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Pierre Kropotkine: LE GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Marc poïk, 11 Juin 2017.

  1. Marc poïk
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    Déc 2016
    Belgium
    Pierre Kropotkine
    LE GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF
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    Et d’abord, le gouvernement représentatif participe de tous les vices inhérents à toute espèce de gouvernement. Mais loin de les affaiblir, il ne fait que les accentuer, il en crée de nouveaux.

    Une des plus profondes paroles de Rousseau sur les gouvernements en général s’applique au gouvernement électif, au même titre qu’à tous les autres. Pour abdiquer ses droits entre les mains d’une assemblée élue, ne faudrait-il pas, en effet, qu’elle fût composée d’anges, d’êtres surhumains ? Et encore ! les griffes et les cornes pousseraient bien vite à ces êtres éthérés, dès qu’ils pourraient gouverner le bétail humain.

    Semblable en cela aux despotes, le gouvernement représentatif - qu’il s’appelle Parlement, Convention, Conseil de la Commune, ou qu’il se donne tout autre titre plus ou moins saugrenu, qu’il soit nommé par les préfets d’un Bonaparte ou archi-librement élu par une ville insurgée -, le gouvernement représentatif cherchera toujours à étendre sa législation, à renforcer toujours le pouvoir en s’ingérant dans toute chose, en tuant l’initiative de l’individu et du groupe pour les supplanter par la loi. Sa tendance naturelle, inévitable, sera de prendre l’individu dès son enfance, et de le mener de loi en loi, de menace en punition, du berceau au tombeau sans jamais affranchir cette proie de sa haute surveillance. A-t-on jamais vu une assemblée élue se déclarer incompétente sur n’importe quoi ? Plus elle est révolutionnaire, et plus elle s’empare de tout ce qui n’est pas de sa compétence. Légiférer sur toutes les manifestations de l’activité humaine, s’immiscer jusque dans les moindres détails de la vie de « ses sujets » - c’est l’essence même de l’État, du gouvernement. Créer un gouvernement, constitutionnel ou non, c’est constituer une force qui fatalement cherchera à s’emparer de tout, à réglementer toutes les fonctions de la société, sans reconnaître d’autre frein que celui que nous pourrons lui opposer de temps en temps par l’agitation ou l’insurrection. Le gouvernement parlementaire - il l’a assez prouvé - ne fait pas exception à la règle.

    * * *
    « La mission de l’Etat - nous a-t-on dit pour mieux nous aveugler - c’est de protéger le faible contre le fort, le pauvre contre le riche, les classes laborieuses contre les classes privilégiées. » Nous savons comment les gouvernements se sont acquittés de cette mission : ils l’ont comprise à rebours. Fidèle à son origine, le gouvernement a toujours été le protecteur du privilège contre ceux qui cherchaient à s’en affranchir. Le gouvernement représentatif en particulier a organisé la défense, avec la connivence du peuple, de tous les privilèges de la bourgeoisie commerçante et industrielle contre l’aristocratie d’une part, contre les exploités de l’autre - modeste, polie, bien élevée envers les uns, féroce contre les autres. C’est pourquoi la moindre des lois protectrices du travail, si anodine qu’elle soit, ne peut être arrachée à un parlement que par l’agitation insurrectionnelle. Qu’on se souvienne seulement des luttes qu’il a fallu soutenir, de l’agitation à laquelle il a fallu se livrer, pour obtenir des parlements anglais, du Conseil fédéral suisse, des Chambres françaises, quelques méchantes lois sur la limitation des heures de travail. Les premières de ce genre, votées en Angleterre, ne furent extorquées qu’en mettant des barils de poudre sous les machines.

    D’ailleurs, dans les pays où l’aristocratie n’a pas encore été détrônée par une révolution, seigneurs et bourgeois s’entendent à merveille. - « Tu me reconnaîtras, seigneur, le droit de légiférer, et moi, je monterai la garde autour de ton château » - dit le bourgeois, et il monte cette garde, tant qu’il ne se sent pas menacé.

    Il a fallu quarante ans d’une agitation qui, par moments mettait le feu aux campagnes, pour décider le Parlement anglais à garantir au fermier le bénéfice des améliorations, par lui faites sur la terre qu’il tient à bail. Quant à la fameuse « loi agraire » votée pour l’Irlande, il a fallu - Gladstone l’avouait lui-même - que le pays se mit en insurrection générale, qu’il refusât carrément de payer les rentes et se défendit contre les évictions par le boycottage, les incendies, les exécutions des lords, avant de forcer la bourgeoisie à voter cette méchante loi qui fait mine de protéger le pays affamé contre les lords affameurs.

    Mais s’il s’agit de protéger les intérêts du capitaliste, menacés par l’insurrection ou même par l’agitation - oh alors, le gouvernement représentatif, organe de domination du capital, devient féroce. Il frappe, et il le fait avec plus de sûreté, plus de lâcheté que n’importe quel despote. La loi contre les socialistes en Allemagne vaut l’édit de Nantes ; et jamais Catherine II après la Jacquerie de Pougatchoff, ni Louis XVI après la guerre des farines, ne firent preuve d’autant de férocité que ces deux « Assemblées nationales » de 1848, et de 1871, dont les membres criaient : Tuez les loups, les louves et les louveteaux ! et à l’unanimité, moins une voix, félicitaient de leurs massacres les soldats ivres de sang !

    La bête anonyme aux six cents têtes a su surpasser les Louis XI et les Jean IV.

    * * *
    Et il en sera de même tant qu’il y aura un gouvernement représentatif qu’il soit régulièrement élu, ou qu’il s’impose aux lueurs de l’insurrection.

    Ou bien l’égalité économique se fera dans la nation, la cité ; et alors les citoyens libres et égaux n’iront plus abdiquer leurs droits entre les mains de quelques-uns ; ils chercheront un nouveau mode d’organisation qui leur permette de gérer eux-mêmes leurs affaires.

    Ou bien, il y aura encore une minorité qui dominera les masses sur le terrain économique - un quatrième État composé de bourgeois privilégiés, et alors, gare aux masses ! - Le gouvernement représentatif, élu par cette minorité, agira en conséquence. Il légiférera pour maintenir ses privilèges et il procédera contre les insoumis par la force et le massacre.

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    Il nous serait impossible d’analyser ici tous les vices du gouvernement représentatif. Ce seraient des volumes à faire. En nous bornant seulement aux plus essentiels, nous sortirions encore des cadres de ces chapitres. Il y en a un, pourtant, qui mérite d’être mentionné.

    Chose étrange ! Le gouvernement représentatif avait pour but d’empêcher le gouvernement personnel ; il devait remettre le pouvoir aux mains d’une classe, et non d’une personne. Et cependant il a toujours eu pour tendance de revenir au gouvernement personnel, de se soumettre à un seul homme.

    La cause de cette anomalie est bien simple. En effet, après avoir armé le gouvernement de mille et mille attributions qu’on lui reconnaît aujourd’hui ; après lui avoir confié la gestion, en bloc, de toutes les affaires qui intéressent le pays, et donné un budget de quelques milliards, était-il possible de confier à la cohue parlementaire la gérance de ces innombrables affaires ? Il fallut donc nommer un pouvoir exécutif - le ministère - qui fût investi de toutes ces attributions, presque royales. Quelle misérable autorité, en effet, que celle d’un Louis XIV, qui se vante d’être l’État, en comparaison de celle d’un ministère constitutionnel de nos jours !

    Il est vrai que la Chambre peut renverser ce ministère, mais pour quoi faire ? - Pour en nommer un autre qui serait investi des mêmes pouvoirs, et qu’elle serait forcée de renverser dans huit jours si elle était conséquente ? Aussi, préfère-t-elle le garder jusqu’à ce que le pays crie trop fort, et alors, elle le renvoie, pour rappeler celui qu’elle avait renversé il y a deux ans. Elle fait ainsi la bascule : Gladstone - Beaconsfield, Beaconsfield - Gladstone, ce qui au fond ne change rien ; le pays est toujours gouverné par un homme, le chef du cabinet.

    Mais, quand elle tombe sur un homme habile, qui lui garantit « l’ordre », c’est-à-dire l’exploitation au dedans et des débouchés à l’extérieur - alors elle se soumet à tous ses caprices, elle l’arme toujours de nouveaux pouvoirs. Quel que soit son mépris de la Constitution, quels que soient les scandales de son gouvernement, elle les subit ; si elle le chicane sur des détails, elle lui donne carte blanche dans tout ce qui a de l’importance. Bismarck en est un exemple vivant ; Guizot, Pitt et Palmerston le furent pour les générations précédentes.

    Cela se comprend : tout gouvernement a une tendance à devenir personnel ; c’est son origine ; c’est son essence. Que le parlement soit censitaire ou issu du suffrage universel, qu’il soit nommé exclusivement par des travailleurs et composé de travailleurs, il cherchera toujours l’homme auquel il puisse abandonner le soin du gouvernement, auquel il puisse se soumettre. Tant que nous confierons à un petit groupe toutes ces attributions économiques, politiques, militaires, financières, industrielles, etc., dont nous l’armons aujourd’hui, ce petit groupe tendra nécessairement, comme un détachement de soldats en campagne, à se soumettre à un chef unique.

    Ceci en temps d’accalmie. Mais, que la guerre s’allume sur les frontières, qu’une lutte civile se déchaîne à l’intérieur - et alors, le premier ambitieux venu, le premier aventurier habile, s’emparant de la machine aux mille ramifications que l’on nomme administration, s’imposera à la nation. L’Assemblée ne sera pas plus capable de l’en empêcher que cinq cents hommes pris au hasard dans la rue : au contraire, elle paralysera la résistance. Les deux aventuriers portant de nom de Bonaparte ne sont pas des jeux de hasard. Ils furent la conséquence inévitable de la concentration des pouvoirs. Quant à l’efficacité qu’auraient les parlottes de résister aux coups d’État, la France en sait quelque chose. De nos jours encore, est-ce la Chambre qui sauva la France du coup d’État de Mac-Mahon ? Ce sont - on le sait aujourd’hui - les comités extra-parlementaires. On nous citera encore l’Angleterre ? Mais qu’elle ne se vante pas trop d’avoir conservé intactes ses institutions parlementaires dans le courant du XIXe siècle ! Elle a su éviter, il est vrai, pendant ce siècle, la guerre de classes ; mais tout porte à croire qu’elle l’aura aussi, et il ne faut pas être prophète pour prévoir que le Parlement ne sortira pas intact de cette lutte : et il sombrera d’une manière ou d’une autre, selon la marche de la Révolution.

    Et si nous voulons, lors de la prochaine révolution, laisser les portes grand-ouvertes à la réaction, à la monarchie, peut-être, nous n’avons qu’à confier nos affaires à un gouvernement représentatif, à un ministère armé de tous les pouvoirs qu’il possède aujourd’hui. La dictature réactionnaire, d’abord nuancée de rouge, puis bleuissant à mesure qu’elle se sentira mieux en selle, ne se fera pas attendre. Elle aura à sa disposition tous les instruments de domination : elle les trouvera tout prêts à son service.

    * * *
    Source de tant de maux, le régime représentatif ne rend-il pas, du moins, quelques services pour le développement progressif et pacifique des sociétés ? - N’a-t-il pas, peut-être, contribué à la décentralisation du pouvoir qui s’imposait à notre siècle ? - Peut-être, a-t-il su empêcher les guerres ? - Ne saurait-il pas se prêter aux exigences du moment et sacrifier à temps telle institution vieillie, afin d’éviter la guerre civile ? N’offre-t-il pas, du moins, quelques garanties, quelque espoir de progrès, d’amélioration intérieure ?

    Quelle ironie amère dans chacune de ces questions et tant d’autres qui surgissent pourtant dès qu’on juge l’institution ! Toute l’histoire de notre siècle est là pour dire le contraire.

    Les parlements, fidèles à la tradition royale et à sa transfiguration moderne, le jacobinisme, n’ont fait que concentrer les pouvoirs entre les mains du gouvernement. Fonctionnarisme à outrance - cela devient la caractéristique du gouvernement représentatif. Depuis le commencement de ce siècle on crie décentralisation, autonomie, et on ne fait que centraliser, tuer les derniers vestiges d’autonomie. La Suisse elle-même subit cette influence, et l’Angleterre s’y soumet. Sans la résistance des industriels et des commerçants, nous en serions aujourd’hui à demander à Paris la permission de tuer un bœuf à Brives-la-Gaillarde. Tout tombe peu à peu sous la haute main du gouvernement. Il ne lui manque plus que la gestion de l’industrie et du commerce, de la production et de la consommation, et les démocrates socialistes aveuglés de préjugés autoritaires rêvent déjà le jour où ils pourront régler dans le parlement de Berlin le travail des manufactures et la consommation sur toute la surface de l’Allemagne.

    Le régime représentatif, que l’on dit être si pacifique, nous a-t-il préservé des guerres ? Jamais on ne s’est tant exterminé que sous le régime représentatif. Il faut à la bourgeoisie la domination sur les marchés, et cette domination ne s’acquiert qu’aux dépens des autres, par les obus et la mitraille. Il faut la gloire militaire aux avocats et aux journalistes, et il n’y a pas de pires guerroyeurs que les guerriers en chambre.

    Les parlements ne se prêtent-ils pas cependant aux exigences du moment ? à la modification des institutions en décadence ? Comme du temps de la Convention il fallait mettre le sabre à la gorge des Conventionnels pour leur extorquer rien que la sanction des faits accomplis, de même aujourd’hui il faut se mettre en pleine insurrection pour arracher aux « représentants du peuple » la moindre des réformes.

    Quant à l’amélioration du corps élu, jamais on n’a vu dégradation des parlements comme de nos jours. Comme toute institution en décadence, elle va en empirant. On parlait de la pourriture parlementaire du temps de Louis-Philippe. Parlez-en aujourd’hui aux quelques honnêtes gens égarés dans ces tourbières et ils vous diront : « J’en ai des haut-le-cœur ! » Le parlementarisme n’inspire que le dégoût à ceux qui l’ont vu de près.

    Mais, ne pourrait-on pas l’améliorer ? Un élément nouveau, l’élément ouvrier, ne lui infuserait-il pas un sang nouveau ? - Eh bien, analysons la constitution même des Assemblées représentatives, étudions leur fonctionnement, et nous verrons que nourrir ces rêves, c’est aussi naïf que de marier un roi avec une paysanne dans l’espoir clc retrouver une génération de bons petits rois !

    III
    Les vices des Assemblées représentatives ne nous étonneront pas, en effet, si nous réfléchissons, un moment seulement, sur la manière dont elles se recrutent et dont elles fonctionnent.

    Faut-il que je fasse ici le tableau, si écœurant, si profondément répugnant, et que nous connaissons tous - le tableau des élections ? Dans la bourgeoise Angleterre et dans la démocratique Suisse, en France comme aux États-Unis, en Allemagne comme dans la République Argentine, cette triste comédie n’est-elle pas partout la même ?

    Faut-il raconter comment les agents et les Comités électoraux « forgent », « enlèvent », canvass une élection (tout un argot de détrousseurs de poches !), en semant à droite et à gauche des promesses, politiques dans les réunions, personnelles aux individus : comment ils pénètrent dans les familles, flattant la mère, l’enfant, caressant au besoin le chien asthmatique ou le chat de « l’électeur » ? Comment ils se répandent dans les cafés, convertissent les électeurs et attrapent les plus muets en engageant entre eux des discussions, comme ces compères d’escroquerie qui vous entraînent au jeu « des trois cartes » ? Comment le candidat, après s’être fait désirer, apparaît enfin au milieu de ses « chers électeurs », le sourire bienveillant, le regard modeste, la voix câline - tout comme la vieille mégère, loueuse de chambres à Londres, qui cherche à capter un locataire par son doux sourire et ses regards angéliques ? Faut-il énumérer les programmes menteurs - tous menteurs - qu’ils soient opportunistes ou socialistes-révolutionnaires, auxquels le candidat lui-même, pour peu qu’il soit intelligent et connaisse la Chambre, ne croit pas plus qu’aux prédictions du « Messager Boiteux » et qu’il défend avec une verve, un roulement de voix, un sentiment, dignes d’un fou ou d’un acteur forain ? Ce n’est pas en vain que la comédie populaire ne se borne plus à faire de Bertrand et de Robert Macaire de simples escrocs, des Tartufe, ou des filouteurs de banque, et qu’elle ajoute à ces excellentes qualités celle de « représentants du peuple », en quête de suffrages et de mouchoirs à empocher.

    Faut-il enfin donner ici les frais des élections ? Mais tous les journaux nous renseignent suffisamment à cet égard. Ou bien reproduire la liste de dépenses d’un agent électoral, sur laquelle figurent des gigots de mouton, des gilets de flanelle et de l’eau sédative, envoyés par le candidat compatissant « à ces chers enfants » de ses électeurs. Faut-il rappeler aussi les frais de pommes cuites et d’œufs pourris, « pour confondre le parti adverse », qui pèsent sur les budgets électoraux aux États-Unis, comme les frais de placards calomnieux et de « manœuvres de la dernière heure », qui jouent déjà un rôle si honorable dans nos élections européennes ?

    Et quand le gouvernement intervient, avec ses « places », ses cent mille « places » offertes au plus donnant, ses chiffons qui portent le nom de « crachats », ses bureaux de tabac, sa haute protection promise aux lieux de jeu et de vice, sa presse éhontée, ses mouchards, ses escrocs, ses juges et ses agents...

    Non, assez ! Laissons cette boue, ne la remuons pas ! Bornons-nous simplement à poser cette question : Y a-t-il une seule passion humaine, la plus vile, la plus abjecte de toutes, qui ne soit pas mise en jeu un jour d’élections ? Fraude, calomnie, platitude, hypocrisie, mensonge, toute la boue qui gît au fond de la bête humaine - voilà le joli spectacle que nous offre un pays dès qu’il est lancé dans la période électorale.

    * * *
    C’est ainsi, et il ne peut pas en être autrement, tant qu’il y aura des élections pour se donner des maîtres. Ne mettez que des travailleurs en présence, rien que des égaux, qui un beau jour se mettent en tête de se donner des gouvernants - et ce sera encore la même chose. On ne distribuera plus de gigots ; on distribuera l’adulation, le mensonge - et les pommes cuites resteront. Que veut-on récolter de mieux quand on met aux enchères ses droits les plus sacrés ?

    Que demande-t-on, en effet, aux électeurs ? De trouver un homme auquel on puisse confier le droit de légiférer sur tout ce qu’ils ont de plus sacré : leurs droits, leurs enfants, leur travail ! Et on s’étonnerait que deux ou trois mille Robert Macaire viennent se disputer ces droits royaux ? On cherche un homme auquel on puisse confier, en compagnie de quelques autres, issus de la même loterie, le droit de perdre nos enfants à vingt et un ans ou à dix-neuf ans, si bon lui semble ; de les enfermer pour trois ans, mais aussi pour dix ans s’il aime mieux, dans l’atmosphère putréfiante de la caserne ; de les faire massacrer quand et où il voudra en commençant une guerre que le pays sera forcé de faire, une fois engagée. Il pourra fermer les Universités ou les ouvrir à son gré ; forcer les parents à y envoyer les enfants ou leur en refuser l’entrée. Nouveau Louis XIV, il pourra favoriser une industrie ou bien la tuer s’il le préfère ; sacrifier le Nord pour le Midi ou le Midi pour le Nord ; s’annexer une province ou la céder. Il disposera de quelque chose comme trois milliards par an, qu’il arrachera à la bouche du travailleur. Il aura encore la prérogative royale de nommer le pouvoir exécutif, c’est-à-dire un pouvoir qui, tant qu’il sera d’accord avec la Chambre, pourra être autrement despotique, autrement tyrannique que la feu royauté. Car, si Louis XVI ne commandait qu’à quelques dizaines de mille fonctionnaires, il en commandera des centaines ; et si le roi pouvait voler à la caisse de l’État quelques méchants sacs d’écus, le ministre constitutionnel de nos jours, d’un seul coup de Bourse, empoche « honnêtement » des millions.

    Et on s’étonnerait de voir toutes les passions mises en jeu, lorsqu’on cherche un maître qui va être investi d’un pareil pouvoir ! Lorsque l’Espagne mettait son trône vacant aux enchères, s’étonnait-on de voir les flibustiers accourir de toutes parts ? Tant que cette mise en vente des pouvoirs royaux restera, rien ne pourra être réformé : l’élection sera la foire aux vanités et aux consciences.

    * * *
    D’ailleurs, lors même qu’on rognerait tant soit peu le pouvoir des députés, lors même qu’on le fractionnerait en faisant de chaque commune un État au petit pied - tout resterait tel quel.

    On comprend encore la délégation, lorsque cent, deux cents hommes qui se rencontrent chaque jour à leur travail, à leurs affaires communes, qui se connaissent à fond les uns les autres, qui ont discuté sous tous ses aspects une affaire quelconque et qui sont arrivés à une décision, choisissent quelqu’un et l’envoient s’entendre avec d’autres délégués du même genre sur cette affaire spéciale. Alors, le choix se fait en pleine connaissance de cause, chacun sait ce qu’il peut confier à son délégué. Ce délégué, d’ailleurs, ne fera qu’exposer devant d’autres délégués les considérations qui ont amené ses commettants à telle conclusion. Ne pouvant rien imposer, il cherchera l’entente, et il reviendra avec une simple proposition que des mandataires pourront accepter ou refuser. C’est même ainsi qu’est née la délégation : lorsque les Communes envoyaient leurs délégués vers d’autres communes, ils n’avaient pas d’autre mandat. C’est encore ainsi que font aujourd’hui les météorologistes, les statisticiens dans leurs congrès internationaux, les délégués des compagnies de chemins de fer et des administrations postales de divers pays.

    Mais, que demande-t-on maintenant aux électeurs ? - On demande à dix, vingt mille hommes (à cent mille avec le scrutin de liste), qui ne se connaissent point du tout, qui ne se voient jamais, ne se rencontrent jamais sur aucune affaire commune, à s’entendre sur le choix d’un homme. Encore cet homme ne sera-t-il pas envoyé pour exposer une affaire précise ou défendre une résolution concernant telle affaire spéciale. Non, il doit être bon à tout faire, à légiférer sur n’importe quoi, et sa décision fera loi. Le caractère primitif de la délégation s’est trouvé entièrement travesti, elle est devenue une absurdité.

    Cet être omniscient qu’on cherche aujourd’hui n’existe pas. Mais voici un honnête citoyen qui réunit certaines conditions de probité et de bon sens avec un peu d’instruction. Est-ce lui qui sera élu ? Evidemment non. Il y a à peine vingt personnes dans son collège qui connaissent ses excellentes qualités. Il n’a jamais cherché à se faire de la réclame, il méprise les moyens usités de faire du bruit autour de son nom, il ne réunira jamais plus de 200 voix. On ne le portera même pas candidat, et on nommera un avocat ou un journaliste, un beau parleur ou un écrivassier qui apporteront au parlement leurs mœurs du barreau et du journal et iront renforcer le bétail de vote du ministère ou de l’opposition. Ou bien ce sera un négociant, jaloux de se donner le titre de député, et qui ne s’arrêtera pas devant une dépense de 10.000 francs pour acquérir de la notoriété. Et là où les mœurs sont éminemment démocratiques, comme aux États-Unis, là où les comités se constituent facilement et contrebalancent l’influence de la fortune, on nommera le plus mauvais de tous, le politicien de profession, l’être abject devenu aujourd’hui la plaie de la grande République, l’homme qui fait de la politique une industrie et qui la pratique selon les procédés de la grande industrie - réclame, coups de tam-tam, corruption.

    Changez le système électoral comme vous voudrez : remplacez le scrutin d’arrondissement par le scrutin de liste, faites les élections à deux degrés comme en Suisse (je parle des réunions préparatoires), modifiez tant que vous pourrez, appliquez le système dans les meilleures conditions d’égalité - taillez et retaillez les collèges -, le vice intrinsèque de l’institution restera. Celui qui saura réunir plus de la moitié des suffrages (sauf de très rares exceptions) chez les partis persécutés, sera toujours l’homme nul, sans convictions - celui qui sait contenter tout le monde.

    C’est pourquoi - Spencer l’a déjà remarqué - les parlements sont généralement si mal composés. La Chambre, dit-il dans son Introduction, est toujours inférieure à la moyenne du pays, non seulement comme conscience, mais aussi comme intelligence. Un pays intelligent se rapetisse dans sa représentation. Il jurerait d’être représenté par des nigauds qu’il ne choisirait pas mieux. Quant à la probité des députés, nous savons ce qu’elle vaut. Lisez seulement ce qu’en disent les ex-ministres qui les ont connus et appréciés.

    Quel dommage qu’il n’y ait pas de trains spéciaux pour que les électeurs puissent voir leur « Chambre », à l’œuvre. Ils en auraient bien vite le dégoût. Les anciens soûlaient leurs esclaves pour enseigner à leurs enfants le dégoût de l’ivrognerie. Parisiens, allez donc à la Chambre voir vos représentants pour vous dégoûter du gouvernement représentatif.

    * * *
    A ce ramassis de nullités le peuple abandonne tous ses droits, sauf celui de les destituer de temps en temps et d’en nommer d’autres. Mais comme la nouvelle assemblée, nommée d’après le même système et chargée de la même mission, sera aussi mauvaise que la précédente, la grande masse finit par se désintéresser de la comédie et se borne à quelques replâtrages, en acceptant quelques nouveaux candidats qui parviennent à s’imposer.

    Mais si l’élection est déjà empreinte d’un vice constitutionnel, irréformable, que dire de la manière dont l’assemblée s’acquitte de son mandat ? Réfléchissez une minute seulement, et vous verrez aussitôt l’inanité de la tâche que vous lui imposez.

    Votre représentant devra émettre une opinion, un vote, sur toute la série, variée à l’infini, de questions qui surgissent dans cette formidable machine - l’État centralisé.

    Il devra voter l’impôt sur les chiens et la réforme de l’enseignement universitaire, sans jamais avoir mis les pieds dans l’Université ni su ce qu’est un chien de campagne. Il devra se prononcer sur les avantages du fusil Gras et sur l’emplacement à choisir pour les haras de l’État. Il votera sur le phylloxera, le guano, le tabac, l’enseignement primaire et l’assainissement des villes ; sur la Cochinchine et la Guyane, sur les tuyaux de cheminée et l’Observatoire de Paris. Lui qui n’a vu les soldats qu’à la parade, répartira les corps d’armée, et sans avoir jamais vu un Arabe, il va faire et défaire le Code foncier musulman en Algérie. Il votera le shako ou le képi selon les goûts de son épouse. Il protégera le sucre et sacrifiera le froment. Il tuera la vigne en croyant la protéger ; et il votera le reboisement contre le pâturage et protégera le pâturage contre la forêt. Il sera ferré sur les banques. Il tuera tel canal pour un chemin de fer, sans savoir trop dans quelle partie de la France ils se trouvent l’un et l’autre. Il ajoutera de nouveaux articles au Code pénal, sans l’avoir jamais consulté. Protée omniscient et omnipotent, aujourd’hui militaire, demain éleveur de porcs, tour à tour banquier, académicien, nettoyeur d’égouts, médecin, astronome, fabricant de drogues, corroyeur ou négociant, selon les ordres du jour de la Chambre, il n’hésitera jamais. Habitué dans sa fonction d’avocat, de journaliste ou d’orateur de réunions publiques, à parler de ce qu’il ne connaît pas, il votera sur toutes ces questions, avec cette seule différence que dans son journal il amusait le concierge à son réchaud, qu’aux assises il réveillait à sa voix les juges et les jurés somnolents, et qu’à la Chambre son opinion fera loi pour trente, quarante millions d’habitants.

    Et comme il lui est matériellement impossible d’avoir son opinion sur les mille sujets pour lesquels son vote fera loi, il causera cancans avec son voisin, il passera son temps à la buvette, il écrira des lettres pour réchauffer l’enthousiasme de ses « chers électeurs », pendant qu’un ministre lira un rapport bourré de chiffres alignés pour la circonstance par son chef de bureau ; et au moment du vote il se prononcera pour ou contre le rapport, selon le signal du chef de son parti.

    Aussi une question d’engrais pour les porcs ou d’équipement pour le soldat ne sera-t-elle dans les deux partis du ministère et de l’opposition, qu’une question d’escarmouche parlementaire. Ils ne se demanderont pas si les porcs ont besoin d’engrais, ni si les soldats ne sont pas déjà surchargés comme des chameaux du désert - la seule question qui les intéressera, ce sera de savoir si un vote affirmatif profite à leur parti. La bataille parlementaire se livrera sur le dos du soldat, de l’agriculteur, du travailleur industriel, dans l’intérêt du ministère ou de l’opposition.

    Pauvre Proudhon, j’imagine ses déboires lorsqu’il eut la naïveté enfantine, en entrant à l’Assemblée, d’étudier à fond chacune des questions mises à l’ordre du jour. Il apportait à la tribune des chiffres, des idées - on ne l’écoutait même pas. Les questions sont toutes résolues bien avant la séance, par cette considération si simple : est-ce utile, est-ce nuisible à notre parti ? Le pointage des voix est fait ; les soumis sont enregistres, les insoumis sont sondés, comptés soigneusement. Les discours ne se prononcent que pour la mise en scène : on ne les écoute que s’ils ont valeur artistique ou s’ils prêtent au scandale. Les naïfs s’imaginent que Roumestan a enlevé la Chambre par son éloquence, et Roumestan, après la séance, calcule avec ses amis comment il pourra s’acquitter des promesses faites pour enlever le vote. Son éloquence n’était qu’une cantate de circonstance, composée et chantée pour amuser la galerie, pour réchauffer sa popularité par des phrases ronflantes.

    * * *
    « Enlever un vote ! » - Mais qui donc sont ceux qui enlèvent ces votes, dont les bulletins font pencher d’un côté ou de l’autre la balance parlementaire ? Qui sont ceux qui renversent et refont les ministères et qui dotent le pays d’une politique de réaction ou d’aventures extérieures ? Qui décide entre le ministère et l’opposition ?

    [​IMG] Ceux qu’on a nommés si justement « les crapauds du marais ! » Ceux qui n’ont aucune opinion, ceux qui s’assoient toujours entre deux chaises, qui flottent entre les deux partis principaux de la Chambre.

    C’est précisément ce groupe - une cinquantaine d’indifférents, de gens sans conviction aucune, qui font la girouette entre les libéraux et les conservateurs, qui se laissent influencer par les promesses, les places, la flatterie ou la panique -, ce petit groupe de nullités, qui en donnant ou refusant ses voix, décide toutes les affaires du pays. Ce sont eux qui font les lois ou les renvoient dans les cartons. Ce sont eux qui supportent ou renversent les ministères et qui changent la direction de la politique. - Une cinquantaine d’indifférents faisant la loi au pays - voilà à quoi se réduit, en première analyse, le régime parlementaire.

    Cela est inévitable, quelle que soit la composition du parlement, qu’il soit bourré d’étoiles de première grandeur et d’hommes intègres - la décision appartiendra... aux crapauds du marais ! Rien ne peut y être changé tant que la majorité fera loi.

    * * *
    Après avoir brièvement indiqué les vices constitutionnels des assemblées représentatives, nous devrions maintenant montrer ces assemblées à l’œuvre. Nous devrions montrer, comment toutes, depuis la Convention jusqu’au conseil de la Commune de 1871, depuis le Parlement anglais jusqu’à la Skoupchtchina serbe, sont entachées de nullité ; comment leurs meilleures lois n’ont été - selon l’expression de Buckle - que l’abolition de lois précédentes, comment ces lois ont dû être arrachées par les piques du peuple, par des moyens insurrectionnels. Ce serait une histoire à faire, mais elle dépasserait les cadres de notre revue.

    D’ailleurs quiconque sait raisonner sans se laisser égarer par les préjugés de notre éducation vicieuse trouvera lui-même assez d’exemples dans l’histoire du gouvernement représentatif de nos jours. Et il comprendra que, quel que soit le corps représentatif : qu’il soit composé d’ouvriers ou de bourgeois, qu’il soit même largement ouvert aux socialistes-révolutionnaires - il conservera tous les vices des assemblées représentatives. Ceux-ci ne dépendent pas des individus, ils sont inhérents à l’institution.

    Rêver un Etat ouvrier, gouverné par une assemblée élue, c’est le plus malsain des rêves que nous inspire notre éducation autoritaire.

    Comme on ne peut pas avoir un bon roi, ni dans Rienzi, ni dans Alexandre III, de même on ne peut pas avoir un bon parlement. L’avenir socialiste est dans une tout autre direction : il ouvrira à l’humanité des voies nouvelles dans l’ordre politique, comme dans l’ordre économique.

    IV
    C’est surtout en jetant un coup d’œil sur l’histoire du régime représentatif son origine et la manière dont l’institution s’est dénaturée à mesure que se développait l’État, que nous comprendrons que son temps est fait, son rôle fini, et qu’elle doit céder la place à un nouveau mode d’organisation politique.

    Ne remontons pas trop loin ; prenons le XIIe siècle et l’affranchissement des Communes.

    Au sein de la société féodale se produit un grand mouvement libertaire. Les villes s’affranchissent des seigneurs. Leurs habitants « jurent » la défense mutuelle ; ils se constituent indépendants à l’abri de leurs murailles, ils s’organisent pour la production et l’échange, pour l’industrie et le commerce ; ils créent ces cités qui pendant trois ou quatre siècles serviront de refuge au travail libre aux arts, aux sciences, aux idées - qui jetteront les fondements de cette civilisation dont nous nous glorifions aujourd’hui.

    Loin d’être d’origine purement romaine, comme l’ont prétendu Raynouard et Lebas en France (suivis par Guizot et, en partie, par Augustin Thierry), Eichhorn, Gaupp et Savigny en Allemagne ; loin d’être d’origine purement germanique, comme l’affirme l’école brillante des « Germanistes », les communes furent un produit naturel du moyen âge et de l’importance toujours croissante des bourgs comme centres de commerce et d’industrie. C’est pourquoi simultanément, en Italie, dans les Flandres, dans les Gaules, en Germanie, dans le monde Scandinave et dans le monde Slave, où l’influence romaine est nulle et l’influence germanique ne compte presque pas, nous voyons s’affirmer à la même époque, c’est-à-dire, aux XIe et XIIe siècles, ces cités indépendantes qui rempliront trois siècles de leur vie mouvementée, et plus tard deviendront les éléments constitutifs des États modernes.

    Conjurations de bourgeois qui s’arment pour leur défense et se donnent à l’intérieur une organisation indépendante de leurs seigneurs temporels ou ecclésiastiques, aussi bien que du roi - les cités libres fleurissent bientôt derrière leurs remparts ; et quoiqu’elles cherchent à se substituer au seigneur pour la domination des villages elles inspirent ceux-ci du même souffle de liberté. Nus sumes homes cum il sunt. - « Nous sommes des hommes comme eux », chantent bientôt les villageois en faisant un pas de plus vers l’affranchissement des serfs.

    « Asiles ouverts à la vie de travail », les cités affranchies se constituent à l’intérieur comme ligues de corporations indépendantes. Chaque corporation a sa juridiction, son administration, sa milice. Chacun est maître de ses affaires non seulement en ce qui concerne son métier ou son commerce, mais dans tout ce que l’État s’attribuera plus tard : instruction, mesures sanitaires, infractions aux coutumes, affaires pénales et civiles, défense militaire. Corps politiques, en même temps qu’industriels ou commerçants, les corporations sont unies entre elles par le forum - le peuple réuni au son du beffroi aux grandes occasions, soit pour juger les différends entre corporations soit pour décider des affaires qui concernent toute la cité, soit pour s’entendre sur les grandes entreprises communales qui demandent le concours de tous les habitants.

    Dans la Commune, surtout aux débuts - point de traces encore de gouvernement représentatif. La rue, la Section, toute la corporation, toute la cité en bloc, prennent les décisions - non pas à coups de majorité, mais en discutant jusqu’à ce que les partisans d’une des deux opinions en présence finissent par accepter de plein gré, ne serait-ce que comme essai, l’opinion qui rallie le grand nombre.

    L’entente existait-elle ? - La réponse est dans leurs œuvres que nous ne cessons d’admirer sans pouvoir les surpasser. Tout ce qui est resté de beau de la fin du moyen âge est l’œuvre de ces cités. Les cathédrales, ces monuments gigantesques qui racontent, taillés dans la pierre, l’histoire, les aspirations des Communes, sont l’oeuvre de ces corporations, travaillant par piété, par amour de l’art et de leur cité (ce n`est pas avec les fonds municipaux que les cathédrales de Reims, de Rouen, auraient pu être payées) et rivalisant entre elles pour embellir leurs hôtels de ville, pour élever leurs remparts.

    C’est aux Communes affranchies que nous devons la renaissance de l’art, c’est aux corporations de marchands, souvent à tous les habitants de la cité, qui apportaient chacun leur part dans l’équipement d’une caravane ou d’une flotte, que nous devons cc développement de commerce qui amena bientôt les ligues hanséatiques et les découvertes maritimes. C’est aux corporations d’industriels, sottement décriées depuis par l’ignorantisme et l’égoïsme des entrepreneurs d’industrie, que nous devons la création de presque tous les arts industriels dont nous bénéficions aujourd’hui.

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    Mais la Commune du moyen âge devait périr. Deux ennemis l’attaquaient en même temps : celui du dedans, celui du dehors.

    Le commerce, les guerres, la domination égoïste sur les campagnes, travaillaient à accroître l’inégalité au sein de la Commune, à déposséder les uns, à enrichir les autres. Pendant quelque temps, la corporation empêcha le développement du prolétariat au sein de la cité, mais bientôt elle succomba dans une lutte inégale. Le commerce soutenu par le pillage, les guerres continuelles dont l’histoire de l’époque est remplie, enrichissaient les uns appauvrissaient les autres ; la bourgeoisie naissante travaillait à fomenter la discorde, à exagérer les inégalités de fortune. La cité se divisa en riches et pauvres, en « blancs » et « noirs » ; la lutte des classes fit son apparition et avec elle l’État au sein de la commune. A mesure que les pauvres s’appauvrissaient, asservis de plus en plus aux riches par l’usure, la représentation municipale, le gouvernement par procuration, c’est-à-dire le gouvernement des riches, prenait pied dans la commune. Elle se constituait en État représentatif avec caisse municipale, milice louée, condottieri armés, services publics, fonctionnaires. État elle-même, mais État en petit, ne devait-elle pas devenir bientôt la proie de l’État en grand qui se constituait sous les auspices de la royauté ? Minée déjà à l’intérieur, elle fut en effet engloutie par l’ennemi extérieur - le roi.

    * * *
    Pendant que les cités libres florissaient, l’État centralisé se constituait déjà à leurs portes.

    Il naquit loin du bruit du forum, loin de l’esprit municipal qui inspirait les villes indépendantes. C’est dans une ville nouvelle, à Paris, à Moscou - ramassis de villages -, que se consolida le pouvoir naissant de la royauté. Qu’était le roi jusqu’alors ? Un chef de bande comme les autres. Un chef dont le pouvoir s’étendait à peine sur sa bande de brigands et qui prélevait à peine un tribut sur ceux qui voulaient lui acheter la paix. Tant que ce chef était enfermé dans une ville fière de ses libertés communales, que pouvait-il ? Dès que, de simple défenseur des murailles, il cherchait à devenir maître de la ville, le forum le chassait. Il se réfugia donc dans une agglomération naissante, dans une ville nouvelle. Là, puisant la richesse dans le travail des serfs, ne rencontrant point d’obstacles dans la plèbe turbulente, il commença par l’argent, la fraude, l’intrigue et les armes, le lent travail d’agglomération, de centralisation, que les guerres de l’époque, les invasions continuelles ne favorisaient que trop - qu’elles imposaient, dirai-je - simultanément à toutes les nations européennes.

    Les Communes, déjà en décadence, déjà États dans leurs murs, lui servirent de point de mire et de modèle. Il ne s’agissait que de les englober peu à peu, de s’en approprier les organes, de les faire servir au développement du pouvoir royal. C’est ce que fit la royauté, avec force ménagements à ses débuts, et de plus en plus brutalement à mesure qu’elle sentait croître ses forces.

    Le droit écrit était né, ou plutôt cultivé, dans les chartes des Communes. Il servit de base à l’État. Plus tard, le droit romain vint lui donner sa sanction, en même temps qu’il donnait sa sanction à l’autorité royale. La théorie du pouvoir impérial, déterrée des glossaires romains, fut propagée au bénéfice du roi. L’Église, de son côté, s’empressa de la couvrir de sa bénédiction, et après avoir échoué dans sa tentative de constituer l’Empire universel, elle se rallia autour de celui par l’intermédiaire duquel elle espérait régner un jour sur la terre.

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    Cinq siècles durant la royauté poursuit ce lent travail d’agglomération, ameutant les serfs et les Communes contre le seigneur, et plus tard écrasant les serfs et les Communes avec l’aide du seigneur, devenu son fidèle serviteur. Elle débute en flattant les Communes, mais elle attend que les luttes intestines lui ouvrent leurs portes, lui livrent leurs caisses qu’elle empochera, et leurs remparts qu’elle hérissera de ses mercenaires. Elle procède cependant vis-à-vis des Communes avec caution : elle leur reconnaît certains privilèges, lors même qu’elle les asservit.

    Chef de soldats qui ne lui obéissent qu’autant qu’il leur procure du butin, le roi a toujours été entouré d’un Conseil de ses sous-chefs, qui au XIVe ou au XVe siècle font son Conseil de la Noblesse. Plus tard, un Conseil de Clergé vient s’adjoindre à celui-ci. Et à mesure que le roi réussit à mettre la main sur les Communes, il invite à sa cour - surtout aux époques critiques - les représentants de « ses bonnes villes », afin de leur demander des subsides.

    C’est ainsi que naquirent les parlements. Mais - notons-le bien - ces corps représentatifs, comme la royauté elle-même, n’avaient qu’un pouvoir fort limité. Ce qu’on leur demandait, c’était seulement un secours pécuniaire pour telle guerre ; et ce secours une fois voté par les délégués, encore fallait-il que la ville le ratifiât. Quant à l’administration intérieure des Communes, la royauté n’avait rien à y voir.- « Telle ville est prête à vous accorder tel subside pour repousser telle invasion. Elle consent à accepter une garnison pour servir de place forte contre l’ennemi » - voilà le mandat net et précis du représentant de l’époque. Quelle différence avec le mandat illimité, comprenant tout au monde, que nous donnons aujourd’hui à nos députés !

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    Mais la faute était faite. Nourrie par les luttes des riches et des pauvres, la royauté s’était constituée sous le couvert de la défense nationale.

    Bientôt, voyant le gaspillage de leurs subsides à la cour royale, les représentants des Communes cherchent à y mettre de l’ordre. Ils s’imposent à la royauté en administrateurs de la caisse nationale ; et en Angleterre, appuyés par l’aristocratie, ils réussissent à se faire accepter comme tels. En France, après le désastre de Poitiers, ils étaient bien près de s’arroger les mêmes droits ; mais Paris soulevé par Etienne Marcel est réduit au silence, en même temps que la Jacquerie, et la royauté sort de la lutte avec une force nouvelle.

    Depuis lors, tout contribue à l’affermissement de la royauté, à la centralisation des pouvoirs sous la main du roi. Les subsides se transforment en impôt et la bourgeoisie s’empresse de mettre au service du roi son esprit d’ordre et d’administration. La décadence des Communes qui succombent l’une après l’autre devant le roi ; la faiblesse des paysans réduits de plus en plus au servage - économique sinon personnel ; les théories de droit romain exhumées par les juristes ; les guerres continuelles - source permanente d’autorité ; - tout favorise la consolidation du pouvoir royal. Héritier de l’organisation communale, il s’en empare pour s’ingérer de plus en plus dans la vie de ses sujets - si bien que sous Louis XIV il peut s’écrier : »l’État c’est moi ! »

    Depuis lors c’est la décadence, l’avilissement de l’autorité royale, tombant entre les mains des courtisanes, cherchant à se relever sous Louis XVI par les mesures libérales du commencement du règne, mais succombant bientôt sous le poids de ses méfaits.

    * * *
    Que fait la Grande Révolution lorsqu’elle porte sa hache sur l’autorité du roi ?

    Ce qui l’a rendue possible, cette Révolution, c’est la désorganisation du pouvoir central, réduit pendant quatre ans à l’impuissance absolue, au rôle de simple enregistreur des faits accomplis ; c’est l’action spontanée des villes et des campagnes arrachant au pouvoir toutes ses attributions, lui refusant l’impôt et l’obéissance.

    Mais la bourgeoisie qui tenait le haut du pavé, pouvait-elle s’accommoder de cet état de choses ? Elle voyait que le peuple, après avoir aboli les privilèges des seigneurs, allait s’attaquer à ceux de la bourgeoisie urbaine et villageoise, et elle chercha, elle parvint à le maîtriser. Pour cela elle se fit l’apôtre du gouvernement représentatif et travailla pendant quatre ans avec toute la force d’action et d’organisation qu’on lui connaît, à inculquer à la nation cette idée. Son idéal c’était celui d’Etienne Marcel : un roi qui, en théorie, est investi d’un pouvoir absolu, et en réalité se trouve réduit à zéro par un parlement, composé évidemment des représentants de la bourgeoisie. L’omnipotence de la bourgeoisie par le parlement, sous le couvert de la royauté - voilà son but. Si le peuple lui a imposé la République, c’est à contre-cœur qu’elle l’accepte, et elle s’en débarrasse au plus vite.

    Attaquer le pouvoir central, le dépouiller de ses attributions, décentraliser, émietter le pouvoir, c’eût été abandonner au peuple ses affaires, c’eût été courir les risques d’une révolution vraiment populaire. C’est pourquoi la bourgeoisie cherche à renforcer davantage le gouvernement central, à l’investir de pouvoirs que le roi lui-même n’ose pas rêver, à concentrer tout entre ses mains, à lui soumettre tout d’un bout à l’autre de la France - et puis à s’emparer de tout par l’Assemblée Nationale.

    Cet idéal du jacobin, c’est encore jusqu’à présent l’idéal de la bourgeoisie de toutes les nations européennes, et le gouvernement représentatif, c’est son arme.

    Cet idéal peut-il être le nôtre ? Les travailleurs socialistes peuvent-ils rêver de refaire dans les mêmes termes la révolution bourgeoise ? Peuvent-ils rêver de renforcer, à leur tour, le gouvernement central en lui livrant tout le domaine économique, et confier la gouverne de toutes leurs affaires, politiques, économiques, sociales, au gouvernement représentatif ? Ce qui fut un compromis entre la royauté et la bourgeoisie doit-il être l’idéal du travailleur socialiste ?

    Évidemment non.

    A une nouvelle phase économique correspond une nouvelle phase politique. Une révolution aussi profonde que celle qui est rêvée par les socialistes ne saurait rentrer dans les moules de la vie politique du passé. Une société nouvelle, basée sur l’égalité des conditions, sur la possession collective des instruments de travail, ne saurait s’accommoder, même pour huit jours, du régime représentatif ni d’aucune des modifications dont on chercherait à électriser ce cadavre.

    Ce régime a fait son temps. Sa disparition est aussi inévitable aujourd’hui que le fut au temps jadis son apparition. Il correspond au règne de la bourgeoisie.

    C’est par ce régime que la bourgeoisie règne depuis un siècle et il disparaîtra avec elle. Quant à nous, si nous voulons la Révolution sociale, nous devons chercher le mode d’organisation politique qui correspondra au nouveau mode d’organisation économique.

    Ce mode, d’ailleurs, est tracé d’avance. C’est la formation du simple au composé, de groupes qui se constituent librement pour la satisfaction de tous les besoins multiples des individus dans la société.

    Les sociétés modernes marchent déjà dans cette voie. Partout le libre groupement, la libre fédération cherchent à se substituer à l’obéissance passive. Ils comptent déjà par dizaines de millions, ces groupes libres, et de nouveaux surgissent chaque jour. Ils s’étendent et commencent déjà à couvrir toutes les branches de l’activité humaine ; science, arts, industrie, commerce, secours, voire même défense du territoire et assurance contre le vol et les tribunaux - rien ne leur échappe, leur réserve s’étend et finira par embrasser tout ce que le roi, le parlement, s’étaient arrogés autrefois.

    L’avenir est au libre groupement des intéressés, et non pas à la centralisation gouvernementale - à la liberté et non pas à l’autorité.

    Mais avant d’esquisser l’organisation qui surgirait du libre groupement, nous devons encore attaquer bien des préjugés politiques dont nous sommes tous imbus jusqu’à présent, et c’est ce que nous allons faire dans nos prochaines études.



    [1] Lettres sur l’histoire de France ; lettre XXV.

    [2] La Liberté ; le Gouvernement représentatif.

    [3] Introduction à l’Étude de la Sociologie ; Principe de Sociologie ; divers Essais.
     
    Dernière édition: 11 Juin 2017
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