nous puissions faire et quelque folie que nous puissions imaginer au lendemain de la Révolution, jamais nous n’arriverons à organiser un gâchis semblable, un gaspillage comme celui que je viens d’indiquer, des activités et des intelligences ! Et cela devrait suffire pour prononcer, par la raison et au nom de la raison, la condamnation du régime capitaliste.

    Supposons maintenant tous les valides, tous ceux qui ne sont pas dispensés par l’âge, leur faiblesse, leurs infirmités ou par leur état de santé, de participer à la production, supposons-les appelés à un travail utile. Alors, ce travail sera de très courte durée et il sera, par le fait même, agréable. Au lieu de faire huit heures par jour on n’en ferait peut-être que cinq, peut-être que quatre, peut-être même que trois, sans compter que les conditions du travail seront considérablement améliorées. Le travail, vous allez le voir, s’organisera dans des conditions infiniment supérieures à mesure que l’outillage sera plus perfectionné. L’effort pénible de l’Humanité diminuera peu à peu, on pourrait presque dire d’année en année, mais en tout cas, de génération en génération.

    C’est dans ces conditions que vous auriez peur des paresseux ? On dit, en effet : « Si le travail n’est pas imposé, personne ne voudra travailler ; on travaille aujourd’hui parce que, sans cela, on mourrait de faim et qu’on est, par conséquent, obligé de le faire, mais si on n’était pas obligé de travailler, on ne ferait rien ! »

    Ce raisonnement, Camarades, est un raisonnement bourgeois et je ne m’étonne pas de le trouver sur les lèvres de nos adversaires de classe. Qu’un patron qui, en raison même de son parasitisme, de son oisiveté, qu’un actionnaire ou un obligataire des Compagnies de Chemins de fer, d’une maison de banque et d’une grande société capitaliste tienne un tel langage, je n’en suis pas surpris : il a trop besoin que les autres travaillent pour son compte, et il sent bien, dans ces conditions, qu’il faut que le travail soit imposé. Mais que cette objection me vienne du travailleur lui-même, voilà qui me surprend.

    A ceux qui nous disent : « Si le travail n’est pas imposé personne ne travaillera », nous répondrons d’abord par ce besoin d’activité dont j’ai parlé au début de cette conférence. Rappelez-vous que l’homme a besoin de travailler, que la dépense normale et régulière des activités que la Nature a mises en lui est une dépense saine, instinctive, naturelle et que l’homme la fait spontanément. Rappelez-vous aussi que l’homme est doué de sociabilité et que la sociabilité consiste pour lui, non seulement à vivre avec ses semblables, mais aussi à mériter leur estime, à se sentir entouré de leur affection. Et voilà pourquoi il me semble que, dans la société future, le nombre des paresseux sera tellement infime qu’on pourrait négliger cette objection. Cependant, elle est si fréquente et elle paraît avoir une telle influence sur la façon dont chacun de nous envisage la Société Communiste, que je vais m’y arrêter quelques instants seulement.

    Prenons des chiffres. Supposons qu’il se trouve un paresseux sur quatre travailleurs. Voici donc quatre personnes, mettons quatre hommes, qui, par leur âge, leur état de santé, sont parfaitement valides et appelés à prendre part à la production générale. Sur ces quatre, il y en a trois qui consentent à travailler, le quatrième ne veut rien faire, il se refuse systématiquement à toute besogne ; ne lui proposez ni un travail ni un autre, il n’en veut aucun : il a mis dans sa tête de ne rien faire, il ne fera rien et il est impossible de le faire sortir de son inactivité.

    Que vont faire les trois autres ?

    Ils auront à choisir entre deux solutions. Je vous mets au défi d’en trouver une troisième.

    Première solution : puisque tu ne travailles pas, tu ne mangeras pas, puisque tu ne veux pas collaborer à la production, tu ne profiteras pas de cette production, puisque tu ne participes pas à l’effort, tu ne participeras pas au bien-être. Nous n’admettons pas de paresseux, nous ne voulons pas entretenir de paresseux, travaille ou meurs ! Nous t’obligerons bien, du reste, à travailler si tu ne t’y décides pas : nous prendrons contre toi de telles mesures qu’il faudra bien que tu prennes le parti de produire comme les autres. Voilà la première solution.

    La deuxième consiste, tout simplement, à faire ce que j’appelle « la part du feu » et, en l’espèce, « la part du fainéant ».

    Comparons ces deux solutions l’une à l’autre et nous verrons celle qui, logiquement, doit être choisie par nous.

    Première solution. - Les producteurs restent trois sur quatre ; il y en a un, c’est bien entendu, qui ne veut rien faire. On veut l’obliger à travailler, et, pour cela, il faudra employer la violence, la force. Vous dites : « S’il ne travaille pas, il ne consommera pas », mais alors, il faudra l’empêcher de prendre sa part ; de là, nécessité, d’un côté, de veiller à ce qu’il ne vole pas, et de l’autre, à ce qu’il ne consomme pas au détriment de la communauté. Il ne suffit pas de dire : « Tu ne mangeras pas », il faut aussi prendre contre lui des précautions ; il faut que quelqu’un l’empêche de consommer. Alors, les trois autres, qui restent au travail, se disent : « L’un de nous doit se dévouer. C’est embêtant, mais ce gaillard-là ne veut rien faire. Dis-donc, Untel, tu vas te charger de lui, veille à ce qu’il ne consomme rien, puisqu’on ne peut pas l’obliger à travailler. » Donc, des trois travailleurs qui restent, en voilà un dont la mission spéciale sera de surveiller le paresseux afin de l’empêcher de consommer indûment et, si c’est possible, de l’obliger à travailler. Il ne restera plus, par conséquent, pour la production effective, que deux hommes sur quatre.

    Si nous supposons, par exemple, que la production à obtenir des quatre hommes, soit représentée par le chiffre 16. Si tous les quatre travaillent, la production de chacun est de 4 (quatre fois quatre font seize). S’ils ne sont plus que deux, cette production de chacun doit être représentée par 8 pour atteindre le chiffre de 16, puisque 2 fois 8 font 16. Il faudra donc, dans ce dernier cas, que chaque travailleur produise deux fois plus. Tandis que, si nous nous étions contentés de faire la part du feu (je conviens que c’est bien désagréable de nourrir un fainéant, mais en somme, il vaut mieux rester trois à travailler que de ne rester que deux), voici ce qui se serait passé : à quatre, chacun devra produire 4, à trois, chacun devra produire 5 1/3, et à deux chacun devra produire 8, toujours pour arriver au chiffre 16 que nous avons adopté. En d’autres termes : 8 heures de travail si nous ne sommes que deux, 5 heures 20 minutes si nous sommes trois. Le calcul serait donc mauvais que de vouloir empêcher le paresseux de consommer ou l’obliger à travailler. Sans compter que ce serait (vous le sentez aussi bien que moi) le rétablissement des tribunaux, de la police, des gendarmes, des prisons et des gardiens de prisons, sans compter également que, si vous enfermez ce paresseux, si vous le condamnez à la prison, vous serez encore obligés de le nourrir, car nous ne pouvons être plus barbares que la société bourgeoise et nous ne condamnerions pas à la faim ceux que nous aurions jugé à propos d’enfermer... Croyez-moi, entre deux maux, il faut choisir le moindre.

    Ne dites pas : « Ce sera toujours la même chose ! Avec ce système qui consiste à fermer les yeux sur la paresse, à entretenir les paresseux, a leur accorder leur part comme s’ils contribuaient à la production, avec ce système, il n’y aurait rien de changé. » Non, ne dites pas cela.

    Tout le système bourgeois repose sur le parasitisme organisé, sur le parasitisme définitif et honoré. Sous le régime capitaliste, les parasites constituent la classe privilégiée. Ils ne se contentent pas d’avoir, comme les autres, la part qui leur revient dans la richesse produite par le travail commun : ils ont la part du lion ; moins ils travaillent, plus ils consomment s’ils sont riches ; leur puissance de consommation n’est pas déterminée par la quote-part qui leur reviendrait jusqu’à un certain point, mais en tout cas, cette puissance de consommation est déterminée par leur puissance d’argent ; ils peuvent, s’ils sont millionnaires, consommer comme quatre, comme cinq, comme dix, comme cent, comme mille..., tandis qu’au contraire, dans la société future, le parasite, qui sera détestable, il faut bien le reconnaître, ne consommera jamais, en tout cas, que la part qui lui reviendra. Chacun de ces parasites aura une seule part comme vous, comme moi, comme nous tous ! il n’aura pas dix, vingt, cent parts, il n’en aura qu’une. De plus, au lieu d’être honoré comme il l’est aujourd’hui, au lieu de constituer la classe privilégiée à qui vont tous les honneurs et toute la considération, le nouveau parasite sera déshonoré, méprisé ; les camarades lui tourneront le dos ; ils ne voudront pas le condamner à la faim, mais il sera tellement humilié d’être à la charge de tous, d’être inerte au milieu de l’activité générale, qu’il en aura honte au bout de peu de temps.

    Et si j’imaginais un châtiment dans la Société future, je dirais que de tous les châtiments, le pire serait de condamner le parasite à l’inaction, de lui dire : « Tu vois, tout le monde travaille ici. Eh bien, au milieu de l’activité universelle, toi seul es condamné à ne rien faire. Tu te tourneras les pouces en regardant les autres travailler. Tu t’es mal conduit, tel est ton châtiment ! » Ce châtiment est le pire, et je suis convaincu qu’au bout de quelques jours, celui qui serait frappé par une telle condamnation, dirait : « Donnez-moi un outil ! Je ne peux pas voir les autres travailler et moi ne rien faire »... Sinon, Camarades, c’est que nous n’aurons pas été dignes de faire la Révolution !...

    Passons. Nous voici maintenant au travail, à la production utile, intelligente et féconde. C’est bien. Mais, comment va-t-on organiser ce travail ? Ah ! c’est ici, Camarades, que la question devient épineuse, délicate, difficile, complexe. Je vais tâcher d’être aussi clair que possible.

    Comment organiser le travail en commun ?

    Comme toujours, nous nous trouvons en présence de deux méthodes : ou bien créer un organisme spécial, en dehors des producteurs eux-mêmes, dont la mission sociale serait d’organiser, dans la cité ou dans la nation, la production à obtenir. Ce serait un corps particulier qui serait, en quelque sorte, indépendant, puisqu’il serait au-dessus et en dehors de la masse des travailleurs.

    Ou bien, au contraire, le travail doit être organisé par les travailleurs eux-mêmes.

    Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est la deuxième méthode qui est la mienne. Pas d’organisme supérieur, pas d’organisme en dehors des producteurs eux-mêmes, pas d’organisme spécial, fût-il composé de techniciens et de spécialistes, rassemblât-il les capacités et les compétences les plus incontestées et les plus incontestables. Non, le travail doit être organisé par les travailleurs eux-mêmes.

    Voyez-vous ici apparaître le rôle des Syndicats au lendemain de la Révolution dans la Société Communiste ? Voyez-vous comment les Syndicats, aujourd’hui organismes de lutte contre le Patronat, deviendraient l’organisme de la production libérée ? Il y a aujourd’hui des Syndicats partout, il serait très facile, là où il n’y en a pas, d’en constituer avec rapidité. Il suffira de quelques hommes travaillant dans la même usine, maniant le même outil, professant le même état, appartenant à la même corporation de se rassembler les uns les autres de manière à constituer rapidement un Syndicat. A la base, c’est une union locale, puis, ces Syndicats se groupant, des fédérations se forment, et enfin, la Confédération Générale du Travail. L’organisme existe, il n’est pas à créer. Il s’agit simplement de lui donner une autre direction, de l’utiliser à des fins nouvelles, de le faire vivre et se développer dans des conditions différentes.

    Dans chaque localité, les travailleurs prennent en mains la responsabilité de l’exécution du travail et organisent ce travail par usine, par chantier, par atelier dans les régions industrielles et par commune dans les régions agricoles. Quand ils se sont ainsi bien entendus pour organiser tous les moyens de production dont la population est capable, - étant donnés les ressources du pays et les produits du sol, ainsi que les moyens de communication et de transport qui relient cette partie du pays à toutes les autres parties -, comme il y a des intérêts qui sont communs, ils choisissent par atelier, par chantier, par usine, dans les régions industrielles, et par commune, dans les régions agricoles, des délégués. Ces délégués constituent une sorte de Conseil local ou communal, et le rôle et les attributions de ces Conseils sont les suivants :

    Non seulement, organiser le travail, c’est l’essentiel, mais encore faire appel à toutes les bonnes volontés, se livrer au recrutement le plus intense, discerner l’utilisation de toutes les activités et les répartir selon les besoins, rechercher les modes de production les meilleurs par le perfectionnement de l’outillage et se procurer les matières premières indispensables.

    Tout cela, vous le sentez bien, nécessite le contact permanent, l’accord incessant de toutes les régions du pays : de là, nécessité des Conseils régionaux. Les Conseils communaux ou locaux choisissent donc dans leur sein les délégués pour les envoyer siéger aux Conseils régionaux.

    Mais, il y a encore des intérêts qui dépassent les limites de la région et qui touchent à la nation toute entière ; de la nécessité d’un Conseil national. Les Conseils régionaux désignent donc, à leur tour, les délégués qui doivent les représenter à ce Conseil national.

    C’est donc d’en bas que part le mouvement, il va ainsi du petit au grand, de l’unité au nombre, du simple au composé. C’est ce qu’on appelle le Fédéralisme.

    Le Fédéralisme n’est pas isolant, gardez-vous de le croire. Le Fédéralisme ne condamne pas les individus à rester espacés, ni les groupements à s’ignorer. Au contraire, Fédéralisme veut dire entente, union, accord. Chaque Conseil aura pour objet l’échange de vues entre délégués, la présentation les uns aux autres de rapports aussi précis et aussi circonstanciés que possible, de prendre des initiatives fécondes, etc... Mais toujours ces mandats ainsi délivrés, soit pour les Conseils locaux, soit pour les Conseils régionaux, soit pour le Conseil national, tous ces mandats seront toujours limités, précis, définis et temporaires ; les délégués seront changés aussi fréquemment que possible et, leur mandat accompli, ils reprendront leur place au travail. Ce ne sera pas un métier que d’être délégué, ce sera tout simplement une fonction momentanée, un mandat à remplir, mandat précis, limité et temporaire, je le répète, dont le délégué devra s’acquitter aussi rapidement que possible.

    Telle sera l’organisation fédéraliste dont les résultats, lorsqu’on y regarde de près, sont incomparables.

    La production a pour base le producteur. Pas d’homme-providence indispensable, planant au-dessus des foules, dont la fonction, du commencement à la fin de l’année, est de diriger tous les autres sans mettre lui-même la main à la pâte. Pas d’homme-providence indispensable, mais la mise en commun de toutes les ressources, de toutes les matières premières, de toutes les productions du sol et du sous-sol, mais l’utilisation de toutes les capacités, de toutes les connaissances des spécialistes, de l’expérience acquise avec l’âge, etc. Le Fédéralisme est donc le contraire de l’isolement, il n’est donc pas favorable à l’isolement des individus, ni des groupes, il signifie : entente libre.

    Il y aurait lieu d’opposer au Fédéralisme le Centralisme despotique et tyrannique, mais j’ai encore tant de choses à dire ce soir, que je ne veux pas aborder cette question. J’en ai, d’ailleurs, assez dit sur le Fédéralisme, sur l’organisation du travail, qu’il n’est pas nécessaire que j’en dise davantage.

    Abordons maintenant le deuxième point : consommation et répartition.

    Consommation, répartition. - Le mode de répartition, Camarades, n’aura qu’à se modeler sur le mode de production. C’est toujours la même méthode, avec les coopératives faisant fonction de syndicats, mais les coopératives cessant d’être ce qu’elles sont, hélas, pour la plupart aujourd’hui : des boutiques, - pour devenir, au contraire, simplement, des groupes de consommateurs. Ces groupes de consommateurs se réunissent localement par la voie de leurs délégués locaux, régionalement par la voie de leurs délégués régionaux, nationalement par la voie de leurs délégués nationaux, internationalement par la voie de leurs délégués internationaux, C’est la même organisation, toujours partant d’en bas pour aller en haut, de la base au sommet, de l’unité au nombre, du simple au composé, du particulier au général.

    Ici, deux grandes objections m’ont cependant été faites. On m’a dit quelquefois : « Mais il faudra rationner la consommation. »

    Il est possible qu’on soit obligé de rationner la consommation pendant quelque temps. De même qu’il faudra organiser pour le mieux la production, par une même discipline, mais une discipline consentie. Il pourra se faire que se trouvant en face d’une production insuffisante, on soit dans la nécessité de rationner la consommation. Mais si le rationnement est nécessaire dans le cas où la production est insuffisante ou seulement suffisante, il devra cesser le jour où la production deviendra suffisante, à une époque qui peut être très rapprochée de la pré-révolution. On ne rationne pas quand il y a de tout en quantité.

    Nous sommes, autour de cette table, quatre gaillards. Nous avons bien faim. Nous sommes disposés à donner un bon coup de fourchette. Malheureusement, il n’y a pas grand’chose à manger. Que ferons-nous ? Il faudra bien que chacun de nous se rationne. Si l’un de nous, mieux musclé que les autres, s’emparait de tout, les autres n’auraient pas leur part. On ne peut permettre à l’un de prendre plus que sa part. Il faut que chacun ait la sienne.

    Mais si, autour de cette table, nous avons tout en abondance, si la table regorge de victuailles, si le vin circule à flots, si le pain est en quantité, si les légumes et les fruits sont à discrétion, chacun pourra manger à sa faim. L’égalité, en pareille circonstance, ne consiste pas dans la même quantité de nourriture ou de liquide absorbée. Il peut se faire que j’aie une capacité stomachique moindre que la vôtre et que, pour apaiser votre faim, vous ayez besoin d’une quantité de viande double de celle qui suffira à apaiser la mienne. Donc, à chacun selon ses besoins. Pas de goinfrerie à craindre. La goinfrerie est un résultat de la privation. J’ai fréquenté autrefois les tables d’hôte. Les voyageurs de commerce ne sont pas, j’imagine, des êtres exceptionnels, des êtres prodigieux. Ils sont comme vous et moi, comme tout le monde, de la bonne moyenne. Jamais je ne les ai vus manger avec excès. Pourquoi ? Parce que tous les jours, à table d’hôte, ils ont tout ce qu’il leur faut et que, habitués à avoir de tout à volonté, ils n’abusent jamais de rien.

    Si, au contraire, c’est un paysan qui vient à la ville une ou deux fois par an, celui-là, s’il est à table d’hôte, voudra s’en flanquer « jusque-là », parce que c’est pour lui quelque chose d’exceptionnel et il en veut pour son argent. Il veut faire une opération profitable.

    Dans une famille où tout est sur la table à la disposition de tout le monde, on ne mange pas jusqu’à l’indigestion. On s’habitue à se rationner tout seul. On ne se rationne pas autrement quand on a la certitude de n’être pas privé le lendemain. De même qu’on ne gaspille pas à plaisir parce qu’on ne manque de rien. Est-ce que nous songeons à gaspiller l’eau qui coule à la fontaine ? Pas du tout. Pourquoi ? Parce qu’on sait qu’elle peut couler, il y en aura encore, elle est toujours renouvelée, toujours remplacée, et justement parce que nous savons qu’il y en a en abondance, nous ne songeons pas à la gaspiller, ni à nous rationner. Mais vienne une époque de sécheresse, et nous trouverons alors naturel que nous fassions attention à ne pas en dépenser inutilement. Le gaspillage n’est donc pas à craindre quand il y a de tout à discrétion, inutile de nous rationner.

    Reste l’échange des produits. Il y a des marchés qui ne sont pas convenablement approvisionnés, des localités où le sol est stérile, des régions non industrialisées qui sont obligées de faire venir les produits du dehors.

    Ici se pose toute la question de l’industrie des transports. Il faudra même ajouter aux transports actuels les modes de transports nouveaux qui vont se développant chaque jour : l’automobilisme et l’aviation. L’automobilisme, au lieu d’être un sport et de ne servir qu’au tourisme, servira de mieux en mieux au transport des marchandises, des produits nécessaires à l’existence. Il pourra en être de même de l’aviation. Avec les chemins de fer, les canaux, les cours d’eau, tout un plan de travaux publics peut être envisagé pour l’avenir afin que tous ces transports bien utilisés approvisionnent tous les marchés, qu’il n’y ait pas pléthore ici et pénurie là, mais suffisance partout.

    Quant au personnel, il existe : les cheminots, les dockers, tous ceux qui aiment les voyages, les déplacements, tous ceux qui aiment brûler la route.

    Voilà le problème économique résolu dans ses grandes lignes. Il y aura des difficultés pratiques, sans doute, et des difficultés énormes. Mais j’imagine que le peuple qui aura eu assez de conscience pour faire la révolution saura aussi, le lendemain, l’utiliser et l’organiser pour le mieux. Nous ne pouvons pas admettre qu’à tant de virilité, de conscience, d’intelligence, nécessitées par ce mouvement triomphant succède une sorte de déchéance absolue.

    L’important problème de l’organisation économique une fois résolu, le reste ira pour ainsi dire par surcroît. L’homme ne vit pas que de pain. Il vit aussi par la pensée.

    Le communisme intellectuel est de pratique beaucoup plus aisée que le communisme matériel. C’est la mise en commun du savoir et de la beauté, de la science et de l’art mis à la disposition de tous, chacun ayant le droit de participer aux beautés et aux connaissances de l’art et de la science, au même titre que tous les autres.

    Ici, nous nous trouvons en face d’un phénomène sur lequel j’attirerai votre attention. Ecoutez bien ceci.

    Répartie, la richesse matérielle diminue en raison directe du nombre de ceux qui sont appelés à en bénéficier.

    Répartie, la richesse intellectuelle, au contraire, non seulement ne diminue pas en raison de ce nombre, mais, au contraire, elle augmente en raison directe du nombre des bénéficiaires.

    Si nous avons 10.000 kilos de pommes de terre et si nous sommes ici 2.000 à nous les partager, chacun devra avoir mathématiquement sa part. Si je divise 10.000 par 2000, le quotient est 5. La part de chacun de nous sera donc de 5 kilos de pommes de terre. Si nous n’étions que 1.000 au lieu d’être 2.000, c’est-à-dire la moitié, la part de chacun serait double, c’est-à-dire de 10 kilos au lieu de 5. Si nous étions 4.000, c’est-à-dire le double, elle serait, au contraire, de moitié, soit 2 kilos 500. Si nous étions 10.000, elle ne serait plus que de 1 kilo. Par conséquent, plus le nombre de ceux qui doivent se partager la richesse augmente, plus, au contraire, diminue la part réservée, attribuée à chacun.

    Voyons maintenant ce qui se passe pour la richesse intellectuelle. Supposons une idée, une connaissance, une vérité. Est-ce qu’elle se partage ? Non. Que vous soyez 500, 5.000, 10.000, 100.000 ou 1 million à connaître cette vérité, à la faire vôtre, chacun de vous l’a tout entière. La richesse intellectuelle ne diminue pas avec le nombre, et, qui plus est, j’ajoute qu’elle augmente. Je suppose que j’aie, ce soir, la bonne fortune d’enrichir votre cerveau d’une idée, rien que d’une idée. Cela n’a l’air de rien, mais c’est énorme. Il y a quantité de gens qui n’ont pas une idée dans la tête, je parle d’une idée qui est bien à soi, une idée qu’on soit capable de défendre si elle est menacée, une idée que l’on connaît bien et dont on est maître. Et être capable d’avoir une idée, c’est être capable d’en avoir plusieurs, et même beaucoup. Je suppose donc que j’aie la bonne fortune d’enrichir ce soir votre cerveau d’une idée. Que va-t-il se passer ? Chacun de vous va emporter cette idée tout entière. Si nous sommes 2.000, il serait ridicule de supposer que chacun de vous n’en emportera que la 2.000ème partie. Cette idée ne diminue pas avec le nombre. Elle augmente même, car si vous êtes 2.000, vous serez 2.000 à pouvoir clamer cette vérité partout et lui donner une force incalculable.

    Donc, la richesse intellectuelle, non seulement ne diminue pas quand elle est partagée et attribuée à tous indistinctement - et c’est cela le communisme intellectuel -, mais encore elle augmente.

    Aussi, le communisme intellectuel est-il d’une pratique qui ne soulève aucune difficulté. Ce sera la culture scientifique et artistique mise à la portée de tous, la mise en valeur des intelligences restées stériles par la parcimonie avec laquelle on distribue un enseignement d’ailleurs ridicule. Ainsi le communisme intellectuel produira des effets merveilleux.

    Pour terminer, comment organiser la vie morale ? J’ai déjà dit que les rapports moraux entre individus ne peuvent avoir un caractère de véritable et haute moralité que s’ils s’exercent d’égal à égal. Il y a, dans la société présente, deux sources principales auxquelles s’alimentent toutes les perversités : l’ambition, la cupidité, le mensonge, la vanité, la haine, toutes ces causes de conflit, de discorde, découlent les unes de la source État, les autres de la source Capital. L’État actionne et stimule toutes les ambitions, porte au paroxysme toutes les vanités, tous les orgueils ridicules, l’esprit de domination par la hiérarchie. Le Capital stimule et actionne toutes les cupidités, détermine toutes les concurrences, cause tous les conflits.

    Dans une société composée d’être égaux, pourquoi y aurait-il des ambitieux, puisqu’il n’y aurait pas de pouvoir ? Pourquoi y aurait-il des cupides, puisqu’il n’y aurait pas de propriété ?

    Vous sentez aussi bien que moi que les causes ayant disparu, les sources auxquelles s’alimentent les perversités ayant été taries, ces perversités elles-mêmes, petit à petit, sont appelées à disparaître et disparaîtront de plus en plus.

    Là encore, on s’emporte, quand nous disons : « Plus de tribunaux, plus de répression, plus de gendarmes. » Plus de gendarmes ! Il semble que nous allons être perdus. Qu’allons-nous devenir ? Et les ignorants de nous dire : « Mais ce n’est pas possible ! On ne peut pas admettre une société où il n’y aurait pas de répression ! Alors, on pourra faire tout ce qu’on voudra sans être châtié ? On pourra commettre des crimes et il ne nous sera rien fait ? »

    Je pourrais répondre : « Mais les tribunaux, les gendarmes, la répression, n’ont jamais empêché le moindre crime. La preuve, c’est que nous sommes entourés de gendarmes, c’est que les tribunaux pullulent, c’est que la répression est sauvage et que jamais, peut-être, le crime n’a fleuri autant qu’à notre époque. Peut-on s’imaginer que l’intervention des gendarmes, la peur des tribunaux et des arrêts prononcés par ceux-ci, l’abrutissement de la prison, le bagne, l’échafaud, s’imagine-t-on que tout cela est de nature à faire réfléchir celui qui va commettre un crime ? Celui-là est guidé par sa passion. Il voit rouge, il ne réfléchit pas. Il n’a pas conscience de ce qu’il va faire et de la responsabilité qu’il va encourir. En second lieu, il se croit toujours assez malin pour déjouer le gendarme et échapper aux tribunaux, à la prison, au bagne ou à l’échafaud. Ce n’est pas la répression qui peut élever la moralité d’un peuple, c’est au contraire le sentiment de la responsabilité. D’après la statistique des crimes et délits jugés par les tribunaux et qui semblent nécessiter l’intervention des gendarmes, sur 100 crimes ou délits, 72 sont des atteintes à la propriété, 17 sont des révoltes, sous une forme ou une autre, contre l’autorité et 11 seulement sont des attentats contre les personnes. Et encore, la plupart de ces attentats sont motivés par la mauvaise organisation sociale.

    Donc, ici comme en tout, liberté. Communisme et liberté, c’est le communisme libertaire et anarchiste que j’ai développé ce soir, dans sa dernière et ultime partie : après la révolution.

    Je suis arrivé, bien fatigué, au terme de la carrière que je voulais parcourir. Mais vous avez bien voulu m’accorder votre attention jusqu’au bout. Je vous en remercie. Je n’ai pas tracé le plan définitif de cette magnifique cité d’harmonie, de paix et de justice à laquelle nous aspirons. Je n’ai pas voulu établir un plan qui aurait un caractère systématique et définitif. J’en ai seulement tracé les grandes lignes de manière à montrer qu’il n’y a là, ni utopie, ni chimère, ni folie de notre part. On se plaît à dire que les anarchistes voient les choses sous un aspect trop beau et on dit souvent : Votre idéal est magnifique, il n’a que le défaut d’être trop magnifique.

    C’est là, Camarades, le langage de prétendus sages, de semeurs de pessimisme, pour qui rien n’est si fâcheux, dans la société actuelle, que quand nous parlons de beauté, de bonté, de joie. C’est un langage que personne ne veut comprendre. Continuons cependant à vivre par la pensée cet idéal magnifique. Ne consentons pas à le rabaisser en nous, sous prétexte de réalisme. Mettons-le, au contraire, toujours plus haut. La triste réalité ne tendra que trop à l’abaisser.

    Comprenez-vous maintenant, Camarades, qu’on puisse vouer sa vie à un tel idéal. C’est à cet idéal que j’ai voué la mienne, toute la mienne. Du jour où la lumière s’est faite en moi, je me suis voué à la faire connaître aux autres, et je suis resté, je l’affirme, fidèle à ce serment. Je lui resterai fidèle jusqu’à mon dernier souffle. Si je le violais, c’est qu’en moi la raison se serait affaiblie, la lucidité éteinte, c’est que l’énergie serait morte.

    Jeunes gens, c’est par un appel à vous que je veux terminer ma longue série de conférences. Je vous demande de réfléchir, d’étudier, de lire, de travailler, de discuter avec vous-mêmes et avec les autres, et quand vous aurez acquis cette conviction précieuse qui inspirera toute votre vie, qui dictera toute votre conduite, qui guidera vos sentiments, alors je vous adjure de consacrer à cette conviction votre jeunesse, votre intelligence et vos forces. La lutte sera rude et vous aurez parfois à subir de terribles épreuves : persécutions, misères, calomnies, rien ne vous sera épargné. Vous aurez d’autres sacrifices plus pénibles à faire. Il vous faudra parfois briser avec des affections qui vous sont chères, rompre des amitiés précieuses, peut-être même briser des liens plus doux encore. N’hésitez pas, jeunes gens. Il n’y a pas d’amante comparable à celle qui s’offre à vous ce soir. Les autres ne possèdent que vos sens. Celle-ci vous possédera tout entier. Elle vous enveloppera des pieds à la tête et prendra possession de vous complètement. Les autres amantes peuvent vous trahir. Celle-ci ne vous trahira jamais. Les autres amantes perdront peu à peu la jeunesse, la fraîcheur, la grâce, le charme, la beauté. Celle-ci, au contraire, restera éternellement jeune et belle. O jeunes gens, aimez-la ! Aimez-la de toutes vos forces, de toute votre ardeur. Aimez-la sans réserve. Donnez-vous à elle tout entiers !
     
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