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Normand Baillargeon - Extraits d'un entretien avec Noam Chomsky (1993)

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 9 Juin 2009.

  1. L'entretien dont sont publiés ici de larges extraits a eu lieu le 21 janvier 1993, dans le bureau qu'occupe Noam Chomsky au M.I.T., à Boston, où il appartient au département de Linguistique et de Philosophie. Il a servi de base à un portrait rédigé pour Le Devoir (Québec) et paru dans ce quotidien le 21 mars 1993. L'entretien s'est déroulé en anglais et nous avons donc traduit les questions posées et les réponses de Chomsky, en nous contentant de rendre le texte conforme au style du français parlé. Les coupures qui ont été effectuées sont signalées par "[...]": elles amputent l'entretien de redites ou de développements sur des sujets présentant ici un intérêt moindre.
    Les intertitres, finalement, sont de nous: ils ont été rajoutés pour faciliter le repérage d'un passage.



    Éléments biographiques

    N. B. - Si vous voulez, nous commencerons par parler de votre biographie. Dans ce que j'ai lu, dans le film de l'O.N.F. également, j'ai été frappé par le fait que vous semblez avoir eu deux influences importantes dans votre jeunesse, et qui s'exercent dans les deux sphères où l'adulte que vous deviendrez travaillera. En politique, d'abord, vous reconnaissez l'influence de votre oncle, anarchiste et vendeur de journaux à New-York; en linguistique, votre père est l'auteur d'une grammaire de l'Hébreu. Pouvez-vous dire quelques mots de ces deux influences?

    N. CHOMSKY - Il est difficile d'être précis sur ces sujets-là. Mon oncle a été une influence particulière, mais parmi d'autres influences, plus générales. J'habitais alors Philadelphie, qui n'est éloignée de New-York que par un court trajet en train. Et à cette époque, c'était un trajet facile. Quand j'ai eu, disons, 12 ans, quand j'ai pu voyager, j'ai passé autant de temps que j'ai pu à New-York. Philadelphie est une ville ennuyante et New-York était une ville vivante et excitante. Et à cette époque on pouvait y marcher sans craindre pour sa vie. C'était vraiment une ville très vivante, tout juste sortie de la crise économique: il y avait une importante vie politique. C'était au début de la guerre. Je passais beaucoup de temps dans les locaux des anarchistes, à Union Square, dans des librairies de livres usagés qui étaient tenues par des gauchistes, etc. C'est tout ce milieu, cette gauche politique indépendante, qui m'a influencé. Mon oncle n'était pas unique, pas différent du reste de la famille. C'étaient des Juifs de la classe ouvrière et la plupart d'entre eux devaient être des chômeurs, à cette époque. Il y avait une atmosphère intellectuelle très animée, et une atmosphère politique plutôt animée.

    De même, je ne dirais pas que le travail en linguistique de mon père a eu une grande influence sur moi. Cela m'intéressait, comme ce que fait un père intéresse. Plus tard, il s'est avéré qu'il y avait des liens. [...]


    Quelques remarques sur l'école et sur l'enseignement

    N. B. - Venons-en à vos années d'études. Vous dites une chose amusante, dans Manufacturing Consent, justement en parlant de ces études: vous dites que vous vous êtes rendu compte que vous étiez bon en classe seulement à l'école secondaire parce qu'auparavant vous fréquentiez une école libre où il n'y avait aucune évaluation.

    N. CHOMSKY - J'étudiais dans une école progessive, expérimentale, une école deweyenne. Et la question de savoir si vous étiez bon ou non ne se posait tout simplement pas. Je devais bien le savoir, en quelque sorte, puisque je sautais des années. Je suppose que je réussissais bien à l'école. Mais cela n'avait pas d'importance. Chaque enfant faisait ce qu'il pouvait, on s'entraidait; la question de la compétition ne s'est jamais posée. Elle ne s'est posée que plus tard quand je suis allé dans une école secondaire académique .

    N. B. - C'est le moment de vous demander de parler d'éducation. Vous dites, dans Manufacturing Consent, que "l'éducation impose l'ignorance". Que vouliez-vous dire, au juste? Avez-vous quelque chose à dire sur l'état actuel du système scolaire?

    N. CHOMSKY - Mes idées sur l'éducation proviennent essentiellement de mon expérience, de mon expérience d'élève et d'étudiant, et de mon expérience d'enseignant - j'ai enseigné longtemps l'Hébreu. C'était très difficile: il s'agissait d'enseigner à des élèves qui étaient plus ou moins forcés d'être là, dans des conditions qui étaient loin d'être idéales. Ensuite, j'ai été au High School académique local, pour étudiants brillants se destinant au collège et à l'université. Ce fut une perte de temps complète et je ne me souviens absolument de rien de ce que j'y ai appris: il ne me reste qu'un grand trou noir. J'ai eu des A et obtenu une bourse, mais j'aurais pu tout aussi bien rester à la maison.[...]

    N. B. - Est-ce là ce que vous aviez en tête en disant que l'éducation impose l'ignorance?

    N. CHOMSKY - Je veux d'abord dire que ce n'était que de l'endoctrinement. On passait à travers un rituel d'endoctrinement: j'apprenais par coeur ce qu'il fallait, comme un bon élève. Et c'était totalement ennuyeux. Le professeurs n'avaient même pas à se donner la peine d'enseigner puisque tous leurs élèves étaient parfois brillants et plutôt motivés: ils s'asseyaient et regardaient pas la fenêtre pendant que les élèves faisaient le travail qu'ils auraient fait de toute façon. On retrouvait donc là, habituellement, les pires professeurs. Par la suite, je me suis rendu compte que, généralement, c'est ce qu'est l'éducation: de l'endoctrinement. Je l'ai constaté à plusieurs reprises, même dans l'expérience de mes propres enfants. Les enfants qui pensent librement ont des ennuis à l'école, ennuis qu'on nomme troubles de comportement. Il faut faire ce que dit le professeur, et si le professeur demande quelque chose d'idiot, il faut le faire tout de même: vous avez alors des félicitations. Mais si vous dites: "Non. Je ne ferai pas cela, c'est stupide", alors vous avez des ennuis. Parce que vous n'avez pas le droit de penser librement. Bien des Collèges et des Universités fonctionnent de cette manière; et pourtant, il est frappant de le remarquer, quand vous examinez un endroit comme le M.I.T., qui est une université orientée vers la formation scientifique, la science ne fonctionne pas comme cela. En science, on ne vide pas de l'information dans des contenants vides: on essaie d'apprendre aux gens à faire du travail créateur et original. L'enseignement de la science, particulièrement aux études supérieures, ressemble d'avantage à la relation que peuvent avoir un maître-menusier et un apprenti, qui cherchent ensemble à faire des choses, à résoudre des problèmes. Et il arrive que l'apprenti voit des choses que le maître-menusier ne voit pas. Un des grands physiciens de ce siècle - il enseignait ici et il vient juste de prendre sa retraite - commençait son cours de premier cycle en disant à ses étudiants que la matière qu'ils couvriraient (cover) ensemble dans le cours n'avait aucune importance: ce qui comptait était ce qu'ils allaient découvrir (discover) ensemble.

    L'éducation c'est d'apprendre à découvrir par soi-même. Ce n'est pas ainsi que l'éducation est traditionnellement conçue: les gens, après avoir parcouru tout un trajet au long duquel on leur enseigne le Latin, le Grec, où on leur fait lire Shakespeare et ainsi de suite sont soi-disant éduqués, peuvent faire un mot-croisé, mais ne comprennent absolument rien. Ceci dit, d'un autre côté, il peut bien sûr y avoir des écoles libres dans lesquelles on ne fait rien. Mais ce que l'éducation doit faire c'est de permettre aux individus de découvrir les choses par eux-mêmes: car on ne peut transmettre la tradition à l'école, cela est ridicule et tout à fait impossible. Tout ce qu'on peut espérer est que l'école donne aux élèves l'amour du savoir et le désir d'apprendre. Si vous arrivez à cela, vous avez gagné; sinon, vous avez perdu. Et peu importe la matière que vous aurez pu couvrir.


    Linguistique et mentalisme et aspects épistémologiques de la "révolution chomskyenne"

    N. B. - Venons-en à présent à vos contributions à la linguistique. Elles sont bien connues; mais je voudrais d'abord savoir s'il y a un fil conducteur des travaux que vous menez depuis plus de quarante ans dans ce domaine.

    N. CHOMSKY - Il y a plusieurs idées qui sont des constantes. En particulier, je poursuis l'étude du langage fondamentalement en considérant ce dernier comme présentant un aspect central et accessible d'une question plus générale qui est l'étude de ce qu'on nommait traditionnellement l'esprit. Le langage est une dimension particulièrement accessible des activités mentales, une des plus faciles à étudier et où on peut espérer le plus de progrès des connaissances. Et c'est une activité spécifiquement humaine, pour autant qu'on sache. Il y a, de plus, toute une série de questions évidentes à poser concernant le langage, des questions traditionnelles mais qui n'ont été reprises et posées de nouveau que récemment. L'une d'elles concerne par exemple ce que nous faisons tous les deux en ce moment: comment cela est-il possible? Je produis des expressions linguistiques et vous faites de même: ces expressions sont nouvelles, inédites, et pourtant nous nous comprenons. Toutes ces activités sont courantes et ordinaires - nous n'écrivons pas de poésie, nous avons simplement une discussion normale. [...]


    L'oeuvre de Piaget, la vie intellectuelle dans la tradition française

    N. B. - Votre débat avec Jean Piaget, en 1975, a été très largement diffusé. Pouvez-vous nous parler des idées de Piaget et de ce qui en reste aujourd'hui, à votre avis?

    N. CHOMSKY - Piaget avait, au départ, des idées intéressantes; c'était un homme intelligent. Mais il a succombé à ceci, qui est une composante d'un problème majeur de la culture française, et en fait de toute la culture européenne, qui est d'avoir un trop grand respect pour des intellectuels, dont on fait des dieux. Ceci a une origine très lointaine dans la culture française et européenne. La culture française en souffre, et tout particulièrement son système universitaire. Les différences entre l'université américaine et l'université française sont, à cet égard, considérables. Cela est très frappant.

    Piaget a été transformé en dieu, il a été entouré d'adorateurs. Il n'y avait plus de place pour la critique, le questionnement. Certes, il avait des idées intéressantes; mais elle n'étaient pas exceptionnelles et ne pouvaient tenir le coup confrontées à une véritable critique intellectuelle. Ce qu'il avait créé est donc devenu très vite un champ de recherche tout à fait mort; ce qui y avait de la valeur a été, de quelque manière, absorbé ailleurs. Il n'en reste rien aujourd'hui, excepté peut-être quelques idées d'expérimentation. Notez que cela serait arrivé aussi à Einstein s'il avait vécu seul, je veux dire intellectuellement seul, et s'il avait été adoré plutôt qu'engagé dans des relations intellectuelles avec d'autres personnes. C'est là un problème essentiel de la culture intellectuelle française.

    N. B. - Mais l'oeuvre de Piaget est néanmoins encore au coeur d'idées, de débats et de pratiques pédagogiques, par exemple, à ma connaissance, en France comme au Québec. Le problème que vous soulevez n'est donc pas uniquement théorique: il concerne aussi l'impact que les idées ont sur la société. Que l'oeuvre de Piaget soit périmée ou dépassée en épistémologie, en psychologie, ou dans le domaine du développement de l'enfant, cela n'empêche pas qu'on continue d'élaborer des pratiques éducatives en se réclamant de lui, à l'enseigner aux futurs maîtres, etc. .

    N. CHOMSKY - Et pourtant, on sait d'avance que cela est erroné. A l'école secondaire, on n'enseigne pas la physique d'il y a trente ou quarante ans. Si je devais enseigner ce que j'écrivais il y a dix ans, je démissionnerais. Aussitôt. Puisque je saurais qu'ou bien le domaine de recherche est mort, ou bien moi-même je suis mort. Dans tout domaine de recherche vivant, des choses se passent sans cesse. On voit les problèmes différemment, de nouvelles idées apparaissent, de nouvelles personnes arrivent avec de nouveaux points de vue et ainsi de suite. L'adoration de monuments est une façon de tuer l'esprit. C'est ce qui ne va pas avec la culture intellectuelle européenne, la culture intellectuelle française et avec la culture intellectuelle parisienne, tout particulièrement.


    Piaget avait des idées intéressantes: elles se sont, pour l'essentiel, avéré fausses et ont dû être abandonnées.

    N. B. - Pouvez-vous donner d'autres exemples de cet aspect de la vie intellectuelle française?

    N. CHOMSKY - De la tradition structuraliste, la même chose est vraie. Tout cela était très superficiel.


    Le structuralisme, positions épistémologiques

    N. B. - Vous voulez parler du structuralisme en linguistique, de Saussure, ou bien entendez-vous autre chose?

    N. CHOMSKY - En linguistique, en anthropologie, partout. Il y avait là des choses intéressantes, mais, au total, bien peu survit parce que le travail était trop superficiel. La pensée de Saussure, ce qui en elle a été transformé en doctrine, préconisait qu'on examine des structures, des organisations d'éléments. Or, il n'y a rien à espérer de l'examen de structures et d'organisations d'éléments. Ainsi, par exemple, le concept de phrase n'a pas sa place dans la théorie saussurienne! Ou encore, prenons encore un fois ce que nous faisons tous les deux en ce moment: nous produisons des phrases inédites, nous dialoguons, etc.: or, tout cela n'a pas sa place non plus dans la linguistique saussurienne. Comment l'étude de la langue peut-elle ignorer cela? Et que lui reste-t-il, dans le cas où elle l'ignore ? Peut-être voudrez-vous alors examiner les sons et leur organisation? Vous pouvez le faire, mais c'est tout à fait ennuyant et, de plus, vous n'y comprendrez de toute façon rien du tout à moins d'étudier les règles et les principes sous-jacents, abstraits, qui sous-tendent leur organisation et ce qui se passe. Ce qui doit intéresser le chercheur, ici comme dans toute science, comme dans toute recherche, c'est ce qui sous-tend le phénomène superficiel, ce que vous ne trouverez pas en réorganisant le phénomène superficiel.


    Georges Mounin et la linguistique française, la sémiologie, à propos des intellectuels, et particulièrement des intellectuels parisiens

    N. B. - Connaissez-vous ce qui se passe en linguistique en France? Par exemple, que pensez-vous de Georges Mounin, qui vient tout juste de mourir?

    N. CHOMSKY - Qui?

    N. B. - Mounin. C'est un linguiste français très connu.

    N. CHOMSKY - Et sur quoi travaillait-il?

    N. B. - Il est connu pour des travaux de vulgarisation, un dictionnaire. Il a travaillé sur des poètes. Il était de l'école de Martinet.

    N. CHOMSKY - Je connais le travail de Martinet. Sur quoi d'autre travaillait-il?

    N. B. - Mounin a aussi fait la critique de la sémiologie, des travaux de Barthes, par exemple, et d'autres qui prétendaient utiliser des concepts de la linguistique pour constituer une sémiologie. Il pensait que cela était insensé.

    N. CHOMSKY - Il avait probablement raison à ce sujet. Mais cela n'a rien à voir avec la linguistique. S'il présentait le travail de Martinet, c'est le structuralisme traditionnel. On peut passer quelques jours là dessus. Mais il y a peu à y glaner.

    N. B. - Avez-vous en ce cas une opinion sur la sémiologie? C'est devenu une discipline autonome très répandue et très célèbre chez nous et en France. On a des sémiologies d'à peu près n'importe quoi: de la mode, du hockey etc. C'est souvent présenté comme une science, dérivée de la linguistique.

    N. CHOMSKY - Ce n'est pas une science. Si c'est une science, quels en sont les principes?

    N. B. - Ils seraient dérivés de la linguistique.

    N. CHOMSKY - Il n'y a rien en linguistique qui permette de les dériver. Les sémiologues les tirent de quelques remarques élémentaires concernant le langage. Par exemple, de Saussure. Mais si vous examinez ces remarques, vous trouvez des choses comme ceci: il y a des éléments, ils forment des structures, ils constituent des oppositions, ils se présentent par paires etc. . C'est essentiellement ça, la théorie. On peut l'enseigner en trois secondes. Ce n'est pas une science. Abandonnons ce mot-là. La question est plutôt de savoir si la sémiologie est une forme de critique ou d'analyse culturelle intéressante. Ça l'est parfois. J'ai lu des travaux de sémiologie qui sont parfois éclairants.

    Les intellectuels ont un problème: ils doivent justifier leur existence. Or, si vous dites les choses en langage simple ... . En fait, on ne comprend pas grand-chose; il y a peu de choses concernant le monde qui sont comprises. La plupart des choses qui sont comprises, à part peut-être certains secteurs de la physique, peuvent être exprimées à l'aide de mots très simples et en des phrases très courtes. Mais si vous faites cela, vous ne devenez pas célèbre, vous n'obtenez pas d'emploi, les gens ne révèrent pas vos écrits etc.. Il y a là un défi pour les intellectuels. Il s'agira de prendre ce qui est plutôt simple et de le faire passer pour très compliqué et très profond. Les groupes d'intellectuels interagissent comme cela. Ils se parlent entre eux, et le reste du monde est supposé les admirer, les traiter avec respect et ainsi de suite. Mais traduisez en langage simple ce qu'ils disent et vous trouverez bien souvent ou bien rien du tout, ou bien des truismes, ou bien des absurdités.

    N. B. - Ce que vous dites là vous semble-t-il particulièrement vrai de la vie intellectuelle parisienne.

    N. CHOMSKY - C'en est presque une définition. Mais cela est dû, en partie, au manque de critique de l'intérieur et à l'immunité à la critique de l'extérieur. Cela est tout particulièrement frappant à Paris. Paris est un cas très spécial. Un des problèmes qu'il y a là-bas est que les intellectuels sont pris beaucoup trop au sérieux. De telle sorte que si Jacques Lacan reniflait, il y avait un article en première page du Monde. Les intellectuels deviennent des vedettes, du genre d'Hollywood. Si vous êtes ainsi pris au sérieux et que vous voulez rester sous les feux de la rampe, vous devez faire quelque chose d'excitant. Vous ne pouvez simplement faire votre travail. Vous devez produire des idées nouvelles et excitantes. Mais il n'y en a pas tant que ça. La plupart de ces gens-là n'en ont jamais eu une et n'en reconnaîtraient pas une si elle devait leur sauter en plein visage. Vous êtes ainsi amené à faire des choses idiotes et vous allez d'une chose idiote à une autre. Cela crée une atmosphère fausse, factice. Il vaudrait mieux ne porter aucune attention à eux. Tout le monde déplore qu'aux États-unis on ne prenne pas les intellectuels au sérieux. Je crois que c'est une des meilleures choses qu'il y ait aux États-unis. Pour prendre un exemple concret: dans les années 60, les gens signaient des pétitions contre la guerre au Vietnam et il y avait des pétitions que, disons Sartre et moi-même avions signées. En France, cela faisait la première page; ici, on n'y portait aucune attention. Et avec raison. Qui ça intéresse? Que des intellectuels signent une pétition, personne ne s'en soucie.


    Politique, "engagement"

    N. B. - Ceci nous conduit à parler de politique. J'ai lu, dans un article d'une encyclopédie française qui vous était consacré, que vous seriez en quelque sorte le Sartre des États-Unis.

    (Rires de Chomsky).

    N. B. - On veut dire par là que vous êtes, comme lui l'était, un intellectuel engagé. Et, en effet, il ne semble pas y avoir beaucoup d'intellectuels engagés dans l'action politique aux États-unis, au sens où Sartre l'était. Tandis que vous ... .Peut-être que la comparaison a du sens, de ce point de vue?

    N. CHOMSKY - Il l'était (engagé). Mais il y a une chose qui est vraie même dans la tradition française. La plupart des intellectuels, partout, sont au service du pouvoir. Il y en a qui ne le sont pas. Ceux qui ne le sont pas sont généralement mis à l'écart. Il y a cependant aussi beaucoup d'intellectuels engagés aux États-unis. La raison pour laquelle vous ne pensez pas aux intellectuels d'ici comme étant engagés est que personne n'en fait tout un plat. La personne à qui je viens de parler au téléphone est un intellectuel, il est engagé. Mais on ne l'appelerait pas ainsi. Il est simplement une personne qui donne des conférences, écrit des articles et aide des gens à s'organiser.

    N. B. - Il y a peut-être une explication et cela m'a frappé en fréquentant votre oeuvre. En France, en Europe, des gens comme Sartre, des intellectuels engagés, procèdent comme si leur engagement était déduit de leur interprétation du monde, alors que vous insistez très fermement pour distinguer deux choses: votre travail scientifique en linguistique d'une part et votre engagement politique de l'autre, affirmant même qu'il n'y a aucun lien nécessaire entre les deux.

    N. CHOMSKY - Il y certainement des rapports ténus (loose connections) entre les deux, mais on ne peut très certainement pas déduire l'un de l'autre. Et pour ce qui est d'une théorie du monde, c'est essentiellement de bon sens qu'il s'agit (common sense). Je passe beaucoup de temps à donner des conférences, un peu partout, à parler à des auditoires composés de gens ordinaires, d'enfants etc.. Je pense que quoi que ce soit de ce qui est compris à propos du monde, cela peut être dit à l'aide de mots simples; et qu'il y a peu de choses qui sont comprises. De telle sorte que je n'ai pas une grande théorie à propos du monde. J'essaie de comprendre les choses du mieux que je peux et de les expliquer au gens du mieux que je peux, et puis de les écouter. Personne ne devrait écrire de livre sur ma théorie du monde. Elle est toute simple. Mon travail en linguistique, quant à lui, est compliqué et difficile: il appartient à la science.

    N. B. - Mais n'est-il pas vrai néanmoins que vous-même établissez parfois des liens entre, par exemple, la tradition empiriste et certaines idées politiques dérivées de cette tradition empiriste? Et vous-même, vous êtes un rationaliste. En ce qui concerne votre rationalisme, n'y-a-t-il pas, là aussi, des liens. Vous croyez en la créativité des gens, en leur rationalité, en la liberté.

    N. CHOMSKY - Mais en ce cas, c'est établi à un niveau très abstrait. Je suis intéressé par l'histoire des idées. Dans ce contexte, on peut établir certains liens, de différentes sortes. Mais ils sont dénués d'application. L'essentiel de la réflexion politique est basé sur l'espoir et l'intuition, pas sur un savoir. Par exemple, j'espère que les gens ont ce que traditionnellement on appelle un instinct de liberté; j'espère que les êtres humains sont des créatures qui, par nature, tendent à s'opposer aux structures autoritaires et à résister à l'oppression et ainsi de suite. Si vous me demandez de le prouver, je ne le peux pas.


    L'anarchiste

    N. B. - Est-ce en ce sens que vous êtes un anarchiste? Est-il légitime de dire que vous êtes un anarchiste?

    N. CHOMSKY - C'est certainement légitime. Mais il faut s'entendre sur ce qu'est l'anarchisme. De mon point de vue, l'anarchisme est une tendance dans l'histoire de la pensée et de l'action visant à débusquer les structures d'oppression et de domination où qu'elles se trouvent et à mettre en cause leur légitimité et, advenant qu'elles ne peuvent se justifier - ce qu'elles ne peuvent faire que très rarement - à chercher des façons de les éliminer. C'est cela, l'anarchisme. Il y a, bien sûr, des structures de domination qui peuvent être légitimes. Si ma petite-fille de trois ans veut traverser la rue et que je l'agrippe par le bras et l'en empêche pour éviter un accident, cela constitue un cas d'oppression et de domination mais pour lequel on peut fournir une justification. D'un autre côté, la plupart des structures de domination et d'oppression ne résistent pas à l'analyse. Elles sont imposées dans l'intérêt des maîtres. La plupart du temps, on ne les reconnaît même pas pour ce qu'elles sont et on a tendance à les considérer comme nécessaires. Dans nos sociétés, par exemple, on considère comme allant de soi que les décisions d'investissement soient entre les mains de propriétaires privés et pas entre celles des travailleurs. Et on a ainsi divers problèmes de politique industrielle. Tout cela n'est pas une loi de la nature. Il faut donc amener les gens à voir cette forme de domination et d'oppression et à se demander si elle est légitime. Comme on découvre vite que ce n'est pas le cas, il faut chercher des moyens de s'en défaire. C'est cela l'anarchie.


    Les médias et la fabrication du consentement

    N. B. - Votre position sur les médias est bien connue. Vos travaux ont porté sur les médias américains: mais pensez-vous que ce que vous dites vaut aussi pour le Canada?

    N. CHOMSKY - Je devrais dire, au cas où cela ne serait pas tout à fait clair, que les médias sont loin d'être mon principal intérêt. Je m'intéresse à la culture intellectuelle, à l'idéologie. Une bonne partie de mon travail porte sur le savoir (scholarship), ce qui n'est pas aussi facilement présentable et vulgarisable; c'est ce qui explique qu'on se concentre surtout sur ce que je dis sur les médias. Ceci dit, les médias sont, bien sûr, un élément important du système idéologique d'endoctrinement et il vaut la peine de s'y intéresser de près. En ce qui les concerne, pour autant que je sache, ce qui est vrai des États-unis l'est aussi pour le Canada, pour la France et pour partout ailleurs. Il existe des études comparatives. Mais elles sont peu nombreuses, c'est intéressant de le noter. La plupart du travail de critique des médias est fait aux États-unis. Il y a, dans l'intelligentsia européenne et je présume que c'est un peu la même chose au Canada, l'illusion d'être au-dessus de tout ça, d'être libre et indépendant. Aux États-unis il y a moins d'illusions à propos et donc plus de travail d'analyse critique des médias. Il s'en fait aussi ailleurs, bien sûr, mais beaucoup moins. Quoi qu'il en soit, il y a eu quelques études comparatives des médias et les résultats sont intéressants. Par exemple, voici un cas bien documenté dont les résultats, je pense, pourraient être généralisés. Mon collègue Edward Herman et moi-même avons écrit un livre intitulé Manufacturig Consent pour lequel nous avons fait beaucoup d'études de cas. L'une d'elles, et c'est son travail à lui dans ce cas-ci, visait à comparer la couverture par les médias américains des élections au Nicaragua et au El Salvador qui avaient lieu à peu près au même moment. Le Gouvernement américain avait en horreur les élections au Nicaragua et voulait les détruire; mais il adorait les élections au El Salvador et les présentait comme quelque chose de merveilleux. Les deux cas étaient donc traités selon des critères différents. Au El Salvador, l'intervention des guérillas était présenté comme quelque chose d'horrible, au Nicaragua l'intervention des guérillas signifiait la liberté. De longues files d'attente au Nicaragua prouvaient que le régime était dictatorial, au El Salvador c'était un indice de démocratie. La question que nous avons posée était la suivante: les médias ont-ils utilisé les mêmes critères pour juger des deux cas ou ont-ils utilisé des critères opposés, en conformité avec le point de vue du gouvernement? On démontre vite qu'ils utilisent des critères opposés, qu'ils suivent la ligne de pensée du gouvernement. Un chercheur, en Hollande, a repris le même modèle et l'a appliqué avec encore plus de soin que nous à 14 quotidiens européens d'un peu partout. La question était simplement de savoir s'ils appliquaient les mêmes critères dans les deux cas, s'ils étaient au moins honnêtes dans leur traitement ou s'ils se contentaient de suivre le point de vue du gouvernement Américain. Il a pu les classer. Le plus honnête était The Guardian, de Londres; la presse conservatrice allemande était relativement honnête (fairly honest); le pire de tous était Libération, de Paris, super reagannien, allant au-delà des pires journaux américains dans son adhésion à la propagande du gouvernement américain. A vrai dire, cela ne m'a pas beaucoup surpris. Si vous preniez le cas du Canada, je suppose qu'on trouverait cet éventail. Je ne lis pas la presse canadienne régulièrement, mais l'année précédant la série de conférences que j'ai données au Canada et qui ont abouti à Necessary Illusions, par curiosité, je me suis abonné au Globe and Mail de Toronto. Je voulais avoir une image au jour le jour pendant un an. Je n'ai pas été très impressionné. Cela ressemble à un bon journal local des États-unis, donnant surtout de l'information sur le monde des affaires, la plupart de ce qui y paraissait étant des informations américaines de seconde main (second hand U.S. news) . Il y avait des choses qui ne paraîssaient pas aux États-unis; parfois, c'est vrai, on y trouvait des points de vue indépendants. Il y avait des journalistes très bons faisant paraître des choses intéressantes qui n'auraient pas été publiées aux États-unis. Mais je pense qu'au total ce n'est pas dramatiquement différent de ce qu'on trouve ici; et j'ai aussi souvent vu l'équivalent de la pire des foutaises américaines.


    Optimisme, pessimisme et pari de Pascal

    N. B. - Au total, la position anarchiste que vous défendez ne vous semble-t-elle pas optimiste, en ce sens qu'elle admet que les gens vont reconnaître ces structures, vont les critiquer, les abolir etc.?

    N. CHOMSKY - Que quelqu'un soit optimiste ou pessimiste est une question de personnalité sans intérêt. On peut poser la question comme ceci. J'ai deux possibilités: la première est d'assumer qu'il est possible d'améliorer les choses, la seconde qu'il n'y a rien à faire. A partir de là, c'est le pari de Pascal. Si j'opte pour la seconde alternative, si je considère qu'on ne peut rien faire, alors on peut garantir que le pire va survenir. Si je fais le choix optimiste, alors peut-être que ça va changer. On ne sait rien d'autre.



    Noam Chomsky (1928-). Linguiste juif américain de réputation internationale, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), auteur de Syntactic Structure (1957), La Nouvelle syntaxe, Mouton, Paris, 1959, Le Seuil, Paris 1969, mais également moraliste politique, anarchiste libertaire, auteur d'ouvrages polémiques, par exemple : Idéologie et Pouvoir, Epo, Paris 1999, De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, Agone, Paris 2001 (Robert Barsky, Noam Chomsky, une voix discordante, Odile Jacob, Paris 1998)


    Notes

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    Aussi longtemps qu'un groupe dominera dans la société, il mettra en avant des politiques qui serviront ses intérêts. Mais les conditions de la survie, sans parler de la justice nécessitent une planification dans l'intérêt de l'ensemble, c'est-à-dire de la communauté globale. L'élite doit-elle asservir les mass media comme elle prétend devoir le faire afin d'imposer des illusions nécessaires pour tromper la bête majorité et la tenir à l'écart ? Bref il faut se demander si la démocratie est un bienfait ou une menace à écarter. Dans cette phase critique de l'existence humaine, la démocratie est plus qu'une valeur à chérir, elle est peut-être la clé de la survie. Cité par Denis Robert in Pendant les "Affaires"..., Stock, Paris, 1996, p.265.

    2
    L'adoption le 10 décembre 1948, de la Déclaration Universelle des droits de l'homme (DU) constitua une étape supplémentaire dans la lente progression vers leur reconnaissance effective. L'universalité en est le principe fondateur et tous ses articles se voient conférer une égale valeur. Nulle considération morale ne peut donc justifier le "relativisme" intéressé qui opérerait, à sa convenance, un tri parmi les articles et encore moins la forme de relativisme particulièrement méprisable qui fait de la DU une arme à ne brandir qu'occasionnellement contre des ennemis choisis. Le cinquantième anniversaire de la DU fournit une excellente occasion de penser ces problèmes et de promouvoir de nouveau les droits qui avaient été reconnus, du moins théoriquement, par la plupart des nations du monde. Le gouffre qui sépare, en ce domaine, les discours des actes se passe de commentaire.... Si la politique intérieure des États-Unis vis-à-vis des droits de l'homme est méprisable, leur politique extérieure dans ce même domaine est, nous l'avons vu, proprement scandaleuse. C'est pourquoi, même quand elle est justifiée, l'accusation de "relativisme" portée par les États-Unis contre d'autres nations du monde pue l'hypocrisie. in Human Rights Fifty Years On A Reappraisal, Tony Evans (Ed.), Manchester University Press 1999.

    3
    Beaucoup de questions se posent sur la légitimité des bombardements de la Yougoslavie effectués par l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) - c'est-à-dire principalement par les États-Unis. Elles renvoient à deux interrogations fondamentales : d'une part, sur l'existence de règles d'un ordre mondial acceptées et applicables, et, d'autre part, sur leur pertinence dans le cas du Kosovo. Les fondements du droit international et de l'ordre international, qui engagent tous les Etats, sont la Charte des Nations unies et les résolutions qui en découlent, ainsi que les arrêts de la Cour international de justice. Ces textes interdisent la menace ou l'usage de la force, sauf autorisation explicite du Conseil de sécurité après qu'il a constaté l'échec des moyens pacifiques, ou, jusqu'au moment où il décide d'intervenir, en cas de légitime défense contre une "attaque armée", concept juridique précisément délimité. Les États-Unis contre le droit in La nouvelle guerre des Balkans, Le Monde diplomatique, Manière de voir n°45, mai-juin 1999, p. 79.

    4
    Quels que soient les efforts des idéologues pour prouver que les cercles sont carrés, il ne fait manifestement aucun doute que les bombardements de l'OTAN sapent encore davantage ce qui reste de la structure fragile du droit international. Les États-Unis ne s'en sont d'ailleurs pas cachés lors des discussions qui ont conduit à la décision de l'OTAN. ... La France avait, à l'origine, demandé une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU autorisant le déploiement de forces de maintien de la paix de l'OTAN. Washington refusa sèchement, restant ferme sur sa position selon laquelle "l'OTAN doit pouvoir agir indépendamment des Nations unies", comme l'expliquèrent des fonctionnaires du département d'État. Les États-Unis refusèrent qu'apparaisse le mot "autorise" dans la résolution finale de l'OTAN, ne voulant absolument pas concéder la moindre autorité à la Charte des Nations unies et au droit international. Seul le terme "approuve" trouva grâce à leurs yeux. Ibidem p. 81.

    5
    On pourrait argumenter que parler de démolition supplémentaire des règles de l'ordre mondial n'a pas davantage de sens actuellement qu'à la fin des années 30. Le mépris que leur voue la principale puissance de la planète est si extrême qu'il ne reste rien à discuter. Ibidem p. 81.

    6
    Pendant les seules années Reagan, les États terroristes financés par les États-Unis en Amérique centrale ont fait des centaines de milliers de morts, torturés et mutilés, ils ont laissé des millions d'estropiés et d'orphelins, et quatre pays en ruine. Au cours de ces mêmes années, les exactions commises dans une Afrique du Sud soutenue par l'Occident ont tué un million et demi de personnes et causé 60 milliards de dollars de dommages. Sans parler de l'Asie du Sud-Est, de l'Amérique du Sud et de beaucoup d'autres régions. Cette décennie n'a d'ailleurs rien qui la distingue des autres. C'est commettre une grave erreur d'analyse que de dire du terrorisme qu'il est une "arme du pauvre" comme on le fait souvent. En pratique, le terrorisme est la violence commise contre les États-Unis - quels qu'en soient les auteurs. On aura du mal à trouver à cela une exception dans l'histoire. Et puisque les puissants décident de ce qui fait l'histoire, ce qui passe au travers du filtre est le terrorisme des faibles contre les forts et leurs clients. Ce texte est un extrait de la Lakdawala Memorial Lecture prononcée le 3 novembre 2001 à Delhi (Inde). Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sylvette Gleize. © Noam Chomsky. in Le Monde, 22 novembre 2001, p. VIII
     
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