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Paul Gilroy : Black Fascism (Fascisme noir)

Discussion dans 'Anti-fascisme et luttes contre l'extrême-droite' créé par anarkia ou l'un de ses multicomptes, 21 Janvier 2019.

  1. anarkia ou l'un de ses multicomptes
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    anarkia ou l'un de ses multicomptes Membre du forum Expulsé par vote Membre actif

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    Août 2018
    United States
    En 1938, C.L.R. James écrivait : « Tout ce en quoi Hitler devait exceller ultérieurement, Marcus Garvey le pratiquait déjà au début des années 1920. Il organisait des bataillons de choc qui défilaient en uniforme et faisaient régner l’ordre dans ses meetings, auxquels ils donnaient une tonalité particulière ». Plus tard, James abandonna cette analyse d’avant-guerre, mais son propos n’en évoque pas moins les controverses suscitées à l’époque par le mouvement de Garvey, l’Universal Negro Improvement Association (UNIA). Est-ce que son idéologie en matière de conscience raciale oriente Garvey vers le fascisme ? Ou bien la sympathie qu’il exprimait en faveur des dictateurs européens se fondait-elle sur leurs réalisations pratiques, à l’instar de son enthousiasme pour Napoléon ? Enfin, le leadership militariste de Garvey s’apparentait-il aux techniques des dirigeants fascistes développées en Italie et en Allemagne ?

    Il n’est pas dans mon intention d’amoindrir les réalisations extraordinaires de l’UNIA, ni d’ignorer le racisme bien réel des fascistes européens à l’égard des noirs. Je considère néanmoins qu’il existe des affinités entre Garvey et les fascistes et que celles-ci découlent d’un style politique commun. En fait, Garvey lui-même aurait pu souscrire à cette analyse.


    3
    devenu
    minister
    pour tout le
    S
    ud, pu
    t
    le parcourir sans que le Klan ne le dérange en
    aucune manière,
    ni lui ni
    aucun des
    Black Muslims
    ;
    et
    ce fut réciproque
    .
    »
    Malcolm a été lui
    -
    même présenté comme un leader autoritaire et charismatique, mais il
    diffère de Muhammad et de Garvey dans son refus de collaborer avec le Klan
    et les n
    azis.
    Quoi qu’il en soit,
    cette
    transaction que Malcol
    m qualifie de conspi
    ration définit
    assez
    bien
    l’objet d
    es
    rencontres
    précéde
    ntes
    entre
    Garvey
    et le Klan
    . Pour un
    dirigeant
    comme
    Elijah Muhammad, la séparation jugée essentiel
    le à
    la renaissance raciale
    exige

    voire
    légitime

    un contact transgressif avec l’Autre
    interdit, selon le protocole
    étrange d’une
    fraternité en miroir. Ségrégationnistes et purificateurs
    ,
    de part et d’au
    tre de la frontière
    entre les «races
    »
    ,
    revendique
    nt
    pour eux
    -
    mêmes le
    monopole
    dans la
    gestion
    d
    e
    tels
    contacts
    avec l’ennemi.
    Et comme un conflit politique
    tend à se réso
    u
    dre par la
    rencontre
    entre
    les deux parties, celui qui se déclarait ennemi de l’autre cesse
    dès lors
    de l’être.
    Pour
    des nationalistes comme Garvey
    et Muhammad, les n
    azis
    et les membres du Klan sont
    préférables aux libéraux
    pour la franchise
    avec laquelle ils affichent
    leurs convictions
    racialis
    tes
    . Certes,
    avec
    un
    membre
    du Klan, on sait
    à quoi s’en tenir
    .
    Mais c
    e qui motivait
    autant
    l’UNIA, comme mo
    uvement spirituel
    œuvrant
    à l’élévation matérielle et morale
    des
    Africains de la diaspora, que
    le Klan, dédié quant à lui à leur élimination, c’
    est
    la question
    du
    territoire
    , national et souverain,
    propre à légitimer l
    eurs aspirations. Les blancs avaient
    bien leur pays
    ; le
    s noirs pouvaient
    et
    d
    e
    vaient donc
    en avoir un
    aussi.
    En 1974,
    à l’occasion
    d’
    une anthologie publiée en hommage à son père
    ,
    Marcus Garvey
    Jr.
    insista sur
    ce point
    dans un propos d’
    une clarté
    désarmante
    :
    «
    Le national
    -
    socialisme
    a
    fricain annonce le r
    endez
    -
    vous des enfants du Dieu n
    oir de l’Afrique avec le destin. Nous
    recréerons les gloires de l’Égypte ancienne, de l’Éthiopie et de la Nubie. Il est naturel que
    les enfants de l
    a mère
    Afrique
    ,
    dispersés
    en une
    immense diaspora
    ,
    restent encore et
    toujours fidèles les uns aux autres
    . Il est à peu près certain qu’un jour,
    le monde
    entier
    sera confronté au
    grand cri noir en faveur
    d'un
    Anschluss
    africain tout comme
    à la
    reve
    ndication déterminée d’un
    Lebensraum
    africain
    3
    .
    »
    ***
    L’époque présente constitue un tournant dans la vie politique des Afro
    -
    descendants à
    travers le monde. L’émancipation de l’Afrique du Sud

    aussi incomplète soit
    -
    elle

    offre
    à la diaspora africaine
    l’o
    pportunité de reconsidérer
    son rapport à l’
    avenir. L
    a
    plupart d
    es
    pays africains
    subissent
    en
    core
    l’
    exploitation et
    l’exclusion, mais la nature de l’
    o
    ppression
    a changé. Les schémas
    impérialist
    e
    s issus
    du XIX
    e
    siècle ont
    reculé
    .
    L’émergence de
    nouve
    aux défis en matière de santé, de technologie, d’
    écologie
    ,
    de même
    que la question
    de la dette
    ,
    ont
    transformé
    notre
    compréhension des conflits politiques africains.
    Dans
    cette période
    en principe
    postcoloniale, le désir de libération

    au cœur des luttes
    politiques noires depuis près de deux siècles, de l’esclavage à l’apartheid en passant par le
    colonialisme

    ne semble plus trouver d’objet.
    Dans ce cadre, i
    l
    peut paraître
    difficile de
    trancher
    d
    es questions aussi
    essentielles
    que
    «
    se libérer de quoi
    ?
    »
    ,
    «
    pour
    réaliser
    quoi
    ?
    »
    3
    En allemand dans le texte,
    Anschluss
    désigne le principe d’une expansion territoriale par annexion,
    en référence à celle de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938.
    Lebensraum
    réfère pour sa part au
    concept biopolitique d’espace vital, développé dès la d
    euxième moitié du XIX
    e
    siècle
    par le darwinisme
    social avant d’être repris par le régime nazi (
    NdT
    ).
    4
    Mais une telle
    remarque
    amène d’autres interrogations
    :
    quelles politiques de
    décolonisation d
    ans une époque sans colonies
    ? Q
    uelle
    consci
    ence anti
    -
    impérialiste sans
    les emp
    ires explic
    itement racistes du XIX
    e
    siècle
    ?
    En définitive
    , nous devons
    nous
    confronter aux
    limites
    de l’idéal même
    de libération et réévaluer ces
    notions modernes
    fondamentales
    que sont
    la liberté et la révolution.
    Rendant la situation plus complexe encore,
    les divisions poli
    tiques et idéologiques
    traditionnelles
    ont elles
    -
    mêmes
    été brouillées au cours de la dernière décennie. En 1994,
    les diri
    geants du Bophuthatswana,
    territoire
    de l’ethnie Tswana durant
    l’apartheid
    sud
    -
    africain
    4
    ,
    ont réclamé
    le soutien du mouvement suprémaciste blanc de l’
    Afrikaner
    Weers
    tandsbeweging (AWB), établissant

    un lien
    particulièrement
    désastreux
    au travers
    de
    la
    «ligne de couleur»
    5
    . Par ailleurs, l
    e parti
    d’extrême
    droite du
    British
    National
    Front
    n’
    a
    pas manqué de donner l’accolade à Louis F
    arrakhan, le glorifiant comme «
    un envoyé
    de Dieu pour
    toutes les races et
    les cultures
    »
    et
    allant même jusqu’à distribuer
    des tracts
    en
    soutien à l
    a N
    ation of Islam (NOI). En 1988, des représentan
    ts du
    British National
    Front
    ont
    pu visiter
    une mosquée de la
    NOI à Washington
    ,
    dans le but d
    e s’instruire
    des
    programmes
    anti
    -
    drogue
    de l’organisation.
    À peu près à la même époque, le
    National
    ism Today
    , organe du
    British National
    Front
    ,
    a
    publié un
    entretien avec Osiris
    Akkebala, Afro
    -
    A
    méricain
    originaire
    de Floride et
    présenté comme «
    un
    aîné
    du
    Pan African International Movement
    »
    (PAIN
    ). Akkebala
    y
    déclare
    que son organisatio
    n approuve
    la séparation des races
    en conformité avec
    la loi
    divine, et con
    damne
    le mariage
    mixte entre noirs et
    blancs
    dans la mesure où celui
    -
    ci
    conduirait à
    un
    «
    génocide racial
    »
    .
    Les relations fraternelles entre ces deux groupes ultranationalistes semblaient
    encore
    intactes dix ans plus tard
    quand, en 1998,
    Akkebala
    a
    ref
    a
    it
    surfac
    e en Grande
    -
    Bretagne
    comme
    témoin de la défense dans le procès
    pour incitation à la haine raciale
    de Nick
    Griffin,
    éditeur du magazine
    The
    Rune
    6
    et
    militant du
    British National Party
    . Akkebala a
    pu ainsi déclarer au journal afro
    -
    britannique
    New
    Nation
    :
    «
    Nous
    considérons le BNP
    comme notre allié naturel. N
    ous
    partageons une même vision quant à
    la nécessité de
    préserver nos races distinctes
    .
    »
    Et e
    n effet, deux ans plus tôt, le
    BNP avait manifesté en faveur du Rastafari né aux
    Bermudes Archie
    O’Brien, cuisinier au chômage alors âgé de vingt
    -
    six ans. O’
    Brien
    attendait du gouvernement britannique qu’il prenne financiè
    r
    ement
    en charge son projet
    d’
    émigrer en Afrique, de préférence au Ghana. Interrogé par le
    Guardian
    , il
    devait
    déclarer
    : «
    Ici, je
    ne peux pas vraiment m’exprimer. Je ne le peux qu’en Afrique, entouré
    des miens et de la nature.
    [...]
    Ce n’
    est pas
    à la portée de tout le monde. I
    l faut
    avoir
    atteint
    un certain niveau de
    conscience
    et pouvoir vivre de la ter
    re
    ,
    avant de s’y rendre.
    Les n
    oirs doivent être préparés
    avant de retourner en Afrique
    .
    »
    4
    Après avoir acquis son autonomie en 1972, le bantoustan du
    Bophuthatswana
    est déclaré indépendant
    en
    1977
    par le régime d’apartheid sud
    -
    africain. La dictature de
    Lucas Mangope
    y règne jusqu’à sa
    destitution en
    1994
    par un soulèvement populaire au cours duquel il en
    appelle au soutien de l’extrême
    droite afrikaner. Peu après, le Bophuthatswana est réintégré au sein de l’Afrique du Sud. (
    NdT
    )
    5
    Dans le contexte p
    ost
    -
    esclavagiste des États-Unis, l’expression «ligne de couleur» [
    color line
    ] est
    employée
    pour désigner la frontière entre les noirs et les blancs
    .
    6
    Système alphabétique pour l’écriture de langues germaniques, les
    runes
    furent également utilisées
    comme symboles par les nazis. (
    NdT
    )
    5
    Ces
    contact
    s
    ne font qu’
    attiser
    une
    angoisse
    nocive
    quant à
    la nature de la
    «
    race
    »
    ,
    dans
    un monde où la solidarité raciale ne
    prime
    plus
    par rapport à
    d’
    autres
    collectivités
    fondées
    sur l’
    âge, la
    religion, la lang
    ue, la région, la santé, le genre
    ou la préférence sexuelle. De
    tel
    les préoccupations sont d’autant plus troublantes
    en regard du
    contexte politique actuel
    ,
    tant
    il s’avère
    de plus en plus difficile d’
    imaginer une alternative ou
    même
    une
    limite aux
    mécanismes du marché comme
    à
    l’indicible
    cruauté de s
    a ratio
    nalité économique.
    Dans ce
    cadre, e
    n quoi la simple idée d’
    être Africain ou membre d’
    une diaspora africaine
    pourrait
    -
    elle
    constituer une résistance
    à l’emprise
    sans cesse croissante du
    capitalisme
    ?
    Les innovations technologi
    ques et commerciales creusent un
    fossé
    toujours plus
    profond
    entre les Africains vivant dans les pays développés et leurs homologues
    au sein de
    pays
    qui le sont moins
    .
    Cependant, m
    ême
    dans les
    premiers
    ,
    de nouveaux pics de
    prospérité et de misère se font jour
    parmi
    les n
    oirs
    :
    d’
    où l
    es «
    deux mondes de l’Amérique
    noire
    »
    ,
    diagnostiqués entre autres par
    Hen
    ry Louis Gates Jr.
    7
    Dans les centres urbains o
    ù
    vivent
    le plus souvent
    les diaspora
    s, nous avo
    ns assist
    é à la disparition de cette expérience
    commune que les n
    oirs
    , pauvres
    et
    privilégiés
    ,
    partageaient autrefois. Sous le règne
    articulé de l’
    ascension sociale
    et de l’exclusion
    , riches et pauvres ne vivent plus au sein
    d
    es mêmes communautés,
    n’ont pas
    l
    a même
    culture et ne f
    ont pas une
    expérience
    analogue du racisme
    .
    Paradoxalement, cette divergence dans l’expérience et l’histoire même des noirs s’est
    accompagnée d’un
    intérêt re
    nouvel
    é pour la race.
    Comme les affirmations d’
    une
    immuable et commune
    identité ra
    ciale
    ne peu
    vent être
    uniquement
    fondée
    s
    sur la notion
    d’une culture partagée, ce sont
    les cod
    es biologiques des XVIII
    e
    et XIX
    e
    siècles
    qui
    ont
    au
    contraire fait retour sous l’apparence
    assumée
    du myth
    e. Nourris de New Age et
    d’occultisme, de tels codes
    ont produit la vision séduisante
    d’
    une supériorité noire
    à
    vocation
    rédem
    ptrice. (L’
    intérêt
    manifesté
    tant
    pour les propriétés biochimiques de la
    mélanine
    que pour un
    fonctionnement
    supposé différent
    des
    formes
    ainsi
    racialisées
    de la
    mémoire
    ,
    touche
    d’ailleurs
    à
    deux des thèmes les
    plus importants de ce revival
    .)
    Cependant, rien
    des débats
    interminables
    autour des attributs moraux,
    physiques et
    comportem
    entaux
    de la
    B
    lackness
    8
    n’
    a pu dissimuler, encore moins résorber
    ,
    les cicatrices
    infligées par la d
    ivision économique
    .
    À cet égard,
    fort instructives sont
    les controverses entourant Mike Tyson, ancien
    champion de boxe poids lourd et reconnu
    coupable de viol
    . C’est au cours de l’été 1995
    que Tyson est libéré de prison, où il vient de p
    urger une peine
    pour le viol de la reine de
    beauté Desiree Washington
    . Il
    est alor
    s envisagé que Tyson fasse un «retour
    »
    héroïque
    à
    Harlem. Selo
    n ses sponsors, cette célébration
    doit
    lui permettre
    de «
    déclarer
    publiquement
    qu’il a l’intention de mener une existence
    positive, dans
    le sillage
    de Joe Louis et de
    Muhammad Ali
    »
    . On prévoit u
    n défilé de rue
    , suivi d’
    un
    gala au théâtre Apollo.
    Érigé en
    héros masculin afro
    -
    américain, l’athlète est ainsi défendu
    en tant que
    victime
    d’une
    conspiration contre les
    noir
    s
    . Mais
    l’événement est
    immédiatement dénoncé. Une
    7
    Né en 1950, cet universitaire et critique littéraire
    américain
    travaille à
    faire connaître la littérature
    afro
    -
    américaine depuis ses origines et plus généralement l’apport des Afrodescendan
    ts à la culture
    mondiale (
    NdT
    ).
    8
    Blackness
    désigne
    le
    fait d’être noir
    et la
    fierté
    d’être ainsi doté d’une expérience unique et d’une
    qualité humaine originale. Le terme signale avant tout un sentiment d’appartenance à la diaspora africaine
    des Amériques (
    NdT
    ).
    6
    organisation
    ,
    Afri
    can Americans Against Violence
    ,
    attaque
    son «
    merchandising de la
    violence
    » et son «
    étalage
    à couper le souffle de l
    a haine des femmes
    noires, de la cupidité
    et de l’
    irresponsabilité collective
    ».
    Il est à peine caricatural de considérer
    qu’aux États
    -
    Unis, en Grande
    -
    Bretagne et dans
    certaines parties des Caraïbes, deux conceptions du nationalisme noir se sont affrontées.
    Leur
    opposition se manifeste p
    ar exemple
    au cours des sentiments de panique
    largement
    médiatisé
    s
    que suscitent
    la vulgarité, la misogynie et le nihilisme du
    gangst
    a rap
    et du
    dancehall
    jamaïcain
    ;
    elle es
    t un indicateur précieux des préoccupations
    de classe et de
    genre qui divisent le corps politique noir. Le premier
    de ces
    nationalisme
    s
    est
    supposé
    ment
    urbain
    , ouvrier et
    masculin. En réponse au
    cynisme commercial dont on
    l’
    accuse, il revendique
    souvent le rôle du
    correspondant de guerre qui rapporte avec
    vigueur mais
    en toute impartialité
    des réalités
    en soi
    inacceptables. L
    e secon
    d nationalisme
    est résolument féministe, bourgeois et moraliste
    ;
    ses adh
    érents sont convaincus que
    r
    appe
    urs gangsta et consorts
    font commerce de
    stéréotypes
    primaires
    et destructeurs qui ne
    peuvent que nuire aux intérêts
    de la communauté
    .
    Dans
    cette concurrence
    des nationalismes, les appels à une
    Blackness
    commune
    tournent
    inévitablement court.
    Et pourtant,
    de part et d’autre, on
    cherche à com
    penser son
    manque
    d’
    efficacité par
    l’austérité de
    régimes
    disciplinaires
    voués à régler
    autant
    le
    s
    compo
    rtement
    s individuels
    que les rapports
    entre l
    e
    s genres et les
    générations. L
    a famille
    afro
    -
    américaine
    devient
    le lieu
    d
    ’une lutte politique
    ;
    la fierté noire et le progrès noir
    dépend
    rai
    ent
    dès lors
    du statut
    des ménages noirs. La famille
    passe ainsi pour
    la forme
    disponible
    d’
    a
    gir
    politique
    en capacité
    de
    reconstruire la
    nation
    noire
    en déclin.
    Bien sûr, il existe
    des voix dissidentes. Certaines
    féministes
    noires
    on
    t refusé
    que le
    destin de la race
    soit identifié à
    l’
    intég
    rité publique de ses
    mâles

    pères ou fils
    . Par
    ailleurs, de profondes
    divergences
    politiques
    à propos de l’homosexualité ont montré à
    quel point l’idée d’une solidarité spontanée entre noirs relevait de la fiction
    .
    Finalement,
    ces critiques aussi bien que l
    es
    formes jumelles de na
    tionalismes
    auxq
    uelles elles
    s’
    opposent,
    ont œuvré
    ensemble à
    saper
    la croyance
    en une
    Blackness
    comme
    force
    culturelle et
    politique significative
    .
    Simultanément, les intellectuels et universitaires
    noirs
    ont pris de l’importance aux
    États
    -
    Unis comme en Grande
    -
    Bretagne. Ils incarnent en quelque sorte l’avant
    -
    garde d’une
    nouvelle classe moyenne minoritaire, un groupe
    dont la position sociale s’est
    con
    sidérablement améliorée
    . Que ces intellectuels po
    ursuiven
    t des carrières dans
    l’
    industrie du divertissement ou dans
    le cadre de
    professions
    jugées plus respectables, ils
    n’en
    nourrissent
    pas moins
    des sentiment
    s profondément contradictoires à l’égard d
    es
    noirs pauvres
    au destin desquels ils
    ont échappé, même si
    leur com
    préhension de la
    différence
    que produit la
    «
    rac
    e
    »
    procède
    encore de ces
    existence
    s
    moins
    heureuses que la
    leur
    .
    Une fois de plus
    , l
    ’émergence
    d’une telle
    identité de classe
    pose
    la question
    sensible
    de la
    stratification
    sociale
    au sein de ce qu’
    il
    n

    e
    st
    plus
    vraiment
    convenu d’
    appeler
    la
    communauté noire.
    ***
    En 1994, le rappeur Ice Cube connait un succès
    certain
    avec
    Street Fighter
    , tiré de la
    bande originale du film éponyme

    inspiré d’un jeu vidéo très
    populaire
    à l’époque
    .
    Le
    morceau
    relève d’
    un exercice particulièrement sophistiqué de marketing multimédia
    :
    du
    7
    hip
    -
    hop,
    du jeu en ligne et du cinéma, le tout réuni en un même
    package.
    Street Fighter
    place
    donc
    Ice Cube
    au premier rang d’une
    culture
    jeune
    dont la musique
    n’
    étai
    t
    déjà
    plus
    l’élément central
    .
    Visiblement
    ,
    l’appartenance de Cube à la Nation
    of
    I
    slam ainsi que
    ses
    rôles dans des blockbusters
    à gros budget comme
    Street Fighter
    (1994),
    Anaconda
    (1997),
    Dangerous Ground
    (1997) et
    Three Kings
    (1999)
    ne semblent pas contradictoires
    . Ice
    Cube,
    rappelons
    -
    le, est
    le membre fondateur du groupe de gangsta rap
    N.W.A.
    Au début
    des années 1990,
    son rap politisé, sur des albums comme
    AmeriKKKa’
    s Most Wanted
    par
    exemple, pr
    end
    une nouvelle
    dimension
    lorsqu’il
    déclare
    en 1991 que «
    la Nation of
    Islam
    a le meilleur p
    rog
    ramme pour les jeunes hommes
    »
    .
    Il devient
    très vite
    l’un des défenseurs
    les plus médiatiques de la NOI. En 1994, Cube
    s’exprime
    en faveur de
    la ségrégation
    au
    cours d’un échange avec
    Abiodun Oyewole, du groupe de proto
    -
    rap Last Poets
    :
    «
    Nous
    devons nous séparer.
    Nous devons
    dire
    : “OK
    , les blancs, vous voulez vraiment nous
    aider
    ? Et bien, allez dans votre communauté
    et défoncez
    les murs

    .
    Quand ils sont là
    ,
    dans leurs réunions
    , à
    bavasser sur
    nou
    s,
    on n’a qu’à
    les
    rembarrer
    . Ne venez pas ici
    pour
    sortir des saloperies.
    »
    Cependant, à en juger par la pratique d’Ice Cube lui
    -
    même, l’interdit
    op
    posé
    à
    toute
    communication interraciale
    demeu
    re plutôt sélectif
    dans son application
    .
    Dans
    ce cadre, si
    l
    a séparation peut être une thérapie
    (et une politique) acceptable au niveau personnel, des
    rapports plus
    familiers
    ne semblent
    pas
    pour autant
    illicite
    s
    au sein des
    espaces corporatifs
    ess
    entiels à la carrière
    de Cube. La majorité des consomm
    ateurs de hip
    -
    h
    op sont de jeunes
    hommes blancs
    ; pour l’
    artiste
    à succès
    ,
    établir un
    contact économique à travers la
    «ligne
    de couleur»
    s’avère
    toléré comme un
    e réalité d’exception
    .
    Si l
    es prescriptions séparatistes d’Ice Cube sont censées s’
    a
    ppliquer aux
    individus, elles
    concernent encore plus
    les
    familles.
    «
    Vous maltraitez
    le
    s
    vôtre
    s
    , nou
    s allons nous occuper
    d
    e
    s
    nôtre
    s
    »
    , insiste
    -
    t
    -
    il
    encore au cours de l’échange évoqué plus haut
    . Alors que l
    e propos
    semble
    faire allusion
    à la ségrégation, il s’applique également
    à la paternité
    , sur le mode
    :
    q
    ui sera responsable des enfants
    ? La
    remarque
    vaut
    pour
    accusation
    ; elle vise
    la
    génération
    actuelle des pères
    et, par extension, des dirigeants noirs. Remplacer ces leaders
    ineffic
    aces
    passe pour
    nécessaire au projet de
    ressaisissement
    racial
    :
    trouver de nouveaux
    pères, de nouveaux dirigeants, qui
    puissent incarner
    la for
    ce, non
    la tendresse, la
    sagacité,
    la patience, l’amour, la sympathie
    ou le soin.
    «
    Dans les années 1970
    , insiste
    Cube,
    l
    es
    d
    irigeants noirs
    n’
    ont
    pas voulu voir le
    prix à payer, lorsqu’ils ont essayé
    d’améliorer
    les
    écoles publiques
    au lieu de construire nos
    propres écoles
    .
    »
    Ici,
    Cube montre
    à quel point
    son paternalisme s’établit sur une
    logique de
    privatisation
    :
    où l’identité raciale et
    l’éducation peuvent et doivent
    être privatisée
    s
    de la même manière
    .
    Le motif
    du repli

    civique, personnel et familial

    révèle
    tout le flair entrepreneurial
    dont fait preuve
    l’individualisme inhérent à
    cette n
    ouvelle forme de
    ségrégation
    .
    Ici, le paternalisme
    d’entreprise
    de Cube

    notamment sa fierté publiquement affichée
    d’être le père de deux jeunes fils et d’une fille

    comporte
    une autre résonance.
    En effet,
    d
    ans la rhétori
    que de Cube, la paternité participe d’une natura
    l
    isation de
    la hiérarchie.
    Ce
    système idéal réserve
    aux seuls subalternes
    le principe d’une
    séparation complète
    .
    Par
    contre, l
    es pères

    et
    entrepreneurs

    qui
    prescrivent
    de telles
    règles peuvent
    pour leur part
    franchir la
    «ligne de couleur»
    comme bon leur
    semble
    ,
    en fonction des
    impératifs
    de
    leur
    carrière. Ils entretiennent
    chez
    leurs subordonnés et
    disciples
    un fantasme de ségrégation
    t
    andis qu’ils s’appliquent pour eux
    -
    mêmes à renforcer le contraire, à savoir
    un réseau de
    relations économiques, culturelles et politiques
    ,
    produites
    et soutenues par les exigences
    8
    du marché.
    Apparemment
    , t
    out doit être politisé, mais seulement
    pour ceux qui sont au bas
    de l’
    échelle.
    ***
    En Grande
    -
    Bretagne, aux Éta
    ts
    -
    Unis, en Afrique du Sud, en Bosnie et ailleurs, des
    forces politiquement
    opposées
    ont appris à enterrer leurs différences
    afin de pratiquer
    ensemble
    quelque
    danse lugubre de l’absolutisme.
    Par là, je vous invite à vous aventurer
    dans un endroit louche
    où des suprémac
    istes blancs, d
    es nation
    alistes noirs, d
    es
    membres
    du Klan, des fondamentalistes hindous, d
    es
    Black Muslims, des néo
    nazis, des sionistes et
    d
    es antisé
    mites se rencontrent en alliés potentiels plutôt qu’
    en ennemis jurés.
    Dans
    les
    termes de Pr
    imo Levi, cela donne
    «
    une zone grise aux
    contours mal définis
    ,
    qui
    sépare et
    réunit
    à la fois le camp
    de
    s
    maîtres et
    celui
    de
    s esclaves
    .
    Elle
    possède une structure
    i
    nterne incroyablement compliquée
    ,
    et
    suffisamment
    hétéroclite
    pour confondre notre
    juge
    ment
    ».
    Ces ennemis
    saisissent
    pareillement
    la signi
    fication de leur propre unicité
    ;
    pour eux,
    la
    race
    et
    l’
    ethnicité
    sont
    au principe
    de l’
    existence humaine.
    On serait tenté
    de
    considérer cet enthousiasme part
    agé pour la ségrégation comme
    l’accès
    spontan
    é d’
    une
    antipath
    ie élémentaire à l’égard de l’
    altérité.
    Néanmoins, les propos
    en faveur de
    la
    séparation
    ethnique et raciale
    ne
    sont pas simplement instinctifs
    :
    ils sont le produit de la
    négociation et du compromis,
    comme
    de
    trois si
    ècles
    d’une
    histoire
    polit
    ique
    complexe.
    À cet égard, la rhétorique révolutionnaire à laquelle ont recours les séparatistes noirs

    à l’instar de leurs homologues suprémacistes blancs

    s’avère trompeuse. En effet, loin
    d’être révolutionnaires, leurs appels sont
    éminemment
    conservateurs
    ; un
    conservatisme
    qui
    désigne
    une politique de conservation culturelle
    et dont les partisans v
    ive
    nt dans un
    univers de différenciations
    :
    raciales,
    ethniques
    ,
    nationales
    .
    L
    es différe
    nces de race et de
    culture
    se voient fondées
    sur
    un ensemble de
    vérités biologiques
    partielles
    ,
    reproduites
    par
    une vision de la science soigneusement élaborée
    en conformité avec
    les particularités
    identitaires et culturelles
    qu’un
    point de vue
    conservateur
    juge précisément souhaitable de
    conserver
    . Cett
    e
    conjonction de
    la «race
    »
    et de
    la «culture
    » passe pour
    essentielle
    , alors
    qu’elle est si
    relative
    et, de ce fait,
    toujours remise en cause
    .
    Le conservatisme conduit
    donc fatalement
    à une
    vigilance permanent
    e
    .
    ***
    Si la Nation of Islam
    est devenue une organisation de premier plan en matière de
    solidarité raciale aux États
    -
    Unis, c’est parce qu’elle est
    idéologiquement moins redevable
    au nationalisme ou aux droits civiques qu’à
    cette
    forme d’affinité plus ancienne et plus
    autoritaire
    qu’elle entretient avec
    un régime intolér
    ant, militariste et masculin. Dans
    l’histoire des
    organisations
    afro
    -
    américaines
    ,
    la persistance d’un tel modèle plonge ses
    racines jusqu’à Marcus Garvey, peut
    -
    être même jusqu’à
    Booke
    r T. Washington. Wilson
    Moses
    9
    a
    d’ailleurs
    noté
    le «
    pseudo
    -
    militarisme des traditions
    en vigueur au sein des
    9
    Wilson J. Moses (1942
    -
    ) est un historien afro
    -
    américain. Il est notamment
    l’auteur de
    Black Messiahs
    and Uncle Toms
    : Social and Literary Manipulations of a Religious Myth
    ([1982] 1993,
    Pennsylvania
    University Press)
    (
    NdT
    )
    .
    9
    Instituts Hampton
    -
    Tuske
    gee
    10
    , où le
    s uniformes
    et l
    es manœuvres
    soulignaient combien
    l’avènement
    d’un nouvel homme noir
    était important, pour en
    f
    inir
    avec
    la
    légend
    e
    d’un
    peuple
    affable par culture,
    à
    l’indolence
    esthétique
    et particulièrement prononcée
    »
    .
    Je dirais pour ma part que cette tradition est encore plus ancienne. En juillet 1848,
    Frederick Douglass
    11
    posait déjà
    sa fameuse question
    : «
    Qu’est
    -
    ce que les gens de couleur
    font pour eux
    -
    mêmes
    ?
    »
    Son plaidoyer audacieux en faveur d’un abolitionnisme noir était
    plus
    animé par la tristesse que par la
    col
    ère.
    Comme il
    le dit lui
    -
    même, il s’
    adressait
    principalement aux hommes afro
    -
    américains
    libres
    12
    ,
    «
    rela
    t
    ivement oisifs et indifférents
    »
    .
    Il
    mesurait leur incapacité d’
    agir
    en regard
    de toute cette
    énergie avec laquelle «
    les
    opprimés du vieux monde tenaient des réunions publiques,
    lançaient des appels,
    adoptaient des résolutions et
    ,
    de mille autres manières,
    faisaient connaître
    à tous
    leurs
    revendications
    »
    .
    Évoquant le
    contraste
    qui existe
    entre
    l
    eur
    indifférence
    à l’égard de la
    politique et
    leur
    enthousiasme
    pour tout
    ce qui touche au
    rituel fraternel, Douglass déplorait
    :
    «
    Si nous
    lançons un appel pour la tenue d’une Convention nationale, afin de considérer nos
    erreurs, d’affirmer nos droits, d’adopter des mesures en faveur de notre élévation
    commune
    et de l’émancipation de nos compatriotes asservis, nous ne
    réunirons pas pl
    us
    d’une cinquantaine de personnes
    ;
    par contre, si nous invitons
    à quelque événement festif
    organisé par
    une
    société confraternelle
    13
    ,
    ou
    franc
    -
    maçonnerie, nous
    en rassemble
    rons
    quatre à cinq mille
    , comme il y
    a quelques jours
    encore
    à New York

    pour un
    coût de dix
    -
    sept à vingt mille
    dollars, une somme
    qui serait amplement suffisante pour sou
    tenir quatre
    ou cinq
    organes de presse efficaces, consacrés à notre promotion
    comme à notre progrès
    .
    Certes, n
    ous ne devrions pas parler ainsi
    d’une société confrater
    nelle
    et de la franc
    -
    maçonnerie, mais
    nombre de nos meilleurs hommes y englou
    t
    issent
    le
    ur
    s plus belles
    énergies
    ,
    satisfait
    s qu’ils sont
    d
    es
    quelques
    extravagances d’une parade factice
    qui
    ne les
    pré
    dispose
    pas à s’enquérir
    sérieusement des
    réalités
    les plus
    importantes
    . Les ennemis de
    notre peuple
    encouragent cette tendance qu’ils perçoivent en nous
    . Les mê
    mes personnes
    qui feraient mousser
    de telles manifestations
    dans les journaux, nous tomberaient dessus
    si nous nous réunissions afin de prendre des mesures en vue
    d’
    obtenir nos droits.
    Ils
    connaissent nos points faibles et s’
    en servent pour nous écraser.
    Nous prenons pour
    exemple
    les quali
    tés
    les plus basses
    des h
    ommes blancs
    que nous imitons,
    et
    négligeons
    celles qui
    sont
    supérieures. Nous ne prétendons pas que tous les membres des sociétés
    confraternelles et
    loges maçonniques soient indiff
    érent
    s
    à leurs droits comme
    aux
    moyen
    s
    de les obtenir
    ;
    nous savons
    qu’il
    en est
    autrement.
    Mais c
    ertains parmi l
    es me
    illeurs et les
    plus brillants d’entre nous
    appartiennent
    à ces sociétés
    ;
    c’
    est précisément
    ce
    la
    que nous
    faisons remarquer
    .
    Nous souhaiterions
    voir ces hommes
    précieux
    consacrer leur temps,
    10
    Fondés aux États
    -
    Unis dans la deuxième moitié du XIX
    e
    siècle, le Hampton Institute (Virginie
    ) et le
    Tuskegee Institute (Alabama) étaient deux établissements de formation des enseignants afro
    -
    américains.
    Booker T. Washington (1856
    -
    1915), jeune professeur initialement formé au Hampton Institute, devint par
    la suite
    directeur du Tuskegee
    (
    NdT
    ).
    11
    F
    rederick Douglass (1818
    -
    1895) fut un acteur important du combat abolitionniste. Cf.
    Ma vie
    d’esclave américain
    , L’
    Accolade Editions, 2017, réed.
    (
    NdT
    )
    .
    12
    Affranchis ou nés libres
    (
    NdT
    )
    .
    13
    Odd
    -
    fellows
    désigne les sociétés amicales qui se formèrent, sur le modèle des guildes médiévales de
    compagnons ou des loges maçonniques, d’abord en Angleterre puis aux États
    -
    Unis à partir du XVIII
    e
    siècle, en vue d’apporter protection, entraide et soin à leu
    rs membre
    s de condition modeste
    (
    NdT
    )
    .
    10
    leu
    rs talents e
    t leurs forces à de
    s buts
    bien
    plus nobles et plus grands
    que ceux
    auxquels
    convie
    tout
    l’insipide
    clinquant
    de la confraternité
    et de la franc
    -
    maçonnerie.
    »
    Une bonne part du mécontentement de
    Douglass
    visait sans doute
    son
    proche
    collaborateur
    Martin Delany, un maçon enthousiaste qui,
    à peine
    cinq ans plus tard,
    publiait
    une brochure
    intitulé
    e
    The Origin and Objects of Ancient Freemasonry. Its
    Introduction into the United States and Its Legitimacy Among Colored Men
    .
    Delany n’était
    qu

    un
    éminent nationaliste
    noir
    parmi beaucoup d’autres à avoir
    trouvé refuge
    au sein de
    ce
    milieu
    fraternel et ségrég
    u
    é
    de
    la Grande Loge de Prince Hall
    14
    . Contrairement à
    Douglass, Delany était né
    libre
    . Que
    cette liberté fût la condition requise pour être franc
    -
    maçon ne
    semblait pas vraiment
    le
    troub
    ler
    ,
    bien que
    ce
    la
    disqualif
    iât
    la grande
    majorité
    de la population afro-
    américaine.
    Les h
    istoriens de la f
    ranc
    -
    maçonnerie noire se sont penchés sur l’identité
    de classe du
    mouvement. Ils
    ont
    décelé s
    es racines militaires et reconnu le rôle précieux qu’il a pu
    jouer
    parmi ses membres dans la formation d’une conscience politique et d’un sens de la
    solidarité
    . L’
    insistanc
    e maçonnique sur l’importance
    d
    e
    l’
    Égypte ancienne
    pour
    la
    civilisation mo
    derne a été identif
    iée comme une source
    propice à l’émergence de
    théologies et
    idéologies nationalistes
    noires
    plus tardives.
    Cependant, l’influence durable
    que les francs
    -
    m
    açons
    exercent
    en matière de style
    politique
    et d’
    organisation
    a été
    pour sa
    part
    négligée.
    Le sociologue allemand Georg Simmel est l’un des rares penseurs à s’être intéressé à la
    structure psychologique des organisations confraternelles.
    «
    La société secrète doit
    chercher à cré
    er une sorte de
    totalité existentielle
    » écrit
    -
    il. «
    Tout autour de sa finalité
    fortement soulignée, elle édifie donc un système de formules, comme
    un corps autour
    d’
    une âme, et
    elle place l’une et l’autre
    sous la protection du secret,
    parce que c’est là le
    seul moyen de co
    nstituer un tout harmonieux, où toutes les
    partie
    s
    se soutiennent
    mutuellement
    15
    .
    »
    L’ordre maçonnique de Prince Hall eut une influence profonde,
    quoique
    parfois
    indirecte, sur la pensée de Marcus Garvey et de Noble Drew Ali, dont le
    Moorish
    Science Temple
    16
    a prospéré dans le Midwest américain
    durant
    les années 1910 et 1920.
    Les deux hommes
    ont
    à leur tour
    inspiré W. D. Fard
    et Elijah Muhammad
    17
    , les fondateurs
    de la Nation of Islam.
    Les structures institutionnelles des sociétés
    confraternelles
    les plus
    ancien
    nes se sont effondrées dans les années 1930,
    pour une
    raison
    identique à celle qui
    a
    par ailleurs donné naissance à la Nation of Islam
    , à savoir la crise économique.
    Mais leur
    héritage a été d’
    autant plus puissant
    qu’il est devenu invisible. La NOI a renég
    ocié
    les
    14
    Aux États
    -
    Unis,
    Prince Hall Freemasonry
    désigne une branc
    he essentiellement noire de la f
    ranc
    -
    maçonnerie, fondée à Boston vers la fin du XVIII
    e
    siècle
    par Prince Hall (1738
    -
    1807),
    abolitionniste afro
    -
    américain né à la Barba
    de d’un marchand angl
    ais et d’une esclave affranchie
    (
    NdT
    )
    .
    15
    Cf. Georg Simmel,
    Secret et sociétés secrètes
    , Éditions Circé, [1996] 2009
    : p. 83, dans la traduction
    de Sibylle Muller. Il s’agit du chapitre V de
    Sociologie. Étude sur les formes de la social
    isation
    , P
    UF,
    coll. Quadrige, [1908] 2013
    (
    NdT
    )
    .
    16
    Organisation religieuse à référence musulmane peu orthodoxe,
    l
    e
    Moorish Science Temple
    (Temple
    de la Science Maure) fut fondé en 1913 dans le New Jersey par Timothy Drew (18
    86
    -
    1929), alias Noble
    Drew Ali
    (
    NdT
    )
    .
    17
    Wallace Fard Muhammad (1891[?]
    -
    1971[?]) fut d’abord membre du Moorish Science Temple avant
    de fonder à Detroit en 1930 la Nation of Islam, à la tête de laquelle son disciple Elija
    h Muhammad lui
    succède dès 1934
    (
    NdT
    )
    .
    11
    enseignements
    issus
    de la tradition de Prince Hall
    p
    our donner l’impression que la f
    ranc
    -
    m
    açonnerie e
    lle
    -
    même éta
    it fondée sur les vérités de l’i
    slam. Il s’
    ensuivit
    l’idée selon
    laquell
    e la f
    ranc
    -
    maçonnerie blanche
    serait une perversion du génie
    noir
    ;
    les associations
    maçonniques
    auxquelles appartenaient nombre
    de
    s
    pères
    fondateurs
    de l’A
    méri
    que
    attesta
    nt, ironiquement, du pouvoir de la pensée noi
    re

    d’

    cette
    obsession
    pour
    William
    Thornton
    18
    , un Maçon de P
    rince Hall
    à l’origine de la
    conceptio
    n du
    Capitole à
    Washington, D.C.
    La résurgence contemporaine de la Nation of Islam a
    certes
    enflammé l’imaginaire
    politique noir, mais la recherche d’une forme pré
    -
    moderne de solidarité
    raciale
    a pu
    prendre également d’autres voies,
    peut
    -
    être
    jugées
    pour certaines d’entre elles
    plus
    attrayantes que l’autoritarisme décomplexé de la
    NOI. La production
    pour ainsi dire
    magique ou la simulation
    d’une
    communauté
    , par exemple au moyen d’uniformes,
    peut
    tout aussi bien se matérialiser
    par un chapeau ou
    une paire de
    bottes Karl Kani,
    marque
    «
    détenue à 101% par des noirs
    »
    19
    ,
    que
    par le kitsch bourgeois
    d’un nœud papillon
    distingué
    ou
    le port d’un k
    enté
    20
    de
    co
    u
    l
    eur
    s
    .
    Les uni
    formes d’aujourd’
    hui n’assignent
    pas
    a priori
    celles et ceux qui le
    s porte
    nt
    à
    un
    statut
    supposé
    aussi directement
    que
    la tenue
    militaire des g
    arveyites

    ou même l
    es
    ornements afrocentristes
    improvisés
    du Black
    Power

    impliquaient
    autrefois
    de telles allégea
    nces
    . Les uniformes
    ainsi
    privatisés des
    années 1990
    apparaissent avec la
    bénédiction
    du monde de
    s affaires
    ;
    les revêtir
    en signe
    de solidarité procède d’
    un geste volontaire de
    soumis
    sion à une communauté imaginaire
    .
    Cependant, ni l’
    existence de cette communauté
    ni
    la solidarité de ses membres ne peuvent
    être confirmées.
    ***
    Le mot
    fascisme
    est une invention moderne, un terme imprécis apparemment éloigné
    de la politique culturelle noire et de ses préoccupations.
    La brièveté du régime
    contesté
    qu’il désigne
    l’a rendu d’un usage difficile
    , surtout dans
    l’analyse de phénomènes éloignés
    des barbaries européennes qui
    lui ont donné naissance
    . Depuis les années 1960, le
    fascisme
    est
    ainsi
    démonétisé
    ,
    généralement employé sur le mode assez vague de l’insulte.
    L’
    analyse de ses différentes
    incarnations historiq
    ues s’empêtre à débattre sans fin des
    attributs de l’État fasciste, d
    es activ
    ités
    spécifiques aux
    mouvements fascistes, de
    ce qui
    distingue
    l
    es idéologies fascistes et
    de
    la
    relation complexe
    qu’elles entretiennent
    avec les
    démocraties bourgeoises
    au sein
    d
    esquelles elles
    émergent habituellement. Pourtant, j
    e
    considère
    que la controverse
    à propos
    du caractère et de l’amplitude
    du
    fascisme
    participe
    de l’utilité même d
    u
    terme
    :
    en effet,
    le fascisme
    nous confronte
    aux limites
    politiques et
    morales
    de la
    démocratie comme
    de la modernité.
    Je pense qu’une forme de fascisme est toujours à l’œuvre
    au sein de
    la politique
    contemporaine. Même s

    i
    l s’avère difficile d’
    en
    isoler
    l
    a marque
    idé
    olog
    ique et
    18
    William Thornton (1759
    -
    1828) était un ingénieur civil anglo
    -
    américain, philanthr
    ope abolitionniste,
    né aux î
    les Vierges britanniq
    ues dans une famille de quakers
    (
    NdT
    )
    .
    19
    Hégémonique dans le milieu du hip
    -
    hop au cours des années 1990, la marque de vêtements
    Karl
    Kani
    est lancée en 1989 par le créateur afro
    -
    américain, né en 1968 à Brooklyn, Carl Williams

    alias
    Originator
    (
    NdT
    ).
    20
    Le k
    enté désigne un vêtement traditionnel
    africain, confecti
    onné à partir d’un tissu coloré
    (
    NdT
    )
    .
    12
    conceptuelle
    , je crois
    néanmoins
    que le fascisme dispose
    d’
    un moule idéologique
    cohérent
    ,
    façonné par un nationalisme
    c
    ombiné à
    une forme de socialisme. Certes, cette
    variété de socialisme est anti
    marxiste
    mais elle conserve
    quelques
    attributs utopiques et
    révolutionnaires

    bien
    que son idéal de fraternité soit p
    erverti
    en une hiérarchie brutale
    qui s’attache à réduire au silence toute revendication concurrente en faveur de l’
    égalité.
    Si nous voulons comprendre la place
    que le
    fascisme
    occupe dans la politique
    contemporaine, nous devons d’
    abo
    rd être conscients de
    ses aspects culturels et
    psychologiques. Un
    fascisme
    dénué du
    pouvoir
    d’
    É
    tat diffère de celui qui relève d’un
    mode
    d’
    adm
    inistration politique
    rationnelle et
    moderne
    . Cependant, bien que relativement
    peu de mouvements fascistes aient
    actuellement
    réussi à
    prendre le pouvoir, les
    dimensions psychologiques et cultu
    relles du fascisme
    peuvent
    être
    présentes
    sans pour
    autant que le gouvernement soit
    fasciste

    particuli
    è
    r
    ement
    en cas
    de
    troubles
    civil
    s
    .
    Dans la Grande
    -
    Bretagne des années 1980, la droite raciste
    se disculpait elle
    -
    même au
    motif qu’elle était patriote mais
    pas néo
    -
    nazie. (E
    n effet, vingt ans plus tôt, lorsque j’étais
    ado
    lescent, les skinheads qui me harcelaient
    n’
    invoqu
    aient pas le nom ou la cause d’
    Hitler
    : c’eût été une trahison de l’anglicité
    q
    ue c
    es skinheads
    défendaient contre
    l’invasion
    étrangère
    .
    C’est seulement à partir des années 1970, alors que déclinait l
    e souvenir de la
    Seconde
    Guerre
    mondiale
    ,
    que
    les skinheads britanniques
    ont pu
    aiséme
    nt scander
    Sieg
    Heil
    )
    . De même, si les
    formes
    italienne et allemande du fascisme
    s’alignent,
    aux plans
    int
    ellectuel et organisationnel,
    sur
    le
    nationalisme et
    l’autoritarisme, elles
    sont
    également
    associé
    es au syndicalisme, au
    socialisme et
    à l’
    écologie.
    Enfin, nous devons également
    reconnaître les li
    ens qui existent entre la cause nazie et des penseurs comme Martin
    Heidegger, Mies van der Rohe, Paul de Man et Carl Gustav Jung.
    Je ne cherche pas à gommer les spécificités historiques du fascisme ni à suggérer que
    les imperfections de la démocratie capitaliste y conduisent nécessairement. Le fascisme est
    unique
    ; il diffère de la normalité
    par nature, non
    en degré.
    Néanmoins, de no
    mbreux
    détails de la vie quo
    tidienne so
    us le régime nazi
    peuvent encore nous être familiers
    ,
    comme en témoignent les
    trava
    ux
    rigoureux
    d’
    historiens
    tels que
    George Mosse, Detlev
    Peukert, Gisela Bock, Jill Stephenson, Alison Owings, Peter Adam, Michael Kate
    r et
    Robert Wistrich. Des volumes
    entiers de témoignages particulièrement poignants,
    en
    rapport avec d’
    aut
    res zones de guerre génocidaire,
    démontrent à quel point une bru
    talité
    exceptionnelle
    peut
    rapidement
    émerger de la stabilité
    d’une existence en appar
    enc
    e
    normale.
    Les régimes suprémacistes partagent tous un même lien de parenté
    ,
    une même
    science raciale dont ils propagent l’eugénisme
    .
    Conscients de ces
    articulations
    complexes,
    nous devons
    travailler
    plus assidûment à dégager
    les caractéristiques du fascisme
    telles
    qu’elles se manifestent dans la
    philosophie
    , dans l’
    esthétique et
    dans
    la critique culturelle.
    Il s’agit
    non seulement
    d’être attentif à la
    résurgence possible
    de phénomènes issus du
    passé
    mais également de reconnait
    re la menace
    que le fascisme
    fait encore planer

    notamment
    dans toute tentative d’
    organiser la vie sociale
    selon
    des
    principes
    rac
    i
    ologiques.
    Compte tenu de ce
    risque,
    nous ne devrions pas
    réduire le fascisme à
    quelque
    formule
    homogène
    extra
    -
    historique,
    juste
    propice à décréter
    de
    sa présence ou
    de
    son absence.
    Un
    e
    tel
    le grille d’analyse
    rendrait
    aveugle
    à la complexité et
    à
    la mutabilité
    de phénomènes politiques
    aussi détestables.
    Le fascisme n’est ni la répudiation ni l’accomplissement de la modernité
    , pas plus qu’il
    n’est la trahison ou l’affirmation de la raison. Plusieurs événements en Amérique latine, en
    Indochine, en Afrique australe et au Moyen
    -
    Orient ont montré que le nazisme n’est pas la
    http://mondialisme.org/IMG/pdf/gilroy_fascisme_noir_definitf.pdf
     
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