Panorama de la société capitaliste des années 2020

Anarchie 13 · 19 Novembre 2022

Je poste un texte issue d'une revue publiée par une organisation maoïste (d'ailleurs la fin du texte le montre clairement). Malgré tout, je trouve qu'elle aborde de manière assez exhaustive les particularités de la société capitaliste moderne et émet une critique salutaire envers elles. Entre autres ça aborde les liens entre les dérives sectaires, le développement personnel, les pseudomédecines et le complotisme, les réseaux sociaux et l'abrutissement qu'ils génèrent ainsi que les logiques à l'oeuvre derrière, les livraisons (mais pas sous l'angle syndical du type de contrat de travail ou de de la rémunération mais sous l'angle culturel : qu'est-ce que ça dit de la société qu'elle soit constituée d'individus ne bougeant pas de chez eux et se faisant livrés par des domestiqques modernes) et le traitement des animaux. Ce sont des critiques qu'on lit malheureusement de manière trop peu systématique sur les médias d'extrême-gauche et anarchistes notamment, à mon avis, parce qu'ils sont pris isolément les uns des autres et non intégrés dans une lecture globale du système capitaliste. Mais pour moi ça relève d'un problème de fond que les médias d'extrême-gauche les plus suivis cultivent l'ecclectisme plutôt que la choérence idéologique et regroupent les contenus d'organisations ou d'initiatives qui se ressemblent sur la forme (autogestion notamment) alors qu'elles peuvent être très différentes sur le fond (du syndicalisme, de l'associatif, du para-syndicalisme, du politique, du toto / insurrectionnaliste...).
Il existait des médias de tendance plus anarchisante qui à mon goût ne tombaient pas dans ces travers mais ils ont aujourd'hui tous disparus (RIP non-fides & lesenragés en particulier).

PS : j'ai recifié quelques erreurs de forme dans le texte que j'ai relevé à ma lecture.

Une société capitaliste désabusée sombrant dans les abus consommateurs
Ce qui caractérise la société capitaliste occidentale depuis la vague de pandémie et l’irruption de la guerre en Ukraine, c’est un état d’esprit profondément désabusé, avec un basculement dans des abus de consommation afin de chercher à meubler le vide profond de l’existence au quotidien.

Ce phénomène s’est systématisé à l’ensemble des domaines sociaux, économiques, politiques et idéologiques; les gens sont tétanisés, incapables de faire un pas concret vers quelque chose de réel, par peur de voir littéralement le ciel leur tomber sur la tête. Les gens ne rêvent que d’une chose : que le mauvais rêve se dissipe, que tout redevienne comme avant, qu’ils n’aient surtout pas de responsabilités à prendre dans un monde ayant changé.

Et pour ne pas paniquer... les gens font comme s’il n’y avait pas de panique! Même la pandémie est censée avoir disparu. Plus aucune question de fond ne peut se poser, tout est gelé, enterré. Le recul dans l’engagement – moral, affectif, psychologique, politique, économique, tout ce qu’on voudra – apparaît comme un besoin incontournable pour tenir, pour ne pas s’effondrer.

Naturellement, un tel refus du matérialisme provoque pourtant folie et désespoir, passivité et nihilisme. Et le capitalisme tente de profiter de ces expressions pour renforcer différents types de consommation, forcément frappés du sceau de la superficialité.

Le symbole de la vacuité de toute notre période est clair avec les «influenceuses» Alex Mucci et Eva Menta qui se font prendre en photo à prétention érotico-vulgaire dans le musée des Offices, avec la Naissance de Vénus de Botticelli à l’arrière-plan. Cette prétention esthétique totalement vaine de ces influenceuses aux millions d’abonnés sur les réseaux Instagram et TikTok a provoqué la colère du Musée des Offices, mais en réalité la démarche avait déjà été présente ailleurs et cela ne révèle qu’une chose: que la culture est impuissante à freiner la barbarie qui se génère à travers et par le capitalisme.

Comment en effet comprendre autrement que des femmes aux critères esthétiques relevant de la vulgarité, de la prostitution, de la mise en scène racoleuse de bas étage, puissent oser considérer qu’elles se rapprochent, d’une façon ou d’une autre, de la Vénus de Botticelli ?

En tout état de cause, elles ne devraient même pas oser tenter de se comparer ou d’utiliser la Vénus pour leur entreprise d’auto-promotion. La différence de fond devrait les écraser psychologiquement, les mettre à l’écart, les laisser à la marge. C’est pourtant l’inverse qui se produit, puisqu’elles s’imaginent en terrain conquis... Puisqu’elles sont effectivement en terrain conquis. C’est exemplaire de l’appropriation capitaliste, d’une société capitaliste où tout le monde est désabusé et où tout le monde occupe son temps dans une fuite en avant, par et pour le consommable.

L’incompréhension de ses propres émotions, la perte de complexité relationnelle, l’absence de pudeur sentimentale

Une telle situation n’a rien de surprenant pour qui a vu la marche du monde jusque là. La paralysie complète de la société capitaliste occidentale en 2022 a des fondements existentiels. Comment en effet ne pas être paralysé alors que dans la société, il n’est pas possible d’exposer sa fragilité, ou alors seulement dans une perspective consommatrice, de manière baroque, délirante, outrancière ?

On perd toute une génération de gens sensibles en raison de leur précipitation dans le gouffre le LGBTQ, illusions consommatrice où règne seulement le vide consommateur derrière l’apparence du sensible. Mais il est vrai que les gens confondent sensible et sensibilité; ils n’assument pas la sensibilité, comme en témoignent le rejet de leur propre empathie pour les animaux. Ils en restent au sensible, qu’ils individualisent, qu’ils fétichisent, qu’ils consomment.

La preuve de cela est le rapport à l’émotion. Qu’on prenne la société française, la société belge, n’importe quelle société capitaliste occidentale, on a le même dédain pour les émotions. Il est considéré qu’à partir de l’âge adulte, les émotions doivent être maîtrisées, compartimentées, isolées.

Il va de soi qu’en pratique c’est impossible et que cela n’empêche pas les gens d’écouter de la musique célébrant les émotions, avec notamment des groupes des années 1980 fameux pour leur exigence en ce sens : The Cure, New Order, The Smiths, mais de toutes façons une exigence en ce sens se retrouve chez des musiciens innombrables et dans tous les genres.

C’est considéré comme relevant cependant de l’intime et encore seulement en arrière-plan ; on trouvera de manière rarissime des gens faisant de leur vie intérieure l’alpha et l’oméga de leur existence. Le capitalisme ne permet pas le romantisme, au sens le plus strict du terme sur le plan de la vision du monde, c’est-à-dire comme considération qu’une vie n’a de sens qu’à travers la romance.Il faut le dire: la pudeur du coeur a disparu dans le capitalisme triomphant, tout est étalage subjectiviste des ressentis, et ce d’autant plus que par manque de culture, les émotions sont incomprises, que les efforts prolongés sont niés au nom de l’hyper-consommation.

Le 16 octobre 2022, le quotidien français Le Monde affirmait que «Alors que le mouvement #metoo est venu interroger le modèle du couple, des jeunes décident de donner davantage de place à l’amitié. Certains se pacsent, veulent élever des enfants ou encore acheter une maison avec leurs amis. » La négation de la vie amoureuse y est présentée comme moderne, incontournable :

«Officialiser le soutien moral déjà au cœur de leur amitié et y ajouter une promesse d’assistance matérielle... Cette union s’est imposée comme une évidence pour les deux jeunes femmes, qui se sont rencontrées six ans plus tôt à Saint-Etienne, encore étudiantes et inscrites dans une même association. Elles qui s’éveillent au féminisme ensemble et fondent une partie de leur amitié sur d’intenses heures de réflexions tombent peu à peu d’accord: elles ne veulent plus faire des relations amoureuses le centre de leur existence.»

On a bien affaire à une idéologie de la destruction de la sensibilité humaine. Il n’y a aucune raison de considérer que les choses étaient fondamentalement mieux avant 2020. Il n’y avait guère d’espace déjà pour qui ne voulait pas s’insérer dans la société de consommation, selon le triptyque : famille isolée socialement – propriété privée – reproduction des valeurs avec une légère modernisation. Déjà, il ne fallait pas être en mesure d’exprimer de la fragilité, d’accepter ouvertement des sentiments, d’assumer. Si l’on prend la société capitaliste occidentale depuis 1950, jusqu’à 2020, on peut y voir une continuité fondamentale, avec une place majeure pour la petite-bourgeoisie, les couches populaires rêvant d’en être et la bourgeoisie comme horizon.

Pour qui aime le peuple et porte un regard de colère et de haine contre la bourgeoisie, il est frappant de voir comment les psychologies du quotidien ont connues une transformation profonde à partir de 2020, dans le sens d’une paralysie et d’une souffrance incomprise, d’un vague à l’âme dramatique.

Le voyeurisme, le consumérisme débridé, le cynisme, l’égoïsme, l’esprit du lucre, l’envie de domination, la prétention à gérer les sentiments et les émotions et les autres personnes et sa propre vie, le dédain, le mépris... voilà qui forme l’essentiel des approches existantes au sein du capitalisme en crise générale, car tout cela reflète l’effondrement de tout un mode de production sur le plan historique.

Tout devient prétexte à la consommation voyeuriste comme le montrent les exemples de «dernière rénovation» ou des «écologistes» agressant des œuvres d’art.

La tentative de fuite: l’absentéisme et la démission silencieuse

On se souvient que lors du début de la pandémie, il y avait beaucoup de gens qui ont apprécié que le capitalisme se ralentisse, qu’il n’y ait plus cette course effrénée emportant les individus dans la fournaise d’un travail aliénant, exploité, sans coeur, sans âme. Il n’est rien resté de cet épisode, malheureusement, dès que le capitalisme s’est relancé (à crédit il est vrai) les consciences qui se sont alors développées ont disparu.

A moins qu’elles réapparaissent justement, de manière tourmentée, avec l’immense vague de « démission silencieuse » (« quiet quitting ») frappant les sociétés capitalistes occidentales, ainsi que l’absentéisme et les démissions réelles (« big quit »).

C’est que du moment où le capitalisme provoque une fragilité généralisée, il est tout à fait cohérent que cela s’exprime également au travail. Bien entendu, il y aura toujours une minorité de cadres de haut niveau, obtenant une rémunération particulièrement élevée. On parle ici par exemple pour la France d’un peu plus d’une centaine de milliers de personnes touchant plus de 200 000 euros brut par an.

Cependant, pour tout le reste, le malaise peut intervenir à n’importe quel moment. Cela aboutit au présentéisme ou à la démission silencieuse, c’est-à-dire qu’on est présent sans réellement l’être, qu’on travaille sans s’impliquer. On devient tire-au-flanc ou on s’active de manière mécanique. Ce sont des moyens de se défendre contre la pression, même si en même temps cela ne protège pas en fait de celle-ci.

Durant le mois d’octobre 2022, les médias des pays capitalistes occidentaux ont largement abordé cette question de la démission silencieuse, devenu un phénomène de masse devenant si fort qu’il apparaissait au grand jour. En septembre 2022, l’institut de sondage Gallup constatait ainsi que 50% des salariés américains à temps plein ou temps partiel relevaient de la démission silencieuse, parce qu’elles « ne se surpassent pas au travail et se contentent de répondre à la description de leur poste ».

Ce phénomène a d’autant plus marqué qu’en 2021, 50 millions de salariés américains ont démissionné de leur travail, afin le plus souvent d’en trouver un autre, le choc de la pandémie les amenant à tenter de réorganiser leur vie. C’est naturellement illusoire, car on ne peut pas échapper au capitalisme de cette manière, ni y échapper tout court d’ailleurs.

Un sondage de l’IFOP en octobre 2022 considérait que pour la France 37% des Français interrogés se considèrent comme relevant de la démission silencieuse, avec 51% se disant être de gauche et 43% sont âgés de moins de 35 ans. 45% des salariés expliquent travailler exclusivement pour le salaire et 54% considèrent que le travail est avant tout une contrainte plutôt qu’une source d’épanouissement, 48% se voyant comme « perdant » par rapport à leur investissement professionnel.

C’est là que l’absentéisme est intéressant, car il y a quelque chose de plus prolétarien dans la démarche, même s’il ne s’agit bien entendu pas de faire un fétiche de cela à l’instar de l’anarchisme. Il y a ainsi dans toute une série de pays capitalistes occidentaux une pénurie de chauffeurs de bus.

En région parisienne, la RATP cherche 1500 chauffeurs par exemple, en Belgique mais aussi en France ce sont les chauffeurs de bus scolaires qui manquent, mais ce phénomène est général, comme si le métier de chauffeur apparaissait en fait comme devenant insupportable de par la pression générée. C’est un exemple flagrant de perte des illusions, d’une société capitaliste où les gens sont désabusés.

De l’épuisement à l’anxiété, l’angoisse et au suicide

L’effondrement psychologique conduit, par absence de capacité de rebond dialectique, à des pensées ou des conduites autodestructrices (comme l’automutilation), suicidaires.Ce phénomène est particulièrement fort chez les filles, adolescentes et jeunes femmes de 10 à 19 ans, dans de très nombreux pays, depuis la fin de l’année 2020. On parle ici d’une augmentation d’un tiers environ de ces comportements, les statistiques se noyant dans les considérations bourgeoises sur les définitions à adopter.

Les mentalités dépressives ont également augmenté d’environ 20% chez les jeunes en général. Il est indéniable que la généralisation des revendications identitaires « transsexuelles » correspond précisément à cette entreprise de démolition psychologique. C’est en fait le désarroi général, avec une frange qui s’effondre littéralement, et non pas comme cherchent à le présenter la bourgeoisie, un problème à la marge.

Il est facile d’ailleurs de voir comment les institutions elles-mêmes sont obligées de reconnaître à moitié qu’on a affaire non pas à un problème secondaire, mais à une crise profonde.

On lit dans « L’état de santé de la population en France », publié en Septembre 2022 par une section de l’ISNEE, que :

« La crise sanitaire a eu un impact psychologique sur une part importante de la population : en mai 2020, les syndromes dépressifs concernaient 13 % des personnes de 15 ans ou plus : 16 % des femmes et 11 % des hommes. En novembre 2020, cette proportion revenait à 11 % (13 % des femmes et 9 % des hommes) soit un niveau global équivalent à celui de 2019.
Cependant, d’une part le taux de syndromes majeurs, touchant 5 % de la population, demeurait supérieur à celui de 2019 (4 %) ; d’autre part, les taux de syndromes dépressifs restaient encore très élevés chez les 15-24 ans (à 19 %), plus particulièrement chez les femmes dont presque une sur quatre était concernée par un syndrome dépressif et plus d’une sur dix par un syndrome majeur, soit respectivement une augmentation de +50 % et +270 % par rapport à 2019 (graphique 12).
En juillet 2021, ces prévalences restent globalement stables par rapport à novembre 2020 avec toutefois une amélioration substantielle de la situation chez les femmes âgées de 16 à 24 ans compensée par une augmentation des syndromes dépressifs majeurs chez celles âgées de 55 à 64 ans et chez les hommes âgés de 65 à 74 ans (Hazo, et al., juin 2022).
Les jeunes femmes demeurent cependant la population la plus concernée par les syndromes dépressifs tant mineurs que majeurs. Lors des trois volets de l’enquête EpiCov (mai 2020, novembre 2020 et juillet 2021), une personne sur quatre a été détectée avec un syndrome dépressif au moins une fois.
Pour 17 %, cela est le cas lors d’un seul des trois volets, pour 6 % cela a concerné deux volets, et 2 % de la population a été détectée avec un syndrome dépressif lors des trois volets. Pour 11 % de la population (8 % des hommes et 13 % des femmes), un syndrome dépressif majeur a été détecté au moins une fois lors d’un des trois questionnaires.
Parmi les femmes âgées de 15 à 24 ans, plus de 4 sur 10 a présenté un syndrome dépressif au moins une fois au cours des trois volets : 24 % lors d’un seul questionnaire, 12 % lors de deux temps de mesure, enfin 6 % des femmes de 15 à 24 ans sont détectées dépressives lors de chacun des trois questionnaires. Chez ces dernières, la moitié – 3 % des jeunes femmes – est concernée par un syndrome dépressif majeur qui persiste sur les trois volets de l’enquête, alors que moins de 1 % du restant de la population est dans ce cas (...).
Dans une moindre mesure, les consommations de médicaments antipsychotiques (utilisés dans le traitement des troubles mentaux sévères) et de ceux liés à la dépendance aux opiacées (héroïne, morphine, etc.) et à l’alcool, ont également progressé sur la période. Enfin, les consommations de psychotropes sont plus élevées début 2021 que l’attendu (sur la base de ce qu’elles étaient en 2018-2019 et au début 2020) chez toutes les classes d’âge, en particulier chez les moins de 19 ans (Weil, et al., 2021). »

Ce qui est vrai pour les jeunes notamment est vrai en fait pour tous ceux qui font face à la question de la sensibilité. Quiconque n’a pas les moyens culturels, idéologiques de cerner les enjeux de la sensibilité est condamné à subir un contre-coup terrible.

Les vétérinaires français se suicident ainsi trois à quatre fois plus que la population générale, deux fois plus que les professionnels exerçant dans la santé pour les êtres humains. Ils sont ici victimes de leur démarche capitaliste et de leur cynisme par rapport aux animaux, sans même s’en apercevoir, et sont rongés jusqu’à la catastrophe.

La seule réponse, en ce domaine, est le romantisme. Cela demande cependant de l’envergure et une culture de sa vie intérieure, ce qui est en opposition avec un capitalisme avec lequel personne pratiquement n’entend rompre.

Les vaines fantaisies et l’engouement comme faux engagement

L’un des faits les plus graves du marasme de cette période, c’est la récupération subjectiviste de causes justes afin d’exprimer son propre désarroi. Le phénomène n’est pas nouveau et il y avait déjà en anticipation, il y a peu d’années de cela, un « antispécisme » à vocation misanthrope dénaturant le véganisme et l’utilisant pour exprimer une angoisse petite-bourgeoise. De par le caractère petit-bourgeois de tels phénomènes, cela ne dure jamais, même si cela peut muter.

Et le manque d’envergure, typiquement petit-bourgeois, prend bien souvent le dessus. On a ainsi le mouvement « Dernière rénovation », dont un membre a grimpé sur le Panthéon à Paris le 31 octobre 2022, pour mettre en berne le drapeau français et s’y attacher lui-même. Eh bien ce mouvement vise à... obliger la société française à rénover dans le sens d’une meilleure efficacité énergétique toutes les habitations d’ici à 2040.

Le mot d’ordre du mouvement est d’ailleurs « Nous sommes la dernière génération capable d’empêcher un effondrement sociétal. » Ce qui revient à se poser ouvertement comme contre-révolutionnaire. C’est là une perspective littéralement au-delà des classes et visant à sauver le statut quo.

Le communiqué de «l’action» au Panthéon est un exemple de pleurnicherie visant à la négation de la lutte des classes.

«DERNIÈRE RÉNOVATION MET EN BERNE LE DRAPEAU FRANÇAIS SITUÉ SUR LE TOIT DU PANTHÉON

Sasha, 24 ans, citoyen soutenant Dernière Rénovation, a mis le drapeau français en berne sur le toit du Panthéon et s’est accroché à son mât. Ce puissant symbole a été choisi afin de souligner la gravité du danger qu’encourt la population française à l’heure où aucune mesure importante n’est prise par le gouvernement pour enrayer le réchauffement climatique. Le mouvement appelle la population à rejoindre la résistance civile climatique et exige des actions politiques à la hauteur de l’urgence. Plus aucun doute scientifique ne subsiste quant au caractère funeste et inédit de ce qui nous attend si nous n’agissons pas. Catastrophes météorologiques à répétition, territoires familiers devenus inhabitables, manque d’eau et de nourriture ; nous parlons de véritables drames humains à venir. ‘‘Je suis un citoyen ordinaire. J’aime mon pays, et je ne supporte plus de voir sa population et ses paysages sacrifiés par un gouvernement mensonger et criminel. Si je mets le drapeau en berne aujourd’hui, c’est parce qu’on devrait être en deuil pour tous les gens qui meurent déjà tous les ans d’inondations, d’incendies, de famines, bref du dérèglement climatique. Et ce n’est rien face aux milliards de personnes qui seront sur les routes dans les décennies à venir. Sur le Panthéon il est écrit “aux grands hommes, la patrie reconnaissante”. On se rappelle souvent des grands noms, de ceux qui entrent dans les livres par la grande porte, mais l’Histoire est avant tout écrite par des citoyens et citoyennes ordinaires qui ont eu le courage de faire ce qui était juste plutôt que ce qui était confortable. Je suis fier de m’inscrire dans la vraie tradition française. Celle qui renverse un ordre établi corrompu et lutte pour un idéal juste et un futur acceptable. Nous devons être à la hauteur et prendre nos responsabilités, par dignité vis-à-vis des générations passées et par amour vis-à-vis de celles présentes et à venir.’’
Sasha, 24 ans, citoyen soutenant Dernière Rénovation»

La première action de ce mouvement né du magma spontanéiste petit-bourgeois avait été de bloquer la circulation du périphérique parisien pendant 30 minutes sur l’heure de pointe du midi le 1er avril 2022. Ils ont ensuite perturbé un match de tennis de Roland-Garros le 3 juin (une personne s’est attachée au filet lors d’un match), bloqué la circulation à Boulogne-Billancourt le 20 juin, à nouveau le périphérique parisien le 25 juin. Il y a ensuite eu le blocage du Tour de France le 12 juillet en Haute-Savoie puis l’interruption d’une représentation de La flûte enchantée de Mozart à Paris par une personne s’enchaînant au décor le 28 octobre, l’autoroute A6 étant bloqué le même jour près de l’aéroport d’Orly.

Le mode opératoire est anti-populaire et anti-démocratique, relevant d’une sorte de terrorisme light avec la prétention de réaliser une désobéissance civile. Il en va de même pour les gens jetant ou tentant de jeter de la nourriture sur des tableau dans des musées, en France, aux États-Unis, en Allemagne, en Angleterre. C’est du vandalisme, qui n’a pour seule motivation que de faire parler de soi, d’exister médiatiquement.

On ainsi eu en octobre 2022, pour citer les principaux actes, de la purée jetée sur la vitre de protection du tableau « Les Meules » de Claude Monet aumusée Barberini de Potsdamen Allemagne, de la soupe à la tomate sur la vitre de protection du tableau « Tournesols » de Van Gogh à la National Gallery de Londres, de la sauce tomate sur la vitre de protection de « La Jeune Fille à la Perle » de Johannes Vermeer au musée Mauritshuis de LaHaye aux Pays-Bas.

C’est là du nihilisme, revendiqué par des groupes différents (Just stop oil, Last generation, etc.) dont le mode d’expression est le même, car le fond est le même: c’est la panique de la petite-bourgeoisie et par conséquent, entre confusion et nihilisme, des actions allant dans le sens du fascisme finalement.

Lénine, dans son écrit classique « La maladie infantile (le gauchisme) », présente admirablement ce phénomène historique :

[« On ne sait pas encore suffisamment à l’étranger que le bolchevisme a grandi, s’est constitué et s’est aguerri au cours d’une lutte de longues années contre l’esprit révolutionnaire petit-bourgeois qui frise l’anarchisme ou lui fait quelque emprunt et qui, pour tout ce qui est essentiel, déroge aux conditions et aux nécessités d’une lutte de classe prolétarienne conséquente.

Il est un fait théoriquement bien établi pour les marxistes, et entièrement confirmé par l’expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements révolutionnaires d’Europe, - c’est que le petit propriétaire, le petit patron (type social très largement représenté, formant une masse importante dans bien des pays d’Europe) qui, en régime capitaliste, subit une oppression continuelle et, très souvent, une aggravation terriblement forte et rapide de ses conditions d’existence et la ruine, passe facilement à un révolutionnarisme extrême, mais est incapable de faire preuve de fermeté, d’esprit d’organisation, de discipline et de constance.

Le petit bourgeois, «pris de rage» devant les horreurs du capitalisme, est un phénomène social propre, comme l’anarchisme, à tous les pays capitalistes. L’instabilité de ce révolutionnarisme, sa stérilité, la propriété qu’il a de se changer rapidement en soumission, en apathie, en vaine fantaisie, et même en engouement «enragé» pour telle ou telle tendance bourgeoise « à la mode », tout cela est de notoriété publique.

Mais la reconnaissance théorique, abstraite de ces vérités ne préserve aucunement les partis révolutionnaires des vieilles erreurs qui reparaissent toujours à l’improviste sous une forme un peu nouvelle, sous un aspect ou dans un décor qu’on ne leur connaissait pas encore, dans une ambiance singulière, plus ou moins originale.

L’anarchisme a été souvent une sorte de châtiment pour les déviations opportunistes du mouvement ouvrier. Ces deux aberrations se complétaient mutuellement. »

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DOCUMENT POUR ARCHIVE

Le manifeste petit-bourgeois larmoyant de «Dernière Rénovation», d’autant plus lyrique qu’il est vide, ne faisant même pas semblant de mentionner les animaux. On notera que le mouvement se présente comme une «communauté», ce qui en fait au moins un mouvement pré-fasciste.

«L’appel de Dernière Rénovation | Réseau A22 »
Nous sommes la Dernière Génération de l’ancien monde. Nous sommes ici aujourd’hui pour dire que nous créerons un nouveau monde – où l’humanité décide enfin de s’accepter, de se pardonner, de s’aimer, et de s’engager à continuer notre grande aventure. Nous sommes la Dernière Génération et nous ferons tout ce qui est nécessaire pour protéger notre génération et toutes celles à venir. Tel est notre droit inaliénable. L’ancien monde se meurt. Nous vivons la dernière heure, l’heure la plus sombre. Ce monde est en train d’être décimé sous nos yeux. Nous sommes à la croisée des chemins.
Ce que nous faisons maintenant déterminera à la fois le destin de ce monde et celui du prochain.
Donc nous nous levons. Nous ne cédons plus à nos peurs, à notre désespoir, à nos ressentiments. Nous nous élevons à la hauteur de qui nous sommes Ensemble, en tant que communauté, nous nous relions à plus grand que nous.
À cette source de ce qu’être humain signifie, qui nous appelle à travers les âges, et avec cette force nous mettrons à bas ceux qui tuent pour maintenir leurs régimes d’extraction. Ceci est l’ancien monde. Il ne peut plus durer. Nous sommes ici pour affirmer que l’humanité vaut mieux que de s’abandonner à son extinction. Nous sommes ici pour dire que la société ne s’est pas détournée de l’amour et de la vérité ; qu’elle n’a pas renoncé pas face à la mort et au mal le plus absolu.
Le monde que nous désirons, celui que nous pouvons avoir, est déjà à portée de main. Mais nous devons nous lever pour le saisir. Nous ne sommes pas là pour sensibiliser, supplier ou divertir. Nous sommes là pour forcer le changement requis pour que ce monde advienne. Nous sommes là pour forcer les gouvernements à réduire drastiquement leurs émissions de CO2, rien de moins. Nous sommes là pour des actions, pas des mots. Nous avons un plan. Nous nous mobilisons à travers nos pays et nos cultures. Des groupes mèneront des campagnes. Ces campagnes feront des demandes aux gouvernements. Nous tendons la main à quiconque voudra bien la saisir pour créer ensemble ce nouveau monde. Si nous ne sommes pas entendus, nous perturberons, semaine après semaine, comme l’ont fait maintes fois celles et ceux qui nous ont précédés dans leur lutte pour les droits humains. Nous parlons directement au public, et recrutons dans des centaines de réunions ouvertes à tous. Nous nous engageons à désobéir. Telle est notre responsabilité solennelle. Des droits sacrés requièrent des devoirs sacrés pour les défendre. Et tant que personne ne sera libre, aucun d’entre nous ne le sera. Seulement alors justice sera faite. Nulle arme à la main et le coeur ouvert, nous ne tomberons pas dans le piège de la haine de l’autre – l’autre fait partie de chacun de nous. Nous sommes l’humanité croyant en l’humanité. Nous sommes la Démocratie. Nous sommes ouverts et non-violents. Nous sommes le Soin et la Liberté. Nous accepterons les conséquences de nos actions et regarderons notre destinée droit dans les yeux. Allez-y. Tant que nous respirons encore, nous ne nous arrêterons pas. Telle est notre vie désormais. Nous sommes la Dernière Génération. Mais nous sommes aussi la Première. Nous sommes partout. Nous arrivons. Tout va changer. L’ancien devient le nouveau. Et tout le monde peut changer. »

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La quête de l’aspiration à l’argent facile

L’indifférence pour les animaux ne repose pas seulement sur le caractère insensible qu’exige la société dans la vie quotidienne; le rythme quotidien du turbocapitalisme assèche en effet d’autant plus les capacités d’attention et d’empathie.

Inversement, cela profite à un phénomène particulièrement marquant depuis 2020, celui des systèmes des formations et des communautés relevant de la promesse d’argent facile.

Cet aspect de la société est évoqué par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), un organisme ministériel français.

Chaque année, un rapport très fourni est publié afin de donner un panorama en France de tout un tas de phénomènes délétères. Le rapport 2021, rendu public le 3 novembre 2022, est particulièrement instructif.

La partie «Les promesses d’un enrichissement rapide et exponentiel» du rapport décrit en particulier ce qui est appelé les ventes multi-niveaux. Il y a comme cibles des jeunes de 16 ans à 25 ans à qui l’on promet de bons conseils pour s’enrichir rapidement et facilement. Cela peut concerner les paris sportifs, les pseudo-monnaies chiffrées (« cryptomonnaies »), ou même le boursicotage traditionnel. Il est fait la promesse de devenir un véritable « trader », grâce à une «éducation financière», qu’il faut bien entendu payer.

Les personnes sont alors rapidement encouragées à rompre avec leur cadre familial et à quitter leurs études ou leur travail au profit d’une activité présentant un haut risque de perte financière. Le rapport ministériel explique que ces systèmes « utilisent les ressorts de la manipulation mentale et de l’addiction au jeu » pour capter leur public durablement.

En arrière plan, il y a des individus et des entreprises qui s’enrichissent en mettant en place des systèmes pyramidaux.

Des sommes récoltées sont reversées en grande partie au départ de l’escroquerie, pour faire croire que ça marche ; cela produit un effet boule de neige, où une partie est reversée pour donner de l’huile au mécanisme, qui finit immanquablement par s’enrayer bien sûr.

Il y a toutefois une dimension sectaire dans la démarche, car désormais cela s’agence autour d’une idéologie proposant une marchandise particulière.

Les traits «fabuleux» de cette marchandise – un produit, une « connaissance » pour les paris sportifs ou la bourse, etc. - produisent un engouement fanatique. Le rapport de la Mission interministérielle dit ainsi :

« La vente de produits ou prestations n’est qu’un prétexte pour déguiser un système pyramidal. L’essentiel des revenus des membres, leur permettant de vivre convenablement, ne provient pas tant de la vente de produits ou de prestations en ligne mais plutôt du développement de leur réseau. Leur source principale de collecte d’argent semble ainsi se faire par le biais de la récolte des droit d’entrée, des abonnements mensuels etc. Une partie de ces sommes sera reversée aux principaux promoteurs du réseau sous forme de commissions d’affiliation. »

Cela est d’autant plus vrai que la méthode est adaptée aux mentalités du numérique: tout est rapide, fourni clef en main, bref c’est du turbo-capitalisme pratiquement pur. Les approches peuvent donc varier mais substantiellement c’est la même chose. Des personnes intègrent le cercle (en payant) et doivent parrainer d’autres personnes de manière extensive : la tête de la pyramide a des gains rapides et massifs, alors qu’ensuite le socle s’effrite.

En ce qui concerne les formations financières et de paris sportifs, il y a en arrière-plan un discours romantique à prétention anti-«système», ou comme le décrit le rapport : « Ces jeunes peuvent également être convaincus de prendre part à un réseau élitiste, uniquement accessible à ceux qui seraient assez malins pour avoir décelé les failles d’un système économique décrit comme injuste et sans perspective d’avenir. »

Cela n’est pas évoqué dans le rapport, mais il y a par exemple dans le monde des paris sportifs un mouvement de contournement des plateformes traditionnelles. Celles-ci, notamment en France, sont extrêmement bridées par l’État principalement par des taxes, pour éviter justement les possibilités d’enrichissement personnel systématique. C’est comme avec la Française des Jeux: un individu par hasard peut obtenir un gros gain, mais il est impossible de s’assurer un revenu de manière organisée et régulière.

Il y a alors des « formations » incitant à parier non plus via ces plateformes légales, mais directement par du « trading » sur des marchés parallèles et totalement débridés. L’appel d’air créé sur ces marchés par l’arrivée de nombreuses nouvelles personnes en quête d’enrichissement permet la mise en jeu de gros capitaux, qui sont rapidement captés par les personnes qui étaient présentes en premier et sont aguerries à ce «trading», puis la bulle s’effondrera rapidement pour la majorité. Et là où il y a une dérive sectaire, c’est que des gens en quête d’argent facile sont directement incités à tout plaquer, et à tout investir sur ce marché duquel elles deviennent prisonnières, victimes.

Le rapport, qui évoque plus en détail les incitations à l’investissement sur les marchés financiers traditionnels par des réseaux opaques, décrit cela ainsi :

« Au-delà du préjudice financier, ce phénomène est d’autant plus inquiétant qu’il encourage les membres du réseau à un engagement et un épuisement total. Ces systèmes semblent s’accompagner d’une forme de cyber-harcèlement à double visée : il s’agit à la fois d’une arme de séduction et d’une technique d’affaiblissement et de sujétion. »

Ce phénomène de la vente multi-niveaux est très connu et répandu en France depuis les années 2010, en ce qui concerne le business des compléments alimentaires ou des boissons à destinations des sportifs. Cela a perduré et la crise ouverte en 2020 a donné au phénomène une dimension ultra-agressive et toujours plus visible.

Enfin, le rapport décrit un phénomène en pleine croissance, et concernant majoritairement des femmes: les « mandala ». Pour le concept, c’est un bric-à-brac superficiel prétendant relever de l’hindouisme, du bouddhisme et de communautés rurales africaines. Cela est présenté d’après le rapport ministériel comme « une nouvelle façon d’être en relation avec chacun, une stratégie pour réaliser notre haut potentiel comme agents de changement de cette nouvelle ère ».

Mais la base de ces « mandala » est en fait le don d’argent, qui d’après le rapport ministériel, « semble être l’obsession des membres, la raison d’être », masquée par des prétentions à l’entre-aide et des « valeurs nobles d’économie solidaire ».

L’escroquerie est extrêmement bien rodée en ayant fait du don d’argent un moyen de « catalyser le travail de transformation de la confiance et du savoir inhérent que nous sommes toutes soutenues par quelque chose de plus grand ».

Tout cela paraît absurde, et marginal. Pourtant à notre époque de crise, qui consiste particulièrement en un délitement généralisé de la pensée, de la raison, du bon sens, il y a justement des armées entières de victimes prêtes à se faire arnaquer parce qu’elles sont attirées par la quête de l’argent facile et rapide, censé remplacer le travail et l’engagement durable.

C’est que l’irrationalisme a contaminé les masses. Si elles sont toujours autant passives, elles déraillent également dans de nombreux secteurs.

Les fantasmagories complotistes et sectaires : l’explosion de l’irrationalisme

Les bulles sectaires correspondent à une tendance: celle au repli sur soi, à la mise en avant de son propre subjectivisme de manière affirmée afin de tenir le «choc» dans un monde qu’on ne comprend plus. On comprend que la pandémie ait amené l’éclosion d’un vaste mouvement anti-vaccin particulièrement hystérique, composés de petits-bourgeois déphasés exprimant une décomposition sociale avancée.

La guerre en Ukraine a produit une tendance similaire, avec un « activisme » complotiste sur les réseaux sociaux de la part de gens qui « savent ». La Russie ayant d’ailleurs également travaillé au corps le mouvement «antivax» afin de tenter de renforcer les tendances « contestataires » dans les pays capitalistes occidentaux, principalement par l’intermédiaire du média Sputnik, que l’Union européenne a interdit à la suite de la guerre en Ukraine.

Le rapport de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires en France est ici encore très utile pour comprendre la signification de cette tendance historique nouvelle dans sa qualité née en 2020; le constat est terrible de la part de gens qui cherchent à maintenir les institutions à flot.

La Mission interministérielle n’a évidemment pas du tout une analyse matérialiste, son but est simplement d’empêcher que des comportements non conformes débordent la vie «classique» dans le capitalisme. Mais son inquiétude reflète justement une décomposition: le sol se dérobe sous les pieds de la société bourgeoise.

« La parution de ce rapport 2021 s’inscrit dans une nouvelle temporalité du champ des dérives sectaires en France. Contrairement à un certain nombre d’idées reçues, la vivacité du phénomène sectaire, son ampleur et sa dangerosité, attestent du franchissement d’un nouveau seuil.

La crise sanitaire a constitué un catalyseur à travers une prolifération de nouveaux acteurs, plus discrets, maîtrisant le web et ses codes, sachant contrôler les esprits, en exploitant les peurs, la perte de repères, la recherche de solutions simples face à des questionnements existentiels, par définition complexes.

Les délinquants experts en manipulation savent, pertinemment, instrumentaliser les vicissitudes de nos concitoyens. Les narrations – souvent teintées de conspirationnisme – ainsi que les modes opératoires et les secteurs concernés s’adaptent aux évolutions du contexte, en exploitant systématiquement les angoisses ou les failles de trajectoires personnelles pouvant concerner chacun d’entre nous. Rappelons que ces phénomènes d’emprise à caractère sectaire touchent l’ensemble des catégories sociales et du territoire national. »

En effet :

« En 2021, la MIVILUDES a ainsi reçu 4020 saisines, soit une augmentation du nombre de saisines de 33,6% par rapport à 2020. »

Plus concrètement, ou justement de manière plus folle, car la mission ministérielle française est obligée de reconnaître qu’on a là un phénomène de portée sociale profonde, historique ; ce n’est pas dit ainsi, mais on voit bien que la nature du phénomène est insaisissable, « gazeux ».

« S’il est vrai qu’un grand nombre de victimes de ces dérives est parfaitement inséré dans la société et sans difficultés particulières, il est aussi indéniable que la crise engendrée par la COVID-19 a déstabilisé de nombreuses personnes en perte de repères dans une société complexe, interconnectée où l’information côtoie la désinformation.

La MIVILUDES s’est retrouvée confrontée à des saisines, reflet d’une véritable crise sociale teintée d’isolement, de questionnements, de colères et de craintes. Des manipulateurs isolés et parfaitement autonomes ont pu aisément exploiter ce contexte pour propager leur doctrine sur les réseaux sociaux.

En procédant ainsi, ces «gourous 2.0» ont pu s’offrir, non seulement une véritable vitrine publicitaire pour leur activité, mais aussi un espace pour réunir et contrôler une communauté virtuelle dont la souffrance est – quant à elle – bien réelle. L’offre sectaire s’est largement accrue, chacun pouvant proposer son propre corpus de contre-vérités et sa panoplie de promesses miracles face aux maux des citoyens.

La MIVILUDES observe un phénomène sectaire «à l’état gazeux»: le groupe est bien là, mais il est mobile, changeant et impalpable. Ses membres y adhèrent ou se désolidarisent facilement en créant d’autres groupes, selon la lecture qu’ils font du contenu doctrinal. Certains pourront alors sans mal l’essaimer à l’identique ou avec des variantes.

La rhétorique utilisée par ces groupes et individus se veut en opposition à l’ordre établi : les institutions étatiques seraient corrompues, la société serait décadente, la médecine conventionnelle inefficace, etc.
Ces discours, caractéristiques des théories complotistes, se nourrissent les uns des autres et se renforcent mutuellement, rendant la mission de la MIVILUDES toujours plus difficile. Les liens de plus en plus complexes tissés et entretenus par ces communautés contribuent au développement d’une véritable «toile» sectaire.
En 2021, la MIVILUDES observe une continuité dans cette dynamique et compte ainsi 4 020 saisines, soit une augmentation de 86,1 % par rapport à 2015 et de 33,6% par rapport à 2020. »

De manière extrêmement intéressante, la mission ministérielle française est d’ailleurs obligée de reconnaître que le complotisme ne prétend pas représenter la vérité, mais consiste en un subjectivisme assumé :

« La crise sanitaire, en déstabilisant de nombreux individus, a accentué les doutes et les peurs créant en réaction une intolérance à l’incertitude. Chacun veut détenir, non plus la vérité, mais sa vérité. C’est une manière de se réaffirmer comme individu dans un système globalisé.» Ces propos sont tout à fait justes, mais si on les assume jusqu’au bout, alors on est obligé de passer dans le camp du prolétariat, car il est évident que le relativisme propre au capitalisme amène inévitablement à une négation de la vérité comme universelle, scientifique. »

La mission ministérielle française est obligée de constater que tout l’irrationnel qu’elle constate a une portée de masse, mais toujours dans un sens purement individualiste :

« Sur YouTube, les vidéos et conseils en développement personnel enregistrent des millions de vues et le thème reste encore aujourd’hui au palmarès des meilleures ventes en librairie. Les entrepreneurs de bonheur se sont adaptés et une offre abondante de formation s’est développée sur les réseaux sociaux.
Les groupes sectaires ont su alimenter les peurs et exploiter les promesses d’un monde meilleur, d’une vie éternelle, ou à tout le moins heureuse, et d’une transformation de soi. De manière subtile et progressive, et ce parfois dans un espace-temps de quelques jours seulement, les participants se retrouveraient dans une situation de dépendance exclusive, de servitude volontaire et de soumission aux désirs croissants du meneur. »

C’est de l’irrationnel de masse, mais à portée individualiste. Il n’est pas possible de ne pas constater que c’est le capitalisme tournant en roue libre qui produit cela. Comme la mission ministérielle est bien entendu incapable d’aller contre les intérêts de la bourgeoisie, elle est obligée alors de constater, tout en cherchant à minimiser, voire à nier les faits. Par exemple, elle dit que

« la plupart des survivalistes ne présente pas un caractère de dangerosité», parce qu’elle est obligée de se plier de manière libérale à l’acceptation de choix « individuels », même si non conformes... alors qu’au contraire, le survivalisme est une expression agressive de nihilisme et constitue une véritable bombe à retardement.
La mission ministérielle est «obligée» de reconnaître une dignité à l’inquiétude survivaliste, alors qu’on parle ici d’une idéologie à la Nietzsche, patriarcale et dominatrice, paranoïaque et nihiliste. Tout comme d’ailleurs, la société capitaliste s’inquiète tout en encensant les innombrables délires de formation en «développement personnel».

Si on regarde d’ailleurs les choses historiquement, cette tendance à l’irrationalisme correspond à une réémergence du mode de production esclavagiste. La mission ministérielle dit par exemple avec des mots très justes :

« Il arrive que certaines personnes poussent à l’extrême un régime très carencé, associé à un effort physique intensif, le tout sans contrôle médical, pour profiter d’un affaiblissement des capacités physiques et mentales de résistance des participants et inculquer un certain discours. »

C’est un très bon résumé de comment l’humanité asservie dans sa grande majorité acceptait les discours religieux et autocratiques à l’époque de l’esclavagisme. La décomposition du capitalisme produit des gens qui, à l’instar de l’État islamique qui entendait rétablir l’esclavage et l’a fait sur son territoire au Moyen-Orient, veulent revenir à des rapports d’exploitation pré-capitalistes et même pré-féodales.

On a pour ainsi dire les monopoles voulant organiser une autorité néo-féodale avec leurs gigantesques moyens, et des éléments opportunistes cherchant individuellement à tirer leur épingle du jeu en instaurant un rapport encore plus tyrannique, à petite échelle.

Mais on ne peut pas saisir ce panorama sans voir le rôle du numérique et de l’instantané, formes turbo-capitalistes d’une haute dangerosité pour les esprits et les mentalités, ainsi que la vie quotidienne et la forme même du travail.

La MIVILUDES définit les dérives sectaires comme « la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société ».
Pour caractériser une telle dérive, la MIVILUDES s’appuie sur les critères de dangerosité établis par la Commission d’enquête parlementaire de 1995 : • l’emprise mentale ; • la rupture avec l’environnement ; • les exigences financières exorbitantes ; • l’existence d’atteintes à l’intégrité physique et psychique ; • l’embrigadement des enfants ; • l’existence et l’importance des démêlés judiciaires ; • le discours antisocial avec la diabolisation du monde extérieur ; • les troubles à l’ordre public ; • l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels ; • les tentatives d’infiltrations des pouvoirs publics et des milieux économiques.

Le numérique et l’instantané renforcent la pénétration du capitalisme et dérèglent la société

On assiste à la généralisation d’une nouvelle forme de consommation s’appuyant sur le numérique et l’instantanéité, soit par des délais ultra-courts, soit par la suppression des intermédiaires à la consommation.

Il ne s’agit pas tant d’innovation, car en général toutes ces nouvelles formes n’apportent rien concrètement, mais d’une pénétration toujours plus poussée du turbocapitalisme dans la vie des gens, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

L’irruption de la pandémie a précipité les choses, car si les gens ont moins consommé dans les sociétés capitalistes occidentales, ils se sont tout de même tournés vers le numérique de manière obsessionnelle, afin de fuir la réalité au maximum, tout en se tournant vers les livraisons, notamment de plats préparés.

En 2022, un quart des Belges a déjà commandé des repas en ligne, soit 65 % de plus qu’avant la pandémie; il y a désormais 19 000 coursiers oeuvrant à ces livraisons. C’est une tendance de fond dans tous les pays capitalistes occidentaux. En France, Uber Eats est ainsi disponible dans 300 agglomérations et couvre plus de 60% de la population, et a vu le nombre total de commandes de repas passées via sa plateforme augmenter de 12% au premier trimestre 2022.

La maison mère Uber, qui fait également circuler des auto-entrepreneurs VTC, là encore en ayant largement contourné toute un tas de règles, a récolté 2,52 milliards de dollars net au premier trimestre 2022, soit une hausse de 200 % par rapport à l’année dernière. Cela représente 1,71 milliard de trajets dans le monde commandés via sa plateforme.

En France cette entreprise est tellement généralisée chez les jeunes adultes urbains qu’elle est devenu un mot commun : on dit prendre un Uber, comme on dit prendre le bus. On notera au passage que cela est dit avec une façon tout à fait française de trafiquer la langue anglaise: le début du mot, « U », est prononcé à la française (en anglais cela se prononce «you»), tandis que la fin du mot est prononcé à l’anglaise («beur»).

En dix ans d’implantation en France, Uber annonce 350 millions de trajets effectués (de décembre 2011 à décembre 2021), avec un record le 1er janvier 2020 de 301 337 de trajet sur toute la France. L’entreprise est présente dans les grandes villes françaises, mais aussi des villes moyennes comme Grenoble, Caen, Reims, Saint-Etienne, Tours, Rouen, Orléans, Metz et Nancy.

On a bien ici des chiffres gigantesques. Ces nouvelles entreprises turbocapitalistes sont devenues rapidement des géants. Une entreprise de livraison de repas comme Deliveroo, d’origine britannique, dépasse le milliard de dollars de chiffre d’affaires sur simplement le premier semestre 2022, avec un volume d’affaire en croissance de 7% (à 3,55 milliards de dollars).

L’entreprise la plus marquante en ce domaine turbocapitaliste est bien sûr Amazon, dont l’objet est la livraison en 24h de livres et de tout un tas de choses plus ou moins utiles. C’est la première plateforme de commerce en ligne en France avec un 2021 en moyenne 152 millions de visiteurs chaque mois sur son site. C’est d’ailleurs le cinquième site le plus visité en France, derrière google (.fr et .com), YouTube et Facebook.

Cela fait que 69% des Français ont commandé au moins une fois sur Amazon en 2021... Et encore que cela ne représente qu’une petite proportion, comparé à d’autres pays. En Italie, c’est 90 %, aux États-Unis, 87 %, au Royaume-Uni, 85 %, en Allemagne, 83 %, etc.

En 2020, le chiffre d’affaires Amazon France s’élevait à 7,3 milliards d’euros, contre 5,9 milliards d’euros en 2019. A l’échelle mondiale, Amazon a réalisé 470 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2021. C’est équivalent aux recettes de l’État français la même année, s’élevant à 451 milliards (d’euros). Cela est possible au moyen de de 175 centres de distribution dans le monde, dont 8 en France, en plus des 33 établissements logistiques secondaires auxquels s’ajoutent énormément d’entreprises sous-traitantespour la livraison, qui là encore perturbent largement le fonctionnement des villes en stationnant systématiquement n’importe où eten circulant n’importe comment, pour satisfaire aux exigences de rapidité d’Amazon.

Le plus grand centre de distribution français d’Amazon est celui d’Augny près de Metz avec une surface totale de 182 000 m² répartis sur 4 niveaux. C’est plus grand que La Part-Dieu à Lyon, qui avec 161 000 m² est le plus grand centre commercial de France.

Jusqu’à présent, les consommateurs belges devaient se tourner vers un autre Amazon, dans sa version française ou allemande notamment (la version allemande a une interface en flamand depuis 2016, Amazon.nl ayant ouvert en 2020 ensuite), mais en octobre 2022 il existe désormais une déclinaison belge d’Amazon, avec les mêmes objectifs d’expansion massive.

Depuis 2020, on assiste également au développement de ce qu’on appelle un «dark store», avec des petits entrepôts masqués (d’où le terme de «dark») disséminés dans les centre-villes entends livrer les consommateurs flemmards directement chez eux en 15 min pour n’importe quelle course, du papier toilette au paquet de chips en passant par la pâté pour chat.

On a ici un phénomène qui va gagner en importance et qui est tout à fait une expression de la fuite en avant dans le turbocapitalisme, dans le prolongement d’une démarche de centralisation par le numérique, comme comme AirBnB a pu le faire pour la location de logement. L’entreprise a littéralement siphonné le secteur du tourisme et chamboulé les parcs d’habitation de nombreuses villes ou régions touristiques.

C’est le cas au Pays-Basque notamment, où les municipalités ont tenté d’encadrer cela, mais c’est tout à fait marginal, et surtout à la traine par rapport au mouvement du capitalisme lui-même qui cannibalise tout, avec des moyens gigantesques et surtout en bénéficiant d’un soutien total dans les esprits des consommateurs des pays capitalistes occidentaux biberonnés au turbocapitalisme.

Même une entreprise relevant historiquement du service public tel La Poste française s’y met. Elle propose désormais un service Digiposte, qui consiste en le fait de numériser sa boîte au lettre... et donc à payer la Poste pour qu’elle gère à sa place ses courriers administratifs et les stocke !

De surcroit, ce phénomène se développe de manière ultra-agressive, prenant littéralement d’assaut les cadres juridiques et les collectivités pour s’imposer. C’est très connu actuellement avec les sociétés de livraison rapide qui contournent le droit du travail en ayant recours à des auto-entrepreneurs plutôt que des salariés pour livrer, en général à scooter (ou encore à vélo), des repas. L’utilisation d’une main d’oeuvre sans papiers reflète l’utilisation d’un lumpenproletariat servant à huiler la chaîne productive du turbocapitalisme.

C’est bien entendu également le cas pour les «dark store» qui piétinent le droit de l’urbanisme, en installant illégalement des entrepôts dans les centres-villes. Ce business de la flemme s’accompagne de tout un tas de nuisances, notamment sonores, en plus d’être un modèle absolument détestable sur le plan culturel/civilisationnel.

Et ce n’est que le début, car le capitalisme a besoin de ce genre de nouvelles formes toujours plus immédiates et immersives, pour déverser les flots de marchandises qu’il produit et doit continuellement produire pour ce régénérer.

Les bulles psychologiques sont un outil ici essentiel pour cette « immersion » consommatrice et subjectiviste. La généralisation nocive de l’usage des réseaux sociaux. On ne peut se pencher sur la seconde crise générale du mode de production capitaliste sans analyser la question des réseaux sociaux.

On parle ici des réseaux sociaux tels que Youtube, Facebook, Instagram, Twitter, Snapchat, Linkedin, Twitter, Pinterest, TikTok, WeChat, Reddit, Discord, Messenger, WhatsApp, Tinder, etc.

En janvier 2012, il y avait 1 482 milliards utilisateurs de réseaux sociaux dans le monde, contre 4 623 milliards en janvier 2022.

En France, c’est 80 % de la population et en Belgique 81,7% de la population qui utilise un ou plusieurs réseaux sociaux, avec d’ailleurs une écrasante majorité des visites sur internet qui se dirigent vers une de ces plateformes.

Cette expansion des réseaux sociaux ces dix dernières années ne peut qu’être lue comme une expression de l’accompagnement psychologique de la seconde crise générale du mode de production capitaliste.

L’expansion phénoménale des réseaux sociaux montre bien qu’ils sont un accompagnement psychologique de la seconde crise générale du mode de production capitaliste.

La télévision comme base

En 2004, le président de la chaîne de télévision française TF1 Patrick Le Lay, en parlant des publicitaires qui achetaient des parts d’audiences sur sa chaîne, avait déclaré « vendre du temps de cerveau disponible». À cette époque se déployait déjà la mode du « zapping », soit le fait de rester très peu concentré sur un sujet ou une émission et de passer de chaîne en chaîne sans s’y attarder. Cet abrutissement des esprits par la télévision, longtemps dénoncé par la critique sociale, trouve un point d’aboutissement en les réseaux sociaux. On ne peut manquer de citer ici le fameux poème de Gil Scott Heron, « The Revolution will not be televised» mis en chanson en 1971.

Pour cause, cette chanson-poème a été un point d’orgue dans l’état d’esprit révolutionnaire des années 1960-1970, s’attaquant de plein fouet à la société de consommation et son versant audiovisuel amenant à toujours plus de passivité, de léthargie, dans le but de concentrer les esprits dans la consommation individuelle : La révolution ne sera pas télévisée, elle ne vous sera pas amenée sur un plateau. Dans le cadre de la seconde crise générale ouverte en 2020, si la télévision et les médias de masse en général jouent toujours ce rôle, un seuil a été franchi avec la généralisation des réseaux sociaux qui, plus que du traditionnel rôle de pacification sociale, est aussi et surtout le cœur du 24 heures sur 24 capitaliste.

La naissance des chaînes d’informations en continue avec l’idée de tourner en boucle sur des informations parfois anodines mais montées en épingle expriment bien la domination du modèle du réseau social dans sa capacité à s’approprier le « temps de cerveau disponible ».

On estime que la population mondiale consacre en moyenne par jour 2h27 de son temps à aller sur les réseaux sociaux, pour 1h 46 en France, 1h 45 en Belgique.

La subsomption réelle du consommateur

Alors que passer à la télévision exigeait quelques conditions d’accès, la généralisation du smartphone incluant donc les réseaux sociaux permet à tout un chacun de mettre en scène sa propre vie, et ainsi de la monétiser (pas au sens seulement monétaire). Les réseaux sociaux prêt-en-main sur smartphone, c’est la massification de la starification à l’américaine, véhiculant un état d’esprit ego-centré.

Il faut donc les voir comme un saut qualitatif dans ce qu’il y a de plus négatif dans la consommation audiovisuelle, tout en étant apparu justement comme une opposition à l’abrutissement de la télévision : l’idéal voulait qu’avec le smartphone et les réseaux sociaux, l’individu ne serait plus passif, il choisirait son propre contenu, développerait ses opinions au gré d’informations plurielles, etc.

Pourtant, les réseaux sociaux plutôt que d’être un support à la résolution de la contradiction intellectuel / manuel, s’est révélé être un moment d’enfermement sur son propre ego.

Pire, pour reprendre la thèse de Marx à propos des formes du développement du procès d’exploitation capitaliste, on passe de la subsomption formelle à la subsomption réelle du consommateur: l’esprit subjectif est totalement impliqué dans sa propre détérioration. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que l’aliénation ne provient plus seulement d’un spectacle extérieur à soi, mais d’une implication banale et quotidienne de sa propre subjectivité dans un spectacle marchand permanent.

On a le même passage de l’ouvrier dominé par le marchand, mais encore maître de ses outils, où le capitaliste est extérieur, à l’ouvrier salarié dans une grande industrie taylorisée, où le capitalisme a façonné la subjectivité même du travailleur.

Un des éléments qui atteste de ce phénomène de subsomption réelle, c’est le fait que l’utilisation des réseaux sociaux génère de la dopamine, cette hormone produite par le cerveau pour récompenser un individu, notamment via le renouvellement des notifications avec le « rafraîchissement » du fil d’actualité ou encore le compteur des « likes ».

On est là dans le cœur du réacteur du 24h/24 turbo-capitaliste. On peut remarquer d’ailleurs que selon la mesure d’audience par le site Similarweb, on retrouve dans les 20 premiers « sites » consultés entre janvier et décembre 2021 google, youtube, facebook, twitter, instagram, puis en dixième, douzième, et quatorzième position des sites pornographiques, avec au milieu, en onzième place, Amazon.

Cela en dit long sur le fait que les réseaux sociaux forment un tissu cognitif central dans l’aliénation des subjectivités dans les formes de la consommation capitaliste. D’ailleurs, à l’instar de Patrick Le Lay et son « temps de cerveau disponible », la dopamine est très bien étudiée par les développeurs des applications numériques pour favoriser au maximum le retour et l’allongement du temps passé sur le réseau social, et ainsi offrir toujours plus de publicités commerciales.

En 2022, 602,25 milliards de dollars ont été dépensés dans le monde en dépenses publicitaires dans le numérique, soit 15,6% de plus que l’année précédente. Ce chiffre représente les 2/3 des dépenses mondiales dans la publicité. En 2026, les 3/4 des publicités dans le monde seront numériques.

On retrouve dans ces réseaux tous les attributs les plus détestables du consumérisme. Tout d’abord, le contenu à la fois court et éphémère des informations, toujours plus réduites à du « Snack content ». Ensuite, l’existence de bulles de filtrage pousse les gens à ne se tourner que vers les recommandations faites par les réseaux sociaux.

D’ailleurs les entreprises comme YouTube, Facebook, Twitter, Instagram, TikTok... reprennent directement la substance d’entreprises comme McDonald’s, avec une consommation répétitive et superficielle, se fondant sur un arrière-plan sordide dans la forme et décérébrée sur le plan du contenu.

On ne peut pas comprendre le caractère désabusé des sociétés capitalistes occidentales sans cerner cet aspect, d’autant plus qu’on assiste au grand tournant, celui de la prévalence du numérique dans la société.

Au-delà de l’aliénation, la subjectivation humaine dans la forme marchandise : l’exemple de l’oppression des femmes

On ne pourrait finir l’argumentation à propos de la subsomption réelle du consommateur sans mentionner le rôle pris par Snapchat dans le renouvellement du patriarcat dans le cadre de la société de consommation. On veut évidemment parler ici de l’exploitation sexuelle et l’oppression spécifique des femmes, surtout des jeunes femmes.

On assiste avec ce réseau social, bien qu’il y en ait plusieurs autres, celui-ci revêtant un caractère de masse prononcé, à l’apogée de l’oppression des femmes dans le cadre d’une société de consommation qui a su renouvelé le patriarcat dans les termes de la « libération sexuelle » post-68.

C’est ainsi que se niche alors dans les interstices de la société de consommation les pires traits du patriarcat où la femme est réduite à n’être qu’un objet marchand de convoitise masculine.

Et certaines jeunes femmes, prises comme élément particulier d’une généralité humaine qui est subsumée par et dans le réseau social-marchandise, ne se considèrent plus que comme un objet sexuel à marchander. Le mot d’ordre féministe bourgeois « mon corps, mon choix » qui pouvait avoir une valeur démocratique face au patriarcat ancien, de type paternaliste, s’est transformé sur les réseaux sociaux en la seule possibilité de vendre son corps comme bon leur semble.

Jamais des choses comme les « nudes », ces photos dénudées que les jeunes filles envoient à leur petit copain, ou le « revenge porn», cette utilisation par les jeunes hommes des « nudes » à des fins de vengeance, n’eut été possible sans l’irruption du smartphone, puis d’un réseau connectant formellement tout le monde à tout le monde mais dans des relations réellement consommables.

Il n’est pas question de dire ici que la technologie serait en soi la « cause du problème », mais de signifier qu’il y a un vecteur pour la mise en forme des personnalités sous l’empreinte de la marchandise elle-même. Ce qui saute aux yeux avec le réseau social sur smartphone, c’est la barrière du réel lui-même. Disons pour faire simple que cette technologie est calibré sur mesure pour déployer la société de consommation jusqu’aux plus profond de la psyché des individus, et forcément ce sont les femmes qui en paient le prix fort.

Car il y a aussi l’exploitation des nouvelles formes de prostitution de jeunes filles qui sont exploitées parfois par leurs petits copains eux-mêmes grâce à la facilité que permet le réseau social pour marchandiser ce type d’asservissement. Il a été à juste titre remarqué que les confinements pendant la pandémie de Covid-19 avaient été une accélérateur de cette figure du petit proxénète.

On retrouve ici tout le cycle de la subsomption propre aux réseaux sociaux : des femmes issues de milieu populaire devenues des «nouvelles riches» grâce à leur exploitation par des milieux bourgeois décadents, passant le plus souvent par des formes de prostitution, deviennent «influenceuses » sur Instagram. En cela, elles deviennent des agents personnifiés du corps-marchandise, renforçant le phénomène. Les filles adolescentes tombent alors très vite dans ce cycle dans l’espoir d’accéder rapidement à un mode et style de vie bourgeois... cela alimentant un cycle sans fin.

On touche ici au cœur névralgique de la subsomption puisque lorsque les jeunes femmes et leurs copains-proxénètes se retrouvent devant un tribunal, ni l’une, ni l’autre ne perçoivent véritablement le fait que cela soit répréhensible moralement (et judiciairement).

Mais c’est la même chose pour les « nudes » pour lesquelles les jeunes filles ne voient bien souvent pas le souci, mais contestent seulement l’utilisation oppressive par les hommes comme si un contrat avait été rompu.

À ce titre, les féministes bourgeoises ne voient pas non plus le problème et continuent se promouvoir le «mon corps mon choix» dans un tel cadre, contribuant à alimenter l’oppression.

On voit ici toute la charge nécessaire d’un féminisme prolétarien qui ne doit pas s’attaquer seulement à l’aliénation mais aussi, au-delà à cette subsomption réelle qui n’est plus seulement le fait que l’opprimée adopte les intérêts du dominant, mais qu’il y a un processus de subjectivation complète de l’être dans une forme marchande.

Les abandons massifs d’animaux de l’été 2022

La pandémie aurait dû faire comprendre que la contradiction villes – campagnes avait atteint un tel point qu’au niveau mondial des déséquilibres massifs étaient inévitables. La destruction de la Nature est la cause première de l’émergence du covid-19. Toute considération écologique a toutefois très rapidement disparu et c’est sans scandale aucun, à part administratif sur la légalité de la mesure, que le Danemark a procédé en 2020 à la mise à mort de 15 millions de visons dans les élevages en raison d’un risque lié à une mutation du Covid-19.

On a la preuve de cet échec lamentable de la conscience sociale humaine avec l’été 2022 qui a connu dans les pays capitalistes occidentaux une vague sans précédent d’abandons d'animaux de compagnie achetés à l’occasion des confinements provoqués par l’émergence de la pandémie. Les gens ont acheté des êtres vivants tels des jouets pour meubler leur vie quotidienne alors qu’ils étaient enfermés chez eux, puis s’en sont débarrassés lorsque l’occasion de partir en vacances longtemps a été de nouveau possible. Un animal de compagnie – rien que l’expression est toutefois scandaleuse – nécessite en effet qu’on s’en occupe, c’est un compagnon ou plus exactement un membre de la famille.
Dans une société individualiste où on trahit toutefois son compagnon et où la notion de famille est une abstraction, où on se débarrasse de tout ce qui est gênant en consommant, où on multiplie de ce fait les cadavres dans le placard, l’abandon d’un animal se produit tout à fait aisément.

C’est d’autant plus vrai à un moment de pression extrême dans la société. Les gens abandonnent les animaux, afin d’être «libres» dans leur mouvement, de «profiter» au maximum alors que l’avenir apparaît plein d’inquiétude. S’il y avait une réelle conscience de classe, c’est le contraire qui se produirait: ils chercheraient à protéger les animaux de la catastrophe qui s’annonce.

En ce sens, les abandons massifs d’animaux de l’été 2022 représentent la plus grande défaite politique prolétarienne de 2022. C’est le témoignage d’un échec complet. C’est une expression de l’incapacité à combattre la tendance dominante au nihilisme.

C’est tellement vrai qu’il est impossible de cerner de manière réelle l’ampleur du phénomène. Du côté français si on se tourne vers la SPA, on apprend la chose suivante :
«Les équipes de la SPA ont à nouveau dû faire face cet été à une arrivée massive d’abandons
avec 16.457 animaux recueillis, dont 11.268 chats, 4.302 chiens, 851 NACS (Nouveaux animaux de compagnie) et 36 équidés, au sein de leurs 63 refuges et Maisons SPA entre le 1er mai et le 31 août. Un nombre très élevé qui s’apparente malheureusement au triste record de l’année dernière même si l’association constate une légèrebaisse de 2,7 %.»

La SPA représente toutefois bien moins de la moitié des refuges en France. Défense de l’Animal – la Confédération s’appuie ainsi sur 270 refuges. Mais l’absence de coordination, tant au sein de cette confédération qu’avec les nombreux autres refuges indépendants, fait qu’il n’existe aucune statistique nationale réelle de la part de cette Confédération, ni de personne.

Cela signifie que quiconque regarde la presse durant l’été verra que dans chaque département, les refuges faisaient des appels à l’aide, mais que passé l’été, il n’existe strictement aucun aperçu des événements. Les refuges devant oeuvrer au quotidien, ils n’ont pas le temps ni forcément l’envie de tracer un bilan, ni d’ailleurs les moyens tant concrets que conceptuels d’envisager les choses sur le plan national et même international, puisque le phénomène est commun à tous les pays capitalistes occidentaux.

Cela implique qu’à part du côté des communistes, les abandons de l’été 2022 n’auront été qu’un phénomène marginal, n’ayant pas de signification historique, voire même aucun sens aux yeux de la société. Cela sera considéré, en admettant même que ça le soit à l’avenir, comme un côté de la société à la fois dramatique et marginal, qui prête à des considérations diverses, mais sans aucune portée historique.

Là est le désastre de toute cette période où la société est désabusée. Par son absence d’empathie, elle n’est même pas capable de voir la détresse, d’éprouver de la compassion, d’agir dans les faits pour la protection des animaux. Et encore parle-t-on ici des animaux de compagnie, la situation des animaux sauvages étant bien entendu tout aussi catastrophique.

Il y a ici une frontière ultime dans la contradiction entre les villes et les campagnes; le refus du matérialisme, exacerbé par la dimension désabusée de la société, a comme première victime les animaux.

Le développement d’une base productive conforme à la vison du monde bourgeoise

Comprendre la subsomption réelle du consommateur exige d’avoir en tête que lorsque Karl Marx parle de la subsomption réelle du travailleur, il parle du mode de production « spécifiquement capitaliste » ou aussi « sui generis », c’est-à-dire qui s’élance sur sa propre base spécifique.

Le capitalisme ne devient mode de production que lorsque le capital organise totalement selon ses propres besoins les forces productives, et donc s’en est approprié les éléments – technique, science, forces de travail, organisation sociale. Alors que pouvait être séparés le procès de travail et le procès d’exploitation dans la phase primitive de l’accumulation (XVe-XIXe), dans le capitalisme réalisé, les deux ont maintenant «fusionné». Cela a pour conséquence de confondre le développement des choses et la réalisation aliénée de ce développement :

« Les esprits se sont faits à ce point à cette constante transposition des forces de la production sociale du travail en propriété matérielle du capital qu’ils s’imaginent que les avantages du machinisme, de l’application de la science, des inventions, etc. ont nécessairement une forme aliénée; bref, tout est conçu comme devenant propriété du capital. »

Il faut comprendre ainsi que lorsque le capital met en forme de bout en bout son propre développement, il se développe un mode de gestion spécifique des choses qui n’est en aucun « neutre ».

Ce mode de gestion, qui relève d’une superstructure, c’est celui de la gestion mécanique-statisticienne fondée sur l’interprétation mathématique du monde. Dès son élancement au sein du mode de production féodal, le capital contenait en soi ce mode de gestion.

La naissance et l’extension de l’industrie horlogère au milieu du XVIe siècle devait s’accompagner d’une vision du monde précise: les mathématiques comme mode de gestion de la réalité.
Nul hasard donc si l’expression de cette vision du monde ait été la philosophie de René Descartes développée dans la première moitié du XVIIe siècle.

Taylorisme et fordisme ont été des moments fondamentaux dans l’élargissement de ce mode de gestion à l’ensemble des branches d’industrie. On remarquera ici qu’il faut attendre les années 1960 pour que cette gestion soit généralisée à l’industrie agroalimentaire par exemple.

Le progrès des forces productives en les industries électroniques et numériques a permis d’élargir le mode de gestion mécanique-statisticien à la production sociale toute entière, avec comme cœur névralgique le transport et la logistique des flux de marchandises. On ne peut avoir un mode d’accumulation capitaliste fondé sur la flexibilité et le flux-tendu, qui rappelons-le est un contre-
coup à la baisse tendancielle du taux de profit, sans avoir une capacité de gestion mathématique de la circulation des marchandises.

Les centre de données numériques, surtout le Big Data, couplés aux outils algorithmiques sont en quelque sorte une consécration historique du développement du capitalisme.

Il faut bien comprendre que l'algorithme est une méthode de gestion pour des branches de production diverses et variées, et non pas simplement le modèle de «recommandation» propre au réseaux sociaux.

L’algorithme de recommandation, expression du dépouillement de la personnalité humaine

Dans les années 1990-2000, la généralisation d’Internet puis l’arrivée des réseaux sociaux ont été source de prolongement de l’utopie de la «mondialisation des flux». C’était l’idée d’un monde pacifié, toujours plus interconnecté par-delà les nations et favorisant l’émancipation des personnalités.

Mais en l’absence de luttes de classe pour mettre la classe ouvrière aux commandes et ainsi orienter les forces productives, Internet et les réseaux sociaux n’ont été qu’un nouveau terrain pour l’écoulement des marchandises – la base matérielle ayant été formée auparavant. Dialectiquement, la généralisation de leur usage est donc l’expression du triomphe du mode de production capitaliste confronté pourtant à sa seconde crise générale, l’utopie «internet» n’étant plus que l’ombre d’elle-même.

Avec les réseaux sociaux, on assiste au modèle de fonctionnement dit de l’«économie de l’attention» où l’objectif est de maximiser le « temps de cerveau disponible » issu du modèle
télévisuel. Cela a pris une nouvelle qualité grâce à l’algorithme de recommandation qui produit des «bulles de filtrage».

Les bulles de filtrages reproduisent et approfondissent la tendance «naturelle» à se rapprocher des gens ou cercles qui pensent la même chose et de confirmer ainsi ses croyances ou opinions. C’est la confirmation des entre-soi sociaux qui se fondent sur l’existence de couches et classes sociales, en opposition à l’émancipation des personnalités.

À la base de la bulle de filtrage, il y a la collecte de votre activité: quel média vous consultez, articles, vidéos, images ou «memes», quels sujets reviennent grâce aux mots-clefs, à quelle «communauté» vous appartenez, grâce à l’analyse des profils de vos contacts. Les monopoles du numérique (GAFAM) utilisent toutes ces «données collectées» dans un algorithme qui est sensé proposer du contenu en organisant votre fil d’actualité en fonction de sa pertinence supposée. Ils vont pouvoir suggérer également de nouvelles personnes (ou pages) à suivre.

La réaction à cet agencement est appelé «feedback» ou retour par expérience et constitue également de nouvelles données collectées, pour approfondir la supposée pertinence dans le
but de maintenir le plus longtemps possible les esprits sur la plateforme, et donc de maximiser le « temps de cerveau disponible » pour les enseignes publicitaires.

Pour la plupart des réseaux sociaux, le contenu est en plus classé par popularité et c’est seulement le temps passé à «scroller», soit à faire défiler le fil d’actualité, qui dévoilera
les choses les moins populaires. Ainsi sur Instagram, ce sont les comptes les plus suivis et engendrant le plus de réactions qui apparaissent en premier sur le fil; sur Facebook c’est la
même chose, avec les pages en plus de cela.

À moins de ne suivre que ses amis, de scroller des heures durant ou d’avoir beaucoup d’amis avec exactement le même profil du point de vu des algorithmes (ce qui est hautement improbable), le réseau social n’est plus du tout un lieu de sociabilité et d’interconnexion profitant à l’enrichissement des personnalités,mais un espace de diffusion verticale d’informations des comptes sponsorisés et les plus médiatisés vers les contenus les moins suivis, et donc les moins médiatisés.

Ce fonctionnement est basé sur une confusion entre les désirs et les besoins humains. C’est l’exemple de l’accident de voiture : lorsqu’on passe devant un tel drame, le regard humain ne peut manquer de vouloir «regarder». Si l’on appliquait cette expérience à un algorithme de recommandation, il serait proposé un contenu similaire en boucle. C’est l’enfermement
dans une émotion superficielle, et la prime va forcément à ce qui est le plus choquant, le plus étonnant, alimentant à l’infini les algorithmes...

Certains réseaux sociaux semblent laisser plus de place à une soi-disant opinion éclairée comme Twitter qui est devenue la nouvelle plateforme de déclaration et positionnement
politique, Facebook qui laisse la possibilité de s’exprimer plus longuement, ou Youtube avec des chaînes de tout et n’importe quoi y compris la dite vulgarisation ou de plus classiques
documentaires.

Mais cela ne veut pas dire qu’ils sont moins superficiels on pensera évidemment au nombre limité des caractères sur Twitter qui vide la politique de son contenu, et met en avant les invectives individuelles, l’ère de l’affrontement grossier et de la polémique plutôt que de la position collective à la manière du communiqué synthétique d’une organisation représentant des idées élaborées.

On y assiste tout autant à l’« accumulation d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale » des larges masses que décrit Marx comme étant le parallèle à l’accumulation
capitaliste, expression de la subsomption réelle.

Mais dès que l’on touche à la complexité, les recommandations via les algorithmes sont incapables de proposer des choses correctes. Car dans la complexité du réel, c’est la dignité du réel qui est en jeu et par définition incapable d’être imitée même par une intelligence artificielle ultra-développée.

Ainsi, si on appartient à un mouvement culturel, tel par exemple le skateboard, la techno, le hip-hop, le gothique, le metal, etc., il y a beaucoup trop de nuances et de subtilités, des styles et d’évolutions que des suites de 0 et de 1 ne peuvent reproduire sur la base d’une automatisation quantitative.

Youtube ne comprend pas la différence entre de la House de Chicago et de l’Electronic Dance Music (EDM), et pour caricaturer, ni la différence entre Placebo et Joy Division! À ce titre, on a peu de chance de découvrir un artiste hors circuit sur Youtube, ce qui est possible en allant à un concert, en fréquentant une scène, etc.

Il en va de même pour les mouvements politiques, les algorithmes ne sauront cerner que ce qui est caricatural et adapté à son modèle mathématique, avec un contenu façon grandes ONG comme Greenpeace.

L’algorithme de recommandation propre aux réseaux sociaux, c’est l’incarnation de la faillite de la vision bourgeoise du monde du fait même qu’il est impossible de « mathématiser » la subjectivité sans la dépouiller de ses attributs proprement humains que sont l’approfondissement de la connaissance dans le cadre de l’interconnexion sociale.

Par conséquent, lorsqu’on parle du dépouillement de la personnalité humaine par les mécanismes des réseaux sociaux, on veut exprimer le fait qu’il y a une négation de l’émancipation de l’être humain sur la base de ses besoins.

Du point de vue matérialiste dialectique, il va sans dire que l’activité cérébrale et sa capacité à se saisir correctement du monde par l’assimilation de la connaissance de l’Humanité à moment donné de son histoire est un besoin aussi fondamental que celui de manger, boire, se loger, se chauffer, etc.

C’est même l’objectif ultime du communisme que d’unifier le besoin d’émancipation personnelle à tous les individus de la Planète en résolvant les deux grandes contradictions, intellectuel/manuel et ville/campagne.

Internet peut être un support matériel à cet objectif...mais sans activité consciente des masses en armes, c’est évidemment vain.

Il est pourtant avéré que la généralisation de l’usage des réseaux dans toutes les strates de la population a comme conséquence un recul de civilisation, qui se matérialise dans le syndrome de perte de la concentration. On a là le symbole même du triomphe de la vision bourgeoise du monde : les gens pensent plus vite, mais moins bien et sans s‘appuyer sur une base culturelle et scientifique.

La capacité à assimiler sur la durée des concepts abstraits diminue, de la même manière que certains professeurs de collège et lycées remarquent que les élèves savent parfaitement utiliser un smartphone, mais sont parfois incapables d’appréhender les outils les plus basiques de l’informatique.

Entre 2000 et 2020, l’attention humaine serait passée en moyenne de 12 à 8 secondes par jour. Et il faudrait plus d’une minute pour reprendre le fil d’une pensée après qu’elle ait été interrompue par un message, une notification, etc.

Au seuil de sa seconde crise générale, il apparaît que le mode de production capitaliste produit des personnalités zombies éloignés du réel et façonnées entièrement pas les besoins de l’accumulation capitaliste.

L’assèchement de la critique sociale

Dans un tel contexte, il est totalement vain, comme le fait une partie de l’extrême-gauche, de s’imaginer pouvoir récupérer de telles malédictions en proposant un «autre» contenu. Alors que ces derniers ont tendance à récuser les élections comme un piège moderne, il est révélateur qu’ils ne voient pas l’hérésie de penser faire de la politique sur les réseaux sociaux et soient eux-mêmes absorbés par cette vanité capitaliste.

Dans tout le reste de l’échiquier politique, on a une activité d’agitation qui assume de se tourner uniquement vers ces nouveaux moyens de communication et avec de plus en plus au sein des organisations, non plus des militants, mais des postes rémunérés de responsables de communication centré sur les réseaux sociaux.

Comme il est quasiment acté que le militantisme ne relève plus que de cela, l’objectif même de s’organiser pour mieux comprendre et transformer le monde est affaiblie, puisqu’il suffit d’être trois personnes à l’ego bien gonflé pour produire, un compte, une identité visuelle et un contenu bien faible idéologiquement mais qui satisfera les instincts modelés par l’usage frénétique des réseaux sociaux.

S’intéresser à la politique ce ne serait plus alors que se faire le relais de telle ou telle voix, sur l’autoroute de l’opportunisme au milieu d’un désert idéologique. Pas étonnant donc que la pandémie de Covid-19, puis la guerre en Ukraine soient des thématiques d’autant plus insaisissables par l’humanité que les réseaux sociaux ont acquis un telle influence spirituelle et politique.

Toutefois, il ne faudrait pas croire que ce qui est dit ici relève d’un anticapitalisme romantique, du type de la critique idéaliste petite-bourgeoisie qui cible sa critique sur un « monde moderne » avec des «masses abruties» par une « techno-structure » qui « contrôlerait tout », etc.

Si une chose est certaine, c’est que l’algorithme des réseaux sociaux ne contrôle rien si ce n’est la capacité d’offrir du temps de cerveau disponible aux publicitaires. Ni plus, ni moins. Par conséquent, les réseaux sociaux et leur algorithme de recommandation ne sont qu’une superstructure qui reflète l’activité des monopoles du numérique, qui fondent leur accumulation du capital essentiellement dans la production industrielle des serveurs.

Il n’y a pas de monde dominé par l’algorithme, ou une soit-disant « algocratie », mais une société façonnée et orientée par des monopoles capitalistes qui s’appuient sur une vision du monde bourgeoise parvenue à maturité historique.

À l’approfondissement du capitalisme, l’approfondissement de la critique révolutionnaire

On peut donc affirmer la chose suivante: à la subsomption réelle du travailleur réalisée entre la fin du XIXe siècle est le milieu du XXe siècle s’en est suivi la subsomption réelle du consommateur dans le cadre d’un capitalisme qui a orienté en un sens particulier le progrès des industries numériques et électroniques.

Ou pour le dire plus simplement, la généralisation des réseaux sociaux, c’est la victoire du 24h/24 du capitalisme. C’est un aspect fondamental de la situation totalement désabusée des masses dans les pays capitalistes occidentaux à la fin 2022.

Dans ce cadre, il apparaît de manière évidente que la perspective révolutionnaire ne peut que se fonder sur les apports historiques du maoïsme.

On bascule forcémentou bien dans la critique de droite, ou bien dans la critique de gauche du phénomène. Derrière le fonctionnement des réseaux sociaux, il faut bien avoir en tête qu’on a le développement d’une force productive qui est de bout en bout façonné par le développement du capitalisme et de sa vision du monde mécanique-statisticienne.

Il ne peut en être autrement à moins de penser qu’on puisse « moraliser », « réguler » le capitalisme lui-même dans sa version réformiste, ou « récupérer » l’ « outil » en en changeant la substance dans sa version révisionniste.

Car on peut remarquer ici que capituler devant la vision du monde mécanique-statisticienne de la bourgeoise a été précisément la source du révisionnisme en Union soviétique. C’est l’irruption de la cybernétique, idée qui veut que la planification de la production sociale pourrait être organisée par une gestion informatique automatisée, donc par nature algorithmique.

Sans le concept clef de l’idéologie au poste de commande et la « remise sur ses pieds » du matérialisme dialectique lors de la Révolution culturelle en Chine populaire, on bascule forcément dans le révisionnisme dont l’idée même de «données» et de « quantités » sont la source.

C’est l’illusion de données neutres alors même que ces « données » sont elles-mêmes issues de la pratique humaine, donc des produits actifs des masses travailleuses et non des
«données» qui seraient un «reflet» correcte du monde. Les mathématiques appliquées sur une base algorithmique ne peuvent être qu’un auxiliaire pour obtenir des statistiques mais en aucun un support direct à la planification des activités humaines. Ce support ne pourra jamais être formel et mécanique, il sera toujours social et idéologique, impliquant l’activité consciente des larges masses populaires.

Difficile alors de concevoir une prise de conscience générale des enjeux contemporains tant l’usage du smartphone et des applications de réseaux sociaux ont pris tout l’espace du temps de cerveau disponible. Dans tous les cas, elle n’aura pas lieu sur les réseaux sociaux, ni dans des espaces dominés par le mode de gestion mécanique-statisticien du monde.

Aujourd’hui ce qui se remarque, ce qui est gage de sérieux est sobre mais pas simpliste, presque minimaliste, direct, et va au fond des choses. La personnalité révolutionnaire, c’est d’assumer et d’affirmer la dignité du réel, c’est-à-dire la subjectivité prolétarienne en antagonisme avec toute la machinerie capitaliste.

On notera ici d’ailleurs comment l’extrême gauche est tombée dans le panneau, alors même que la naissance de l’internet comme formidable espace de possibilités intellectuelles a été
nié. A ce titre, le PCF(mlm) en France a correctement réalisé le virage en refusant strictement les réseaux sociaux au moment de sa généralisation. Mieux, le PCF (mlm) a eu le mérite de « tordre le bâton dans l’autre sens », selon cette juste expression de Lénine pour qualifier la nécessité de se redresser de l’opportunisme en allant à contre-courant.

Vouloir la révolution et être sur les réseaux sociaux est impossible: la tâche de la révolution exige une rupture formelle sur le plan du contenu idéologique mais également au plan du style et de l’esthétique. Les réseaux sociaux en tant que base au nivellement vers le bas de la conscience est le prélude à un style de travail opportuniste, car privilégiant la mesquinerie, la mise en surface des choses, l’émotion spectaculaire, l’irrationnel, etc.

Il va sans dire donc qu’à l’approfondissement de la subsomption réelle par le capitalisme, s’est approfondi nécessairement la critique révolutionnaire en l’idéologie du marxisme-léninisme-maoïsme qui place au centre de la pratique la double question idéologique et culturelle, qui synthétise la dimension rupturiste subjective d’avec la question de l’orientation correcte des forces productives.

« Épidémie de flemme » : l’exemple d’une France qui se ratatine

Le directeur du département Opinion de l’institut de sondage Ifop Jérôme Fourquet s’était fait remarqué en 2019 par son portrait grinçant de la société française, décrivant une archipellisation. C’était déjà un premier signe de décadence, avec une société française éclatant et s’éparpillant, perdant ses repères et ses fondements, son unité.

Dans une enquête récente, il évoque maintenant un autre phénomène, qu’il nomme avec d’autres, « épidémie de flemme». Si le terme est quelque peu racoleur, le constat n’en
reste pas moins pertinent. En effet, cette fois c’est le portrait d’une société française de moins et moins vigoureuse, avec comme phénomène majeur l’explosion de la consommation à domicile.

« Si cette baisse de motivation affecte avec la même intensité toutes les classes sociales, deux éléments semblent importants à mentionner. D’une part, les personnes résidant en région parisienne, pour qui les conditions matérielles du confinement ont été particulièrement pesantes et dont on sait qu’elles ont vécu plus que la moyenne des actifs français la vie en télétravail durant et après la pandémie, semblent plus touchées: 41% des habitants de région parisienne disent être moins motivés qu’avant dans leur vie quotidienne, contre 29% des personnes qui habitent dans les communes urbaines de province et 22% des habitants de zone rurale (...).
Dans notre enquête, 45% des Français disent être régulièrement touchés par une épidémie de flemme les dissuadant de sortir de chez eux. Cette flemme de sortir de chez soi touche particulièrement les tranches d’âges intermédiaires: 52% parmi les 25-34 ans et 53% auprès des 35-49 ans, contre seulement 33% des 65ans et plus. Géographiquement, cette flemme de sortir affecte un peu moins les provinciaux (44%), que les habitants de l’Île-de-France (50%), région pourtant vantée pour sa «culture des terrasses» et la richesse de sa vie nocturne. »

C’est la société de consommation, le capitalisme, non plus seulement 24 heures sur 24h et 7 jours sur 7, mais également partout, jusque sur le canapé, particulièrement sur le canapé.

Évidemment, le nouveau business de la flemme est décrit comme phénomène prenant de l’ampleur, avec ces flottes de domestiques modernes ayant totalement investi les paysages urbains pour «livrer» tout et surtout n’importe quoi à des consommateurs trop contents de ne pas quitter leurs claquettes ou chaussons.

C’est que :
« La tendance à «chiller», comme l’épidémie de flemme, ont généré de nombreuses opportunités de marché bien comprises par les enseignes. »
Et de ce point de vue, les chiffres donnés sont ahurissants. Ce modèle est complètement entré dans les mœurs, et il en faudra des révolutions culturelles pour le terrasser...
«Une enquête de l’Ifop de 2021 indiquait ainsi que 52% des Français avaient eu recours à de la livraison de repas à domicile au moins une fois dans l’année, dont 23% au moins une fois par mois. Signe que les habitudes sont en train de s’ancrer en la matière, si seulement 25% des 65 ans et plus se font livrer au moins une fois par an un repas à domicile, cette proportion atteint 60% parmi les 35-49ans, et 78% auprès des moins de 35ans (dont près d’un sur deux commande un repas à domicile au moins une fois par mois).»

Ce n’est là qu’un aspect, on pensera également par exemple au développement des trottinettes électriques et des vélos à assistance électrique, pour des gens devenus incapables de simplement pédaler.

La crise sanitaire est identifié par les enquêteurs comme un point de bascule, avec un phénomène existant, puis s’amplifiant à partir de là. Ce ratatinement des esprits et des mentalités est en effet un aspect essentiel de la seconde grande crise du capitalisme commencé avec le covid-19.

Cela a des répercussions immenses sur les gens, tant leurs corps que leurs esprits. On notera que les jeunes d’aujourd’hui ont perdu, d’après les enquêteurs, «un quart de leur capacité pulmonaire en raison du développement de la sédentarité alimentée notamment par les écrans». C’est gigantesque. Cela représente «90 secondes de plus à courir 1600 mètres [par rapport à] il y a trente ans ».

Il en est de même bien sûr de la santé mentale, déjà catastrophique en France depuis la fin du 20e siècle. D’après Doctolib par exemple, le nombre de consultations de psychologues a augmenté de 102% en 2021. C’est extrêmement significatif.

La non-production d’oeuvres d’art à une époque cruciale

Il faut conclure ce grand panorama d’une société désabusée par un aspect essentiel sur le plan de la civilisation. Tant la pandémie que la guerre en Ukraine représentent des événements très importants de l’Histoire du monde. On chercherait pourtant en vain une expression artistique corrélée à ces événements. C’est inévitable, car les personnes de sensibilité artistiques sont pourries par l’individualisme et le subjectivisme ; ils sont incapables de dépasser leur petit moi, le nombrilisme les a mis sous tutelle.

L’incapacité à ce que se produisent des œuvres d’art comme des romans, des peintures, des
films, des photographies, des sculptures, des pièces de théâtre... au sujet d’événements vécus par l’humanité toute entière est la preuve même de la faillite de toute une époque. Les mini-films ou plutôt sketchs de quelques secondes sur TikTok et Youtube s’accumulent de manière ininterrompue telles les marchandises dans le capitalisme, et d’ailleurs ce sont des marchandises, mais du côté de l’art réel – rien !

Il est évident ici que l’art réel, c’est la représentation synthétique de la réalité, c’est le réalisme codifié par le réalisme socialiste. Le reste correspond au subjectivisme, à un monde qui s’échoue mais qui n’a même pas la dignité d’assumer qu’il s’échoue. Des mouvements dissonants musicalement comme le punk britannique dans les années 1970 ou le grunge américain des années 1990 avaient au moins le mérite de se poser comme rupture émotionnelle et sociale, au nom du refus d’un rythme dominant de la vie quotidienne considérée comme insupportable.

En 2020-2022, le capitalisme n’est même pas capable de générer des bulles alternatives sous contrôle, tellement la pression consommatrice est gigantesque, tellement le capitalisme a mis le turbo, tellement la consommation est éphémère. Si l’on regarde les choses avec un regard historique, si on raisonne non pas en années ni en décennies, mais en siècles voire en millénaires, on ne peut qu’être frappé de comment une société humaine si riche matériellement est aussi vide intellectuellement, spirituellement, sur le plan de la sensibilité et du goût.

Cette période est une défaite, qui correspond à la nature d’une époque qui touche à sa fin.

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Anarchie 13 · 2 Janvier 2023

Fagner Enrique : Sur l’économie politique des influenceurs numériques
vendredi 30 décembre 2022, par Yves

Tant que la gauche continuera à garder les yeux fixés sur le mauvais endroit, elle continuera à s’auto-détruire en tant que gauche.

Lors d’une conversation avec un groupe de personnes, toutes de gauche, j’ai été confronté à une polémique sur ceux que l’on appelle les « influenceurs numériques ».

Tous mes interlocuteurs ont soutenu que les influenceurs pouvaient jouer un rôle positif, en promouvant des thématiques « de gauche » – réduites par eux, en pratique, à des thématiques identitaires –, et que de nombreux influenceurs seraient, en fait, des travailleurs précaires exploités par les réseaux sociaux.

La discussion m’a amené à la conclusion que si la gauche a disparu c’est en partie parce qu’elle a perdu toute notion de ce qu’est un travailleur, quand elle ne va pas jusqu’à nier l’existence de la classe ouvrière. Incapable de percevoir et de définir clairement la classe ouvrière, la gauche se renie elle-même et se condamne à une inexistence pratique.

*

Le raisonnement de mes interlocuteurs était simple : les influenceurs ne possèdent pas les moyens de production – les plateformes numériques – et ils doivent produire de plus en plus de contenus, en gagnant de plus en plus de « followers », pour être rémunérés – en général, très peu – par les réseaux sociaux ; ils ne parviennent à augmenter leurs revenus que s’ils sont capables d’engager des milliers, des millions de « followers » et d’obtenir des sponsors, ce que la plupart d’entre eux n’arrivent pas à faire. Il s’agirait donc de travailleurs précaires, soumis à une condition similaire à l’ubérisation, mais ils fournissent un service qui mêle n’importe type de contenu au divertissement. « Beaucoup d’entre eux sont pauvres !, se sont exclamés mes interlocuteurs, et même ceux qui gagnent pas mal d’argent sont, tout au plus, des travailleurs bien payés ».

J’ai contesté leur opinion et présenté des arguments, mais rien ne pouvait les convaincre. « Vous défendez les influenceurs, – ai-je conclu, alors que j’avais déjà renoncé à argumenter, parce que vous consommez le divertissement qu’ils produisent. C’est aussi simple que cela. Vous êtes tellement aliénés que vous vous identifiez aux influenceurs comme s’ils étaient des travailleurs comme vous. »

Mes arguments n’ont eu aucun impact à cette occasion, mais peut-être la discussion sera-t-elle fructueuse pour les lecteurs de ce site. Je dois préciser que je ne consomme pas les contenus produits par les influenceurs et que ces produits ne m’intéressent pas. J’observe le phénomène de l’extérieur et de loin, et je n’ai aucune intention de l’observer de l’intérieur, et de plus près. Je suis l’évolution de ce phénomène à travers les informations à la radio et à la télévision, et je discute avec les gens qui se passionnent pour les activités des influenceurs. Le fait que les influenceurs ne possèdent pas les moyens de production – ce n’est d’ailleurs que partiellement exact – ; le fait qu’ils produisent sans cesse de nouveaux contenus ; et enfin l’amateurisme de la plupart des influenceurs, rien de tout cela n’en fait des travailleurs précaires.

Le « travail » de l’influenceur s’inscrit dans une sorte de « système domestique (1) » inversé. Autrefois, le travailleur [un paysan-ouvrier] possédait les moyens de production et recevait les matières premières de l’employeur, pour les travailler chez lui ; ensuite, l’employeur revenait chercher le produit fini, en versant un salaire au travailleur. Les influenceurs, quant à eux, utilisent un moyen de production qui ne leur appartient pas – la plateforme numérique – mais ils sont généralement propriétaires des autres moyens de production utilisés : leur téléphone portable, par exemple, utilisé pour capter des images et des sons, leur connexion internet, etc. Jusqu’à présent, rien ne permet de différencier l’influenceur du travailleur ubérisé. Les similitudes s’arrêtent toutefois lorsque l’on constate que l’influenceur n’investit pas seulement, dans une plus ou moins grande mesure, comme le travailleur ubérisé, dans des moyens de production et des intrants de matières premières – objets qu’il possède chez lui, son propre corps, etc. – mais aussi il conçoit et exécute une performance, seul ou avec l’aide d’autres personnes – amis, membres de la famille, travailleurs rémunérés –, pour fournir un contenu audiovisuel au réseau social, qui le diffuse en le saupoudrant de publicités payées par des entreprises.

L’influenceur est donc un co-investisseur : s’il est suffisamment compétent pour rendre ses vidéos « virales », il deviendra un associé de l’entreprise, une célébrité et un porte-voix d’une ou de plusieurs marques ; il recevra une part de la plus-value extorquée par la plateforme numérique, qui recevra à son tour une part de la plus-value extorquée par l’influenceur s’il emploie une équipe d’assistants ; si l’influenceur ne fait pas preuve de compétence, il ne réussira pas à dépasser le niveau d’un micro-entrepreneur ou d’un nano-entrepreneur.

Il s’agit d’un « système domestique » à l’envers : les capitalistes ne fournissent pas de matières premières qui seraient transformées au sein de l’espace domestique, dans le cadre de la transition de l’artisanat à la manufacture ; ils fournissent un moyen de production, pour recevoir du contenu audiovisuel et des investissements de petits entrepreneurs individuels. La comparaison avec le travailleur ubérisé ne tient donc pas, dans la mesure où aucun chauffeur ou livreur travaillant pour une plateforme n’a jamais atteint le statut de personne célèbre, de patron ou d’entrepreneur ; aucun n’est devenu le porte-voix d’une marque après avoir travaillé dur, en transportant des personnes ou des marchandises d’un endroit à un autre.

Les réseaux sociaux ont réussi à démocratiser l’accès au monde des célébrités de la pop-culture, mais comme la visibilité ne concerne que ceux qui réalisent les performances, le travail de ceux qui organisent la « scène » en coulisses est caché, c’est-à-dire le travail des assistants des influenceurs et de ceux qui font fonctionner l’infrastructure des réseaux sociaux. La fonction de l’influenceur – son « travail » – consiste à créer et à produire un divertissement bon marché qui attire l’attention du public et assure la diffusion et la valorisation des marques : la marque du réseau social lui-même et les marques des annonceurs. La fragmentation des chaînes de production à l’ère de la transnationalisation du capital permet aux travailleurs de l’infrastructure des réseaux sociaux de rester invisibles ; le fait que les images et les sons captés par les caméras et les micros dissimulent toujours ceux qui se trouvent dans les coulisses assure également l’invisibilité des assistants des influenceurs. L’influenceur, en effet, comme toute célébrité, dépend du travail de dizaines, parfois de centaines, de milliers de travailleurs. Autrefois, pour apparaître devant les caméras ou les micros d’un studio d’enregistrement, celui ou celle qui aspirait à la célébrité avait besoin d’argent ou d’être sponsorisé par quelqu’un – un homme d’affaires, une agence, une autre célébrité déjà établie. Aujourd’hui, les réseaux sociaux permettent à une personne d’être vue et entendue par le public – même durant un jour, une heure, une minute – bien avant d’être sponsorisée par qui que ce soit.

*

De nombreux travailleurs consomment chaque jour les contenus produits par les influenceurs numériques, y compris ceux qui s’identifient comme des personnes « de gauche ». D’autre part, la gauche elle-même a investi dans ses propres influenceurs. Pendant ce temps, la précarité des rapports de travail à l’intérieur et à l’extérieur des plateformes numériques progresse, ainsi que la fragmentation des travailleurs. Et une partie de la gauche préfère promouvoir et consommer les divertissements diffusés par les réseaux sociaux plutôt que de procéder à la critique et à la confrontation des nouveaux rapports de travail.

Tant que la gauche continuera à avoir les yeux fixés au mauvais endroit, elle continuera à s’autodétruire en tant que gauche.

Fagner Enrique, Passa Palavra, 4 décembre 2022

NOTE du traducteur

1. « Au XIXe siècle [en réalité dès le XVIIe siècle] une pratique courante dans le tissage et la confection notamment, consistait à externaliser certaines tâches par le biais de "preneur d’ouvrage" ou "d’intermédiaire". Le "putting-out system" ou "travail à la tâche" permettait aux manufactures de mandater sans contrats de travail et lien de dépendance. Les tâches étaient effectuées par les ouvriers et ouvrières à domicile et avec leurs propres outils et moyens de production. Comme dans le capitalisme de plateforme, aucune formation n’est fournie, les savoir-faire sont capturés, et, une fois la tâche terminée, il n’y a aucune promesse de réembauche. » https://renverse.co/analyses/articl...

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Fagner Enrique : Sur l'économie politique des influenceurs numériques - mondialisme.org

Damona · 27 Mars 2023

Ca m'intéresse vachement. Bon là je suis claquée, mais je regarde demain et je reprends le fil, ne l'enlève pas, ça m'intéresse héhé
Ca fait un moment que dans la continuité de Marx, je réfléchis à une nouvelle théorie des formes prises par le capital, avec le recours aux auto-entrepreneurs, et tout. Bref, à demain

Roaringriri · 27 Mars 2023

On peut tout à fait comprendre l’estime corporatiste, et le respect, que suscitent chez les influenceurs « politiques », les influenceurs « commerciaux ».
 Ils font il même métier, partagent la même absence de vergogne, les mêmes techniques de manipulation, à grand coup de kilo-likes achetés au Bengla Desh à 15 € les 1000.
 Nous vivons au pays du mensonge concerté, la quasi totalité des « infos » que nous recevons sont absolument bidons.
Nos boites mail, comme nos cerveaux, sont remplies de conneries à flux tendu. 
On ne peut plus cacher grand chose, alors on délaye dans des océans d’insignifiance. 
Les influenceurs sont la pointe émergée de l’iceberg du mensonge, ils se détachent du glacier principal, et viennent dériver dans notre conscience. 
Il n’est pas sans intérêt de constater la tendance générale, à l’ubérisation de la fabrication de calembredaines structurantes. 
Ca correspond à une forme de professionnalisation du spectaculaire intégré. 
Les vieilles formes de dressage, utilisant le spectaculaire concentré, reposaient sur des formes bureaucratiques dépassées, et ne subsistent plus guère qu’en Russie ou en Chine, et encore, elles sont largement concurrencées par les productions diffuses, venues des Cartels. 
Chez nous il ne reste plus que e 14 juillet, les autres « commémorations » à la gloire de l’Etat ne rassemblent plus grand monde. 
Le mensonge est bien une marchandise, et une partie de ses formes de production et de commercialisation, se plient aux règles de vie de la marchandise. 
Même s’ il manque, à ce secteur économique, l’élément central de la prédation capitaliste: Le salariat, mais c’est une évolution générale et c’est déjà le cas de multiples activités.
 On peut donc trouver un certain intérêt intellectuel, dans une description analogique de ces mécanismes, en se servant de la partie la moins honteuse du marxisme. 
Mais on ne peut pas séparer cette analyse, cette vision quasi entomologique, du but indispensable de la critique: Leur destruction. 
Les fausses Révolutions venues de ce monde, servent ce monde.
 Imaginer pouvoir battre le Capitalisme, sur le terrain qu’il maîtrise le mieux, et en servant d’outils et des fausses cohérences, qu’il a fabriqué pour nous écraser est une illusion.

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