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Activisme & pratiques Québec : Drapeau noir sur carré rouge

Discussion dans 'Webzine - actualité des luttes et partage d'articles de presse' créé par Makhx, 13 Août 2013.

  1. Makhx
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    Makhx Menace permanente Membre actif

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    Juin 2013
    France
  2. libertaire, anarchiste, auto-gestionnaire, anti-fasciste
    « Peut-être ne le savez-vous pas, mais les anarchistes sont très actifs au Québec », déclarait un chroniqueur du Journal de Montréal en mai 2012, soit en plein cœur de la plus grande et plus longue grève étudiante de l’histoire du Québec. « On y a même vu un enfant d’environ 10 ans, en pyjama, brandissant un grand drapeau rouge et noir, symbole anarcho-communiste ou anarcho-syndicaliste », rapportait un journaliste de La Presse qui couvrait à Montréal les manifestations de casseroles. Les commentaires médiatiques au sujet des anarchistes adoptaient un ton plutôt critique, puisqu’il s’agissait de dénoncer leur influence prétendue au sein des associations étudiantes, ou plus globalement sur l’ensemble de la société québécoise. Le chroniqueur conservateur Mathieu Bock-Côté signait ainsi un texte dans Le Journal de Montréal, intitulé « Un extrémisme destructeur », où il avançait que « la crise actuelle offre à l’anarchiste un théâtre inespéré ». Selon son diagnostic, « l’anarchisme radical attire des personnalités troubles. Des intoxiqués idéologiques ». Même dans le courrier du cœur du Journal de Montréal s’exprimaient des critiques contre « une minorité d’enfants-rois [qui] prône la violence, la désobéissance civile, la révolte et l’anarchie. »

    (...)


    Pour mieux saisir la place des anarchistes dans la grève étudiante de 2012, je vais m’inspirer en partie du texte de Rémi Bellemare-Caron « Les anarchistes et le mouvement étudiant », publié dans l’ouvrage collectif Nous sommes ingouvernables : Les anarchistes au Québec aujourd’hui (Lux, 2013). L’auteur est lui-même étudiant à la maitrise en science politique à l’UQAM, membre de l’UCL et syndicaliste. Il rappelle d’abord que les anarchistes ont toujours milité pour une éducation accessible à tous et à toutes, même si cette mémoire n’est pas nécessairement vivante. Il rappelle aussi qu’après la grande grève étudiante de 2005 s’est formé le Regroupement des Anarchistes en Milieu Étudiant (RAME), qui cherchait à mettre en liaison les anarchistes des divers établissements d’enseignement. Cette expérience se poursuivra quelques années, avant d’être abandonnée.

    Certes, les revendications principales des forces majoritaires du mouvement étudiant québécois ne sont pas révolutionnaires : elles ne proposent pas la séparation de l’éducation et de l’État, ni de refonder les établissements d’enseignement sur une base autogestionnaire, ni d’abolir la hiérarchie entre les professeurs et les étudiants, ni d’en finir avec les disciplines ou les cours qui justifient et glorifient le libéralisme, son mode de fonctionnement et son mode de gestion. Par exemple, l’UQAM, identifiée comme un bastion du radicalisme étudiant et de la pensée progressiste en général, compte 30% d’étudiantes et d’étudiants dans les programmes de gestion, sans compter des disciplines orientées en grande partie vers les institutions officielles et qui en forment les cadres de demain, ou qui proposent très souvent des approches normalisatrices, comme les sciences juridiques, la science politique, le travail social et sexologie. Mais Rémi Bellemare-Caron rappelle que « bien que les anarchistes se revendiquent la plupart du temps comme “révolutionnaires” […], cela ne les empêche pas de lutter quotidiennement au sein d’organisations qui n’ont pas les mêmes objectifs à moyen et à long terme », y compris les associations étudiantes. De plus, et cette remarque est importante, les anarchistes sont souvent autre chose que simplement des anarchistes. Des anarchistes travaillent pour un salaire ou sont au chômage, sont locataires et aux études. Les anarchistes peuvent donc s’engager dans des activités politiques liées à des sphères d’activité propres à leur catégorie sociale; c’est le cas des grèves étudiantes, lorsque les anarchistes fréquentent des établissements d’enseignement pour y enseigner ou y étudier.

    De plus, le mouvement étudiant n’est pas homogène, loin s’en faut, en termes de processus de prise de décision, de modes d’action et de revendications, et les anarchistes peuvent se sentir des affinités avec certaines tendances plus radicales. À la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) et à la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), le processus de prise de décision est plutôt centralisé, l’exécutif et la direction ayant une grande marge de manœuvre, alors que la base et les assemblées locales ont moins d’influence. En termes d’actions, on y reste par principe hésitant face à la grève, préférant le lobbying ou les manifestations légales et paisibles. Enfin, leurs revendications sont plus modérées, allant parfois jusqu’à accepter une hausse des droits de scolarité. À l’inverse, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) s’identifie au « syndicalisme étudiant de combat ». Les assemblées locales et la démocratie directe sont très influentes, ce qui limite l’autonomie de l’exécutif et des porte-parole. Comme le remarque Rémi Bellemare-Caron, « en ce sens, la forme d’organisation s’inspire des principes chers aux anarchistes que sont le fédéralisme et la délégation, plutôt que d’une structure hiérarchique traditionnelle où les personnes siégeant sur les plus hautes instances prennent les décisions pour ceux et celles qui sont à la base. Ainsi les associations étudiantes les plus progressistes fonctionnent selon des processus décisionnels assez proches de ceux des anarchistes. » En termes d’actions, la grève est espérées et encouragée par principe, ainsi que les actions de perturbation. La diversité des tactiques, une notion développée par la CLAC lors des mobilisations contre le Sommet des Amériques en 2001, est respectée. Enfin, les revendications sont plus radicales, évoquant par exemple la gratuité scolaire. Des anarchistes qui étudient dans des cégeps ou des universités peuvent alors se sentir des affinités avec l’ASSÉ, qui formera la CLASSE pendant la grève de 2012. D’ailleurs, Louis-Frédéric Gaudet et Rachel Sarrasin notent, dans « Fragments d’anarchisme au Québec (2000-2006) », que le dynamisme particulier du mouvement étudiant au Québec serait en partie responsable du dynamisme de l’anarchisme (et vice-versa, pourrait-on dire, même si cela paraît un raisonnement circulaire).




    Face à la polémique, l’UCL a publié un communiqué précisant que « les anarchistes – comme les féministes radicales – sont bien et bel [sic.] une partie intégrante de la lutte étudiante. En fait, il n’y a rien de très surprenant dans cette participation : les personnes se revendiquant de l’anarchisme ont pris part aux luttes sociales de leur époque depuis 1860, et ce aussi bien en Europe, en Amérique du Sud, en Afrique ou en Asie! Plus concrètement, en ce qui concerne le mouvement étudiant québécois, notre action est similaire à celle de bien d’autres militants et militantes : participation à des assemblées générales, manifestations, actions symboliques et de désobéissance civile, animation de réunions, d’assemblées, d’ateliers de formation, de conférences. Notre approche n’est pas d’imposer des pratiques ou de “noyauter” des organisations en obtenant des postes de pouvoir (ce qui serait contraire à nos principes). Il s’agit plutôt de défendre la démocratie directe, insister sur le partage des connaissances et des responsabilités, inculquer une méfiance des dirigeants (étudiants ou autres), promouvoir une vision non-corporatiste de la lutte en allant au-delà de la défense des intérêts strictement étudiants, etc. »

    Il ne faut pas croire, cela dit, que l’anarchisme est la seule idéologie qui s’exprimait dans les fédérations, associations et autres organisations étudiantes : on y trouve aussi, bien évidemment, des marxistes de diverses tendances, mais aussi des membres de partis politiques, dont le Parti québécois (PQ), Québec solidaire (QS), Option nationale (ON) et le Nouveau parti démocratique (NPD). On y croise enfin des féministes, des queers et des écologistes, qui toutes et tous peuvent aussi être anarchistes ou sympathiques à l’anarchisme.

    Par ailleurs, des anarchistes militent aussi dans les nombreux comités autonomes de mobilisation, dont les Comités d’action politique (CAP), mis en place en marge des associations officielles. Les anarchistes peuvent alors participer à des mobilisations collectives, des actions directes et à l’organisation d’évènements comme des ateliers de discussion ou des présentations de films politiques. D’autres enfin se retrouvent dans des collectifs autonomes comme Force étudiante critique, qui valorise la démocratie directe et les assemblées générales, et dénonce le « centralisme démocratique » et l’obsession médiatique envers l’«opinion publique» de certains élus de l’ASSÉ et de la CLASSE. De plus, les anarchistes qui étudient peuvent militer hors du cadre du mouvement étudiant, soit dans des organisations qui portent un projet qui concorde mieux avec leurs principes.

    Enfin, des anarchistes qui ne sont pas aux études peuvent aussi s’inviter dans les mobilisations étudiantes. C’est d’ailleurs ce dont semblaient se préoccuper les forces policières, qui feignaient de distinguer les bons manifestants, soit les vrais étudiants, des mauvais manifestants, soit les anarchistes accusés de venir parasiter un mouvement dont ils seraient étrangers. À noter pourtant que d’autres se sont invités dans les mobilisations du mouvement étudiant, dont les militantes et militants de Québec Solidaire, y compris la candidate Françoise David et le député Amir Khadir (qui a d’ailleurs été arrêté dans une manifestation à Québec), la cheffe du Parti québécois Pauline Marois, qui a pris la rue avec des casseroles [élue Première Ministre depuis septembre 2012], et bien des professeurs et des syndicalistes. Si toutes ces personnes n’étaient pas aux études, la police ne leur reprochait pas de s’inviter dans le mouvement étudiant…


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    Les anarchistes ont été associés aux actions les plus perturbatrices du mouvement, y compris des émeutes, comme la manifestation contre le Salon du Plan Nord au Palais des Congrès à Montréal, et celle contre le Conseil général du Parti libéral à Victoriaville, mais aussi la manifestation contre la brutalité policière du 15 mars 2012 et celle de la Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) du 1er Mai, deux évènements auxquels ont participé des milliers d’étudiantes et d’étudiants, et bien des anarchistes. De plus, un appel à joindre un « Contingent anarchiste contre la Loi spéciale » a été diffusé en prévision d’une manifestation contre la Loi 12, une loi spéciale qui limitait le droit de manifester et l’autonomie des associations étudiantes et des syndicats.

    Alors, est-ce que les anarchistes détournaient l’attention d’un mouvement légitime par des actions spectaculaires mais violentes, qui incommodaient l’opinion publique? En réponse à cette polémique, un Manifeste du carré noir a circulé sur le site Web du Centre des médias alternatlfs du Québec (CMAQ) et a été repris dans Casse sociale, le journal de RASH. Ses signataires, « des anarchistes parmi d’autres », déclaraient :

    Manifeste : http://www.sabotagemedia.anarkhia.org/2012/03/manifeste-du-carre-noir/

    Certes, des anarchistes ont sans aucun doute mené des actions directes, soit fracassé des vitrines de banque, vandalisé des véhicules de police et affronté les forces policières. Mais une fois de plus, d’autres que les anarchistes ont pratiqué la turbulence, comme en témoignait la présence sur la ligne de front de quelques drapeaux communistes et de plusieurs drapeaux du Québec ou des patriotes. J’ai même vu, lors d’une manifestation nocturne à Montréal, un Black Bloc de quelques personnes qui n’avait pour tout drapeau qu’un fleur-de-lysé, ce qui semble incompatible avec l’anarchisme et tendrait à indiquer que la tactique du Black Bloc a été récupérée par des agitateurs de diverses allégeances politiques, y compris des souverainistes.

    De plus, si la représentation de l’anarchiste évoque le plus souvent un « casseur », il semble qu’il y avait en fait plusieurs « casseuses », même si l’identité sexuelle est souvent incertaine lorsque la personne est toute de noir vêtue et masquée. Un discours queer revendique d’ailleurs la tactique du Black Bloc comme moyen de troubler la différence binaire de sexe. La participation importante des femmes dans les Black Blocs pourrait s’expliquer en rappelant l’influence des femmes depuis plusieurs années dans les mouvements sociaux en général, et dans le mouvement anarchiste en particulier. Elles comptaient pour environ 60% des personnes ayant visité le Salon du livre anarchiste de Montréal, en mai 2012. De plus, la hausse des droits de scolarité devait frapper plus durement les femmes, puisqu’elles ont en général moins d’argent que les hommes, ce qui réduit leur capacité de payer des droits de scolarité élevés, mais aussi de rembourser par la suite des prêts étudiants. Enfin, les femmes ont été à l’avant-scène un peu partout dans ce conflit social. Le gouvernement libéral a confié la gestion de la crise à deux femmes, les ministres Line Beauchamp et Michèle Courchesne. Au fil de la grève, les femmes se sont retrouvées majoritaires aux postes de porte-parole officielle du mouvement étudiant. La cheffe du principal parti d’opposition était une femme (Pauline Marois). Même la répression policière a une femme comme symbole, soit l’agente 728 du Service de police de la ville de Montréal (SPVM). Pourquoi, alors, l’anarchiste ne serait pas une femme (ce qui ne signifie pas qu’il n’y a plus de collectifs anarchistes composés uniquement d’hommes, ou que la misogynie ou les violences sexuelles ont disparu du milieu anarchiste) ?

    Bref, pourquoi le « casseur » ne serait pas une « casseuse » ?

    Par ailleurs, plusieurs anarchistes n’ont évidemment jamais participé à des affrontements avec les forces policières ou pratiqué le vandalisme. Lors d’actions non-violentes, il était possible de jouer de références à la violence, mais de façon purement symbolique. Ainsi, des femmes qui défilaient nues dans les rues de Montréal, lors de maNUfestations, avaient le visage couvert d’une cagoule noire. Elles protégeaient ainsi leur identité tout en présentant l’image d’une Black Bloc improbable, puisque la nudité évoque la vulnérabilité et la cagoule noire le potentiel de violence (à tout le moins dans le discours de la police et des médias, mais aussi dans une certaine iconographie anarchiste). Mêmes des manifestations qui comptaient surtout des anarchistes se sont déroulées de manière paisible, comme lors de marches devant les pénitenciers à Montréal pour exprimer une solidarité envers les prisonnières et dénoncer la criminalisation de la dissidence.

    ( ► http://www.sabotagemedia.anarkhia.org/2012/05/manifestation-de-bruit-a-la-prison-de-tanguay-en-solidarite-avec-les-camarades-arretees/ )




    La présence anarchiste n’était pas limitée au mouvement étudiant institutionnalisé, soit ces assemblées générales et ses manifestations. Des organisations anarchistes ou anarchisantes ont exprimé, dans leurs publications par exemple, un bel enthousiasme face à la mobilisation étudiante et à la lutte populaire. Ainsi, la CLAC, le RASH, l’UCL et Les Sorcières ont publié des journaux qui avaient pour thème principal la grève étudiante, ou qui y faisaient référence à plusieurs occasion. Le journal Tout d’un coup, de la CLAC, proposait un article sur Mai 68, un autre sur la grève sociale, un lexique sur la grève étudiante, une analyse de la place des féministes et des queers dans la mobilisation, etc. Le numéro de Casse sociale, du RASH, paru à la fin du printemps 2012, discutait des émeutes étudiantes et du Black Bloc. Le numéro 33 de Cause commune, de l’UCL, parlait du mouvement étudiant et des perspectives anarchistes sur l’éducation.

    Quelques anarchistes s’en sont pris systématiquement au mouvement étudiant, en particulier aux fédérations nationales, y compris l’ASSÉ et la CLASSE, souvent présentées de manière empathique par les anarchistes. Ainsi, les huit hommes qui forment le collectif Hors d’œuvre et leurs camarades ont déroulé des bannières sur le passage des manifestations étudiantes à Montréal, frappées de slogans déclarant que les grandes fédérations ne le représentent pas, ou déplorant l’option électorale prise par plusieurs grévistes à la fin de l’été. Le 22 juillet, ils ont accroché des effigies de personnes pendues et affublées d’un carré rouge, sur la structure d’un viaduc sous lequel défilait la manifestation, lançant une pluie de tracts proposant un texte intitulé « Québec suicidaire », en référence au parti Québec solidaire : « Collaborer à leurs élections serait un suicide politique. Ce serait la mise à mort de notre mouvement, de la possibilité qu’il a fait apparaître, celle d’une vie politique dont nous pourrions enfin être les sujets, placés au centre d’une véritable transformation du monde. »

    D’autres anarchistes ont exprimé leur colère face à un militantisme trop régimenté et trop sérieux, appelant à saisir l’occasion pour tout remettre en cause, y compris l’Université, l’éducation, le militantisme et même les assemblées générales. Entre d’une part l’appui à l’association étudiante nationale sympathique dont les revendications et les mobilisations peuvent plaire à des anarchistes, et d’autre part l’exaltation de l’assemblée générale que préfèrent d’autres anarchistes, les membres du collectif La Mitrailleuse ont opté pour une position plus délinquante. « Nous n’irons pas à la grève comme nous allions à l’école », lançait joliment La Mitrailleuse, qui se présentait comme « un outil de diffusion d’idées qui n’ont pas de tribune dans le milieu anarchiste montréalais » et «provenant d’outre-mer, pour amener, dans les réseaux francophone, la présence d’un discours sur les pratiques insurrectionnelles et autonomes sans limites ». La Mitrailleuse publiera plusieurs pamphlets reprenant des textes parus en d’autres occasions, comme lors des occupations des universités en Californie quelques années auparavant, ou des textes inédits, y compris des essais, des poèmes et récits d’expériences malheureuses et aliénantes dans le système d’éducation. Ces pamphlets ont été diffusés sur le Web et sous forme de brochures distribuées à prix libre, par exemple au Café Aquin à l’UQAM. En écho aux propos exprimés par les «autonomes» des réseaux des squats politiques en Europe, le langage qui marie poésie et politique, témoignages et théories, est ici plus libre que celui des associations ou des fédérations étudiantes, des groupes anarchistes «organisés», des professeurs sympathisants (moi y compris), et même des activistes post-situationnistes, qui reprennent un vocabulaire plus convenu.

    Dans le texte « Vous pouvez continuer à dormir si vous voulez, mais vous allez tout rater », paru dans le pamphlet En suspens, il est affirmé que « la grève comme figure de lutte étudiante ne nous intéresse pas. La grève, comme instaurer un rapport de force prolongé contre l’État, la grève comme tout foutre en l’air, la grève comme il faut retourner la peur de bord, la grève comme solidarité avec les insurrections qui pointent un peu partout sur la planète. […] La grève comme découverte de soi, de moi et de toi, comme moments de ruptures vécus à plusieurs. »
    Ces textes insistaient donc non pas sur la défense du système d’éducation comme bien public menacé par la privatisation, mais sur le commun, soit le vivre en commun et la mise en commun des expériences, de la lutte et des «singularités» qui trouvent dans la grève l’occasion de se remettre en cause, en jeu, en commun (« présences communes ») avec d’autres singularités rebelles. « Quand arrêterons-nous de faire comme si? Comme si c’était juste une affaire de frais de scolarité et que c’était pas notre vie qui était en jeu à chaque instant? », demandait le pamphlet Faire-grève. Le formalisme de l’assemblée générale et de processus délibératifs, pourtant si important dans le mouvement étudiant radical, ainsi que chez plusieurs anarchistes (comme à la CLAC et chez Force étudiante critique) est ici identifié à une sorte d’aliénation politique.
    Le pamphlet Faire grève explique :

    Cette position permettait de résister au choix d’une trêve en période électorale, soit de la décision par l’association étudiante et son assemblée générale d’arrêter la grève, ce qui sera le choix majoritaire au mois d’août 2012. Puisque l’assemblée générale n’est qu’un des multiple champs de bataille où s’affrontent des forces antagonistes, une défaite sur ce front (un vote contre la grève) n’empêche pas de mener la lutte ailleurs et autrement, sous forme d’opérations de blocage de portes, d’occupations d’établissements d’enseignement, de manifestations «sauvages» et de saccage (graffiti, etc.).

    D’autres expressions de l’anarchisme peuvent être rapportées, soit la présence du groupe de musique punk-dadaïste Mise en demeure (dont 3 des 4 membres s’identifient comme anarchistes), lors de nombreux évènements festifs de la grève étudiante. La CLAC a aussi appelé à des assemblées anticapitalistes, pendant l’été. Enfin, d’autres initiatives ont été lancées par des anarchistes, ou des personnes sympathiques à l’anarchisme. Le réseau Profs-contre-la-hausse a été initié par de enseignantes et des enseignants qui avaient milité à la fin des années 1990 et au début des années 2000 dans le mouvement altermondialiste, par exemple en solidarité avec les Zapatistes, ou comme membre de la CLAC.

    ( "Violence Légitime, mon oeil !" - Mise en demeure
    https://www.youtube.com/watch?v=u5fayzWu0HU
    "C'EST PAS DES PACIFISTES QUI VONT CHANGER L'HISTOIRE !
    ON PITCH DES PAVES ET PUIS ON BRULE DES CHARS !
    ")​


    Cela dit, c’est bien l’option de la trêve qui l’emportera et s’imposera dans le mouvement étudiant lors de la campagne électorale du mois d’août 2013. Le soir de l’élection du 4 septembre, nous ne serons qu’une petite centaine d’anarchistes et de communistes à manifester dans les rues de Montréal, sous la pluie, contre l’électoralisme et pour les actions directes et la révolution. Baroud d’honneur un peu pitoyable. La manifestation se dissipera rapidement dans un centre ville désert, quelques activistes cherchant à se réfugier dans un bar où il n’y avait pas de téléviseur diffusant les résultats des élections. En vain.




    Les anarchistes ont donc participé à la grève surtout à titre individuel et en fonction de leur positionnement social (étudiant à tel cégep, enseignant à telle université, résidant dans tel quartier). Les organisations anarchistes elles-mêmes ont surtout accompagné le mouvement, plutôt que de l’organiser. En fin de parcours, l’option de la «trêve» pour ne pas perturber le cirque électoral l’a remporté sur le choix de continuer la grève. Bref, le mouvement étudiant a choisi, dans sa majorité, de laisser les urnes décider du résultat du conflit. Et le taux de participation aux élections a nettement augmenté (75%), par rapport à la dernière élection provinciale en 2008 (moins de 60%). Voilà de quoi décevoir les anarchistes.

    Mais pour les anarchistes et autres anticapitalistes, il n’est peut-être si intéressant d’évaluer la victoire ou la défaite en ne portant attention qu’au mouvement étudiant et à ses revendications officielles, ou aux résultats des élections.

    Espérant un élargissement de la lutte vers une grève sociale et, pourquoi pas, une révolution, la modération des syndicats et des autres forces sociales a déçu les anarchistes, sans doute sans trop les surprendre. La plupart des initiatives collectives issues de la grève se sont dissoutes à la fin du mouvement. Les APAQ pour la plupart désertées se cherchent une raison d’être, maintenant la grève terminée, et il n’en reste que quelques-unes toujours actives (entre autres Hochelaga-Maisonneuve, Rosemont/Petite-patrie et Villeray).

    Les anarchistes peuvent malgré tout tirer un bilan positif de ce conflit, dans la mesure où l’anarchie a été un apport important pendant la grève étudiante et dans le processus d’élargissement du conflit social. Souvent plus combattifs car plus critiques ou plus en colère, des anarchistes ont su par leur dynamisme et leurs actions directes exprimer une critique radicale et traduire en gestes l’importance de la lutte politique. Par ailleurs, leur conception radicale de la liberté, de l’égalité et de la solidarité, et leur valorisation de pratiques participatives et délibératives, ont favorisé un mode de fonctionnement que plusieurs qualifiaient de « démocratie directe », preuve que cette utopie peut en fait prendre une forme politique concrète, ici et maintenant. En marge de ces instances délibératives, des singularités se sont retrouvées et ont pu mettre en commun leurs passions et leur rage, et passer à l’action. La grève a été un espace où l’anarchie a pu être mise en pratique, et plusieurs semblent avoir trouvé l’expérience stimulante et inspirante. Lors du Salon du livre anarchiste à Montréal, en mai 2012, soit en pleine grève étudiante, les éditeurs constataient l’engouement pour des livres d’introduction sur l’anarchisme, tout comme les bénévoles à la libraire anarchiste l’Insoumise, à Montréal.

    Certes, il est un peu déprimant de se dire qu’au final, l’effet le plus important de la plus grande grève étudiante ne sera que d’avoir produit plus d’anarchistes… Les conflits sociaux ne peuvent être, toujours, que des incubateurs à militantes et militants qui se mobiliseront la prochaine fois….

    En fait, le bilan d’un tel mouvement social ne peu se réduire à un simple calcul quantitatif des actifs et des passifs, ni à une évaluation de son impact dans les institutions officielles dont le parlement (à ce titre, le «succès» de Québec solidaire est pitoyable, considérant ses espoirs de capitaliser sur le mouvement social, et les efforts investis pendant la campagne électorale), ni à un concours de la durée dans le temps.

    Il s’agissait d’une grande lutte sociale, qui prenait racine dans des mobilisations passées d’ici et d’ailleurs, et qui a permis la convergence d’une grande diversité de forces militantes. Tant que nous vivrons dans un système injuste qui divise la société entre gouvernants et gouvernés, riches et pauvres, propriétaires et locataires, professeurs et étudiants, la lutte en soi a quelque chose de positif pour les anarchistes : on y exprime et on y expérimente à la fois la juste colère, l’autonomie et la solidarité.

    Or lutte il y a eu.

    Nous avons vécu de beaux moments d’anarchie.


    Source : Lors d'une conférence en octobre 2012, Montréal - http://redtac.org/possibles/2013/07/16/drapeau-noir-sur-carre-rouge-les-anarchistes-et-la-greve-etudiante-de-2012/#_ftn1
    Reparu en 2013 dans Nous sommes ingouvernables : Les anarchistes au Québec aujourd’hui.
     
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