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Ni dieu ni maitre ( Réfractions n°14 )

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Marc poïk, 26 Décembre 2017.

  1. Marc poïk
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    Marc poïk Sous l'arbre en feuille la vie est plus jolie Membre actif

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    Déc 2016
    Belgium
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    Religions, valeurs, identités.
    Encore un effort vers l’émancipation...


    « Crise des valeurs », « retour du religieux », « problèmes identitaires », autant d’expressions couramment utilisées pour évoquer le désarroi de l’individu face à un monde désenchanté, uniformisé, privé d’espoir et de perspectives. Mais ces expressions, derrière leur évidence apparente, recèlent bien des ambiguïtés.

    Quelles valeurs sont-elles en crise ? Lesquelles s’agit-il de préserver ? Ceux qui ont imposé le triomphe de la rationalité financière ne jouent-ils pas à la fois la carte des valeurs traditionnelles - travail, patrie, religion - pour s’acquérir la docilité des dominés, et celle des valeurs nouvelles nécessaires au capitalisme : course effrénée à l’argent et aux plaisirs qu’il procure, éloge de la concurrence et de la guerre de tous contre tous ?

    À propos des identités aussi, la question se pose : s’il en est des meurtrières, pour paraphraser le titre du bel essai d’Amin Maalouf, d’autres ne sont-elles pas nécessaires à tout individu pour se construire et pour agir ?

    Quant au sentiment religieux, a-t-il vraiment besoin d’un retour, a-t-il jamais disparu ou seulement diminué ? Sans doute, certaines études indiquent une tendance au déplacement des croyances, désertant les grandes religions monothéistes pour se tourner vers des formes plus décentralisées, plus vagues, plus affectives, de « spiritualité ». Mais, outre que c’est loin d’être le cas pour toutes les religions traditionnelles et sur tous les continents, ce déplacement ne change probablement pas grand-chose à des questions fondamentales telles que : pourquoi croit-on ? Pour quelles raisons le sentiment religieux semble-t-il si universel et si nécessaire à la plupart des humains ? Comment intervient-il dans l’institution des valeurs et des identités ?

    Et quel rapport ces trois notions - religion, valeurs, identités - entretiennent-elles avec l’organisation matérielle et formelle de la vie collective, avec l’ordre économique et politique ?

    Ce sont ces questions-là que nous nous sommes posées, sans chercher à adopter le regard neutre de l’enquêteur, mais en interrogeant du même coup nos propres valeurs et identités, pour mieux, plus lucidement, les réaffirmer.

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    La religion et le pouvoir

    Le sacré, l’apathie politique et l’’hétéronomie.

    « L’’institution hétéronome de la société et la religion
    sont d’essence identique »

    Cornelius Castoriadis
    « L’’institution hétéronome de la société et la religion sont d’essence identique »
    Cornelius Castoriadis

    Le monde moderne a emprunté le chemin de la sécularisation, et les dieux l’ont définitivement déserté pour regagner leur néant.

    [​IMG] On pourrait dire aussi que c’est la lente « sortie de la religion », à partir du XVIIe siècle, qui a permis à la modernité de penser une société où la volonté et la raison des hommes, aussi fragiles soientelles, sont la source de son institution. Sans garant extérieur, sans raison substantielle, sans principe transcendant, les humains sont livrés à la contingence de l’action politique qui deviendra ainsi la forme nécessaire de la « mise en sens » et de la « mise en scène » de l’espace social, de la vie collective.
    En réalité, même sans le savoir, les hommes ont toujours construit leur cosmos, avec ou sans dieux, projetant dans l’au-delà l’origine et le sens de leur action, ou en assumant l’historicité de leur œuvre. La société instituante a été, est et sera la seule ressource de la signification du monde.

    Mais, au sein de nos sociétés laïques où la religion aussi se privatise et se réfugie – si elle trouve un espace – dans « les consciences individuelles », nous sommes confrontés de façon périodique avec un supposé « retour du religieux ». Livres, journaux, magazines parlent d’un regain de spiritualité, d’un besoin de mystère, d’un désir d’ésotérisme. Ainsi on a pu écrire que « la perte d’emprise des institutions religieuses sur la société a pour effet de libérer un sacré sauvage, émancipé des codes traditionnels ».

    En même temps, en France, des conflits d’autres origines – le voile islamique, la marginalisation socio-économique des enfants issus de l’immigration – se mélangent avec les intégrismes de religions de forme encore traditionnelle, qui deviennent conquérants, montés sur l’exploitation et l’oppression des peuples que la mondialisation du marché capitaliste condamne et massacre. La force qui propulse l’Islam à partir du Moyen- Orient vient de la spoliation, de la misère et de la lutte de classes. Même si les groupes dirigeants de ces mouvances participent déjà des conditions culturelles et économiques du monde sécularisé : ils sont éduqués dans les universités occidentales. Leur religion n’est pas seulement théocratique, elle est tout entière politique.

    Cette impression généralisée d’un phénomène religieux qui revient au quotidien est, alors, le résultat de différents facteurs qui trouvent leur raison d’être dans des situations diverses sans relations causales entre elles.

    Nous essaierons de nous occuper seulement des raisons internes aux sociétés sécularisées à partir d’une constatation, l’apathie politique des masses, et d’une réflexion engagée au hasard des lectures sur un commentaire de Castoriadis à propos de la mort en Grèce ancienne : « Il fallait que la démocratie s’effondre pour que l’immortalité positive de l’âme réapparaisse. » Mysterium tremendum Au préalable il faut déblayer un terrain largement encombré par la surcharge sémantique du mot religion. Beaucoup d’aspects psychologiques, sociologiques, anthropologiques, de la vie sociale, sont sollicités pour intégrer le système de croyances et de pratiques qu’un type de société appelle religieux. Comme dit Evans-Pritchard, « indigènes et missionnaires prononcent les mêmes mots mais ils n’ont pas la même signification. » Et ils n’ont pas le même sens pour des croyants que pour des athées. L’idée de religion recouvre ou contamine un large éventail de termes : les institutions religieuses, l’ensemble de croyances monothéistes ou polythéistes, les religions « révélées », bien sûr, mais aussi, le fétichisme, l’animisme, la magie, le totémisme, la « spiritualité », les « religions séculières », le sacré, le numineux, la croyance sans spécification, etc. Religieux et sacré sont des mots utilisés fréquemment de façon métaphorique sans faire référence à aucune transcen- dance : on dit des choses qu’on aime qu’elles nous sont sacrées, ou qu’on a une foi quasi religieuse dans ses convictions, en leur reconnaissant ainsi une valeur éminente, même s’il « n’y a rien dans ces relations qui soit proprement religieux », constate Durkheim.

    Nonobstant, on peut se demander quelle est la « nature » des religions, quel est le trait commun qui unifie ce qu’on nomme religieux, ce qui concerne aussi bien les religions dites primitives que les religions actuelles.

    Cruauté du monde, cruauté de l’homme



    [​IMG] Plus que le retour de la religion ou le retour à la religion, c’est la persévérance, la résistance de la religion qui fait question. Pas forcément des grandes religions traditionnelles et instituées, mais d’une religiosité qui peut se réfugier dans des courants secondaires, plus « charismatiques », ou dans les sectes sans affiliation, ou dans des spiritualités exotiques. Pour qui ne se sent concerné par aucune de ces formes de piété, et surtout pour une pensée critique qui voit en elles un phénomène d’aliénation appelé à disparaître devant le progrès des connaissances et la libre circulation des idées, se pose la question des raisons de cette survivance. Il doit bien y avoir des adhérences dans les esprits, des sources qui alimentent cette religiosité, des besoins non satisfaits qui cherchent là une compensation. Interrogation qui en amène une autre : les réponses avancées par une pensée libertaire cherchant à éviter toute transcendance sont-elles assez convaincantes sur le plan intellectuel et le plan vital ? Ne contournent-elles pas certains « points aveugles » ?

    On le sait : en France, la fréquentation religieuse est en baisse, de même que le recrutement du clergé (les « vocations »), au moins pour les églises chrétiennes. Et même si cette récession se manifeste aussi dans d’autres pays européens, à regarder autour de nous, nous sommes là encore sur l’îlot de l’exception française. La séparation des Églises et de l’État reste un cas unique, et les débats qui se sont engagés sur l’héritage religieux ou spirituel de l’Europe, à l’occasion de la
    Constitution, montrent que certains de nos partenaires ne sont pas prêts à partir dans cette voie. Et plutôt décidés à la prendre à contresens. Les récentes élections présidentielles aux États-Unis ont encore montré l’importance et l’omniprésence de la religion dans la vie publique, et à ne parcourir que sur un écran de télé le vaste monde, il est aisé de constater la variété et l’inévitabilité des coutumes et célébrations pieuses.

    Tous ensemble

    Pour rester chez nous, on assiste à un regain de visibilité des institutions et des manifestations religieuses. Le débat sur le port des signes ostensibles dans les écoles a donné largement la parole
    aux représentants des cultes, ce qui est normal. Mais surtout, la multiplication des agressions racistes, les profanations de cimetières en particulier, ont donné lieu chaque fois à des manifestations de protestation, évidemment justifiées, mais qui prenaient presque exclusivement le caractère de cérémonies interconfessionnelles. On y voyait régulièrement au coude à coude
    les différentes autorités religieuses, en compagnie des dignitaires de l’État.
    Face à ces agressions, mais aussi devant celles que lancent leurs propres extrémistes, les porte-parole officiels des différents cultes se montrent comme les défenseurs les plus déterminés de la tolérance. Et de la paix sociale, ce qui est une fonction habituellement dévolue à la religion. La
    République laïque reste fidèle à ce principe, puisqu’elle entreprend, à travers la création d’un Conseil représentatif des musulmans de France, de structurer une communauté de croyants peu coutumière d’un clergé régulier, diplômé, hiérarchiquement constitué. Qu’il s’agirait en plus de
    former. . On peut voir dans cette stratégie, plutôt qu’un manquement à la laïcité, une instrumentalisation des instances religieuses à des fins de contrôle et "d’intégration".



    Le fait nouveau, qui sociologiquement augmente la densité religieuse, c’est la présence de l’importante population musulmane ou "d’origine musulmane" (dont un cinquième, seulement, serait "pratiquant" ?). Avec les répercussions exercées sur elle (et les réactions en retour) par les événements et conflits internationaux, guerre Israël-Palestine, guerre en Irak ou extension du terrorisme islamiste. Elles suscitent non seulement des tensions entre communautés, mais un renforcement des pratiques cultuelles et des manières d’être et de paraître identitaires.

    Ce qui, par contre, n’atteint aucune visibilité, c’est la non-communauté des incroyants, non seulement de ceux qui ignorent les religions par simple indifférence et rupture dans la tradition, mais de ceux aussi qui explicitement choisissent leurs valeurs et leurs règles de conduite hors de toute justification et tout fondement d’ordre religieux. "Où sont-ils passés, ces laïques attachés non seulement à la tolérance mais à la liberté de conscience et à la liberté de penser ? Manqueraient-ils d’audace ? Se sentiraient-ils progressivement marginalisés, délégitimés par le consensus qui règne actuellement sur la prégnance, la force, la légitimité du lien religieux ? Intimidés par l’atmosphère de révérence envers le "fait religieux" ? 1 Faut-il revendiquer la création d’un Conseil représentatif des incroyants ?

    Détresse et consolation

    Une des attentes de la pensée révolutionnaire, c’était le recul des croyances devant le progrès des sciences. Non seulement elles ont résisté, mais à chaque étape des esprits subtils décèlent l’intervention divine : derrière le "big bang", derrière le passage de l’animalité à l’humanité, etc. Le progrès même des applications technologiques provoque de nouvelles terreurs, qui appellent de nouvelles consolations. Et puisque la consolation est une des fonctions essentielles de la religion …

    Marx l’a exprimé dans sa fameuse et saisissante formule : "La misère religieuse est d’une part l’expression de la misère réelle et d’autre part la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, le cœur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit d’un monde sans esprit. Elle est l’opium du peuple." Cet aspect de la critique révolutionnaire, qui fait de la religion un facteur de résignation et de domination, reste valable même dans les pays développés où, en plus de la précarité et de l’exclusion qui s’étendent, la progression du chômage et le durcissement des conditions de travail créent une situation anxiogène contre laquelle le refuge dans des communautés de croyants peut rester un recours efficace.
    Pour revenir aux fondements les plus généraux de l’addiction à la religion, il est toujours utile de rappeler les analyses proposées par Freud dans L’Avenir d’une illusion 2 . Dans sa longue histoire, l’humanité a édifié par étapes et sous différents formes une culture - les traductions plus anciennes disent civilisation - dont la tâche principale et indispensable est de nous défendre contre la nature, de nous aider à la comprendre et à la dominer. Il ne s’agit pas que de la nature "extérieure" : l’enjeu est aussi de dompter, de "civiliser" nos pulsions, pulsions sexuelles, désirs de destruction d’autrui et d’accaparement, dont le libre cours rendrait toute vie collective impossible.

    Face à cette nature qui "nous met à mort, froidement, cruellement, sans ménagement aucun", l’homme s’est trouvé et se trouve encore souvent dans un état de détresse, comme écrit Marie Bonaparte, ou de désaide, selon le curieux terme choisi par les nouveaux traducteurs. Difficile à transposer, la notion allemande de Hilflosigkeit exprime "l’incapacité de s’aider", un état de dénuement, de délaissement et d’impuissance devant les besoins et les forces de la vie. Comme la "culture" ne fournissait pas les moyens suffisants pour affronter les puissances naturelles, l’homme a "humanisé" celles-ci en leur prêtant des intentions, des volontés, une disposition à se laisser amadouer et influencer. Avec la constatation de régularités dans leurs manifestations, les forces naturelles prennent la figure de dieux dont la triple tache consiste à "exorciser les effrois de la nature, réconcilier avec la cruauté du destin -en particulier tel qu’il se montre dans la mort - et dédommager des souffrances et privations qui sont imposées à l’homme par la vie en commun dans la culture".

    Ce sentiment de dépendance est relayé dans l’expérience individuelle par la mémoire de "l’état infantile de dépendance absolue, ainsi qu’à la nostalgie du père que suscite cet état", et "la figure d’un père grandiosement magnifié" vient ainsi renforcer l’homme dans la conviction qu’une Providence veillera pleine de sollicitude sur sa vie et le dédommagera dans une existence future des privations subies ici bas. C’est ainsi que Freud situe encore dans Malaise dans la civilisation 3 l’origine des besoins religieux, en répétant qu’ils sont entretenus de façon durable par l’angoisse ressentie devant la surpuissance du destin.

    Si le développement des connaissances a incontestablement réduit l’autre fonction qu’il prête aux doctrines religieuses, "éclairer toutes les énigmes de ce monde avec une plénitude enviable", elles n’apportent guère de lumière sur les énigmes qui caractérisent justement le destin : la souffrance, la mort, la disparition d’un être aimé. Il y a là des craintes et des blessures qui peuvent en permanence entretenir ou réveiller le sentiment religieux. La force des religions constituées, c’est de proposer ,en plus de croyances consolatrices, des communautés d’accueil et des rites collectifs ou individuels qui peuvent aider à sortir du désarroi.

    L’angoisse et le rite

    La société civile n’a encore rien produit (sauf en cas d’appartenance étroite à des associations politiques ou idéologiques) qui apporte l’équivalent d’une cérémonie funéraire religieuse susceptible, même dans la routine, d’amortir le deuil. Pour ce qui concerne les rituels personnels, les arts de vivre agnostiques n’ont pas trouvé, par exemple, à remplacer la prière (dont l’efficacité est attestée au moins sur celui qui y recourt…). Le président Mao, pour sa part, déclarait que la lecture d’une page du Petit Livre rouge pouvait remettre d’aplomb un travailleur perturbé devant sa machine. Le succès croissant en Europe de la méditation bouddhiste trouve dans cette "lacune" une de ses explications.

    Etudiant, il y a plus d’un siècle, les possibilités d’absorption des religions dans la morale, Jean-Marie Guyau s’est intéressé à la question. 4 Sa tentative reste intéressante, à la fois parce que son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction est une référence importante pour Kropotkine dans la définition de son éthique, mais aussi parce qu’il parcourt avec méthode les différents aspects d’une dissolution des religions qu’il voit déjà bien avancée. Pour la prière, s’il la rejette quand elle ne relève que d’une demande égoïste, il l’estime quand elle est l’élan désintéressé d’une âme qui croit servir autrui. Des sentiments humains profonds viennent alors s’y associer, et elle peut être "une élévation vers l’être infini, une communication avec l’univers". Mais, dit-il, la manière la plus haute de prier sera encore de penser. "On élargit le cœur en élargissant la pensée". Il constate pour finir que … "la coutume protestante de lire la Bible est excellente : le livre seul est mal choisi".

    Quand Guyau conseille de "repenser les pensées d’autrui qui paraissent les plus hautes et les plus nobles", il annonce à sa manière ce que sera une des réponses de la réflexion athée au taraudement des énigmes de la vie et de l’histoire. C’est ce qu’on peut appeler la réponse "humaniste". Interroger, à travers les âges et les continents, les grandes œuvres qui affrontent les questions du destin et du devenir humain, retraverser des expériences qui nous sont proches ou étrangères pour y trouver sens et valeurs. Avec son humour particulier, Peter Sloterdijk définit l’humanisme comme une "télécommunication créatrice d’amitié utilisant le média de l’écrit" 5 . Mais la littérature et la philosophie ne sont pas seules concernées, l’art dans toutes ses formes tient une place importante dans cette recherche des repères et des raisons de vivre. Et les sciences, même à travers une vulgarisation intelligente, peuvent ouvrir des perspectives stimulantes sur "l’infiniment petit" et l’infiniment grand". Est-ce là une position élitiste, réservée aux "couches cultivées" ? Pour Guyau déjà, soucieux d’un passage du rite privé au rite collectif, la perspective était celle de l’organisation de manifestations publiques : lectures, concerts, théâtre. En plein air de préférence. Au projet d’éducation populaire, qui allait être repris par le syndicalisme révolutionnaire, il ajoutait celui de l’hygiène, préoccupante à son époque. Et la découverte de la beauté de la nature, qu’il jugeait indispensable à l’équilibre psychologique.

    La question du mal

    Dans sa recherche de sens et de résistance à ce qui la malmène, la conscience se heurte à une première forme ce qui se définit classiquement comme la question du mal : la finitude, la souffrance, la mortalité. L’explication donnée par la Bible et reprise par le christianisme est connue : c’est par le péché originel, le mauvais choix et la désobéissance d’Adam que la mort et la souffrance se sont introduits dans le monde. Mais les croyants eux-mêmes ont de la peine à l’assimiler : les malheurs infligés au "juste", la disproportion des châtiments, surtout quand ils engloutissent des populations entières, cadrent mal avec l’idée d’une Providence et d’une justice divine. Au Sri Lanka, des croyants musulmans affirment encore que le tsunami, le raz-de-marée de décembre, était un châtiment de Dieu. Pour les incroyants, ces catastrophes ont toujours constitué une sérieuse raison de douter.

    C’est dans un sens plus radical et philosophiquement plus troublant que la problématique du mal a repris intensité et ampleur. Le terme lui-même tendait à disparaître. 6 S’il est revenu dans l’actualité, c’est dans une réflexion sur les dégâts que l’homme lui-même cause à l’homme : sur sa capacité à peu près inépuisable de détruire, mutiler, humilier. La constatation de cette dangerosité n’est pas nouvelle. Les premiers textes, L’Iliade et L’Odyssée, la Bible ou le Mahabharata sont remplis de massacres, les chroniques regorgent de villes mises à sac et de populations passées au fil de l’épée. Mais c’est bien au XXe siècle que la conscience de cet excès s’est progressivement aiguisée.
    Deux facteurs, avant tout, ont été déterminants. D’abord la progression irrésistible des moyens de destruction : la Première Guerre mondiale, avec sa masse de morts et de mutilés, a laissé son profond sillage d’horreur. Mais c’est surtout la férocité rationalisée des camps de concentration et d’extermination qui a tracé un seuil sans retour. La prise de conscience ne
    s’est faite que par étapes : de la déportation à la prise en compte du phénomène concentrationnaire, puis à la reconnaissance de la réalité du génocide en tant que tel. Il a fallu les travaux d’historiens, les films, la parole enfin déliée des victimes - et une écoute enfin disponible - pour que la certitude s’installe. L’irruption de nouveaux massacres ethniques, certains très proches, avec le "choc des images" quotidiennement sur nos télés, donnait le vertige. Une illusion s’est défaite : l’idée que cette terreur était un produit spécifique du nazisme et que, puisqu’on en avait fini avec lui, elle ne se renouvellerait pas. Il a fallu aussi l’éclatement de la chape stalinienne pour que passe largement l’information sur l’étendue et l’inhumanité du goulag. Et les débats sur la torture en Algérie …

    Le grand choc sur les mentalités, dans les années qui ont suivi la dernière guerre mondiale, a été en fait la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki par la bombe atomique. Par le nombre des victimes (civiles) d’abord :140 000 à Hiroshima. Et la conclusion - se transformant en peur réelle dans les tensions de la guerre froide - que le progrès scientifique et technique menaçait désormais la terre entière de destruction. Dans la logique d’un développement technique incontrôlé et pas réellement perçu, nous vivons entre deux catastrophes, celle des camps et celle qui reste envisageable pour le monde entier devenant camp d’extermination. Le philosophe allemand Günther Anders développe cette hypothèse pessimiste dans Nous, fils d’Eichmann 7 . La civilisation industrielle a produit un décalage de plus en plus large entre nos possibilités de réalisation et notre capacité de ressentir, de percevoir, d’imaginer même le résultat final de nos fabrications. Cette incapacité est encore accrue par la "division du travail" qui, dans le génocide déjà, a permis à d’innombrables exécutants de poursuivre leur tâche "consciencieusement" mais sans conscience.

    Hannah Arendt a nommé banalité du mal cette incapacité de comprendre l’aboutissement, le but final d’un enchaînement d’opérations conduites dans la routine rationalisée d’une production industrielle, avec une soumission tranquille aux règles établies 8 .

    La barbarie civilisée

    Cette inconscience, néanmoins, n’est pas seule en cause. La capacité de nuire de l’humanité ne dépend pas seulement de ses moyens, mais d’une disposition de l’être humain, permanente mais le plus souvent contenue, à détruire, blesser, réduire à rien d’autres êtres humains. Une synthèse particulièrement glaçante de l’extermination à travers les âges a été établie par le sociologue (encore un Allemand) Wolfgang Sofsky, qui a commencé ses éprouvants travaux par l’étude du fonctionnement des camps (L’Organisation de la terreur) 9 . Dans un autre essai, il généralise son étude de la violence avec la contribution d’une documentation qui met en relation l’histoire avec la sociologie, la psychologie et la philosophie 10 . Du fait divers au terrorisme mondialisé, de la guerre dans le sens traditionnel à la guerre sauvage des commandos et des "maraudeurs", des camps de concentration à la guerre de persécution, il cherche à dégager comment s’exerce la violence, comment elle tente de se justifier et comment elle se reproduit d’elle-même. Avec des renversements constants qui font alterner les effets et les transformations qu’elle exerce sur les tortionnaires avec ceux qu’elle exerce sur les victimes. Il finit par le constat que peu à peu la violence devient un but en soi, qu’elle crée elle-même la volonté de tuer, avec un sentiment exacerbé de liberté et de puissance.

    Ce versant du mal, où la souffrance et la mort ne sont plus le résultat de la "surpuissance" de la nature, mais d’un abandon aux "instincts" et à la volonté de pouvoir, l’idéologie religieuse le mettra encore au compte de la déchéance de l’homme après sa désobéissance initiale et sa révolte contre l’ordre divin. Elle pourra, en plus, invoquer des châtiments mérités. Mais l’excès de la souffrance, l’incompréhensible disproportion des effets lui fait quand même problème. L’Holocauste, en particulier, ne peut que sidérer la pensée juive. Au point qu’un philosophe comme Hans Jonas, l’auteur du Principe de responsabilité 11 , en arrive à "inventer le mythe d’un dieu qui au cours de sa création s’est dépouillé de son propre pouvoir" et " s’est pour ainsi dire remis entre les mains du monde en devenir", ce qui doit inciter les hommes à "porter aide au dieu qui souffre" 12 .

    L’idée d’une disposition fondamentale de l’homme à faire le mal a été un argument permanent des philosophies politiques autoritaires : ce serait une tâche essentielle de l’Etat de la maintenir dans ses strictes limites pour rendre possible la vie sociale. La religion venait en appoint pour pacifier les mœurs par l’amour fraternel et la crainte des châtiments dans une vie future. Mais on sait trop bien maintenant de quoi sont capables les Etats tout puissants , et quelles violences et persécutions ont pu déchaîner les religions d’amour.

    Lorsque la pensée libertaire évoque le mal, c’est celui que subissent les classes exploitées du fait de l’organisation économique et des abus du pouvoir politique. Si les sommets atteints par la violence et la terreur au XXe siècle réintroduisent avec insistance la question du mal dans la réflexion éthique, il faut, avant de céder au vertige métaphysique, garder en tête à quel point violence et terreur se sont propagées selon les structures ,les modes de fonctionnement et les attitudes mentales de la civilisation industrielle et de ses excroissances totalitaires.

    Nous nous trouvons en face d’une "barbarie civilisée" où, écrit Edgar Morin, "la technique et la bureaucratie, la spécialisation et la compartimentation accroissent la cruauté par indifférence et cécité". Cette cruauté, c’est à la fois la cruauté du monde, la cruauté de la vie, la cruauté humaine. Mais, ajoute-t-il, "il y a aussi une cruauté humaine nouvelle et originale par rapport à la cruauté de la vie. Il y a un mal proprement humain qui est le mal fait volontairement par un humain à un autre humain". "Volonté de faire mal, jouissance à faire mal." Ce sont des propos tirés de l’avant-dernier chapitre de son Ethique 13 , le livre qui vient conclure les cinq autres volumes de La Méthode, œuvre de très longue haleine entreprise depuis 1977. Ce chapitre traite du mal, le tout dernier traite, quand même, du bien … C’est un essai qui apporte beaucoup d’éléments pour une morale sans transcendance ; on y percevra même, sans référence, des échos kropotkiniens qui ne tiennent pas à la seule similitude du titre avec celui du dernier ouvrage, inachevé, de Kropotkine.

    L’inhumanité de l’humanité

    Dans ce que Morin appelle la "barbarie intérieure" ou Sloterdijk la "bestialité", il faut encore faire un partage. Bestialité n’est pas animalité. Si la seconde comporte bien, selon Darwin, la cruauté nécessaire à la lutte pour la vie, la première ajoute une particularité purement humaine : la conscience de faire mal, et potentiellement la satisfaction et le sentiment d’intensité qu’elle apporte. C’est cet excès-là qui constitue l’inhumanité de l’homme, ce qu’on pourrait considérer comme le mal absolu. Quand Marcel Gauchet évoque un absolu de l’homme, un absolu terrestre ("pour désigner l’indérivable, l’irréductible, l’intransigeable,") 14 , il n’évoque pas l’expérience du mal. Dans sa réponse par contre, Luc Ferry énonce comme "disposition à la métaphysique" cette surnaturalité dans l’être humain qui se traduit par deux phénomènes observables (qui seraient "la croix et la bannière pour les matérialistes" ! ) : l’amour désintéressé et "le phénomène du mal, du démoniaque, la capacité à être dans ce que les théologiens appelaient jadis la méchanceté", phénomènes qu’il pense non réductibles à la logique naturelle (p. 101). Ce qui amènera Gauchet à admettre que "l’amour et la haine sont des expériences spécifiquement humaines" par lesquelles nous approchons "du centre mystérieux qui est à la source de la spécificité humaine" (p. 115).
    A propos de cette "méchanceté", Sloterdijk parle de l’homo inhumanus, Morin de l’homo demens, indissociable de l’homo sapiens. Le dernier cite Romain Gary, selon qui "le mot humanité comporte inhumanité : l’inhumanité est une caractéristique profondément humaine". Elle implique une démarche déterminante : exclure l’autre de l’humanité, de l’espèce humaine. Lui dénier cette appartenance pour des raisons ethniques ou raciales et, comme confirmation incontestable, le réduire à un état d’inhumanité par des traitements impitoyables et dégradants.

    Il y a là une des raisons de revenir à cette notion si usée et contestée d’humanisme : affirmer la valeur intrinsèque de l’être humain, en reconnaissant ce qu’il a été capable de réaliser pour comprendre le monde et affronter sa condition. En reconnaissant aussi les taches aveugles de sa barbarie, et les voies qu’il a cherchées pour y résister. L’humanisme comme effort pour tirer l’homme de la barbarie. L’énigme du mal sans Dieu ni Diable. C’est encore cette confrontation dont j’ai parlé avec les œuvres artistiques, littéraires, scientifiques pour dégager sens, valeurs et repères , ce travail de recomposition au-delà du religieux qu’invoque Gauchet, à travers "l’expérience esthétique, et de manière plus vaste l’expérience imaginaire, l’expérience de la connaissance, l’expérience psychologique de soi". Dans une traversée qui sera forcément jalonnée d’œuvres pleines de bruit et de fureur ...
    Il faut y ajouter la réflexion sur l’histoire elle-même, les histoires, le lien renoué avec des entreprises pour rendre le monde habitable, et le constat de certaines impasses.

    La morale qui est impliquée par cette attitude, et qui n’a besoin d’aucun fondement transcendant, est une morale de solidarité, qui prend sa source dans ce qu’il y de vivant et de naturel dans l’homme. Dans L’Ethique 15 , Kropotkine soutient que la solidarité est une loi de la nature, et que le sentiment de solidarité est le trait prédominant de la vie de tous les animaux qui vivent en société. C’est l’idée qu’il a longuement poursuivie dans L’Entr’aide 16 en reprenant un aspect de la pensée de Darwin qu’il considère comme négligé par ses continuateurs, en faveur de la seule lutte pour la vie : que l’instinct social est un instinct particulier, développé par la sélection naturelle "en raison de son utilité pour la conservation et le bien-être de l’espèce". Sans cet instinct social ou instinct de sociabilité, "aucune espèce animale n’aurait pu survivre dans la lutte pour l’existence contre les forces rigoureuses de la nature". Il y voit le fondement scientifique de la morale et, s’inspirant de Guyau, définit l’éthique comme un enseignement des moyens par lesquels peut être atteint "le but posé par la nature elle-même : l’accroissement et le développement de la vie. L’élément moral dans l’homme n’a donc besoin ni d’une contrainte, ni d’une obligation coercitive, ni d’une sanction d’en haut : il se développe en nous en vertu du besoin même de vivre d’une vie pleine, intense et féconde." (L’Ethique, p.376-377).

    De cet élan, stimulé par l’attrait de la lutte et du risque, surgit un surcroît, un excès d’énergie qui, au-delà des besoins et des intérêts individuels, s’investit dans l’existence collective en dévouement, amitié, participation à l’activité intellectuelle et artistique.
    S’il y a des réserves à faire sur l’idée d’un fondement scientifique de la morale, nous n’en trouvons pas moins dans cette conception d’un instinct social un appui concret pour une morale de la liberté qui implique que la liberté de chacun est indissociable de la liberté des autres. L’idée d’une disposition naturelle à la solidarité s’exprime également chez Edgar Morin dans le concept de reliance qu’il met lui aussi en tension avec la lutte pour la vie. "On ne saurait ignorer que la nature physique impose sa cruauté à la nature vivante, que celle-ci produit sa propre cruauté dans ce qu’il faut appeler darwiniennement la lutte pour la vie, encore que les reliances coopératives sous formes de symbioses et de sociétés soient omniprésentes dans cette lutte "(Ethique, p. 214). L’acte moral est un acte de reliance, "reliance avec autrui, reliance avec une communauté, reliance avec une société et à la limite avec l’espèce humaine". Il en arrive de son côté à dire que les sources (qu’il distingue des fondements) de l’éthique sont naturelles, dans le sens où elles sont antérieures à l’humanité, inscrites dans l’organisation biologique de l’individu. Autrui, dit-il encore, est une nécessité vitale interne. La morale de la solidarité, il l’envisage comme une morale de la compréhension, s’opposant à toute exclusion de l’autre hors de l’humanité, et une morale de résistance à toute forme d’organisation et d’idéologie qui justifierait cette exclusion.

    L’humanisation de l’homme

    De telles perspectives appellent un retour sur cette nature contre laquelle doit nous protéger la civilisation. Si celle-ci doit lutter sans cesse contre les puissances de destruction et contre les instincts de mort, elle trouve dans la nature même et dans l’organisation vivante des structures et des énergies qui tendent à la cohésion, l’union, la pacification. Et si une des tâches de la culture est d’"apprivoiser" les pulsions destructrices de l’être humain, elle dispose aussi en lui de ces énergies d’ouverture et de liaison. Qui peuvent contribuer à surmonter "l’inhumanité de l’humanité".

    Mais il faut encore risquer un renversement : pacification ne doit pas signifier domestication. Pour faire face au monde, pour résister aux agressions de la vie quotidienne et d’"autruis" pas forcément bienveillants, pour donner un espace à ses désirs et une chance à sa construction personnelle, l’individu a besoin de ses tendances à la séparation et de ses pulsions agressives. Ce sont les conditions d’une morale d’autonomie. Il en va de même sur le plan collectif : Bakounine en tête, les anarchistes ont misé sur les énergies destructrices - et la joie de détruire, joie créatrice - pour faire place à un nouvel ordre social. Le fait est qu’il n’y a pas de lutte collective possible sans mobilisation des forces d’agressivité. C’est dans le cadre d’une lutte armée que se pose - après les sinistres expériences de "l’ère de l’épouvante", la question des débordements de la violence.

    Quelques certitudes cependant se sont dégagées. Que ce sont les systèmes les plus autoritaires qui ont le plus propagé la terreur sous toutes les formes. Et que c’est la soumission aveugle à l’organisation hiérarchique qui a le mieux servi cette propagation. La longue et permanente réflexion menée par la pensée libertaire sur la violence, sur la fin et les moyens, montre la conscience qu’elle a de l’enjeu 17 . Dans l’éventualité d’une guerre civile, et selon les conditions économiques, politiques, géographiques, on ne peut exclure que sous la pression des frustrations subies et des injustices endurées, dans l’entraînement de la violence, pulsions de mort et désirs de vengeance ne débordent. Mais on peut affirmer aussi que rien, dans la pensée et les méthodes d’action libertaires, ne prédispose à la "barbarie intérieure" dans le sens de volonté d’avilissement et d’anéantissement de l’autre. Tout au contraire s’y oppose : reconnaissance de la liberté d’autrui, de la nécessaire solidarité, refus de toute idéologie de domination et d’exclusion.

    La volonté de culture de soi, mise en avant déjà dans l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, rejoint le projet de retrouver et réactiver ce qui dans la culture a tenté de tirer "le meilleur de l’homme". Le pessimisme, par rapport à la réussite d’une "humanisation" générale n’a pas manqué, en particulier autour du pôle individualiste de l’anarchisme. Il est contrebalancé, dans l’anarchisme social, par la confiance dans les potentialités créatrices, toujours renouvelables, de la vie.

    Une dernière citation, de Morin encore (Ethique, p. 181) : "Si l’éthique laïque a perdu la croyance quasi providentielle dans un Progrès conçu comme loi de l’histoire humaine, elle peut, elle doit garder l’idée de Lessing que l’humanité est améliorable, sans pour autant croire qu’elle va nécessairement s’améliorer."

    René Fugler

    ..............................................

    1 - Danièle Sallenave, dieu.com, Gallimard, 2004

    2 - 1927, traduction de Marie Bonaparte en 1932, reprise aux PUF en 1971. Nouvelle traduction par un collectif sous la direction de Jean Laplanche dans le tome 18 des Œuvres complètes, même éditeur, 1994.

    3 - 1930. Publié aux PUF en 1971, puis dans une nouvelle traduction (Le Malaise dans la culture") dans le tome 18 des Œuvres complètes.

    4 - L’Irréligion de l’avenir, Etude sociologique, 1900 ,7e édition (la première est de 1887), p. 167 et suivantes. L’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, (1885), plus connue, a été rééditée en 1985 par Fayard, dans une collection dirigée par Michel Serres. Jordi Riba lui a consacré un essai, La Morale anomique de Jean-Marie Guyau (L’Harmattan, 1999). Nietzsche était un lecteur attentif de Guyau.

    5 - Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain. Une lettre en réponse à la "Lettre sur l’humanisme" de Heidegger, éditions Mille et une nuits, 2000, p. 7.

    6 - Jean-Claude Guillebaud, écrivain chrétien et collaborateur du Nouvel Observateur, ouvre son essai Le goût de l’avenir (Points Seuil, 2003) par un chapitre sur le retour du mal. Il constate que ce sont surtout des théologiens qui traitent le sujet. Entre-temps, Jean Baudrillard, Michel Serres, Alain Badiou ont publié sur ce thème.

    7 - 1988, en traduction aux éd. Payot et Rivages, 1999 et 2003 (poche). Anders est surtout l’auteur de L’Obsolescence de l’homme, dont le 1er tome (Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle) a été traduit pour l’Encyclopédie des nuisances en 2002. Il a été le premier mari de Hannah Arendt.

    8 - Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 1991.

    9- Calmann-Lévy, 1995.

    10 - L’ère de l’épouvante. Folie meurtrière, terreur, guerre. Gallimard, nrf essais, 2002.

    11 - Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (1979), éd. du Cerf, 1990.

    12 - Hans Jonas, Souvenirs (2003), Payot et Rivages, 2005. Il a écrit sur le même thème Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive. (1987), Rivages Poche, 1994.

    13 - Ethique, Seuil, 2004. Ce dernier volume vient plus précisément en complément du tome 5, L’identité humaine (Seuil, 2001) tout en retissant des liens avec l’ensemble de sa recherche. On retrouve d’ailleurs sur la couverture la petite flamme de notre n° 11 … mais elle est cette fois sur la bouteille.

    14 - Luc Ferry, Marcel Gauchet, Le religieux après la religion, Grasset, Nouveau Collège de philosophie, 2004.

    15 - Librairie Stock, 1927. La Morale anarchiste, parue en 1889, a été récemment republiée en brochure par le groupe de Fresnes Antony de la Fédération anarchiste, et en antibrochure (elle s’effeuille à la première lecture) par Mille et une nuits, en mai 2004. Sur la morale de Kropotkine, on peut lire dans le n° 13 de Réfractions l’article de Julio Carrapato, "Question d’éthique".

    16 - L’Entr’aide. Un facteur de l’évolution, Librairie Hachette, 1906.

    17 - Voir, entre autres, le n° 5 de Réfractions : "Violence, contre-violence, non-violence anarchistes" (2000).

    Individu et laïcité
    Laïcité, démocratie, séparation de l’Église et de l’État, est-ce suffisant pour permettre aux individus de se construire harmonieusement et de vivre en société ?
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    Croyance, anarchisme et modernité


    [​IMG] Historiquement, au cours de sa brève existence, et à l’exception de quelques velléités très minoritaires (avec et autour de Tolstoï par exemple), l’anarchisme a toujours affirmé son refus de toute religion, théoriquement et pratiquement, et non parfois sans une grande violence, comme en Espagne en 1936. Cette position antireligieuse du mouvement libertaire se heurte cependant, dans le contexte actuel, à une redoutable difficulté. Là où l’anarchisme est né et où il réunit toujours l’essentiel de ses (faibles) forces – en Europe –, le Christianisme est exsangue (actuellement). La seule et véritable menace religieuse à laquelle nous nous trouvons confrontés (en Europe toujours, pour ce qui concerne les anarchistes de cette région du monde, nous en l’occurrence), c’est l’Islam, et avec lui l’Islam intégriste dans lequel les anarchistes d’aujourd’hui ne manqueront pas par ailleurs, de reconnaître – avec horreur ou stupéfaction – plusieurs aspects de leurs propres pratiques passées : violence, spontanéité et autonomie d’action, caractère populaire sinon ouvrier du recrutement, par exemple. En attendant qu’un mouvement anarchiste significatif ne naisse dans les pays et dans les milieux d’origine musulmane, on voit mal de quelle façon les anarchistes (massivement d’origine européenne et chrétienne) pourraient chausser de nouveau leurs bottes antireligieuses contre l’Islam. Sauf à réenfiler avec elles celles de l’ethnocentrisme et du colonialisme (comme en France, pendant la guerre d’Algérie), se retrouver aux côtés de Gollnisch, Régis Debray, Chevènement et autres « républicains » de droite et de gauche, et réaffirmer la supériorité civilisatrice d’une civilisation européenne qui l’a pourtant suffisamment fait savoir pendant plus d’un siècle de domination coloniale dont on mesure mieux d’un point de vue libertaire (mais tardivement) le caractère particulièrement répugnant.

    Cette difficulté de l’anarchisme, sur le terrain de la lutte antireligieuse, à sortir du carcan colonialiste et impérialiste de l’histoire européenne et (accessoirement) à éviter des alliances douteuses avec ce qui subsiste d’un camp laïc et républicain ranci par les années, n’est pas seulement d’ordre conjoncturel. Plus profondément ou durablement, elle tient aux conditions d’apparition du mouvement libertaire. En effet, comme toute chose, l’anarchisme est né en un lieu et un moment précis : en Europe, au milieu du XIXe siècle de l’ère chrétienne pour ce qui le concerne. Avec deux conséquences.

    1. Sur le terrain social et politique tout d’abord, lorsqu’aux côtés de toutes les autres forces de la modernité, plus ou moins bonnes ou mauvaises suivant les cas et les situations (bourgeoisie, capitalisme, libéralisme politique, scientisme, technique, etc.), le mouvement anarchiste a dû affronter les vieilles dominations longtemps hégémoniques des institutions religieuses [1].

    2. Mais sur le terrain de la pensée également dans la mesure où, face aux arguties autoritaires et retorses de la théologie et dans l’âpreté de son combat, l’anarchisme ne s’est pas privé d’utiliser toutes les ressources (non moins retorses et autoritaires) de la raison moderne, de la logique et de la philosophie qui au même moment s’imposaient un peu partout, à l’école, dans le travail, l’économie et le développement des sciences et des techniques. Au risque de se transformer ainsi en une simple variante extrémiste et minoritaire du large éventail de la modernité républicaine, libérale et démocratique.


    L’anticléricalisme politique et social


    Il n’est pas indispensable de discuter longuement la première de ces deux conséquences. C’est certainement la plus évidente, mais aussi la plus circonstancielle. Concrète et immédiate, la lutte antireligieuse des premiers mouvements libertaires participait d’un combat multiforme contre les forces oppressives en Europe au XIXe et au début du XXe siècle, en particulier dans les pays latins et catholiques, là où les institutions religieuses s’affirmaient le plus visiblement comme forces autonomes, privilégiées et dominatrices. État, Église et capital, armée, clergé et patronat, constituaient alors les trois visages (« analogues » disait Proudhon) d’une même domination, particulièrement visible et aux liens pratiques et théoriques évidents. Une analyse plus détaillée exigerait cependant de voir en quoi ce modèle circonstanciel d’affrontement était déjà (au XIXe siècle) lui-même particulier ou local, propre aux régions catholiques (et orthodoxes ?) de l’Europe, là où la religion passait par un clergé et des institutions puissantes, nombreuses et professionnalisées. Dès cette époque, dans les pays protestants par exemple, les choses étaient en partie différentes. Les rapports (non moins oppressifs en leur genre) du lien religieux y fonctionnaient autrement, d’où, peut-être, les formes particulières que les mouvements libertaires ont pu y revêtir (moins de violence ou affirmation de la non-violence, absence d’anticléricalisme, changements individuels sur le terrain des mœurs et de la morale, etc.). Laissons ici de côté les vastes régions du monde alors dominées par l’Europe, et l’hypothèse que, dessillés des illusions aveuglantes et catastrophiques de la suffisance et de l’oppression coloniales, les anarchistes aient pu penser leur lutte antireligieuse dans le cadre de l’animisme africain par exemple (autrement que dans les fourgons des hygiénistes, des administrateurs et des inspecteurs scolaires), du monothéisme sans clergé de l’Islam sunnite, ou de la complexité invraisemblable du polythéisme hindou, sans rien dire non plus du caractère étrange (à nos yeux) des réalités mystico-religieuses de la Chine et de l’Asie.

    Un siècle plus tard tout a changé de toute façon. Le dehors impensé (par l’anarchisme) de l’ancienne Europe coloniale est toujours là, malgré les succès impressionnants d’un capitalisme niveleur et destructeur. Il est même dedans, avec l’Islam (principalement sunnite) par exemple, et bientôt un nombre toujours plus significatif d’autres courants culturels et religieux. Quant au « pensé » du vieil adversaire chrétien, principalement catholique, on peut dire qu’il n’est plus là ou alors dans un état de délabrement que l’on a du mal à imaginer, même si sa résurrection (sous une autre forme de toute façon), est évidemment toujours possible, mais dans une perspective théorique et pratique « d’éternel retour » qui ouvre à l’anarchisme lui-même de tout autres perspectives.

    L’anarchisme, la modernité et les pièges de la pensée religieuse

    Le second effet des circonstances de la naissance de l’anarchisme – en Europe, au milieu du XIXe siècle de l’ère chrétienne – pose davantage de problèmes. En particulier sur la nature de l’anarchisme et de sa pensée, non plus seulement dans le cadre restreint du lieu de sa naissance ou au cours des quelque soixante-quinze ans de son premier développement, mais à l’échelle beaucoup plus vaste de l’histoire et du monde, dans ce que l’on peut en attendre, pour nous, pour d’autres, et pour plus tard. La position que je voudrais soumettre à la discussion pourrait se résumer en deux points en partie contradictoires :

    1. Le premier est le plus important. Produit de la modernité européenne, mais tardivement, au moment où celle-ci était sur le point de déployer tous ses effets (bons et mauvais), l’anarchisme, dans sa dimension sociale et pratique (les différents mouvements ouvriers à caractère libertaire), comme dans sa dimension théorique (les textes de Proudhon et de Bakounine principalement), constitue une rupture radicale avec cette modernité qui l’a vu naître.

    2. Mais à ce premier point il faut aussitôt ajouter un second qui vient le contredire. Pour une série de raisons qui paradoxalement tiennent également au caractère radicalement nouveau de l’anarchisme, et en dépit du caractère très souvent explicite de ses expérimentations et de ses affirmations initiales (dont la violence, l’ironie, la colère et les coups de ses adversaires n’ont jamais manqué de souligner le caractère intempestif), l’anarchisme n’a pas, de son côté, évité complètement, dans l’âpreté de ses combats, de ses débats et de ses justifications, mais aussi au lendemain de ses défaites, de reprendre parfois à son compte – contre son propre mouvement – des représentations et des cadres de pensée qu’il s’efforçait pourtant si fortement de détruire par ailleurs. Sur le terrain de la raison par exemple, trop souvent réduite au rationalisme étroit et utilitariste du formatage scolaire. Sur le terrain de l’individualisme, trop souvent confondu avec sa forme moderne du capitalisme triomphant. Sur le terrain de l’éducation et de la diffusion des idées, trop souvent réduites à l’idéalisme instrumentalisé de la propagande. Mais aussi, et pour ce dont il est question dans ce texte, sur le terrain de l’histoire émancipatrice, trop souvent perçue à travers le double mirage d’une réforme ou d’une révolution identifiées au progrès ou aux mystères encore plus épais de la dialectique hégélienne et du matérialisme historique.

    Et c’est ici que nous retrouvons – une première fois – la question religieuse, la façon dont la modernité a cru dépasser les croyances religieuses alors même qu’elle les reprenait à son compte, et la façon dont l’anarchisme a pu parfois être conduit à faire siennes à son tour les illusions de cette modernité. Comme le remarquent Bakounine et Nietzsche, on ne se débarrasse pas si facilement de Dieu et des dominations bien réelles que son ombre impose à notre vie. Chassé par la porte il revient par la fenêtre, non sous la forme d’immigrés illettrés et clandestins, supposés apporter avec eux des croyances dépassées par l’histoire, mais au cœur même de la modernité la plus arrogante. En effet, comme l’ont perçu avec acuité Proudhon, Bakounine et Nietzsche, c’est au moment où les sociétés occidentales estimaient avoir définitivement dépassé la question religieuse qu’elles adoptaient sa dimension la plus despotique : la croyance dans la destinée de l’humanité, l’adhésion à la vieille providence divine transformée en déterminisme historique ; l’affirmation d’un devenir inéluctable du progrès et de la raison confié à la tutelle de la science et de l’État ; la soumission à des étapes historiques nécessaires, justifiant, sous couvert de pédagogie et de « civilisation », la domination mondiale de l’ordre et des intérêts occidentaux ; l’espérance dans l’avenir radieux d’un monde humain enfin réconcilié avec lui-même où le paradis garanti par le despotisme des prêtres et la loi religieuse – mais ailleurs et plus tard – était fermement invité, au nom de la raison historique (dialectique ou non), à se transformer en despotisme immédiat, mis en œuvre par l’État, les partis et les savants.


    La répétition de ce qui est


    Après plus d’un siècle de catastrophes et la réduction des prétentions de l’Occident à une fuite en avant économique destructrice, et à terme tout aussi catastrophique, sans autre raison d’être que le nihilisme de sa reproduction indéfiniment élargie, le mouvement libertaire a enfin la possibilité, sinon d’offrir – peut-être – une espérance immédiate effective, tout au moins de mettre à jour la force et l’originalité de son inspiration première, la signification de ses expérimentations passées.

    L’anarchisme est né à une date et à un endroit précis, mais comme tout autre chose il ne constitue pourtant en rien le moment particulier d’un devenir historique extérieur et forcément divin qui lui donnerait son sens et ses lois, et dont il conteste justement les prétentions dominatrices. En chacun de ses combats, aussi minuscules qu’ils puissent être, en chacune des situations extrêmement diverses où il a pu et peut se déployer, en chacun des êtres collectifs (Proudhon) ou des agencements, tout aussi collectifs (Deleuze), qui lui donnent corps à un moment et dans un lieu donné, le mouvement libertaire ne se réfère à aucune instance extérieure qui justifierait et ordonnerait ses actes et ses pensées. Dans ses affirmations théoriques comme dans ses expérimentations pratiques, il ne prétend pas être autre chose que les seules situations et circonstances chaque fois singulières qui le font être, hier comme aujourd’hui, ici comme ailleurs. En effet, pour l’anarchisme, et comme le rappellent sans cesse ses textes, ses pratiques et ses proclamations, il n’existe que des situations singulières qui se suffisent entièrement à elles-mêmes, qui disposent chacune de leur propre raison d’être, nous dit Bakounine, à l’exclusion de toute autre, puisque à l’intérieur de ce que l’on peut appeler la néo-monadologie anarchiste, tout être, toute situation, tout événement, tout moment, porte en lui-même – sous un certain point de vue – la totalité de ce qui est, la totalité des réalités possibles en bon comme en mauvais, l’ailleurs comme l’ici, les choses passées comme les choses présentes et futures. En autorisant ainsi cette liberté et cette affirmation absolues que proclament les écrits libertaires, que les différents mouvements libertaires sont parfois parvenus à faire naître – en Espagne, en Ukraine et ailleurs –, mais que toute entité, tout événement porte également et potentiellement en lui-même, puisque sans elles rien ne serait.

    Intempestif au présent qui l’a vu naître, mais par excès de ce qu’il affirme, de la totalité qu’il porte en lui, l’anarchisme, à l’inverse de tous les despotismes qu’il refuse, n’est pas pour autant une vérité supérieure et éternelle, une fin et un commencement absolus prétendant, à la façon du Christ, du Coran ou de la Modernité, généraliser et déifier les formes et le moment particulier de son apparition, les transformer en calendrier et en événement transcendants, en modèle indépassable de toutes les situations à venir. À la généralisation du particulier propre au despotisme (de l’État, de la Science, du Capital et de la Religion), l’anarchisme oppose l’universalisation du singulier [2]. L’apparition – au milieu du XIXe siècle, en Europe – des textes et des révoltes anarchistes, bien loin d’instituer un modèle ou de poser un acte et un principe fondateurs, ne constitue que la répétition (au sens théâtral de ce mot) de tous les textes et révoltes à venir. Là où, comme le dit encore Deleuze, « le théâtre de la répétition s’oppose au théâtre de la représentation », puisqu’à la façon du premier nymphéa de Monet, « ce n’est pas la fête de la Fédération qui commémore ou représente la prise de la Bastille », mais « la prise de la Bastille qui fête et qui répète à l’avance toutes les Fédérations » [3]. Et c’est pourquoi Léo Ferré peut s’écrier qu’il parle et prend date pour dans dix mille ans, non qu’il se sente incompris présentement et qu’il s’autorise à le dire à son public, mais parce qu’effectivement son affirmation d’aujourd’hui répète ce qui sera redit et refait demain et plus tard encore, une multitude infinie de fois dont chaque occasion singulière, cause unique d’elle-même, se trouve être, demain comme aujourd’hui, à la fois la même et une autre.

    Mais ce que l’anarchisme peut en direction d’un avenir déjà là, il le peut également en direction d’un passé qui ne passe jamais. Voilà ce que la néo-monadologie anarchiste de Proudhon permet d’affirmer. Opposé une nouvelle fois aux prétentions et aux illusions despotiques de la modernité, l’anarchisme ne fait jamais « table rase » du passé. Comme toute autre entité possible, il en est l’héritier, l’héritier vivant d’un passé qui ne meurt pas, dans un rapport où – contrairement à la transmission des titres, des propriétés, des dogmes et des États, ce « grand cortège triomphal » dont parle Benjamin, chargé du « butin » arraché à la multitude infinie de tous ceux qui « jonchent le sol [4] – c’est toujours le vif qui, en se répétant, saisit le vif. Il ne s’agit donc pas seulement ici d’un argument logique pour qui oppression et émancipation, tristesse et joie, souffrance et bonheur, soumission et révolte, n’auraient évidemment pas attendu l’apparition de l’anarchisme pour nouer et déchirer l’existence des êtres humains dans un combat incessant dont il conviendrait de se souvenir (ne serait-ce que pour en tirer des leçons) et de célébrer la mémoire (avec des plaques, des monuments, des musées, des noms d’école, des anniversaires commémoratifs et autres devoirs de mémoire). L’argument anarchiste dont il s’agit ici relève d’une approche néo-monadologique pour qui toutes les situations et les expériences passées, bonnes ou mauvaises, heureuses ou malheureuses, effectuées ou non, sont toujours présentes comme possibles, au cœur même des situations et des expériences présentes qui, en les répétant à leur tour, chacune suivant sa qualité et sa perspective particulières (oppressives ou émancipatrices), choisissent de les affirmer de nouveau et autrement, en constituant ainsi ces séries discontinues de devenirs que Landauer appelle traditions [5], là où « tout regard qui plonge dans le passé ou le présent des groupements humains est un acte qui porte sur l’avenir et construit cet avenir » [6].

    L’anarchisme et l’histoire religieuse de l’humanité

    De ce qui précède on peut tout d’abord tirer deux grandes conséquences.

    1. Libérés du lourd modèle théologique de l’histoire, tel qu’il avait été répété scrupuleusement et tout aussi lourdement par la modernité, nous ne sommes plus obligés de nous étonner ou de nous scandaliser du « retour » du religieux. Le religieux « revient », mais comme toute chose, à travers la série infinie et imprévisible des événements et des situations que ce mot répète et modifie à son tour. Le religieux « revient », et il est à la fois le même et pourtant chaque fois différent et surprenant, dans l’archaïsme de ce qu’il ramène comme dans le caractère facétieux ou sinistre de ses nouveautés et de ses inventions – dans la morale laïque et athée par exemple, ou encore dans la pensée révolutionnaire la plus anti-religieuse, mais aussi bien sûr sous ses formes apparemment les plus traditionnelles alors même que leur déjà vu nous prépare d’imprévisibles surprises.

    2. Libérés des prétentions exorbitantes et dominatrices de la modernité européenne et occidentale, nous ne sommes plus obligés de nous référer à l’étroit canton d’une Europe amputée de son passé. À la suite d’Elisée Reclus et de son étonnante tentative pour décrire la « variété infinie » des civilisations et des « individualités géographiques », pour faire la généalogie des mille manières dont « la nature prend conscience d’elle-même », pour mettre à jour « le lien intime qui rattache la succession des faits humains à l’action des forces telluriques » et la façon dont « la société actuelle contient en elle toutes les sociétés antérieures » [7], nous pouvons à notre tour nous tourner vers l’ensemble des cultures humaines présentes et passées que cette modernité avait cru trop facilement abolir et qu’elle s’efforce toujours de recouvrir sous le filet de ses équivalences et la généralisation du marché et de la marchandise. Aux innombrables expériences et situations des traditions qui ont vu naître l’anarchisme – un jour et en un lieu – nous pouvons joindre les ressources infinies des autres cultures et traditions, déconstruire, pour elles comme pour nous, les rapports de domination dans lesquelles elles sont prises, sélectionner et associer, ailleurs comme ici, toutes les révoltes, affirmations, spontanéités et modes d’être nécessaires à une transformation émancipatrice de ce qui est. Nous pouvons répéter un mouvement qui se réclame de l’anarchie, de sa multiplicité et de ses différences, mais aussi de la capacité des êtres à ne dépendre que d’eux-mêmes, de la singularité de leur rapport au monde puisque chacun d’entre eux, sous le point de vue qui le rend unique et irremplaçable, est porteur de tous les autres.

    Et c’est ici que nous retrouvons la question religieuse. Un retour qui pour le coup n’autorise plus aucun compromis. En effet : dès lors que l’anarchisme affirme son refus des distinctions modernes entre le présent (la modernité) et le passé (toutes les périodes antérieures), entre l’ici (l’Occident) et l’ailleurs (le reste du monde), il lui faut bien expliquer comment il peut hériter de ce passé et de cet ailleurs, les faire siens, alors même qu’ils sont si fortement et si durablement marqués par des représentations religieuses dont l’anarchisme refuse radicalement la dimension oppressive. Comment peut-on hériter de ce que l’on refuse ? Sans doute, et comme ce texte s’efforce de le montrer, l’anarchisme dispose-t-il, théoriquement, des moyens de penser un héritage auquel, pratiquement cette fois, aucun être présent n’échappe par ailleurs, y compris lorsqu’il prétend faire table rase de tout. Comme le montre la néo-monadologie anarchiste, si le passé ne passe pas et si l’ailleurs est ici, c’est à travers une répétition où tout événement présent, toute situation présente, tout être présent est à la fois le même et un autre, et ceci à travers un processus incessant d’évaluation, de sélection, de séparation, de recomposition et de réagencement de ce qui est, d’expérimentations pratiques et théoriques où peut justement se construire un mouvement émancipateur capable de défaire toute forme d’oppression. Mais comment cette recomposition libertaire des forces issues du passé, cette volonté de ne rien laisser perdre des moments émancipateurs (même les plus menus et les plus fugitifs) pourrait-elle opérer au cœur même des rapports oppressifs, et plus particulièrement de rapports religieux où la figure de Dieu et des dieux constitue justement la justification la plus achevée de la domination et de la dépossession de soi-même ? Parmi les nombreuses manières de répondre à ces questions on peut, pour conclure et à titre provisoire (ou de programme), proposer trois approches possibles – de la plus extérieure à la plus intérieure, de la plus grossière à la plus fine – et qu’il resterait à mener à bien.

    1. La première est certainement la plus grossière et la plus contestable. De façon humoristique, on pourrait la rapporter à l’image évangélique du partage entre le bon grain et l’ivraie. Comment séparer le bon grain des révoltes et des luttes du passé, de l’ivraie de leur travestissement religieux ? Comment, grâce à l’anarchisme et au milieu du fatras des croyances et des pratiques anciennes, mettre à jour et distinguer des révoltes et des luttes forcément privées de la conscience d’elles-mêmes puisque l’anarchisme n’existait pas encore [8] ? Révoltes mises à nu, radicalement coupées des oripeaux idéologiques qui les ont d’abord enveloppées, luttes sans mots pour dire leur vérité (ou dont on aurait coupé le son), sans projets et sans drapeaux adéquats à ce qu’elles sont (à nos yeux), parce que soumises aux brumes et aux mensonges d’une perception primitive du monde, cette première exhumation du passé peut ainsi sembler très proche du regard moderne dénoncé dans ce texte, le simple inventaire historique d’un passé doublement mort, parce que passé et parce que soigneusement séparé de ses expressions subjectives. Mais on ne touche pas impunément au passé. Cette première réappropriation savante et comptable d’un passé réduit à une simple préhistoire peut bien être rudimentaire et grossière. Elle n’échappe pas aux implications de l’approche monadologique. Ne serait-ce qu’en raison de l’écho que ce passé très particulier de révoltes, de luttes, d’oppression et de souffrances (les bâtisseurs de la grande muraille en Chine, Spartacus et les esclaves romains, la sécession de la plèbe romaine, etc.) risque toujours d’avoir en nous comme dans le cœur (ou l’âme ?) du savant le plus ossifié, que ce soit sous la forme vague et négative du regret, du manque, de la mauvaise conscience et de la perte, mais aussi parce qu’en touchant de tels événements nous ne pouvons pas, à la façon de l’angelus novus de Walter Benjamin, ne pas être tentés de « ressusciter les morts », et de « nourrir » ainsi notre « force » présente de la vie, de l’autonomie et de l’affirmation subjective des révoltes et des oppressions du passé [9].

    2. Il existe une seconde façon de se réapproprier le passé. Elle est proche de la première, car il s’agit également pour elle de séparer le bon grain des révoltes (ou des rapports de classes et d’oppression) de l’ivraie des illusions et des habillages idéologiques et religieux dans lesquels elles sont prises. Mais cette séparation se veut à la fois plus fine, plus large et plus respectueuse de l’autonomie et de l’affirmation subjective propre à chacun de ces événements. Pour elle, il ne s’agit plus seulement de distinguer entre d’une part des pures situations d’oppression et de révolte, et d’autre part une conscience erronée de ces situations qu’il conviendrait, au nom de la modernité par exemple, d’écarter radicalement. Dans cette seconde approche, plus subtile ou plus anarchiste parce que soucieuse de l’autonomie de l’autre, il s’agit au contraire, de considérer qu’il existe forcément un lien entre la dimension subversive et émancipatrice de ces événements du passé (ou d’ailleurs) et les raisons qu’ils se donnent, les déploiements discursifs et imaginaires qui donnent corps à leur autonomie subjective. Il ne s’agit plus seulement d’accueillir des luttes passées dépouillées de tout ce qui fit leur singularité, entièrement livrées à notre interprétation réductrice et objectivante, mais au contraire des luttes disposant de leurs propres justifications, déployant leur propre raison d’être (Bakounine), affirmant leur propre autonomie subjective, certes plus ou moins religieuses ou étranges à nos yeux, mais porteuses par elles-mêmes d’une expression et d’énoncés émancipateurs originaux – sui generis disait le latiniste Proudhon -, capable de nous étonner en tout cas et d’enrichir nos propres raisons d’agir et de lutter. Révoltes chinoises des turbans jaunes taoïstes (IIIe siècle), avec leurs cultes et leurs étranges banquets où femmes et hommes mêlent égalitairement leur souffle, ismaéliens réformés d’Alamut, avec leurs forteresses et leur interprétation tout aussi étrange de l’Islam (XIIe siècle), néo-franciscains de l’Italie chrétienne du XIIIe siècle, hussites tchèques du XVe siècle, camisards protestants des Cévennes, ou mouvements juifs hassidiques de l’est de l’Europe ne constituent pas seulement les moments les plus visibles d’une lutte des classes archaïque mais objective et le plus souvent imperceptible. Taoïsme, Islam, christianisme et judaïsme plus ou moins déviants mis en œuvre par les grands mouvements de révolte transmis par l’histoire (chichement et pour ne s’en tenir qu’à ces courants religieux) ne sont pas des habillages plus ou moins mensongers qui, faute d’un projet révolutionnaire explicite encore à naître, seraient parvenus à tromper les révoltés qui se réclamaient d’eux, à les asservir à l’ordre religieux et idéologique qu’ils croyaient dénoncer et combattre et dont ils n’auraient été finalement qu’une variante. Dans cette seconde appropriation du passé, il convient au contraire de prendre au sérieux l’infléchissement radical et la singularité de la recomposition que les révoltés opèrent au sein des idéologies religieuses de leur temps, ce que cette singularité peut nous apprendre et ce que nous pouvons à notre tour prendre en elle.

    3. La troisième et dernière façon de s’approprier et de répéter les différents héritages émancipateurs du passé ne peut qu’être esquissée. Bien que dans le prolongement de la seconde, elle se distingue très nettement des deux autres. Elle n’opérerait plus par images et donc par simple distinction extérieure, que ce soit en isolant radicalement les luttes émancipatrices du fond social, culturel et religieux dont elles émergent (mais en les privant ainsi de tout point de vue propre) ou en faisant la part du feu entre les représentations religieuses et oppressives d’alors, et les tentatives plus ou moins originales et désespérées des révoltés et des déviants pour les utiliser et donc les retourner contre elles-mêmes, faute de mieux, en attendant les idéologies révolutionnaires à venir. Dans cette troisième manière de se réapproprier le passé, il s’agirait au contraire – par retour à l’inspiration première de l’anarchisme, comme par retour à l’origine de toute chose – d’étendre notre évaluation et notre analyse des rapports d’oppression et d’émancipation à l’ensemble des forces et des rapports composant ces sociétés passées, et donc à des représentations, des perceptions et des relations qu’il est convenu de qualifier de « religieuses » mais qui, hier comme aujourd’hui – de la plus grande à la plus petite de ses compositions –, portent en elles la totalité des possibles.

    Daniel Colson


    [1] 1. On ne peut rien comprendre à la violence antireligieuse de l’anarchisme sans prendre en compte la situation de l’Europe au cours de la première moitié du XIXe siècle, en particulier dans les pays latins où l’Église catholique imposait de manière féroce une domination sans partage, immédiate et incessante. Peu ou prou, l’anarchisme comme mouvement politique et social s’est trouvé assez souvent, de fait, aux côtés de toutes les autres forces, républicaines et bourgeoises, pour combattre la puissance et la domination de l’Église. En France par exemple, où l’anarchisme n’a jamais manqué, dans les grands moments d’affrontement avec la « réaction », de constituer la gauche de la « gauche » du camp républicain et socialiste (au moment du boulangisme ou de l’affaire Dreyfus par exemple). Ou encore en Espagne, avec par exemple, pour la Catalogne, le Parti Républicain Radical de Lerroux et sa grande influence sur le mouvement ouvrier de cette région, et sans lequel (entre autres choses) on ne peut rien comprendre à la cruauté et à la violence spectaculaire de l’anticléricalisme espagnol.

    [2] Sur cette distinction voir Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p. 8.

    [3] Ibid. pp. 19 et 8.

    [4] Écrits français, Folio essais, 1991, p. 437.

    [5] Voir Martin Buber, Utopie et socialisme, Aubier Montaigne, 1977, p. 87.

    [6] Gustav Landauer, La révolution (1907), Champ libre, 1974, p. 11.

    [7] L’Homme et la Terre, Librairie Universelle, tome I, p. 1, 2 et II, tome VI, p. 504.

    [8] Nous laissons ici de côté la réponse marxiste qui, contrairement à l’anarchisme, n’a évidemment rien de problématique et relève de l’évidence, puisque d’emblée le marxisme adopte une vision religieuse et théologique (la lutte des classes, la dialectique historique, l’avènement du communisme, etc.), certes en concurrence avec toutes les autres théologies du passé qu’il prétend éradiquer, mais homologue à elles et donc très nettement disjonctive (« c’est eux ou nous » !).

    [9] Sur la position de Benjamin, voir op. cit., p. 438 et 440.

    La philosophie
    Une alternative libertaire à la religion


    [​IMG] Dans la majeure partie du globe, la religion est encore une évidence, le doute même n’est pas encore apparu, et les guides de voyage vous conseillent prudemment de ne pas chercher à parler d’athéisme, si vous ne voulez pas fâcher vos interlocuteurs. Dans les régions où l’athéisme a été pensé, publié, défendu contre toutes les inquisitions, la religion est encore largement l’opium du peuple. L’opium, c’est-à-dire tout à la fois son analgésique, son refuge et sa consolation. Ce ne sont pas les plus grandes abominations qui en provoquent le besoin – celles-là font douter de l’existence des dieux. Ce sont les difficultés quotidiennes, permanentes, les injustices devenues normes, le dégoût et l’impuissance à changer les choses, qui mènent au désir de se réfugier ailleurs, de s’inventer ailleurs un monde juste et beau. Quand suffisamment de conditions historiques sont réunies, le monde meilleur devient projet à réaliser ; quand au contraire tout changement important vers le mieux semble impossible, le monde meilleur est rejeté dans l’au-delà, atteignable soit après la mort soit par une évasion dans les paradis artificiels du mysticisme, de la foi, de la sympathie universelle.

    Première raison donc de lutter contre la religion : la tentation de la fuite individuelle fait obstacle au désir de changer collectivement le réel. Les conditions historiques favorisant les changements sont multiples, mais elles dépendent en partie de l’influence qu’exerce chacun des deux messages. Il faut donc comprendre d’où vient la force du message religieux.

    La religion est un phénomène multiple. Inutile de répéter les grandes oppositions entre monothéisme et polythéisme, entre visée conquérante et identité limitée à une communauté. Du point de vue social, toutes ne prônent pas la résignation à une répartition injuste des biens, toutes ne favorisent pas une classe dirigeante. Mais il y a peu de risque de se tromper en affirmant que toutes sont gardiennes d’un ordre établi par décret divin et que toutes interdisent à l’individu de se démarquer de la conception commune.

    Deuxième raison donc de lutter contre elles : elles suppriment toute liberté de penser par soi-même, d’inventer de nouvelles visions du monde ou de nouvelles pratiques sociales. On pourrait objecter que certaines communautés sont très heureuses en vivant ainsi, dans l’harmonie des mythes et des rites, et que le besoin de s’affirmer en tant qu’individu n’y existe pas. Ceci pose la délicate question, à laquelle je reviendrai plus loin, de l’universalisme de certaines revendications. Mais il est d’emblée évident que toute libération doit être motivée par un désir de libération, c’est-à-dire par la conscience d’une oppression et la visée d’une situation meilleure, et que cela doit naître à l’intérieur d’une communauté donnée, non être imposé de l’extérieur. Le souci rationaliste de vaincre partout la superstition, au nom d’une conception progressiste de l’humanité, est certainement un souci noble, mais il se trompe, à mon avis, en estimant que cette valeur de la raison est universellement la première condition du bonheur humain. En conséquence, je limiterai la nécessité de lutter contre la religion aux sociétés (très largement majoritaires dans le monde) où au moins certains individus aspirent à la liberté de penser et d’agir de manière autonome, c’est-à-dire selon des normes qu’ils ont eux-mêmes choisies et qu’ils se donnent le droit de modifier continuellement. Ceux-là sont d’autant plus persécutés que la religion dominante 1/ est plus profondément ancrée dans la morale et l’organisation sociale, d’où une pression de tous contre cette minorité ; 2/ est davantage liée au pouvoir politique, d’où une répression officielle avec tous les moyens coercitifs de l’État. Les sociétés occidentales rejettent en général le deuxième type de pression, représentée notamment par l’islamisme politique, et invoquent contre lui (du moins pour le moment) la séparation de l’Église et de l’État. Mais le premier type de pression pénètre insidieusement les sociétés les plus libres, et il faut une vigilance constante pour ne pas le laisser gagner du terrain. La consultation d’ecclésiastiques sur des questions éthiques, les inégalités de droits entre couples mariés et non mariés, les cours de religion présents dans l’enseignement public de la plupart des États sont autant de signes d’une influence devenue habituelle et contre laquelle très peu de voix s’élèvent. Et surtout, il y a la question des valeurs.

    Je parle de « valeurs » au sens des grands principes qui, plus ou moins consciemment, guident tous nos choix de vie, toutes nos relations avec les autres hommes et avec le reste du monde. Est-ce que dans toute action je veillerai d’abord à être solidaire ou à être compétitif, à être juste ou à être performant ? est-ce que je conçois la réussite de ma vie selon les critères de la richesse, de la reconnaissance sociale, du devoir accompli, ou selon ceux de l’utilité sociale, de l’épanouissement culturel, etc.? Ces principes fondamentaux ne relèvent d’aucune science, d’aucune nature, d’aucune transcendance. Chacun doit les poser lui-même – de préférence, de manière à ce qu’ils soient compatibles avec ceux des autres. Or, une foule d’instances s’efforcent de pousser ces choix dans un sens ou dans l’autre : les religions, les idéologies politiques et économiques, les traditions et les normes propres à une communauté. D’où la tendance si compréhensible d’adhérer à l’un de ces systèmes de référence, quand l’individu ne trouve pas d’alternative pour l’aider dans sa recherche.

    Je hais l’Islam,
    entre autres…


    Sous ce titre qui ne se voulait certainement pas provocateur mais franc et sain, le psychanalyste Patrick Declerck écrivait l’été dernier [1] : « Je hais le fait religieux en général, parce qu’il aliène l’homme en lui faisant prendre des messies pour des lanternes. Je hais l’islam en particulier, parce que l’islam est un système d’oppression tragique des deux sexes. […] Cette haine de l’islam, je revendique publiquement le droit de l’exprimer. Publiquement. Quitte éventuellement à transgresser, oui, les lois de la République. Car dénoncer aujourd’hui les féroces imbécillités des croyances religieuses est plus qu’un plaisir, c’est un devoir. Et un honneur. Celui de montrer qu’il est possible d’exister debout, sans béquilles et sans illusions. […] En ces temps où, une nouvelle fois, la religion fait la guerre, il urge de revendiquer encore, et toujours, et hautement, la dignité supérieure de l’homme sans dieu. »

    De fait, en vertu du nouveau dogme de la tolérance, même la gauche accuse de racisme ou de xénophobie toute attitude critique vis-à-vis d’une religion ou d’une culture. Or, cette accusation suppose la confusion entre le rejet d’une différence de naissance et celui d’une différence choisie. On ne choisit pas sa couleur de peau, son origine familiale et géographique ; on ne choisit pas son genre. Mépriser ou disqualifier un individu selon ces critères est donc totalement dépourvu de raison. En revanche, dans les conditions actuelles de perméabilité de toutes les sociétés, on peut choisir sa culture, sa religion, son orientation politique. Ce qui était impossible dans une société fermée, isolée, privée de tout modèle extérieur, est rendu possible par l’ouverture et l’interpénétration des cultures. Aucun respect n’est dû à une religion ni à une culture. On peut respecter les êtres humains qui l’ont adoptée, si l’on juge que leurs raisons de l’adopter sont respectables. On peut respecter, d’une autre manière, ceux qui n’ont jamais eu les moyens de prendre conscience et de choisir. Mais on ne doit en aucun cas renoncer à leur donner ces moyens.

    Quelle que soit la culture qui a imprégné la construction de notre esprit, il est difficile de la considérer avec la même distance critique que celles qui nous sont étrangères. Mais si la liberté individuelle de pensée et de conscience est issue de la culture européenne, elle n’est pas une proposition culturelle parmi les autres. Elle ouvre en effet la possibilité même de choisir, de critiquer et de revendiquer. Elle ne propose pas une croyance parmi les autres, elle réclame le droit de ne pas croire. Elle n’affirme pas un contenu de pensée, elle exige que chacun puisse trouver le sien. Et pourtant, sous l’influence de la vague multiculturaliste, beaucoup de philosophes des droits de l’homme, c’est-à-dire de théoriciens qui considèrent certains droits comme les normes fondamentales de tout agir humain, sont acculés à la contradiction entre cette revendication universelle et la défense des pratiques culturelles particulières. Un exemple frappant en est cette commission de l’Unesco [2] chargée de promouvoir l’enseignement de la philosophie au niveau mondial : tout en définissant la philosophie comme une discipline qui « encourage en effet à juger par soi-même, à confronter des argumentations diverses, à respecter la parole des autres, à se soumettre seulement à l’autorité de la raison », elle recommande de ne pas avantager la philosophie européenne par rapport aux autres. Mais où, ailleurs que dans la culture européenne, a-t-on cette définition de la philosophie ? Pour ceux qui luttent contre des cultures répressives, le choix est clair :
    « Les droits de l’homme et la charia sont définitivement et irrémédiablement inconciliables et antagonistes. Les droits humains universels sont essentiels pour assurer un certain niveau de vie aux habitants de la planète. On ne peut laisser les gouvernements et les autorités tolérer sévices et mauvais traitements en utilisant comme excuse le multiculturalisme. Nous ne pouvons laisser le multiculturalisme devenir le dernier refuge de la répression. Accepter que la religion serve à justifier le viol des droits de l’homme, c’est entériner une discrimination des victimes et leur faire savoir qu’elles ne méritent pas d’être protégées. » [3]

    Il ne faudrait surtout pas croire que, pour nous Européens, l’attitude critique est plus facile parce que nous sommes tombés dedans quand nous étions petits. En réalité, la philosophie des Lumières n’est toujours pas la référence majeure des morales et des politiques dominantes. Les uns veulent nous enfermer dans une identité judéo-chrétienne ; les autres, prônant au contraire l’universalisme de nos valeurs, n’en retiennent que l’esprit de découverte, d’entreprise, d’invention, de conquête, de maîtrise, bref le triomphe de la rationalité instrumentale, qu’il ne faudrait surtout pas confondre avec la rationalité tout court. Il en résulte un portrait de l’Européen haïssable partout dans le monde, sauf par ceux qui ont intérêt à l’imiter. Quant aux plus insidieux des discours, ce sont ceux qui avancent des valeurs issues effectivement du combat des Lumières, mais en les détournant de leur sens : ils appellent « démocratie » leur particratie d’affamés du pouvoir, « liberté » leur compétition commerciale, « pensée » leur rhétorique justificatrice, « civilisation » leur société de consommation. Tout cela entretient facilement la confusion entre ouverture universelle à la liberté et conquête du monde par des intérêts particuliers.

    Quelle philosophie
    pour répondre
    à quelles questions ?


    On pourrait objecter aussi que la philosophie n’est pas toujours opposée à la religion, que certaines « métaphysiques » inventent autant de réalités absolues et surnaturelles, et qu’il y a quantité de philosophes croyants. C’est parfaitement exact, et je pense qu’il n’y a rien à attendre des philosophies intrinsèquement religieuses, de toutes ces sagesses mystiques qui appellent les hommes à dépasser leur condition terrestre et corporelle pour s’élever vers un au-delà désincarné, ou à sortir de leur triste individuation pour aller se fondre dans le tout. Le problème avec le mot « philosophie », c’est qu’il y en a autant de définitions que de philosophes. Dès sa naissance, les deux courants ont coexisté, celui du rationalisme et celui du religieux. Devant l’impossibilité d’établir sans dogmatisme lequel est le plus légitimement « philosophie » que l’autre, il ne reste qu’à prendre la précaution de préciser de quoi on parle. Je parle donc d’une pensée qui cherche à comprendre, d’une manière conforme à l’expérience et au raisonnement, tout ce qu’il y a d’étonnant dans la condition humaine. Entreprendre cette démarche en continuant à croire en une vérité révélée, quelle qu’elle soit, signifie nécessairement qu’on arrêtera trop tôt la recherche libre de préjugés, qu’on se reposera trop vite sur un fondement inébranlable, et qu’il ne restera plus que des questions secondaires, de surface, d’ajustement ou de déduction.

    D’autre part, il y a aussi des philosophies qui, sans se référer à quoi que ce soit de surnaturel, enferment la pensée dans un dogme, dans une fausse certitude, et refusent de considérer certaines questions comme dignes d’examen – c’est le cas de certains matérialismes, prolongés à l’heure actuelle par la vogue des neurosciences et autres sciences cognitives réductrices. À l’opposé de cela, la philosophie qui serait une vraie alternative aux dogmatismes est une philosophie libre, ouverte, insatiable. Des générations d’aspirants à la liberté ont, depuis vingt-cinq siècles, mis en garde contre toutes les illusions insidieuses de la pensée, y compris même celle de la liberté. Cette recherche a surtout mis en évidence la nécessité de définir plus précisément cette notion. Dans le champ éthique, on peut convenir que la liberté est la faculté que possède un sujet de se rendre indépendant de toute influence extérieure, mais à condition de définir à son tour clairement la notion d’« extérieur ». Car un sujet, un individu conscient, est nécessairement constitué, d’une part, par sa matière génétiquement informée, d’autre part par la multiplicité innombrable des expériences qui forment son histoire. L’ensemble de ces facteurs d’influences, venant de l’extérieur (de la famille, de la société, etc.), est intériorisé et désormais à la disposition de sa réflexion. On ne sait pas comment cela se produit, mais l’expérience montre l’existence d’un pouvoir de retour sur soi, d’auto-analyse et finalement d’auto-constitution que peut exercer une conscience humaine, de sorte qu’il y a toujours une certaine marge entre ce qui est hérité et ce qui est conservé.

    Mais c’est une faculté qui doit être exercée, encouragée, surtout durant le processus d’éducation et de formation des futurs adultes. Comme chacun peut l’observer, les enfants sont naturellement philosophes, ils posent spontanément les « grandes questions » : pourquoi on vit ? Qu’est-ce qui se passe quand on est mort ? Il faut remarquer, cependant, que cela ne leur cause pas encore d’angoisse ; ils sont curieux, de cela comme de tout. Ils ont moins peur de leur propre mort que de celle de leurs parents ; ils ont surtout peur d’être abandonnés, orphelins, livrés à des gens méchants (d’où le nombre de contes mettant en scène une telle situation, jusqu’au succès actuel des Orphelins Baudelaire). Les premiers philosophes à avoir proposé une « thérapie de l’âme » pour délivrer l’homme de ses angoisses, les Épicuriens, faisaient remonter la peur de la mort à la peur des dieux : ce qu’on craint, c’est le jugement, le châtiment, l’arbitraire d’une super-puissance inconnue. Il faut reconnaître cependant que, si une bonne part de la crainte a été produite par les religions elles-mêmes (et là aussi il y a de grandes différences d’intensité selon les religions, la judéo-chrétienne détenant probablement le record de terrorisme en matière de péché, de culpabilité et de châtiment), dès que la conscience est devenue vraiment consciente de soi, elle rejette avec horreur l’idée de sa disparition, de son anéantissement. C’est pourquoi une des tâches essentielles de la philosophie est de nous permettre de comprendre à quoi il faut renoncer, d’accepter cette nécessité et de l’utiliser comme un tremplin pour mieux jouir du temps de vie dont on dispose. La grandeur de l’homme n’est pas à trouver dans l’illusion d’une immortalité ou d’une filiation par rapport à un dieu infini, mais dans le courage d’affronter une réalité dont il n’a rien à attendre que ce qu’il construira lui-même. Cette lucidité, il faut la donner aux enfants dès les premières questions, pour qu’ils ne se retrouvent pas brutalement dépourvus de repères quand ils se mettront à douter des mythologies dont on a préféré les abreuver.

    La philosophie peut aussi rendre à l’homme la confiance en ses capacités créatrices, que la religion lui a déniées au profit de la création divine. Là aussi, des méthodes d’investigation développées depuis vingt-cinq siècles nous offrent une vision vertigineuse de ce que peut la pensée imaginative, dans tous les domaines : science, art, politique, plaisirs… Enfin, la philosophie montre clairement que toute recherche libre et exigeante doit se faire à plusieurs, par le dialogue avec les contemporains et avec les anciens, par la confrontation des idées, par la multiplicité des approches nécessaires pour guider une progression lente, complexe, jamais achevée. Elle est évidemment aussi en prise avec toutes les dimensions de la réalité, puisqu’elle refuse de se mentir en s’en évadant.

    Pour toutes ces raisons, il n’est pas certain que le lycée ou l’université soient les meilleurs endroits où trouver une telle philosophie. D’un pays à l’autre, d’un établissement à l’autre, et même d’un professeur à l’autre, les manières d’enseigner la philosophie sont différentes, mais, que ce soit à cause de son confinement dans certaines filières scolaires ou à cause de méthodes trop encyclopédiques, c’est une constatation générale qu’elle atteint et transforme bien peu de gens. L’analyse de ce phénomène est le point de départ du livre de Michel Onfray, La communauté philosophique [4], dans lequel l’auteur explique pourquoi et comment il a fondé une université populaire pour enseigner une philosophie véritablement vécue, à l’écart du milieu universitaire mais sans tomber dans la facilité trompeuse du café philo [5]. L’exemple qu’il donne d’un cours de lycée durant lequel un inspecteur bien intentionné réduit le problème de la liberté à la loi de la chute des corps est une illustration désopilante d’une tendance très répandue à esquiver les vraies questions. À l’encontre de l’encyclopédisme et de l’érudition, Onfray propose de « concentrer l’activité philosophique sur une cartographie de ces paysages propres : comment travailler à la conscience et à la connaissance de soi ? de quelle manière parvenir à des certitudes sur soi ? quelles identités possibles ? quel moi envisageable ? qui peut dire je, et quand ? Mais aussi : comment considérer autrui ? qui est-il ? quelle place lui donner dans une relation avec moi ? quelle eumétrie, quelle métriopathie [6] ? Quelle morale ? Où sont bien et mal dans l’intersubjectivité ? Enfin, quelle relation avec la nature, la ville, la cité, le politique ? Avec le temps du monde ? Etc. De l’existentiel à l’état pur. » (p. 100). Pour traiter ces questions, l’université populaire propose des séances de deux heures dont la première est consacrée à un exposé explicatif, argumenté et critique, la deuxième à une discussion ouverte avec le public. Le modèle que cherche à approcher Onfray est celui de la communauté épicurienne, où chacun participe quand et comme il veut, où toutes les confrontations sont possibles, mais où la motivation est de réussir une conversion vers un autre mode de vie.

    Tout modèle a ses défauts. Celui d’Onfray, outre l’agacement provoqué par son grave manichéisme (non, Epicure n’est pas un super-héros infaillible, non, Platon n’est pas un tyran hypocrite propagateur de pensée mortifère), suscite surtout la question du rapport entre les aspects théoriques et pratiques de la philosophie. La construction du sujet, le choix du mode de vie, l’ouverture aux plaisirs, sont-ils les seuls thèmes dignes d’une philosophie « démocratique et populaire » ? Pourquoi écarter le désir de savoir et de comprendre appliqué à des questions théoriques qui échappent aux sciences expérimentales, comme la relation de l’homme avec le reste de l’univers, l’évaluation de nos capacités cognitives, créatrices, émotionnelles, etc. ? Répondre à l’angoisse de la mort, comme à l’angoisse de l’existence, exige de pousser la réflexion bien au-delà de recettes hédonistes. Or, cet aspect intellectuel, pas davantage que l’aspect éthique, n’est pas inaccessible au grand public, pourvu qu’on fasse l’effort de faciliter l’accès sans amoindrir le contenu, comme le prône si bien Onfray – qui nous offre en plus une délectable raillerie de la vulgarisation philosophique telle que pratiquée par les valets médiatiques de la « pensée » dominante. Il lui manque aussi, me semble-t-il, le projet d’inscrire la lutte collective au cœur du projet d’émancipation philosophique, avec une détermination claire de ce contre quoi et de ce pour quoi on lutte à l’échelle de toute la société. Or, un tel souci est absolument nécessaire pour éviter un nouveau repli communautaire, un nouveau refuge dans un Jardin préservé de la laideur du monde, mais où l’on ne cherche plus à le transformer. Moyennant ces précautions, qu’est-ce qu’on attend pour multiplier les universités populaires ? Qu’on s’adresse aux adultes ou aux enfants (voir p. 41-42), il y a une demande, et l’enjeu est immense.

    Annick Stevens


    [1] Le Monde, 12.08.04

    [2] « Stratégie de l’UNESCO concernant la philosophie », nov.-déc. 2004.

    [3] Azam Kamguian, « Islamisme et multiculturalisme », Ni patrie ni frontières, p. 75. Voir aussi dans la même revue l’excellent article d’Yves Coleman, qui démonte de manière subtile les accusations de « paternalisme » ou de « racisme » contre ceux qui soutiennent le combat de libération des femmes, notamment des musulmanes

    [4] Michel Onfray, La communauté philosophique, Paris, Galilée, 2004

    [5] Ce n’est pas la première initiative de ce genre, bien sûr, et Onfray se réfère lui-même aux universités ouvrières de la fin du XIXe siècle. Je ne me prononce pas ici sur la mise en œuvre effective du projet ou sur sa réussite par rapport aux buts fixés ; seule la description programmatique m’intéresse, dans la mesure où elle constitue un bon point de départ pour stimuler la création d’autres lieux du même type.

    [6] Du grec, action de mesurer, art de modérer ses passions.

    Croyance, anarchisme et modernité


    [​IMG] Historiquement, au cours de sa brève existence, et à l’exception de quelques velléités très minoritaires (avec et autour de Tolstoï par exemple), l’anarchisme a toujours affirmé son refus de toute religion, théoriquement et pratiquement, et non parfois sans une grande violence, comme en Espagne en 1936. Cette position antireligieuse du mouvement libertaire se heurte cependant, dans le contexte actuel, à une redoutable difficulté. Là où l’anarchisme est né et où il réunit toujours l’essentiel de ses (faibles) forces – en Europe –, le Christianisme est exsangue (actuellement). La seule et véritable menace religieuse à laquelle nous nous trouvons confrontés (en Europe toujours, pour ce qui concerne les anarchistes de cette région du monde, nous en l’occurrence), c’est l’Islam, et avec lui l’Islam intégriste dans lequel les anarchistes d’aujourd’hui ne manqueront pas par ailleurs, de reconnaître – avec horreur ou stupéfaction – plusieurs aspects de leurs propres pratiques passées : violence, spontanéité et autonomie d’action, caractère populaire sinon ouvrier du recrutement, par exemple. En attendant qu’un mouvement anarchiste significatif ne naisse dans les pays et dans les milieux d’origine musulmane, on voit mal de quelle façon les anarchistes (massivement d’origine européenne et chrétienne) pourraient chausser de nouveau leurs bottes antireligieuses contre l’Islam. Sauf à réenfiler avec elles celles de l’ethnocentrisme et du colonialisme (comme en France, pendant la guerre d’Algérie), se retrouver aux côtés de Gollnisch, Régis Debray, Chevènement et autres « républicains » de droite et de gauche, et réaffirmer la supériorité civilisatrice d’une civilisation européenne qui l’a pourtant suffisamment fait savoir pendant plus d’un siècle de domination coloniale dont on mesure mieux d’un point de vue libertaire (mais tardivement) le caractère particulièrement répugnant.

    Cette difficulté de l’anarchisme, sur le terrain de la lutte antireligieuse, à sortir du carcan colonialiste et impérialiste de l’histoire européenne et (accessoirement) à éviter des alliances douteuses avec ce qui subsiste d’un camp laïc et républicain ranci par les années, n’est pas seulement d’ordre conjoncturel. Plus profondément ou durablement, elle tient aux conditions d’apparition du mouvement libertaire. En effet, comme toute chose, l’anarchisme est né en un lieu et un moment précis : en Europe, au milieu du XIXe siècle de l’ère chrétienne pour ce qui le concerne. Avec deux conséquences.

    1. Sur le terrain social et politique tout d’abord, lorsqu’aux côtés de toutes les autres forces de la modernité, plus ou moins bonnes ou mauvaises suivant les cas et les situations (bourgeoisie, capitalisme, libéralisme politique, scientisme, technique, etc.), le mouvement anarchiste a dû affronter les vieilles dominations longtemps hégémoniques des institutions religieuses [1].

    2. Mais sur le terrain de la pensée également dans la mesure où, face aux arguties autoritaires et retorses de la théologie et dans l’âpreté de son combat, l’anarchisme ne s’est pas privé d’utiliser toutes les ressources (non moins retorses et autoritaires) de la raison moderne, de la logique et de la philosophie qui au même moment s’imposaient un peu partout, à l’école, dans le travail, l’économie et le développement des sciences et des techniques. Au risque de se transformer ainsi en une simple variante extrémiste et minoritaire du large éventail de la modernité républicaine, libérale et démocratique.


    L’anticléricalisme politique et social


    Il n’est pas indispensable de discuter longuement la première de ces deux conséquences. C’est certainement la plus évidente, mais aussi la plus circonstancielle. Concrète et immédiate, la lutte antireligieuse des premiers mouvements libertaires participait d’un combat multiforme contre les forces oppressives en Europe au XIXe et au début du XXe siècle, en particulier dans les pays latins et catholiques, là où les institutions religieuses s’affirmaient le plus visiblement comme forces autonomes, privilégiées et dominatrices. État, Église et capital, armée, clergé et patronat, constituaient alors les trois visages (« analogues » disait Proudhon) d’une même domination, particulièrement visible et aux liens pratiques et théoriques évidents. Une analyse plus détaillée exigerait cependant de voir en quoi ce modèle circonstanciel d’affrontement était déjà (au XIXe siècle) lui-même particulier ou local, propre aux régions catholiques (et orthodoxes ?) de l’Europe, là où la religion passait par un clergé et des institutions puissantes, nombreuses et professionnalisées. Dès cette époque, dans les pays protestants par exemple, les choses étaient en partie différentes. Les rapports (non moins oppressifs en leur genre) du lien religieux y fonctionnaient autrement, d’où, peut-être, les formes particulières que les mouvements libertaires ont pu y revêtir (moins de violence ou affirmation de la non-violence, absence d’anticléricalisme, changements individuels sur le terrain des mœurs et de la morale, etc.). Laissons ici de côté les vastes régions du monde alors dominées par l’Europe, et l’hypothèse que, dessillés des illusions aveuglantes et catastrophiques de la suffisance et de l’oppression coloniales, les anarchistes aient pu penser leur lutte antireligieuse dans le cadre de l’animisme africain par exemple (autrement que dans les fourgons des hygiénistes, des administrateurs et des inspecteurs scolaires), du monothéisme sans clergé de l’Islam sunnite, ou de la complexité invraisemblable du polythéisme hindou, sans rien dire non plus du caractère étrange (à nos yeux) des réalités mystico-religieuses de la Chine et de l’Asie.

    Un siècle plus tard tout a changé de toute façon. Le dehors impensé (par l’anarchisme) de l’ancienne Europe coloniale est toujours là, malgré les succès impressionnants d’un capitalisme niveleur et destructeur. Il est même dedans, avec l’Islam (principalement sunnite) par exemple, et bientôt un nombre toujours plus significatif d’autres courants culturels et religieux. Quant au « pensé » du vieil adversaire chrétien, principalement catholique, on peut dire qu’il n’est plus là ou alors dans un état de délabrement que l’on a du mal à imaginer, même si sa résurrection (sous une autre forme de toute façon), est évidemment toujours possible, mais dans une perspective théorique et pratique « d’éternel retour » qui ouvre à l’anarchisme lui-même de tout autres perspectives.

    L’anarchisme, la modernité et les pièges de la pensée religieuse

    Le second effet des circonstances de la naissance de l’anarchisme – en Europe, au milieu du XIXe siècle de l’ère chrétienne – pose davantage de problèmes. En particulier sur la nature de l’anarchisme et de sa pensée, non plus seulement dans le cadre restreint du lieu de sa naissance ou au cours des quelque soixante-quinze ans de son premier développement, mais à l’échelle beaucoup plus vaste de l’histoire et du monde, dans ce que l’on peut en attendre, pour nous, pour d’autres, et pour plus tard. La position que je voudrais soumettre à la discussion pourrait se résumer en deux points en partie contradictoires :

    1. Le premier est le plus important. Produit de la modernité européenne, mais tardivement, au moment où celle-ci était sur le point de déployer tous ses effets (bons et mauvais), l’anarchisme, dans sa dimension sociale et pratique (les différents mouvements ouvriers à caractère libertaire), comme dans sa dimension théorique (les textes de Proudhon et de Bakounine principalement), constitue une rupture radicale avec cette modernité qui l’a vu naître.

    2. Mais à ce premier point il faut aussitôt ajouter un second qui vient le contredire. Pour une série de raisons qui paradoxalement tiennent également au caractère radicalement nouveau de l’anarchisme, et en dépit du caractère très souvent explicite de ses expérimentations et de ses affirmations initiales (dont la violence, l’ironie, la colère et les coups de ses adversaires n’ont jamais manqué de souligner le caractère intempestif), l’anarchisme n’a pas, de son côté, évité complètement, dans l’âpreté de ses combats, de ses débats et de ses justifications, mais aussi au lendemain de ses défaites, de reprendre parfois à son compte – contre son propre mouvement – des représentations et des cadres de pensée qu’il s’efforçait pourtant si fortement de détruire par ailleurs. Sur le terrain de la raison par exemple, trop souvent réduite au rationalisme étroit et utilitariste du formatage scolaire. Sur le terrain de l’individualisme, trop souvent confondu avec sa forme moderne du capitalisme triomphant. Sur le terrain de l’éducation et de la diffusion des idées, trop souvent réduites à l’idéalisme instrumentalisé de la propagande. Mais aussi, et pour ce dont il est question dans ce texte, sur le terrain de l’histoire émancipatrice, trop souvent perçue à travers le double mirage d’une réforme ou d’une révolution identifiées au progrès ou aux mystères encore plus épais de la dialectique hégélienne et du matérialisme historique.

    Et c’est ici que nous retrouvons – une première fois – la question religieuse, la façon dont la modernité a cru dépasser les croyances religieuses alors même qu’elle les reprenait à son compte, et la façon dont l’anarchisme a pu parfois être conduit à faire siennes à son tour les illusions de cette modernité. Comme le remarquent Bakounine et Nietzsche, on ne se débarrasse pas si facilement de Dieu et des dominations bien réelles que son ombre impose à notre vie. Chassé par la porte il revient par la fenêtre, non sous la forme d’immigrés illettrés et clandestins, supposés apporter avec eux des croyances dépassées par l’histoire, mais au cœur même de la modernité la plus arrogante. En effet, comme l’ont perçu avec acuité Proudhon, Bakounine et Nietzsche, c’est au moment où les sociétés occidentales estimaient avoir définitivement dépassé la question religieuse qu’elles adoptaient sa dimension la plus despotique : la croyance dans la destinée de l’humanité, l’adhésion à la vieille providence divine transformée en déterminisme historique ; l’affirmation d’un devenir inéluctable du progrès et de la raison confié à la tutelle de la science et de l’État ; la soumission à des étapes historiques nécessaires, justifiant, sous couvert de pédagogie et de « civilisation », la domination mondiale de l’ordre et des intérêts occidentaux ; l’espérance dans l’avenir radieux d’un monde humain enfin réconcilié avec lui-même où le paradis garanti par le despotisme des prêtres et la loi religieuse – mais ailleurs et plus tard – était fermement invité, au nom de la raison historique (dialectique ou non), à se transformer en despotisme immédiat, mis en œuvre par l’État, les partis et les savants.


    La répétition de ce qui est


    Après plus d’un siècle de catastrophes et la réduction des prétentions de l’Occident à une fuite en avant économique destructrice, et à terme tout aussi catastrophique, sans autre raison d’être que le nihilisme de sa reproduction indéfiniment élargie, le mouvement libertaire a enfin la possibilité, sinon d’offrir – peut-être – une espérance immédiate effective, tout au moins de mettre à jour la force et l’originalité de son inspiration première, la signification de ses expérimentations passées.

    L’anarchisme est né à une date et à un endroit précis, mais comme tout autre chose il ne constitue pourtant en rien le moment particulier d’un devenir historique extérieur et forcément divin qui lui donnerait son sens et ses lois, et dont il conteste justement les prétentions dominatrices. En chacun de ses combats, aussi minuscules qu’ils puissent être, en chacune des situations extrêmement diverses où il a pu et peut se déployer, en chacun des êtres collectifs (Proudhon) ou des agencements, tout aussi collectifs (Deleuze), qui lui donnent corps à un moment et dans un lieu donné, le mouvement libertaire ne se réfère à aucune instance extérieure qui justifierait et ordonnerait ses actes et ses pensées. Dans ses affirmations théoriques comme dans ses expérimentations pratiques, il ne prétend pas être autre chose que les seules situations et circonstances chaque fois singulières qui le font être, hier comme aujourd’hui, ici comme ailleurs. En effet, pour l’anarchisme, et comme le rappellent sans cesse ses textes, ses pratiques et ses proclamations, il n’existe que des situations singulières qui se suffisent entièrement à elles-mêmes, qui disposent chacune de leur propre raison d’être, nous dit Bakounine, à l’exclusion de toute autre, puisque à l’intérieur de ce que l’on peut appeler la néo-monadologie anarchiste, tout être, toute situation, tout événement, tout moment, porte en lui-même – sous un certain point de vue – la totalité de ce qui est, la totalité des réalités possibles en bon comme en mauvais, l’ailleurs comme l’ici, les choses passées comme les choses présentes et futures. En autorisant ainsi cette liberté et cette affirmation absolues que proclament les écrits libertaires, que les différents mouvements libertaires sont parfois parvenus à faire naître – en Espagne, en Ukraine et ailleurs –, mais que toute entité, tout événement porte également et potentiellement en lui-même, puisque sans elles rien ne serait.

    Intempestif au présent qui l’a vu naître, mais par excès de ce qu’il affirme, de la totalité qu’il porte en lui, l’anarchisme, à l’inverse de tous les despotismes qu’il refuse, n’est pas pour autant une vérité supérieure et éternelle, une fin et un commencement absolus prétendant, à la façon du Christ, du Coran ou de la Modernité, généraliser et déifier les formes et le moment particulier de son apparition, les transformer en calendrier et en événement transcendants, en modèle indépassable de toutes les situations à venir. À la généralisation du particulier propre au despotisme (de l’État, de la Science, du Capital et de la Religion), l’anarchisme oppose l’universalisation du singulier [2]. L’apparition – au milieu du XIXe siècle, en Europe – des textes et des révoltes anarchistes, bien loin d’instituer un modèle ou de poser un acte et un principe fondateurs, ne constitue que la répétition (au sens théâtral de ce mot) de tous les textes et révoltes à venir. Là où, comme le dit encore Deleuze, « le théâtre de la répétition s’oppose au théâtre de la représentation », puisqu’à la façon du premier nymphéa de Monet, « ce n’est pas la fête de la Fédération qui commémore ou représente la prise de la Bastille », mais « la prise de la Bastille qui fête et qui répète à l’avance toutes les Fédérations » [3]. Et c’est pourquoi Léo Ferré peut s’écrier qu’il parle et prend date pour dans dix mille ans, non qu’il se sente incompris présentement et qu’il s’autorise à le dire à son public, mais parce qu’effectivement son affirmation d’aujourd’hui répète ce qui sera redit et refait demain et plus tard encore, une multitude infinie de fois dont chaque occasion singulière, cause unique d’elle-même, se trouve être, demain comme aujourd’hui, à la fois la même et une autre.

    Mais ce que l’anarchisme peut en direction d’un avenir déjà là, il le peut également en direction d’un passé qui ne passe jamais. Voilà ce que la néo-monadologie anarchiste de Proudhon permet d’affirmer. Opposé une nouvelle fois aux prétentions et aux illusions despotiques de la modernité, l’anarchisme ne fait jamais « table rase » du passé. Comme toute autre entité possible, il en est l’héritier, l’héritier vivant d’un passé qui ne meurt pas, dans un rapport où – contrairement à la transmission des titres, des propriétés, des dogmes et des États, ce « grand cortège triomphal » dont parle Benjamin, chargé du « butin » arraché à la multitude infinie de tous ceux qui « jonchent le sol [4] – c’est toujours le vif qui, en se répétant, saisit le vif. Il ne s’agit donc pas seulement ici d’un argument logique pour qui oppression et émancipation, tristesse et joie, souffrance et bonheur, soumission et révolte, n’auraient évidemment pas attendu l’apparition de l’anarchisme pour nouer et déchirer l’existence des êtres humains dans un combat incessant dont il conviendrait de se souvenir (ne serait-ce que pour en tirer des leçons) et de célébrer la mémoire (avec des plaques, des monuments, des musées, des noms d’école, des anniversaires commémoratifs et autres devoirs de mémoire). L’argument anarchiste dont il s’agit ici relève d’une approche néo-monadologique pour qui toutes les situations et les expériences passées, bonnes ou mauvaises, heureuses ou malheureuses, effectuées ou non, sont toujours présentes comme possibles, au cœur même des situations et des expériences présentes qui, en les répétant à leur tour, chacune suivant sa qualité et sa perspective particulières (oppressives ou émancipatrices), choisissent de les affirmer de nouveau et autrement, en constituant ainsi ces séries discontinues de devenirs que Landauer appelle traditions [5], là où « tout regard qui plonge dans le passé ou le présent des groupements humains est un acte qui porte sur l’avenir et construit cet avenir » [6].

    L’anarchisme et l’histoire religieuse de l’humanité

    De ce qui précède on peut tout d’abord tirer deux grandes conséquences.

    1. Libérés du lourd modèle théologique de l’histoire, tel qu’il avait été répété scrupuleusement et tout aussi lourdement par la modernité, nous ne sommes plus obligés de nous étonner ou de nous scandaliser du « retour » du religieux. Le religieux « revient », mais comme toute chose, à travers la série infinie et imprévisible des événements et des situations que ce mot répète et modifie à son tour. Le religieux « revient », et il est à la fois le même et pourtant chaque fois différent et surprenant, dans l’archaïsme de ce qu’il ramène comme dans le caractère facétieux ou sinistre de ses nouveautés et de ses inventions – dans la morale laïque et athée par exemple, ou encore dans la pensée révolutionnaire la plus anti-religieuse, mais aussi bien sûr sous ses formes apparemment les plus traditionnelles alors même que leur déjà vu nous prépare d’imprévisibles surprises.

    2. Libérés des prétentions exorbitantes et dominatrices de la modernité européenne et occidentale, nous ne sommes plus obligés de nous référer à l’étroit canton d’une Europe amputée de son passé. À la suite d’Elisée Reclus et de son étonnante tentative pour décrire la « variété infinie » des civilisations et des « individualités géographiques », pour faire la généalogie des mille manières dont « la nature prend conscience d’elle-même », pour mettre à jour « le lien intime qui rattache la succession des faits humains à l’action des forces telluriques » et la façon dont « la société actuelle contient en elle toutes les sociétés antérieures » [7], nous pouvons à notre tour nous tourner vers l’ensemble des cultures humaines présentes et passées que cette modernité avait cru trop facilement abolir et qu’elle s’efforce toujours de recouvrir sous le filet de ses équivalences et la généralisation du marché et de la marchandise. Aux innombrables expériences et situations des traditions qui ont vu naître l’anarchisme – un jour et en un lieu – nous pouvons joindre les ressources infinies des autres cultures et traditions, déconstruire, pour elles comme pour nous, les rapports de domination dans lesquelles elles sont prises, sélectionner et associer, ailleurs comme ici, toutes les révoltes, affirmations, spontanéités et modes d’être nécessaires à une transformation émancipatrice de ce qui est. Nous pouvons répéter un mouvement qui se réclame de l’anarchie, de sa multiplicité et de ses différences, mais aussi de la capacité des êtres à ne dépendre que d’eux-mêmes, de la singularité de leur rapport au monde puisque chacun d’entre eux, sous le point de vue qui le rend unique et irremplaçable, est porteur de tous les autres.

    Et c’est ici que nous retrouvons la question religieuse. Un retour qui pour le coup n’autorise plus aucun compromis. En effet : dès lors que l’anarchisme affirme son refus des distinctions modernes entre le présent (la modernité) et le passé (toutes les périodes antérieures), entre l’ici (l’Occident) et l’ailleurs (le reste du monde), il lui faut bien expliquer comment il peut hériter de ce passé et de cet ailleurs, les faire siens, alors même qu’ils sont si fortement et si durablement marqués par des représentations religieuses dont l’anarchisme refuse radicalement la dimension oppressive. Comment peut-on hériter de ce que l’on refuse ? Sans doute, et comme ce texte s’efforce de le montrer, l’anarchisme dispose-t-il, théoriquement, des moyens de penser un héritage auquel, pratiquement cette fois, aucun être présent n’échappe par ailleurs, y compris lorsqu’il prétend faire table rase de tout. Comme le montre la néo-monadologie anarchiste, si le passé ne passe pas et si l’ailleurs est ici, c’est à travers une répétition où tout événement présent, toute situation présente, tout être présent est à la fois le même et un autre, et ceci à travers un processus incessant d’évaluation, de sélection, de séparation, de recomposition et de réagencement de ce qui est, d’expérimentations pratiques et théoriques où peut justement se construire un mouvement émancipateur capable de défaire toute forme d’oppression. Mais comment cette recomposition libertaire des forces issues du passé, cette volonté de ne rien laisser perdre des moments émancipateurs (même les plus menus et les plus fugitifs) pourrait-elle opérer au cœur même des rapports oppressifs, et plus particulièrement de rapports religieux où la figure de Dieu et des dieux constitue justement la justification la plus achevée de la domination et de la dépossession de soi-même ? Parmi les nombreuses manières de répondre à ces questions on peut, pour conclure et à titre provisoire (ou de programme), proposer trois approches possibles – de la plus extérieure à la plus intérieure, de la plus grossière à la plus fine – et qu’il resterait à mener à bien.

    1. La première est certainement la plus grossière et la plus contestable. De façon humoristique, on pourrait la rapporter à l’image évangélique du partage entre le bon grain et l’ivraie. Comment séparer le bon grain des révoltes et des luttes du passé, de l’ivraie de leur travestissement religieux ? Comment, grâce à l’anarchisme et au milieu du fatras des croyances et des pratiques anciennes, mettre à jour et distinguer des révoltes et des luttes forcément privées de la conscience d’elles-mêmes puisque l’anarchisme n’existait pas encore [8] ? Révoltes mises à nu, radicalement coupées des oripeaux idéologiques qui les ont d’abord enveloppées, luttes sans mots pour dire leur vérité (ou dont on aurait coupé le son), sans projets et sans drapeaux adéquats à ce qu’elles sont (à nos yeux), parce que soumises aux brumes et aux mensonges d’une perception primitive du monde, cette première exhumation du passé peut ainsi sembler très proche du regard moderne dénoncé dans ce texte, le simple inventaire historique d’un passé doublement mort, parce que passé et parce que soigneusement séparé de ses expressions subjectives. Mais on ne touche pas impunément au passé. Cette première réappropriation savante et comptable d’un passé réduit à une simple préhistoire peut bien être rudimentaire et grossière. Elle n’échappe pas aux implications de l’approche monadologique. Ne serait-ce qu’en raison de l’écho que ce passé très particulier de révoltes, de luttes, d’oppression et de souffrances (les bâtisseurs de la grande muraille en Chine, Spartacus et les esclaves romains, la sécession de la plèbe romaine, etc.) risque toujours d’avoir en nous comme dans le cœur (ou l’âme ?) du savant le plus ossifié, que ce soit sous la forme vague et négative du regret, du manque, de la mauvaise conscience et de la perte, mais aussi parce qu’en touchant de tels événements nous ne pouvons pas, à la façon de l’angelus novus de Walter Benjamin, ne pas être tentés de « ressusciter les morts », et de « nourrir » ainsi notre « force » présente de la vie, de l’autonomie et de l’affirmation subjective des révoltes et des oppressions du passé [9].

    2. Il existe une seconde façon de se réapproprier le passé. Elle est proche de la première, car il s’agit également pour elle de séparer le bon grain des révoltes (ou des rapports de classes et d’oppression) de l’ivraie des illusions et des habillages idéologiques et religieux dans lesquels elles sont prises. Mais cette séparation se veut à la fois plus fine, plus large et plus respectueuse de l’autonomie et de l’affirmation subjective propre à chacun de ces événements. Pour elle, il ne s’agit plus seulement de distinguer entre d’une part des pures situations d’oppression et de révolte, et d’autre part une conscience erronée de ces situations qu’il conviendrait, au nom de la modernité par exemple, d’écarter radicalement. Dans cette seconde approche, plus subtile ou plus anarchiste parce que soucieuse de l’autonomie de l’autre, il s’agit au contraire, de considérer qu’il existe forcément un lien entre la dimension subversive et émancipatrice de ces événements du passé (ou d’ailleurs) et les raisons qu’ils se donnent, les déploiements discursifs et imaginaires qui donnent corps à leur autonomie subjective. Il ne s’agit plus seulement d’accueillir des luttes passées dépouillées de tout ce qui fit leur singularité, entièrement livrées à notre interprétation réductrice et objectivante, mais au contraire des luttes disposant de leurs propres justifications, déployant leur propre raison d’être (Bakounine), affirmant leur propre autonomie subjective, certes plus ou moins religieuses ou étranges à nos yeux, mais porteuses par elles-mêmes d’une expression et d’énoncés émancipateurs originaux – sui generis disait le latiniste Proudhon -, capable de nous étonner en tout cas et d’enrichir nos propres raisons d’agir et de lutter. Révoltes chinoises des turbans jaunes taoïstes (IIIe siècle), avec leurs cultes et leurs étranges banquets où femmes et hommes mêlent égalitairement leur souffle, ismaéliens réformés d’Alamut, avec leurs forteresses et leur interprétation tout aussi étrange de l’Islam (XIIe siècle), néo-franciscains de l’Italie chrétienne du XIIIe siècle, hussites tchèques du XVe siècle, camisards protestants des Cévennes, ou mouvements juifs hassidiques de l’est de l’Europe ne constituent pas seulement les moments les plus visibles d’une lutte des classes archaïque mais objective et le plus souvent imperceptible. Taoïsme, Islam, christianisme et judaïsme plus ou moins déviants mis en œuvre par les grands mouvements de révolte transmis par l’histoire (chichement et pour ne s’en tenir qu’à ces courants religieux) ne sont pas des habillages plus ou moins mensongers qui, faute d’un projet révolutionnaire explicite encore à naître, seraient parvenus à tromper les révoltés qui se réclamaient d’eux, à les asservir à l’ordre religieux et idéologique qu’ils croyaient dénoncer et combattre et dont ils n’auraient été finalement qu’une variante. Dans cette seconde appropriation du passé, il convient au contraire de prendre au sérieux l’infléchissement radical et la singularité de la recomposition que les révoltés opèrent au sein des idéologies religieuses de leur temps, ce que cette singularité peut nous apprendre et ce que nous pouvons à notre tour prendre en elle.

    3. La troisième et dernière façon de s’approprier et de répéter les différents héritages émancipateurs du passé ne peut qu’être esquissée. Bien que dans le prolongement de la seconde, elle se distingue très nettement des deux autres. Elle n’opérerait plus par images et donc par simple distinction extérieure, que ce soit en isolant radicalement les luttes émancipatrices du fond social, culturel et religieux dont elles émergent (mais en les privant ainsi de tout point de vue propre) ou en faisant la part du feu entre les représentations religieuses et oppressives d’alors, et les tentatives plus ou moins originales et désespérées des révoltés et des déviants pour les utiliser et donc les retourner contre elles-mêmes, faute de mieux, en attendant les idéologies révolutionnaires à venir. Dans cette troisième manière de se réapproprier le passé, il s’agirait au contraire – par retour à l’inspiration première de l’anarchisme, comme par retour à l’origine de toute chose – d’étendre notre évaluation et notre analyse des rapports d’oppression et d’émancipation à l’ensemble des forces et des rapports composant ces sociétés passées, et donc à des représentations, des perceptions et des relations qu’il est convenu de qualifier de « religieuses » mais qui, hier comme aujourd’hui – de la plus grande à la plus petite de ses compositions –, portent en elles la totalité des possibles.

    Daniel Colson


    [1] 1. On ne peut rien comprendre à la violence antireligieuse de l’anarchisme sans prendre en compte la situation de l’Europe au cours de la première moitié du XIXe siècle, en particulier dans les pays latins où l’Église catholique imposait de manière féroce une domination sans partage, immédiate et incessante. Peu ou prou, l’anarchisme comme mouvement politique et social s’est trouvé assez souvent, de fait, aux côtés de toutes les autres forces, républicaines et bourgeoises, pour combattre la puissance et la domination de l’Église. En France par exemple, où l’anarchisme n’a jamais manqué, dans les grands moments d’affrontement avec la « réaction », de constituer la gauche de la « gauche » du camp républicain et socialiste (au moment du boulangisme ou de l’affaire Dreyfus par exemple). Ou encore en Espagne, avec par exemple, pour la Catalogne, le Parti Républicain Radical de Lerroux et sa grande influence sur le mouvement ouvrier de cette région, et sans lequel (entre autres choses) on ne peut rien comprendre à la cruauté et à la violence spectaculaire de l’anticléricalisme espagnol.

    [2] Sur cette distinction voir Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p. 8.

    [3] Ibid. pp. 19 et 8.

    [4] Écrits français, Folio essais, 1991, p. 437.

    [5] Voir Martin Buber, Utopie et socialisme, Aubier Montaigne, 1977, p. 87.

    [6] Gustav Landauer, La révolution (1907), Champ libre, 1974, p. 11.

    [7] L’Homme et la Terre, Librairie Universelle, tome I, p. 1, 2 et II, tome VI, p. 504.

    [8] Nous laissons ici de côté la réponse marxiste qui, contrairement à l’anarchisme, n’a évidemment rien de problématique et relève de l’évidence, puisque d’emblée le marxisme adopte une vision religieuse et théologique (la lutte des classes, la dialectique historique, l’avènement du communisme, etc.), certes en concurrence avec toutes les autres théologies du passé qu’il prétend éradiquer, mais homologue à elles et donc très nettement disjonctive (« c’est eux ou nous » !).

    [9] Sur la position de Benjamin, voir op. cit., p. 438 et 440.

    Témoignages d’émancipations
    La fin des temps



    [​IMG]Il était une fois un homme qui avait la langue
    bien pendue. On disait de lui qu’il se mêlait de
    choses qui ne le regardaient pas, que c’était un
    donneur de leçons, en bref il s’était rendu
    insupportable à son entourage. Celui-ci décida de
    s’en séparer. Certains de ses proches connaissaient
    des trafiquants de main-d’œuvre. Il fut vendu à ces
    gens, charge à eux de le revendre le plus loin
    possible. Ce fut le responsable du harem d’un grand
    roi qui l’acheta comme esclave. Cet esclave,
    appelons-le Joseph, comprenant qu’il était piégé,
    décida de jouer le jeu. Il utilisa son agilité
    intellectuelle pour se faire une place dans la société
    de ce pays. Le roi, reconnaissant ses mérites, l’établit.
    Joseph fonda une famille, eut des enfants qui eurent
    des enfants et ainsi de suite pendant longtemps. Les
    descendants de Joseph formèrent un peuple
    nombreux, à l’intérieur du peuple originaire de ce
    pays.

    Un jour le roi changea, et celui-là n’avait jamais
    entendu parler de Joseph et donc ne lui devait rien.
    Quelque temps après, le nouveau pouvoir entreprit
    de grands travaux. Il lui fallait de la main-d’œuvre,
    nombreuse et à bas prix. Les chantiers s’ouvrirent et,

    Un jour, une femme qui travaillait
    aux cuisines du chantier devint
    enceinte. Elle accoucha
    clandestinement ; ne pouvant garder
    l’enfant, elle l’abandonna. Une femme
    du pays, d’une famille aisée, qui ne
    pouvait avoir d’enfant, le trouva par
    chance, l’amena chez elle, et l’éleva
    comme son fils. Bientôt, l’enfant
    devenu jeune homme se rendit compte
    du dédain qu’il provoquait dans son
    entourage. Prenant conscience de ses
    origines, il alla visiter ceux qui
    pouvaient lui ressembler. Ce fut un
    choc. L’injustice faite à ceux qu’il
    considérait comme sa famille d’origine
    le révolta. Eux ne l’avaient pas attendu.
    Les grèves avaient succédé aux grèves.
    Certains étaient même allés jusqu’au
    terrorisme. Les riches du pays étaient
    menacés dans leurs familles. Le jeune
    homme commença à faire de la propagande
    pour sortir ses frères et sœurs de
    cette situation. Comme il avait appris
    beaucoup de choses à l’école, il fut
    écouté. De fait, c’était un intellectuel.
    Devant les troubles qui résultaient de
    cette agitation, le pouvoir dut prendre
    une décision. Il ne pouvait se défaire
    brutalement de ces gens, un peu de
    répression ça va, beaucoup ça fait
    mauvais genre et cela pourrait avoir des
    conséquences fâcheuses sur les autres
    chantiers qui naissaient dans tout le
    pays.

    Le leader des travailleurs fut
    convoqué et on lui mit dans les mains
    le marché suivant : soit on vous casse
    quel que soit le prix qu’il faudra payer,
    soit vous partez clandestinement, de
    préférence la nuit, et on ferme les yeux.
    Issu du monde du pouvoir, sachant ce
    dont ses représentants étaient capables,
    le jeune homme fit son choix. Il
    demanda un délai pour présenter la
    chose à ses amis. Il le fit en ces termes :
    « Il faut partir, les choses ne
    s’amélioreront pas, au contraire. Si
    nous partons, nous pourrons
    reconstruire ailleurs une société
    meilleure où nous vivrons en paix. Une
    société où il n’y aura pas de pouvoir
    central, pas d’impôts, pas d’armée, pas
    de travaux forcés et pas de police. »

    Ils
    tombèrent tous d’accord, et une nuit,
    s’étant chargé chacun d’un baluchon,
    d’un peu de pain qui dans la
    précipitation n’avait pas eu le temps de
    lever, ils fuirent. Si le pouvoir central
    ferma les yeux, la police des chantiers
    ne suivit pas cet exemple. Elle courut
    après eux pour les rattraper. Il y eut
    bataille. Poussés par le désespoir,
    hommes et femmes se battirent et
    défirent cette police qui au fond n’était
    capable que de battre des hommes sans
    défense. Et la fuite commença ; un long
    exode eut lieu vers une nouvelle société
    où couleraient le lait et le miel. Et un
    jour la terre promise fut atteinte et ce
    fut le début de notre histoire [1]


    [1] On peut lire une autre version de cette
    histoire dans la Bible, Genèse 37, Exode 1 à 14.L’historicité de cette histoire n’a pas beaucoup
    d’importance. Il faut cependant reconnaître la
    place déterminante qu’elle tient dans
    l’imaginaire chrétien et particulièrement
    protestant. La promesse de la terre promise
    sous-tend la revendication d’une meilleure
    comme les gens du cru n’étaient pas
    très chauds pour se salir les mains, ce
    furent les immigrés de la deuxième ou
    de la troisième génération qui se
    présentèrent. Acceptés, ils se mirent au
    travail. Il fallut de plus en plus de
    main- d’œuvre, le travail était de plus
    en plus dur, les mauvais traitements
    prirent de plus en plus d’ampleur.
    Devant le risque de fuite de ces
    ouvriers, le ministre du moment décida
    de transformer cette population en
    esclaves.

    Révolution et religion

    PDF 12 pages
    La fin du texte étant absente de ce fichier pdf la voici :

    De façon permanente, la société humaine est bousculée par des irruptions de violence populaire auxquelles se mêlent des revendications révolutionnaires affirmant qu’une autre façon de vivre est possible. Il ne faut pourtant pas oublier que cette société est aussi traversée d’événements terribles qui vont complètement à l’encontre de ces aspirations, même s’ils sont porteurs de l’idée de révolution, comme dans le cas du national-socialisme.

    Contester l’inéluctabilité de la révolution ne signifie pas nier sa nécessité. Il est évident que seule une révolution profonde tant dans les structures que dans les têtes, l’un nourrissant l’autre et inversement, peut préserver le monde du chaos à venir, fruit du déchaînement des procès de fabrication. L’inéluctabilité de la Révolution va de pair avec le concept de la fin de l’histoire humaine. Le corollaire à cette idée d’une révolution finale est la création d’un homme nouveau apte à vivre de façon équilibrée. On renoue là avec un fantasme récurrent dans tous les régimes autoproclamés révolutionnaires. U idée religieuse du salut de l’homme n’est pas loin.

    Penser que la « Révolution » puisse être autre chose qu’une succession de moments révolutionnaires, périodes jamais définitives, toujours à recommencer, c’est continuer à partager les idées de ceux qui au cours du Moyen Âge se battirent pour l’avènement du royaume de Dieu. Plus grave, à mon sens, refuser de lutter contre une conception religieuse de la Révolution conduit à sous-estimer les difficultés à affronter, tout comme un refus de la permanence de ces difficultés. C’est le vieux débat sur la nature de l’homme qui est en jeu à travers cette question. La « Révolution » est un rocher de Sisyphe.

    Pierre Sommermeyer

    Les fantômes de Shelley dans la chair d’aujourd’hui
    Pour une lecture éthique de la Mascarade de l’Anarchie

    [​IMG] Voici près d’un siècle qu’un long poème du poète et dramaturge anglais Percy Bysshe Shelley (1792-1822) n’avait pas été proposé aux lecteurs de langue française. La Mascarade de l’Anarchie, poème écrit à l’occasion du Massacre de Manchester pourrirait sans doute encore quelque arrière-boutique d’un vieux bouquiniste anar ou dans ses propres relents macabres, si les Editions Paris-Méditerranée ne nous offraient pas aujourd’hui de le ressusciter [1]. Ce poème rageur de 92 stances est suivi de cinq poèmes écrits la même année, en 1819, et s’honore d’une préface passionnante qui met en évidence les continuités du combat politique de Shelley là où une représentation romantique et idéaliste du poète en fait parfois le type du poète évanescent, donc peu préoccupé de la question politique, et des réalités de la vie présente. Nous ne pouvons qu’en recommander la lecture ; le présent article envisage la Mascarade de l’Anarchie sous l’angle de sa facture éthique, et que cet aspect court en filigrane de la préface d’Hélène Fleury, sans toutefois être traité pour lui-même par l’auteure, comme ce sera le cas ici. Nous postulerons que le choix de Shelley d’écrire, dans la foulée de l’événement qui l’a d’abord laissé sans voix, le poème qui dirait le mieux sa révolte, est à la fois une colère (nombre d’interprétations y voient un appel à prendre les armes), une consolation politique et une tentative d’orienter (grâce au poème, à ses charmes et à sa pédagogique simplicité) le regard vers la recherche des nombreux signes d’une crise indissociablement politique et morale.

    Et pour rassembler ces signes dans un format qui permettrait de les voir, de les comprendre et d’en discuter, Shelley choisit divers ingrédients : la satire, l’épopée, le gothique des Nuits de Young et des romans gothiques précurseurs, de la tribune politique aussi. Mais le motif principal, que le titre rappelle, le ressort de la mise en scène, c’est celui du masque, des usages que l’on en fait, ce à quoi il sert, le jeu trouble qu’il suppose et les artifices et croyances politiques qu’il emporte.

    Pour Shelley, à l’heure critique où il écrit, on assiste impuissants au règne du « masque », qui est celui de la dissimulation, du mensonge structurel. Ce n’est pas tant la facticité du masque qui est visée – il n’a sans doute pas échappé à Shelley que nous en portons tous, et plusieurs, comme autant de rôles – mais l’impossible vis-à-vis, l’impasse éthique auquel il aboutit. On ne peut s’adresser à la cause du mal caché derrière, voir ce qui s’y passe et pourtant nous concerne. On ne peut pas demander au masque de mettre au grand jour ses universelles raisons : il n’en a pas ! Il n’a que d’égoïstes motifs, et un imaginaire encapsulé dans l’éternel présent de ses désirs, et qui se sert de l’outil politique pour les assouvir… jusqu’à la mort.

    De la Nécessité de l’athéisme à l’athéisme politisant de
    la Mascarade


    En 1811, à peine âgé de 19 ans, le poète avait commis une Nécessité de l’Athéisme qui laissait penser qu’il ne s’arrêterait pas en si bon chemin dans son interrogation sur le tragique de l’existence humaine. Mais avec la Mascarade, la tragédie prend un ton nettement plus politique et revendicatif.

    Puisque nous sommes tous voués à la mort, les riches comme les pauvres, il semblerait que la Mascarade soit une tentative de prolonger politiquement le geste athée, avec cette idée qu’il faut arrêter de croire à tout ce que l’on nous raconte. Shelley est un sceptique, sans doute a-t-il eu connaissance des Dialogues sur la religion naturelle de Hume et en a déduit que la même épistémologie empiriste qui nie Dieu doit également soumettre au doute les autres catégories de croyance, car ce sont d’abord elles qui conditionnent, en amont, les nombreux esclavages auxquels nous participons. Ainsi de la croyance en la légalité absolue du masque, qui est déjà une manière de dépossession, en ce qu’elle empêche déjà mentalement d’imaginer qu’une autre perspective est possible. L’acte de croire implique d’investir une dose de confiance, dont le talent de Shelley consiste à montrer qu’elle est excessive, sacrificielle et asymétrique, dans l’objet de la croyance, et c’est ce don aveugle de soi qui rend les personnes semblables à « un métier de tisserand, une épée [ou] une pique », à « des instruments, avec ou contre propre volonté, pliés à leur défense et à leur entretien ». Ce type de don de soi est donc à la fois excessif et mal orienté ou « mal placé », car ce faisant l’individu s’oublie et s’en remet à un autre pour régler sa propre destinée sociale, là où toute la Mascarade s’emploie à convaincre son lectorat de la nécessité d’une reprise en main, car sinon :
    C’est être esclaves dans l’âme, n’exercer aucun contrôle sévère sur vos propres volontés, mais être tout ce que les autres veulent faire de vous.

    En somme, il reste pour Shelley tout aussi irrationnel de croire en Dieu qu’aux vertus politiques du masque gouvernemental. C’est en ce sens que la Mascarade est une mise en garde contre toutes les tentations de déifier le Gouvernement, de sacraliser l’économie, en montrant que croyances politiques et religieuses procèdent d’une même synthèse mensongère qui, à bien la regarder, est profondément irrationnelle, puisqu’elle accepte (en esprit d’abord, au niveau de la croyance) de confier l’amélioration de notre sort social à des entités sans visage. Auxquelles on ne peut rien demander et qui refusent, sous un masque permanent, toute épreuve de justification éthique, partant ne se sentent pas le moins du monde responsables de nous. Don’t talk back ! Pourtant, l’Éternelle Asymétrie de cette relation devrait bien finir par nous mettre la puce à l’oreille.

    Autopsie des morts sociales

    Cinq ans avant la rédaction de la Mascarade, soit en 1814, Shelley avait écrit une petite note intitulée Sur la mort, dans laquelle l’indicible de la Mort ne se résout, au mieux, que sous la forme de questions, réitérables à l’infini, elles-mêmes encore divisées en sous-questions :
    Qui peut raconter une histoire de cette mort qui ne parle pas ? … soulever le voile de ce qui est à venir ? Qui peut peindre ces ombres qui peuplent ces vastes labyrinthes de tombes souterraines ? Qui peut unir l’espérance de ce qui sera avec la crainte et l’amour de ce que nous voyons ? [2]

    Shelley joue dans ce poème un rôle de « passeur » entre les rives de la vie et de la mort, et entre celles de l’espoir et de sa concrétisation politique. Mais qu’il revienne au seul poète d’assumer un tel devoir, ce n’est pas la question qui occupait Shelley [3]. Ce type de positionnement identitaire le concernait d’autant moins qu’il était soucieux d’abord des effets sociaux de sa poésie sur les « humbles » à qui il s’adressait. Si Shelley est un « passeur », c’est qu’il tente d’abolir la frontière entre les vivants et les morts, et fait de la situation politique un lieu intermédiaire entre les deux états, car si vivants et riches participent tous à la même scène tragique, ils n’en sont pas pour autant politiquement et économiques égaux. Dès lors, si nous n’empruntons pas le même chemin mais que tout nous y conduit, c’est peut-être que la mort aurait aussi de vagues origines… sociales. C’est du moins ce que révèle l’autopsie pratiquée par Shelley !

    Le lieu gothique est un lieu total, mais il y a des victimes et des bourreaux. En provenance de Londres, donc des instances dirigeantes, des personnages au masque hideux (dans leur ordre d’apparition dans le poème : Le Meurtre, La Fraude, l’Hypocrisie et l’Anarchie [4]), dressés sur des chevaux sanguinolents sèment la terreur au milieu d’une foule, sabre au poing, et tuent indifféremment l’ouvrier, sa femme et ses enfants. Par contraste, l’Espérance est la lumière éthique de l’œuvre : métaphoriquement, c’est aussi le réveil de la conscience et l’heure d’éclairer le masque à la lueur d’une certaine critique et de se demander s’il y a un visage sous les masques. La critique fondamentale repose sur la condamnation du port du masque, lequel est ou bien un voile pudique jeté sur un système de vices… ou un linceul.

    Vie et mort, dans le poème, sont pour ainsi dire perçues dans un rapport économique sanguinaire : très prosaïquement, les cadavres n’hésitent pas à verser le sang des vivants pour se maintenir au pouvoir, et donc, par tous les moyens, l’ordre économique. Le système économique est ici montré sous son jour le plus macabre, car il s’agit bien pour Shelley de répondre, dans un poème au souffle à la fois social et épique, à la question de savoir : à qui profite le crime permanent auquel semble être obligée cette économie qui ne « souffre » pas… de faire souffrir ? Ce que l’on retient immanquablement de la réponse de Shelley, c’est bien d’abord une atmosphère, un baume politiquement nauséabond et pestilentiel qui émane des charniers laissés derrière lui par le gouvernement anglais, dont les ministres sont ici nommément visés.
    Avant que d’être un pamphlet politique, la Mascarade est un poème allégorique et romantique. Il procède certes de l’analyse politique et quasi prophétique que se joue là quelque chose comme un moment-pivot de l’Histoire des hommes (ces « héros d’une histoire non écrite »), mais il fait signe également vers la découverte que toute lutte passe au préalable par une prise de conscience ou saisie éthique [5], dont le lieu est le visage, ami et/ou adversaire.

    La dichotomie Ciel-Terre n’y est jamais considérée comme un clivage pertinent ou heuristique : morts et vivants habitent la même Terre Sociale et luttent, quoi qu’on en dise, sur ce terrain. C’est peut-être la raison pour laquelle, sous la plume de Shelley, la question économique revient si souvent, le poète faisant ça et là preuve d’un « matérialisme » qui me semble moins défendre l’idée d’un « tout économique » [6] de la vie sociale, que participer d’une volonté de bouter hors du royaume terrestre les privilèges sociaux et économiques des institutions religieuses, et de se défaire de leur emprise morale et psychologique sur les esprits, lesquels la ressentent aussi dans leur chair.

    Je rencontrai sur le chemin le Meurtre.
    Il avait un masque ressemblant
    à Castlereagh.
    Son regard était doux et cependant horrible ;
    sept chiens de sang le suivaient.
    Tous étaient gras ; et ils pouvaient
    bien être en merveilleux état, car un par un, deux par deux,
    il leur jetait des cœurs d’hommes
    à dévorer,
    qu’il tirait de dessous son vaste manteau.

    La métaphore du corps social n’est pas loin, mais nous avons affaire là à un corps social ensanglanté, « démembré »… par les agissements de fantômes politiques ! Fantômes sans doute parce qu’ils sont loin du peuple et qu’on ne les voit jamais. Fantômes aussi parce que leurs agissements sont troubles. Dans cette mascarade, tous portent un masque comme il se doit, ce qui atteste qu’ils travaillent en sous-main à un autre ordre que celui de l’intérêt général.

    La Mascarade est par ailleurs macabre parce qu’elle est la vision d’une autopsie, et la narration à la fois épique et analytique de ce cauchemar permet de problématiser ce qu’il y a de pourri dans le royaume.
    Y a-t-il un visage sous les masques ?

    De ces prisons de la richesse et de l’élégance, où si peu sentent pour ceux qui gémissent, peinent et pleurent, une compassion capable de faire pâlir leurs frères.

    Plus proche de nous dans le temps, c’est le spectre nu de Lévinas qu’il faut inviter, en observateur s’entend, à ce banquet où se mêlent indifféremment les vampires et les charognards. Lévinas développe en effet une « éthique du visage » qui estime qu’on ne peut être interpellé éthiquement par Autrui qu’en tenant son « visage » comme la seule modalité possible, à la fois la plus pure et la plus prenante, de rencontrer la singularité de l’Autre.

    Ainsi, il n’y a qu’un visage, et il est sans défense, sans ressource. L’interpellation éthique est précisément l’acte par lequel l’altérité s’ouvre à cette absence de défense de l’Autre et rend possible la compassion, la sympathie.

    Par opposition à cette modélisation du visage, la Mascarade donne à voir une intersubjectivité où tout le monde fanfaronne dans l’entre-soi d’un mensonge commun. Toute l’hypocrisie consiste donc à faire perdurer la mascarade, de sorte que d’une part les intentions dissimulées sous le masque ne soient pas découvertes, et que d’autre part, toute compassion soit rendue sinon impossible, du moins proprement contenue derrière le masque.

    Et beaucoup d’autres Destructions jouaient dans cette mascarade de spectres, toutes déguisées, jusqu’aux yeux mêmes, en évêques, hommes de loi, pairs ou espions.

    « Jusqu’aux yeux mêmes » ! Qu’il soit volontaire ou non (Shelley se situe là en aval de la question de l’alliance « objective » ou « subjective » au capitalisme), le non voir, l’aveuglement est criminel ; et l’absence généralisée de réflexions sur la question sociale, une peste des temps modernes que Shelley dénonce et entend corriger. Confiant dans les vertus pédagogiques et libératrices de l’art et des rêves, du savoir et de la raison, Shelley s’est sa vie durant employé à montrer l’horreur du monde et à en disséquer les mécanismes qui lui déforment le visage. Sans une éthique du visage, nous n’avons plus affaire qu’à des « séries », des standards d’hommes et de femmes, des « types » de population, etc., mais jamais à des personnes singulières, qui souffrent dans leur chair, qui perdent du sang (métaphoriquement, le sang symbolise aussi le moral, l’espoir, la joie…).

    Si ce poème de Shelley, si exigeant dans sa composition et sa métrique, semble élaborer par là quelque éthique du visage absent (de l’oppresseur, du tyran, du criminel…) et présent (des victimes), c’est en ce qu’il met sa poésie au service de l’idée que la lutte politique n’est possible et n’a lieu que si elle est fille d’une prise de conscience d’emblée ou immédiatement éthique, et bien avant de se demander s’il lui convient de recourir à telle ou telle arme pour se déployer. Dans le face à face (ou dans la représentation imaginaire et a posteriori de ce face à face), l’éthique trouve un lieu avant même que le langage politique ne lui donne sa trame, le sens ou l’orientation de sa révolte. Cette prise de conscience, c’est ce que vise le poème de Shelley, ce qu’il veut pour l’Angleterre et le monde, parce qu’il est poète et militant, ou militant comme il est poète. Pour cette raison, il s’est évertué à écrire un poème simple, un conte macabre en vers, une tragédie, afin que la multitude puisse le retenir comme on le fait d’une chanson populaire.

    Comment comprendre dès lors l’obligation de porter un masque autrement que comme un besoin, pour la cause qu’on défend, de s’arracher au face-à-face ? Lequel est toujours potentiellement un danger extrême : celui d’avoir à justifier ses actes, à clarifier ses intentions et donc, concrètement aussi, d’avoir à en répondre. La présence du masque, ou des masques, atteste que quelque chose d’officieux se trame dans les coulisses du pouvoir : une alchimie politique, religieuse et économique dont les arcanes, par définition, n’ont pas à être connus du reste du monde. Les choses ont-elles beaucoup changé ?

    La force de Shelley est qu’il ne s’embarrasse pas dans ce texte d’une inutile « théorie du complot » où chaque acte ou décision de l’ennemi procéderait d’une intentionnalité unique, stable et permanente. C’est en empiriste, attaché à une forme de retranscription poétique des faits et événements sociaux que Shelley enquête et s’exprime. Il part de la réalité brute et brutale (comme tel ou telle sociologue « enregistre » des faits sociaux), la sert sous une forme poétique et demande à l’éthique de se prononcer sur le ou les gestes constatés. Il faut toujours remonter du constat éthique à ses causes politiques pour en corriger les effets. Ainsi, le premier geste politique conséquent et promoteur de justice s’origine dans une intercompréhension de ce que se disent ou cherchent à signifier les visages. Hors de cette vérité prima facie, point d’action politique possible, si elle ne prend pas au sérieux la requête instinctive et impérieuse du visage ! À considérer dorénavant la souffrance qu’on constate chaque jour et à la mesurer à l’aune de ce critère premier de la responsabilité pour Autrui, via le concept de « visage », c’est toute une histoire (dominante) de la politique qui trouvera de quoi blêmir !
    En effet, dès lors qu’on doute de la capacité de l’outil politique à corriger injustices et inégalités, on ne peut douter en revanche qu’une demande de justice s’est exprimée dans un visage. En cela, le visage devrait être considéré comme le premier dossier politique des gouvernements et du commun des mortels, et qui ne doit jamais cesser de l’accompagner. Car perdre de vue le visage, oublier d’en tenir compte et ne plus se sentir responsable de lui, c’est laisser la porte ouverte à la barbarie, à la tyrannie. Le visage peut constituer, pour la critique politique, une sorte d’atemporel politique qui constitue, à condition qu’on le regarde, un potentiel de dénonciation permanente de l’Injustice, un baromètre éthique pour mesurer des choix politiques.

    La peur de la Rue,
    une hantise séculaire


    Le Massacre de Peterloo, comme toutes les exactions contemporaines et passées, commises au nom de la sécurité intérieure ou nationale, procède d’une panique et d’une hystérie collective suivie, nous l’avons vu, d’une réponse irrationnelle que, pour le coup aucune religion ou aucune métaphysique ne vient sous-tendre, puisqu’il ne s’agit que de la défense d’intérêts économiques séculiers.

    Curieusement, on met souvent la rue du côté de l’hystérie. Voyons comment Shelley la réhabilite.

    Les foules sont jugées irrationnelles, irresponsables, féminines, océaniques : il répond que les répressions des Tories sont l’œuvre de vrais fous, que l’omnipotence conduit à une barbarie dont seul un fou peut ne pas se sentir coupable. Car on parle beaucoup moins de l’irrationalité des gouvernements, de ce que leurs actes ont d’inconséquent, d’un point de vue moral. La finalité que vise le porteur de masque s’arrête à l’horizon court et borné… du masque ! Les intentions sont suspectées d’être mauvaises car elles croupissent à l’intérieur des boîtes crâniennes du gouvernement et ne franchissent pas le seuil de l’intérêt égoïste sur lequel la présence du masque fait porter le soupçon. Le masque, qui contient presque physiquement le mensonge, protège de l’inacceptable en dissuadant, par la terreur qu’il inspire, toute demande de justification morale. Il croit pouvoir suspendre la question du « pourquoi », et ne pas avoir à rendre de comptes.

    Corrélée à la question du masque, nous trouvons dans la Mascarade une invite à rechercher le lieu le plus adéquat (le plus juste), le plus susceptible de faire tomber les masques. Ce lieu c’est la Rue [7], d’un point de vue aussi bien social que métaphorique et symbolique. La Rue reste aujourd’hui une menace pour les gouvernements car elle regorge de gens qui demandent de participer à l’élaboration de leur avenir social et politique. Elle est peuplée de « visages » qu’on ne voit pas du trop-haut des tours dorées ou lorsqu’on ne sort que masqué.

    Shelley en appelle à un sursaut d’orgueil de la Rue : le Meurtre gouvernemental vous provoque, relevez le défi ! Et c’est précisément ce qui se passe à cette époque en Angleterre : une frange des classes moyennes s’associent à « la masse » (« the multitude »), tous commencent à s’organiser et le ton se radicalise. Le défi permanent réclame une réponse permanente et structurée comme le sont toujours un peu mieux les syndicats.

    La tension atteindra son paroxysme avec la sanglante pacification que l’on sait, mais elle se fait progressivement, nourrissant par là-même l’amertume grandissante de la Rue, et partant, son organisation politique. Par là, la Rue fait entendre la voix qu’elle n’a toujours pas au Parlement, alors qu’un patron suffisamment opulent, en plus d’être influent, pouvait s’acheter une fonction de représentation en vertu du système de Pocket Boroughs qui permettait aux riches de siéger sans passer par la moindre consultation électorale : ainsi près de 300 patrons-députés en bénéficiaient. C’est dire si même le suffrage universel était encore un rêve lointain !

    Regrettant sans aucun doute d’être en voyage au moment des faits, Shelley inaugure la Mascarade par une feinte stylistique : la première stance suggère au lecteur une « vision » d’abord élégiaque d’un paysage d’Italie, face à une mer qu’on devine calme. Mais dans ce rêve éveillé, des « visions » horribles lui parviennent en provenance de « la haute Mer » (la Mer du Nord) et qui soudain et abruptement nous plongent dans un bain de sang et portent notre attention sur le Théâtre de la Rue.
    À une époque où les concepts de classes sociales, de lutte des classes n’existent pas, précisément parce que l’industrialisation est naissante et qu’elle n’amorce finalement là que la longue série de tous les ravages qui suivront, parce que ces classes sont elles-mêmes en voie de constitution, Shelley contribue avec la Mascarade à désigner, et ce faisant à faire exister par une métaphore politique, les deux grandes classes d’acteurs sociaux. Et cela en campant d’un côté les personnages du gouvernement unis dans leur obscène mascarade, et de l’autre la Rue, comme personnage à part entière et entité sociale distincte dont les intérêts divergent économiquement et moralement de ceux des premiers.
    Shelley n’amorçait-il pas là, en poète, ce que bien plus tard Marx contribuera à faire exister, rien qu’en les nommant et en les décrivant, mais pour ce qui le concerne d’un point de vue historique et sociologique : les classes sociales ? Shelley montre en effet, bien avant Marx et Bakounine, quel grand clivage sépare la nation anglaise, et en quoi cette césure économique, morale et politique est si lourde de conséquences, et où elle peut conduire. Précisément, avec le Massacre de Peterloo, le gouvernement a dépassé les limites de l’action rationnelle, et la Mascarade reprend le récit au moment où tout a basculé (c’est la crise du Royaume d’Hamlet, la crise politique et morale) où tout à la fois on semble sortir, avec la mort, du registre politique, pour simultanément entrer dans une problématique de la politique fondée sur le postulat que, la mort étant aussi sociale, cet état de fait doit conduire à la révolte car les tyrannies et esclavages multiformes enchaînent la vie. La font ressembler à une mort avant l’heure, c’est-à-dire à une mort sociale, causée par le meurtre politique.

    « Le temps est hors de ses gonds [8] » ? Mais c’est la porte ouverte à la révolte !

    Lisant Shelley, je lis aussi à quel point la Révolte est une pulsion de vie, peut-être la pulsion de vie par excellence. Je lis qu’en montrant le macabre, la souffrance, l’incurie du gouvernement anglais, ce mortel-là voulait montrer les effets sociaux, réels, personnels qu’une certaine politique – foncièrement mortifère pour le coup – pouvait entraîner.
    C’est ainsi que dans La Mascarade de l’Anarchie nous voyons apparaître tour à tour, à la manière de Shakespeare dont il s’inspire par ailleurs souvent, les figures du Meurtre, de la Fraude, de l’Anarchie d’un côté, et de la Liberté et de l’Espérance de l’autre. Ceux-ci ont vocation à mettre en scène la vie politique anglaise du début du XIXe siècle, mais leur message est manifestement universel.

    Contrairement à Shakespeare, la tragédie ne se joue plus à l’intérieur et dans les coulisses du château, mais au milieu de la Rue (quasi-personnage) et le trajet de l’Espérance, dans les faubourgs qu’on peut imaginer de Manchester ou d’ailleurs, épouse le trajet de la ville, comme si la révolte devait s’incorporer, ce faisant, dans le dur de l’architecture. Shelley n’a-t-il pas contribué là à déplacer, hors des murs du Royaume du Danemark, l’idée qu’il y a présentement une crise politique ? Et détourner Shakespeare des Salons de la classe supérieure et lui proposer un banc public, pour qu’il voie en bonne place, la Rue et ses revendications. Un peu comme s’il avait manqué à Shakespeare un scénario… « de classe » !

    De ce point de vue, Shelley répond à son mentor génial en génie soucieux de ce que, pour être parfaite, la mise en scène de la tragédie politique, laquelle met bien en lumière quelque brèche ou du « jeu » dans le temps, doit pouvoir également laisser entière la possibilité d’un soulèvement des protagonistes de l’action, à savoir de ceux qui sont hors scène ou les dominés de la scène. « Quand le temps est hors de ses gonds »… inaugure Shakespeare, « il nous reste la révolte », poursuit et conclut Shelley.

    Par rapport à Shakespeare encore, il y a chez Shelley l’Espérance, l’espoir par lequel une sortie politique d’un dilemme aux ressorts inextricablement métaphysiques et politiques est sinon possible, du moins à envisager. Il y a, il doit y avoir, il reste encore quelque chose à faire pour ces personnages tiraillés entre l’amour, l’orgueil et le devoir, dans l’entrechoc de passions contradictoires ou tendues vers des horizons divergents ou impossibles.

    L’exhortation de Shelley, sur fond de cette même inquiétude de la mort et de la folie qu’il partage avec Shakespeare, crève la bulle de la spéculation métaphysique en rouvrant la brèche temporelle : si quelque chose est possible, c’est politiquement. Dieu n’est ici d’aucun secours. L’éthique du visage ne fait pas la charité, ce qui supposerait que celui-ci s’adresse encore à ses oppresseurs, alors qu’il s’agit de rompre avec la relation asymétrique entre les masques et les visages. L’appel au visage qui est corrélativement un appel à lever les masques doit se faire autrement, et non dans un « ailleurs » céleste ou gouvernemental, mais là où l’on rencontre des visages : la Rue, l’assemblée, la réunion, soit tous les lieux où ont une chance de s’élaborer les contrats les plus justes, parce que réellement et concrètement instruits des doléances particulières des uns et des autres et conformes à leur liberté constitutive.

    Plus qu’un cri de ralliement, la Mascarade invite donc au rassemblement des vivants désunis par des conditions de vie misérables, par la peur du tyran et la perte de toute Espérance. C’est ce que Shelley propose d’institutionnaliser,

    Qu’une grande assemblée des hommes intrépides et libres se réunisse sur quelque endroit du peuple anglais, où les plaines étendent leur immensité […]

    Réunissez-vous en une vaste assemblée, qui déclare solennellement avec des paroles mesurées, que vous êtes, comme Dieu vous a faits, libres ! »

    Le poème comme résurrection laïque

    Mais on a toujours peu ou prou l’impression que la poésie parle et intervient trop tard, sur l’ancien, sur ce qui a déjà eu lieu ; elle aurait toujours comme manqué l’actualité de ce dont elle parle. C’est oublier l’outil de connaissance qu’elle peut constituer.

    Le poète fait alors une « proposition de sens », sous une forme soucieuse de son harmonie avec l’entendement humain, c’est-à-dire avec ce qu’un quidam entend et peut comprendre. Il jette des explications comme à la volée, il sème des graines de sens (parfois des boutures) sur les pavés et s’il n’attend pas de savoir qui va en prendre pour persévérer, il croit en une récolte, même différée. Il attend, ou espère sans (y) croire quelque effet miroir de la mise en scène qu’il a bâtie.
    Le poème tend le miroir d’une éthique qui fait défaut aux porteurs de masque, et ce faisant, il met aussi le doigt sur nos servilités pour que la politique commence par un travail sur soi et une prise de conscience par la personne de ce qu’elle est aliénée. Ce doigt n’est pas accusateur, c’est le geste d’un poète également en colère contre ceux qui baissent les yeux, comme on baisse les bras, et il invite juste au plus difficile : être libre. Économiquement et mentalement.

    Le poète, s’il est moral, ne plane pas au-dessus des contingences historico-politiques. On le verrait plutôt englué dans des débats solipsistes et théoriques sur les questions que lui adressent les faits sociaux et politiques. Il est, c’est en tout cas manifeste pour ce qui concerne Shelley, un observateur lettré, pugnace et aguerri du monde social, à partir duquel il puise les éléments factuels, rythmiques, musicaux et syntaxiques pour ensuite les interpréter dans une vision théâtrale ou orphique, et les « traduire » en mots qui viennent combler la vacuité du sens, ou l’absence de proposition laïque d’un sens collectif. Shelley diagnostique ce faisant que la culpabilité, comme effet de la mystifiante faute originelle, pèse encore de tout le poids moral et politique dont elle est capable sur les épaules déjà bien mises à mal, économiquement, du peuple ou de la Rue.

    Bourdieu écrivait que l’intérêt général ne va pas de soi ; en cela, le poète tente de susciter l’intérêt pour ces questions auprès du commun des mortels, car c’est encore un luxe d’avoir le temps de lire, de s’informer, de penser, bref d’apprendre à se défendre.

    C’est en ce sens que je retiendrai de la lecture de Shelley qu’il faut redramatiser et théâtraliser la vie politique [9], dût-elle apparaître (ou justement pour et grâce à cela) comme une épopée sanglante ou une vaste bouffonnerie, sise en un lieu spéculaire où le grotesque le dispute au pathétique.

    Par certains aspects, on trouvera le dramaturge Shakespeare bien supérieur au poète Shelley, et il est vrai aussi que le premier fut un modèle pour le second. Mais à titre personnel, dans les moments pessimistes de mon existence, je suis shakespearien, et le souvenir de mes chères disparues me laisse sans voix devant ce tableau. Mais le marasme peut bien être partout, dans ma tête et dans la Cité, j’ai aussi mes coups de sang, qui me donnent une hargne shelleyenne. De l’infus et du flottant de ma mélancolie, je passe en mode politique : non pas toujours ou seulement par un décret de ma seule volonté, mais parce que, observant le monde qui me renvoie en boucle ses détresses, je suis enjoint et interpellé par les visages qui me passent au travers de la tête quand je lis ou j’écris. Comme si je sentais que le monde réclame de moi des engagements et des prises de position. Car un peu trop, nous faisons le deuil de nos espoirs individuels, et encore plus sûrement celui de nos désirs collectifs, comme s’il était écrit dans la Destinée sociale que nous n’y accéderons jamais, et que le repli sur soi offre de bien meilleures garanties. Et pourtant, dans un esprit proche de Foucault, il est précieux de garder en tête que le souci de soi va de pair avec le souci éthico-politique pour autrui.

    Laurent Patry


    [1] Percy Bysshe Shelley, La Mascarade de l’Anarchie ; suivi de cinq poèmes de 1819 ; trad. par Félix Rabbe ; préf. d’Hélène Fleury (éd. bilingue). Paris : Ed. Paris-Méditerranée, coll. Les Pieds dans le plat, 148 p.

    [2] . Sur la mort, in Œuvres poétiques complètes de Shelley, traduites par Félix Rabbe. 2e édition. Tome III. P. V. Stock, Paris, 1909, p. 6-

    [3] La préface d’Hélène Fleury contribuera largement à cette attestation.

    [4] . L’Anarchie que Shelley reconvoque ici est en fait un personnage du Paradis Perdu de John Milton, old Anarch (à ne pas confondre avec mon bouquiniste des premières lignes de cet article !). Celui-ci incarne le monde et les valeurs du Mal ; il parle d’une voix tremblante et son visage est « incomposed », c’est dire qu’il est plus que difforme, mais littéralement « sans composition »… Par ailleurs, un jeu de rôle transpirant l’atmosphère gothique du crâne aux métacarpiens, reprend le nom d’Anarch pour désigner un mouvement « réactionnaire », et y dicte ses lois : « La vie peut-être courte à celui qui les enfreint et qui n’a pas les soutiens adéquats. Tout est affaire de Gangs, de relations avec les uns et les autres. Les clans sont en général peu liés entre eux (…) La violence est permanente, il faut profiter de la nuit et de préférence la vivre au maximum. »

    [5] Certes fugitive, mais qui ne demande plus qu’à trouver un déploiement politique en rapport avec le caractère impératif de l’injonction qu’elle porte.

    [6] Ici, une herméneutique uniment marxiste et « gros sabot » conduirait à oublier qu’une part trop belle accordée aux déterminations de l’infrastructure heurterait quelque peu l’idéalisme « impénitent », dans tous les sens du terme, du poète.

    [7] Nous emploierons dorénavant cette expression pour désigner celles et ceux qui, parmi les plus exposés à la flambée des prix, aux conditions de travail calamiteuses ou à quelque misère encore plus noire, et s’organisent syndicalement, manifestent ou se rassemblent pacifiquement… comme à St Peter’s Fields, le 16 août 1819.

    [8] 8. … dit le Prince Elseneur dans Hamlet de Shakespeare, traduit par Yves Bonnefoy. Pour une analyse superbe de ce temps incertain, parce que pris entre l’ancien et le nouveau et où les vivants répondent aux injonctions politiques de fantômes qui les terrorisent, lire Jacques Derrida, Spectres de Mars, Paris, Galilée, 1994.

    [9] Cf. Richard Marienstras. Shakespeare au XXIe siècle. Petite introduction aux tragédies. Paris : Minuit, 2000, 122 p.

    Identité ouvrière, antagonisme de classe et universalité

    Identité ouvrière, antagonisme de classe et universalité

    Désirant écrire à partir de l’expérience, j’interroge le sens de ma propre histoire en percevant la dissolution lente et progressive de « l’identité ouvrière » consécutive à l’effacement matériel de son monde qui était surtout le monde du travail, principalement industriel, mais aussi le monde de la vie collective de la classe ouvrière, avec ses quartiers, ses cafés, ses cinémas, ses syndicats, ses associations sportives ou culturelles, son langage et sa culture… et les lointains échos du temps des Bourses du travail, avec leurs cours professionnels, leurs dispensaires, leurs coopératives, leurs bureaux de placement et leurs bibliothèques… Mais de quoi parle-t-on au sujet de l’identité, dans un monde qui a besoin, semble-t-il, de cultiver artificiellement les différences, de ranimer les communautarismes, de fabriquer des identifications particulières, des modèles d’appartenance à des groupes restreints, tandis que l’individu, de plus en plus isolé et uniformisé par l’ensemble de ses conditions de vie, devient plus malléable, plus angoissé et plus incertain ? L’appartenance à la classe ouvrière n’était pas le symbole d’une fermeture sur l’autre, mais ouvrait sur l’internationalisme, l’abolition de la condition ouvrière, la société sans classes et une humanité universelle.

    Au risque de faire grincer des dents, je me demande pourquoi l’immense majorité des ouvriers, et plus largement des salariés européens, après plus d’un siècle de luttes, ont préféré finalement croire au capital et se sont imaginé pouvoir vivre (presque) comme des bourgeois.

    Qu’appréhender dans cette souffrance et dans ces illusions, sinon la liquidation symbolique de la classe ouvrière, de sa conscience de classe, à laquelle l’idéologie dominante s’est employée en faisant disparaître non seulement son univers matériel, mais aussi son histoire réelle, ses aspirations collectives, ses espoirs, sa culture de la solidarité et du refus de parvenir ?

    Ma réflexion est partie de ce constat de dépossession, là où chacun au printemps 2003, en France, pouvait constater l’échec de la mobilisation salariale contre le démantèlement des retraites. Cette cuisante défaite salariale en précède malheureusement d’autres ; c’est la défaite du défoulement organisé qui, pour une part, fut programmée par les directions syndicales. Mais plutôt que d’entonner une nouvelle fois la plainte de la trahison évidente des bureaucraties (ne s’agirait-il pas surtout des conséquences de l’intégration du syndicalisme dans les rouages de l’État-providence ?), il me paraît plus correct de ne pas réduire les ouvriers au rang de victimes dont les accablent ceux qui, en réalité, les méprisent. Ceux qui ont glorifié la classe ouvrière dans une mythologie déformée, souvent mensongère et grotesque, l’ont aussi enfermée dans une identité particulière, faite de dépossession au profit de la vérité absolue du Parti. Ce sont les mêmes qui, parvenus au pouvoir, ont commencé à dégrader ses conditions de travail, l’ont précarisée, divisée, refoulée et finalement occultée. Ne la vivant pas eux-mêmes directement, les parvenus de gauche comme de droite feignent d’ignorer que la violence abstraite de l’économie s’exerce sur des personnes réelles qui vivent, travaillent, souffrent et résistent à leurs traitements statistiques, administratifs et financiers.

    Pourquoi les ouvriers et les salariés seraient-ils déchargés de la capacité de penser eux-mêmes le monde qu’ils produisent ?

    Un itinéraire

    Mon propre itinéraire d’ouvrier coïncide assez bien avec la dissolution de la socialité ouvrière, la disqualification du travail et de sa valeur morale. À plusieurs reprises j’ai pu expérimenter la dévalorisation d’un métier (métallurgie, imprimerie, travail social) et les pratiques de résistances liées à ces savoir-faire dans le rapport salarial. Déracinement, travail temporaire, chômage, licenciements, échappée hors du salariat, tentatives de réintégration par le social, nouvelles formations presque aussitôt dévalorisées, impossibilité de s’adapter ou d’obéir aux nouvelles normes, combien ont connu cela à des degrés divers ? Le sentiment d’appartenir à la classe ouvrière se dématérialise. Reste un sentiment fort, quelque chose comme l’amour de sa classe, éprouvé dans une action de solidarité, un regard, un geste chaleureux. La conscience se vit sans prise directe sur les processus matériels et l’abstraction qui les commande, parce que des pans de réalité sont liquidés ou s’effondrent autour de soi. On dirait que nous sommes devenus les spectateurs d’un film où ne jouent que les riches.

    Ouvrier tourneur, ajusteur, fraiseur, dans la métallurgie durant une quinzaine d’années et, après une expérience auprès d’adolescents en échec scolaire, nombre de petits boulots dans les milieux les plus divers, reconverti ensuite dans l’imprimerie de labeur, licencié et chômeur à plusieurs reprises, mon parcours me conduit finalement au poste d’éducateur technique auprès de personnes handicapées dans un Centre d’Aide par le Travail, où ma propre résistance à l’exploitation concerne aussi celle que subissent les personnes handicapées. Résistance souterraine souvent rencontrée, nombre de travailleurs(es) du CAT exécutent le travail sans oublier le plaisir qu’il y a parfois à travailler ensemble. Mais ils ont aussi à résister à leur statut d’exécutants et au bien qu’on leur inflige comme objets de soins.

    L’évolution des conditions de travail dans un CAT et de la prise en charge des conditions de vie des personnes handicapées dans une institution reflète assez bien les enjeux de l’avènement du social dans une société de contrôle à la fois libérale et totalitaire. La direction actuelle cherche à rationaliser et à intensifier le travail. Il y a aussi la pression des donneurs de sous-traitance, qui imposent leurs tarifs, en concurrence avec le travail dans les prisons ou les marchés asiatiques. Les CAT subventionnés cassent les prix de la force de travail pour trouver des marchés. Les clients imposent leurs procédures qualité, leurs normes et certifications ISO et donc les méthodes d’organisation du travail sur place, répercutant la pression sur les moniteurs éducateurs, censés garantir l’aménagement des postes, les conditions de travail et l’aide aux personnes qui en supportent à leur tour les conséquences.

    Après un arrêt de travail de huit mois pour un cancer et douze jours de reprise du travail en mi-temps thérapeutique avec un horaire « sur mesure » établi avec l’accord du médecin du travail subissant les pressions de la direction, j’ai fait l’objet de « sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’au licenciement » pour « absence injustifiée sur votre poste de travail » et pour « conduite d’insubordination envers vos supérieurs hiérarchiques ». Une menace de grève, vite désamorcée par les syndicats CFDT et CGT, a tempéré les ardeurs de la direction, qui, ne pouvant licencier un délégué du personnel, maintient néanmoins une sanction. J’avais refusé de m’incliner lors de mon retour en mi-temps thérapeutique, devant la suppression arbitraire de ma participation depuis deux ans à un atelier d’écriture, rare lieu où la parole est encore libre et peut se concrétiser, s’affirmer sensiblement dans un écrit.

    Monsieur Ubu est partout

    La direction de l’établissement où je travaille cherche à instrumentaliser les questions qui se posent aussi bien dans le domaine des soins, de l’accompagnement et du soutien aux personnes handicapées que dans celui de la gestion du personnel salarié. Les nouveaux décideurs osent maintenant attaquer de front des pratiques fondées sur la rencontre de l’autre, sur l’écoute et la liberté de parole des personnes qui leur permettent de réaliser une expérience authentique et de traduire (dans l’écriture, la peinture, le théâtre…) l’expression de leur sensibilité, enfouie sous les habitudes de la prise en charge instituée. En haut, on se fait fort d’appliquer les méthodes du management et son jargon : externalisation de certains services à des entreprises sous-traitantes, comme les repas gérés par la Sodexho au mépris de la santé des personnes accueillies ; référentiel qualité des actes nomenclaturés comme autant d’agirs techniques auprès des personnes, projet de contrôle renforcé du temps de travail avec badgeuse et gestion intégrée de la réglementation du travail. Derrière les discours de bonne conscience sur la dignité et l’intégration des personnes s’instaure en réalité « la modulation plus drastique du niveau de revenu » (rapport du groupe de travail ministériel sur l’insertion, 1997) des travailleurs handicapés qui ne relèvent toujours pas du droit du travail mais de l’arbitraire des institutions et de la froide gestion d’une population par la machine administrative. Les moins productifs seront reclassés non-travailleurs, tandis qu’apparaît la catégorie du handicap social.

    L’ingénierie pénètre aujourd’hui le secteur social et médico-social. Elle est impulsée en amont par l’État et les financeurs que sont les Conseils Généraux, les DASS1, etc. La régionalisation et les transferts de compétence vont permettre d’accélérer les mutations en direction de la concurrence économique. Bientôt, chaque personne handicapée sera détentrice d’un capital-handicap (en vertu du droit à l’autonomie !) qu’elle pourra monnayer auprès d’institutions et de fournisseurs de services. La normalisation ne concerne plus seulement des produits standardisés mais l’être humain pour l’adapter aux contraintes techniques des machines et à la gestion administrative et financière. Quelles relations humaines veut-on instaurer dans l’instrumentalisation, la procédure et la technicisation des relations transformées en prestations de service, que deviennent les soins et la relation d’accompagnement, sans parler de l’étouffement des lieux de parole et de liberté, auxquels la conception technocratique substitue le vocabulaire médico-psychologique et l’enfermement dans une identité handicapée ? En raison des difficultés qu’un tel contrôle appliqué sur des êtres humains suscite, une nouvelle génération de gestionnaires formatés qui ont fait allégeance à « l’instrumentalisation de tout ce qui existe » (Hannah Arendt) s’impose en recourant à une panoplie de manipulations et d’intimidations perverses, tout en s’abritant derrière le parapluie des lois qui autorisent ces dérives.
    Une salariée adhérente à la CNT, employée à la restauration et à l’entretien des locaux, a été brisée pour avoir refusé son transfert à la Sodexho. Mutée sur un autre établissement pour y effectuer seulement du nettoyage, elle a perdu sa compétence, ses responsabilités et ses relations de travail, notamment les liens qu’elle avait tissés avec les personnes accueillies. Ses talents de cuisinière, lorsqu’elle confectionnait des extras partagés entre tous, améliorant l’ordinaire, faisaient partie de ces petites attentions qui transforment la vie quotidienne. Alors qu’elle subit une grave dépression, elle vient d’être licenciée. Une autre salariée en situation de précarité a été humiliée par le directeur qui l’a menacée de ne pas renouveler son contrat si elle ne retirait pas sa signature d’une pétition de soutien à ses collègues de travail sanctionnés. Un mois après, elle se suicidait. Une salariée adhérente à la CNT a été contrainte de démissionner à la suite d’une mutation particulièrement pernicieuse et inacceptable pour elle. Sans compter les départs successifs de salariés écœurés, fatigués.

    Voilà les résultats humains d’un établissement à caractère social, désigné pilote des nouvelles méthodes du travail éducatif, où règne aujourd’hui la procédure, la violence déguisée, le silence et la peur de perdre son emploi. Il est vrai que sept jours de grève totale avec l’occupation des locaux d’un foyer d’hébergement en octobre 2000, en raison d’un manque chronique de personnel accentué par la mise en place des 35 heures, ayant entraîné l’évacuation des résidents alors que la défense de leurs conditions de vie et de leur place de personnes sujettes de leur vie était au cœur des négociations, l’organisation collective du mouvement en assemblées générales souveraines où les mandatés venaient rendre compte, le partage des tâches et des responsabilités, la reconnaissance de chacun, le débat et la prise de décision collective ont laissé des traces, notamment pour les règlements de compte ultérieurs… Notre activité syndicale à la CGT puis surtout à la CNT n’est donc pas étrangère à cette répression patronale épaulée par certains syndicalistes. « On ne défend pas un membre de la CNT ! » s’exclamera un dirigeant national de la fédération CFDT santé-social. Merci monsieur Ubu ! Bien que des salariés réagissent contre l’injustice, leur réaction est rarement à la mesure de la restructuration qui progressivement s’est mise en place, comme si l’évolution était inéluctable et relevait de la force des choses. C’est précisément cette inéluctabilité de la force des choses qui pose problème !

    Le basculement de la modernité entre libération et nouvelle servitude

    Le sens de la vie s’évapore dans le quotidien. D’un côté, une existence régie par le concret, les horaires de travail, l’argent, le téléphone, l’ordinateur, la voiture, le supermarché, l’école, le logement, la fatigue, la santé, le sport… De l’autre, une vie dominée par des abstractions lointaines : le progrès, la liberté, la justice, l’égalité, la démocratie, l’économie, la sécurité… Entre les deux, les sentiments, l’amour, l’amitié, la joie, la solitude ou l’angoisse. Pour nombre de services et de démarches, l’interlocuteur humain est en voie de disparition et il faut s’adresser dorénavant à une machine ou à une boîte vocale. Nos moindres gestes (allumer la lumière, démarrer, téléphoner…) présupposent un appareillage et une interdépendance technique à la fois considérable et invisible qui, nous dégageant de certaines contraintes physiques immédiates, nous plongent dans un univers prothétisé de facilités inconscientes, dissimulant leur rançon exorbitante en servitudes banalisées et en nuisances différées, dont le nucléaire représente la menace d’une servitude irréversible2. Repoussant toute limite, la valorisation du capital doit incorporer la vie organique des femmes et des hommes et non plus seulement leur activité extérieure, en intervenant dans les processus de vie et dans le devenir des espèces, la vie étant envisagée comme pur objet biologique manipulable. Les neurosciences prétendent déjà pouvoir percer le secret des émotions et des sentiments. Une sourde inquiétude tenaille les populations que la propagande tente de rassurer avec des comités éthiques et la mise en orbite d’une science citoyenne.

    Il n’est donc pas surprenant qu’au centre même de la civilisation matérielle surgissent les délires irrationnels et leurs réactions en chaîne ranimant la montée des pires obscurantismes. Le retour du religieux, les tentations de repli vers des valeurs traditionnelles, toutes les formes de régression identitaires et irrationnelles expriment un sentiment de crainte et d’abandon où l’on remet son destin à une puissance extérieure et providentielle. Les aspirations qui étaient apparues dans les promesses de l’abondance comme un désir de liberté et d’autonomie réclament maintenant l’obéissance et le retour de l’autorité justifiant le rétablissement des valeurs de soumission : Dieu, travail, famille, patrie… Les nostalgiques de l’ancien monde, dont la mesure restait à dimension humaine, veulent le retour à l’ordre moral, hiérarchique, autoritaire et hypocrite, à ses valeurs stables et traditionnelles. Ils n’envisagent nullement d’abolir le capital et l’exploitation et s’en font au contraire les défenseurs, mais ils en appellent au renforcement du pathos religieux, de la famille névrotique, du travail moralisateur, du contrôle policier de l’ordre social, alors que c’est le mouvement du capital qui élève des temples à la marchandise, qui supprime le travail, liquide le passé communautaire et détruit ce qui faisait la richesse antérieure de la vie traditionnelle. Mais les conservateurs ne pèsent pas lourd face aux modernistes, aux champions du progrès qui, dans le sillage des transformations du procès de travail en appareil de puissance techno-scientifique, ont entrepris une redéfinition des valeurs, une simplification du langage, un refaçonnage mental des individus sommés de s’adapter à la modernité, de se soumettre au lavage de cerveau publicitaire et médiatique, à l’instrumentalisation technique des relations humaines.

    Cette distinction entre réactionnaires et progressistes est singulièrement artificielle et souvent dépassée, car elle recouvre des oppositions idéologiques décalées des enjeux réels. Il suffira d’évoquer la Constitution européenne pour saisir les perturbations et la confusion qui règnent au sein des familles politiques, en réalité guidées par le clientélisme et l’électoralisme, tandis que la technocratie fournit ses expertises et fait valoir son argumentation. Les politiques, à gauche comme à droite, jouent plus ou moins habilement sur les deux registres de la défense du patrimoine, de la conservation des traditions, de la défense de la nature… tout en se posant en dispensateurs du progrès et de la croissance économique, accélérant ainsi la destruction de ce qu’ils prétendent sauver. Au milieu d’une infinité de marchandises, le seul choix imposé pour vivre c’est d’intérioriser les exigences abstraites de la valeur.
    La dénonciation incantatoire du système repose sur des facilités de pensée, qui ne permettent pas de comprendre où se situent sa véritable force et sa puissance réelle. S’en tenir à identifier la domination de classe aux rapports économiques ou à la répression qui reste un des fondements de l’ordre établi, c’est oublier la capacité de mystification et de séduction de la société du capital, et surtout c’est minimiser la force de son objectivité comme puissance d’institutionnalisation qu’est l’État et l’ensemble des structures sociales et de légitimation symbolique que représente aussi la technoscience.

    Le discours révolutionnaire fait appel au besoin projectif d’un monde meilleur de liberté avec une force de conviction essentiellement idéologique, c’est-à-dire lointaine, irréelle et différée, mais il a déjà adopté sans sourciller le langage binaire, sans s’interroger beaucoup sur le sens de cette agitation factice téléguidée à domicile. Le discours de la marchandise (qui a su s’incorporer les sciences humaines les plus pertinentes) s’adresse directement à l’individu, comme une promesse de compensation à la subordination salariale et au renoncement à vivre autre chose que la consommation, comme un dédommagement à l’inhumanité d’un univers instrumental. En s’appuyant sur une infrastructure technique puissante et efficace qui répond à des besoins pratiques, le monde de la marchandise, qui est aussi le monde de la « conscience technocratique », n’offre que des solutions techniques à tous les problèmes de la pratique, comme le dit Jürgen Habermas, mais il donne des satisfactions concrètes à la soif de liberté et d’indépendance, au besoin d’échange, d’information, de création, de déplacement (de la voiture à Internet, en passant par le réseau électrique, la télévision, le métro ou le téléphone portable…).

    Le pouvoir de séduction des marchandises mais aussi le degré de prise en charge et de sécurisation globale mis en place par l’État providence se sont avérés infiniment plus attirants que le désir de révolution (il semble qu’aujourd’hui la révolution n’intéresse plus personne, alors que chaque individu, quelles que soient ses opinions, a une perception vive du naufrage, ou des catastrophes, qui se profilent à l’horizon d’un monde incertain…), probablement parce qu’ils répondent efficacement à la soif de liberté et d’autonomie individuelle et au besoin de protection face au développement des processus abstraits de la technoscience générateurs d’angoisse. Bouleversant les références de la perception, et du sens commun, réclamant souvent des interventions ultra-spécialisées, la complexité de l’appareil techno-scientifique prive l’individu des capacités classiques d’intervention et de maîtrise, tandis que dans le monde des entreprises la moindre réaction humaine ou attitude poétique deviennent insupportables.

    Ainsi le credo antiautoritaire des libertaires repose aujourd’hui sur une perception de références et de valeurs d’un monde traditionnel qui n’existe plus qu’à titre de fondation historique et qui reposait sur une interprétation globale des interrogations et des finalités humaines, sur la transcendance du cadre institutionnel légitimant le bien-fondé de la domination – domination encore foncièrement politique.

    Avec l’émergence du processus de rationalisation, identifié entre autres par Marx et Max Weber, et notamment dans sa dimension critique – « on peut alors reconstruire l’histoire de la technique sous l’aspect d’une objectivation progressive de l’activité rationnelle par rapport à une fin »3 – le capitalisme « institutionnalise l’innovation technique et la croissance économique en tant que telles ». L’École de Francfort et Marcuse en particulier mettent en évidence qu’à la suite de l’économie, la science et la technique jouent le rôle central de légitimation de la domination et assument la fonction d’idéologie du système. Ce n’est plus l’autoritarisme qui caractérise la société industrielle de « consommation dirigée » (Henri Lefebvre), mais l’incitation subjective aux satisfactions et aux plaisirs comme source de liberté qui accentue les possibilités de contrôle des « comportements adaptatifs ». Des psychanalystes comme Ch. Melman évoquent l’effondrement de l’autorité paternelle – à travers la constatation des nouveaux types de pathologies courantes centrées sur la dépression, la perte des limites et des repères, où l’exhibition et la perversion remplacent le refoulement –, la puissance diffuse du savoir scientifique ayant pris la place de Dieu le Père, dans le prolongement du rationalisme qui avait déjà détruit les bases de toute hiérarchie de nature transcendantale. L’individu déconnecté et libéré comme un électron libre ne se sent plus à la hauteur des nouvelles tâches de plasticité psychique qu’on exige de lui en échange de sa liberté de consommateur. L’évolution des mœurs précipitée par la contestation de 1968 a renforcé la convergence redoutable entre l’ancienne et justifiée revendication libertaire d’autonomie individuelle, de liberté et d’égalité et la capacité de la société capitaliste spectaculaire marchande de propulser le culte de l’individu égocentrique, du consommateur roi qui a droit à tout et peut tout obtenir dans la satisfaction de ses envies immédiates. La posture libertaire généralisée par l’évolution des mœurs – ce leurre de l’accès facile sans efforts et sans contraintes, qu’alimenta à plaisir la nouvelle bourgeoisie « libérale-libertaire » en matière d’éducation désinvolte, désarmant ainsi les jeunes générations prolétaires – s’insère dans la redéfinition des valeurs permissives du monde libéral actuel, et elle correspond parfaitement aux goûts de toute-puissance et aux plaisirs narcissiques des « machines désirantes » dont cette société spectaculaire a besoin : l’individu déstructuré et malléable, sans racines et isolé et dont les seuls repères possibles sont l’identification aux modèles proposés par la société du spectacle, les fantasmes vécus par procuration, et son propre investissement fait d’adaptation au changement et d’adhésion à ce qui apparaît. Ce qui apparaît, ce sont les modes, les appartenances distinctives, les logiques particularistes, les communautarismes, sans considération pour la singularité des personnes réelles. Tous les moyens éducatifs, médiatiques, publicitaires, participent à l’élaboration de nouvelles valeurs conformes à une société instrumentalisée, dominée par la techno-science. Ces moyens concourent à l’avènement d’un nouveau type d’individu adapté au renouvellement constant de la production de nouveaux besoins-marchandises.

    C’est ce retournement largement passé inaperçu dont il faudrait tirer les conséquences dans la pratique militante et le pourquoi du militantisme en tant qu’activité spécifique ! Quelle sorte de propagande peut encore rallier et convaincre qui que ce soit, qui n’a pas envie de l’être ? Les questions sont plus stimulantes que les réponses simplistes et rabâchées. Les gens ont-ils besoin de propagande pour être convaincus et se convaincre qu’ils vivent dans un monde inacceptable ? On peut se demander si ce ne sont pas les propagandistes qui ont besoin de se convaincre eux-mêmes du mérite de leur démarche. C’est précisément la compréhension de ces phénomènes de passivité et d’adhésion qui demande une réflexion d’une autre ampleur. Que pouvons-nous faire sinon contribuer à la réflexion collective ? La société a continué son évolution et, malgré la force des principes, le mouvement libertaire s’est lui aussi transformé. La question est moins de polémiquer que de réfléchir à l’échec, notamment marxiste, de tous ceux qui ont voulu révolutionner le capitalisme. Cela n’enlève rien à la grandeur de la révolte anarchiste.

    C’est tout à l’honneur des anarcho-syndicalistes et des libertaires d’avoir maintenu l’exigence de la révolte sur la place de chacun reconnu dans sa singularité, au centre de la question sociale, contre la dictature de l’économie et de l’État, entre volonté de résistance à toute forme de sujétion et affirmation de la liberté créatrice.

    L’enjeu de la pensée dans la redéfinition des valeurs

    Une nouvelle bataille s’ouvre, portant sur la compréhension de la mutation en cours d’une société de contrôle bâtie sur la puissance de la techno-science et qui requiert l’isolement psychique des individus, où la classe dirigeante tente de redéfinir des valeurs fondées sur le changement permanent, la capacité d’adaptation à l’univers technique et instrumentalisé, le culte du progrès. Sa morale utilitariste, marquée par les valeurs encore teintées de l’humanisme des Lumières, doit s’adapter à un univers massivement technologique où l’être humain lui-même devient objet de science et de manipulation car sa propre constitution biologique devient le modèle et le support de l’instrumentalisation générale.

    Il faut bien constater que les travailleurs ont massivement abandonné le monde de la pensée à la bourgeoisie technocratique et à ses intellectuels. Méfiance innée des manipulations du discours et des pirouettes intellectuelles ? Sans doute ! Mais pas seulement. Alors qu’ils sont au cœur d’une contradiction en procès, leur humanité aux prises avec l’exploitation, dans l’unité du procès de travail et du procès de valorisation, les ouvriers et les salariés, c’est-à-dire aussi les scientifiques, les ingénieurs, les techniciens, ont refusé de penser le monde qu’ils produisent. Ils ont accepté le discours de l’Autre, puisque par leur absence silencieuse, il n’y a place que pour le discours de l’Autre, c’est-à-dire pour le discours dominant du capital. Il ne s’agit pas de diaboliser la science qui a apporté à l’humanité des instruments de connaissance libérateurs. Mais l’autonomie et la neutralité de la science sont un leurre, quand le développement industriel est la condition de la science et en fait un savoir asservi structurellement et symboliquement à la pensée du capital, notamment à travers la prégnance antipoétique et utilitariste du langage rationnel. Les prolétaires ont laissé les intellectuels penser à leur place, même si quelques-uns parmi eux ont voulu leur fournir les armes intellectuelles nécessaires. Cet abandon de la pensée est le cœur de la défaite ouvrière qui permet une fois de plus à la bourgeoisie, détentrice de l’autorité symbolique, d’imposer sa vision de la société.

    Les prolétaires n’ont-ils pas à réaliser cet effort de rupture avec la production de concepts par l’idéologie dominante qui tente de redéfinir les valeurs morales à partir de la domination abstraite de la « méga-machine » (Lewis Mumford) résultant de la fusion des logiques économiques, administratives et techno-scientifiques ? Personne ne le fera à leur place, sauf à tout accepter de l’univers démentiel qui se met en place. Cette activité critico-pratique porte d’abord sur la question de la pensée comme recelant le trésor de l’action inscrite réellement dans le temps. Parce qu’ils se « tiennent sur la brèche »4, les prolétaires inscrits dans le rapport contradictoire de la valorisation, peuvent briser de l’intérieur le rapport social capitaliste dont ils sont encore pour une part les protagonistes. Cette réappropriation de la pensée, qui est aussi une action pratique, ne peut viser à affirmer « une identité ouvrière particulière », des valeurs prolétariennes ou communautaristes. Leur conscience de classe n’est que le point d’appui d’une révolte humaine universelle contre l’inhumanité abstraite du capital et son rationalisme technocratique. Elle rompt par conséquent avec toute affirmation régressive d’une identité particulière qu’elle soit nationale, ethnique, religieuse ou de classe. Il s’agit de renouer avec la pensée de l’humanité dans ce qu’elle a de plus profondément universelle.

    « La révolution ne peut s’accomplir
    qu’à titre humain. »

    (Jacques Camatte)

    Henri Brosse

    Barbares et sauvageons
    Alain Thévenet

    Un souffle vague émeut des sphères vagabondes
    Mais nul esprit n’existe en ces immensités.
    (Gérard de Nerval, Le Christ aux Oliviers)

    [​IMG]À l’entrée de la cité, je ne l’ai d’abord pas reconnu. Il y a trois mois, je l’avais croisé en djellaba. Quelque temps auparavant, il était, paraît-il, en prison pour quelque trafic.

    Je n’ai pas non plus reconnu cette jeune femme avec son bébé, qui me salue pourtant aimablement ; elle est voilée et donc « méconnaissable ». S’agit-il d’une gamine qui jouait dans la cour il y a quelques années ?
    Qui sont-ils ?

    Annonçant à certains que j’habite Vénissieux, il m’est arrivé de recevoir en retour un regard étonné et inquiet, suivi d’une interrogation hésitante : Est-ce que je n’ai pas trop de problèmes ? Non. Je vais bien, du moins sur ce plan. Je salue les gens et ils me saluent, j’en connais bon nombre. Bref, de ce côté, mon quartier est plutôt agréable à vivre. Au pied des allées, des groupes de jeunes échangent des propos banals et des produits qui le sont tout autant. Une ébauche en tout cas de convivialité.
    Il est vrai que je n’habite pas le quartier emblématique des Minguettes. Vous savez, là d’où est partie, il y a déjà bien longtemps, la marche des beurs, initiée par les Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue (JALB), dont quelques-uns fréquentaient d’ailleurs les milieux anarchistes. Là, où quelques années plus tard, on brûlait des voitures à l’issue de rodéos et où de mini-émeutes attiraient les médias. Là où aujourd’hui sévissent les imams et, paraît-il, les jeunes islamistes radicaux. Là d’où est partie la voiture volée qui, il y a quelques mois, est venue s’écraser contre un mur, tout près de chez moi ; sur l’emplacement de l’accident, il n’y avait, le lendemain, que quelques taches de sang.

    Qui sont-ils ?

    Et moi, qui les esquive discrètement lorsqu’ils sont en groupe, mais que le hasard a mis en présence de l’un ou l’autre, qui suis-je ? Quel est ce monde que nous partageons et qu’en partageons-nous ?

    À un Dieu trop connu !

    Je suis profondément et violemment opposé à toute religion et, en tout cas, à toute religion instituée.

    Quant à la conception du monde, l’idée d’un Dieu omniprésent, parfois même tout-puissant et créateur, relève de l’absurdité la plus totale et est fondamentalement opposée à une conception anarchiste du monde, fondée sur la liberté, quel que soit par ailleurs le sens qu’on accorde à ce concept. Pour moi, et pour l’instant, il n’y a pas à y revenir. Mais tant qu’il s’agit d’une croyance individuelle, elle n’a pas obligatoirement d’incidence concrète sur l’action sociale ou politique de ceux qui l’affirment.
    Les choses se gâtent dès qu’il s’agit de l’adhésion aux religions instituées. On sait assez les catastrophes, les massacres auxquels celles-ci se sont livrées, ou auxquels elles ont servi et servent encore de justification. C’est une banalité, mais le demeuré assoiffé de fric, Bush, et le fou assoiffé de vengeance, Ben Laden, pourraient-ils mener leurs affaires comme ils l’entendent si ceux qui les suivent ne croyaient pas en Dieu ?

    Enfin et surtout, ce qui peut m’ancrer dans un athéisme profond, voire dans la haine de toute religion, c’est le nombre de souffrances individuelles que j’ai pu rencontrer et qui y sont rattachées : culpabilité chez les chrétiens, honte chez les musulmans. Des vies entières pourries, perdues. De quoi me ranger parmi les bouffeurs de curés, ou d’imams.
    « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé » est-il écrit quelque part dans l’Écriture. Je ne sais plus où, mais ça doit pouvoir se retrouver.

    C’est vrai ! Je t’ai trouvé, Dieu, au fond de moi. Au fond de ma tête, de ma poitrine, de mes couilles ! Déposé là par des siècles de culpabilité, de peurs, de lâcheté et de désir de sacrifice ! C’est pourquoi, il est vrai, je te cherche. Au sens que donnent à cette expression les enfants en mal de bagarre. Je te cherche, et qu’on s’explique !

    Parlant ainsi, je sais donner une réalité, une existence, à ce qui n’est, fondamentalement, qu’une idée. En accusant Dieu de benoîte hypocrisie et de cruauté sadique, malsaine et calculée, je transforme une idée absurde, en une existence très concrète. C’est exprès. Car pour d’autres aussi, cette idée est devenue réalité concrète, palpable, qui régente, ou dont ils voudraient qu’elle régente leur existence. D’une certaine façon, notre cheminement est le même, si l’aboutissement est à l’opposé.
    Car je voudrais comprendre. Comprendre pourquoi et comment tant d’individus intelligents et sensibles ont pu tomber dans de telles aberrations. Et j’ai la haine pour la croyance, mais non pour les croyants ; ceux-ci partagent avec moi certaines aspirations, nos regards se croisent parfois, souvent, nos chemins, un temps au moins, peuvent être les mêmes. C’est sur ces chemins que je voudrais les rencontrer.
    Pourquoi commencer par Ballanche ?

    Pourquoi pas ? Quelques mauvaises raisons pour cela.
    Il est peu connu, ce qui me laisse la possibilité d’imaginer sa vie et d’interpréter ce que je connais de ses écrits à ma guise, sans trop risquer la contradiction.

    Il est Lyonnais, nous sommes du même lieu, à maintenant deux siècles de différence. Je peux plus facilement imaginer ou inventer son ombre dans les murs que je connais.

    C’est un loser : il s’est fait piquer par son contemporain et ami, Chateaubriand, à la fois l’idée de son premier ouvrage, Du sentiment dans ses rapports avec la littérature et les arts, et sa copine, Juliette Récamier. Son œuvre, ou ce que j’en connais, est pleine de redites, d’hésitations, de doute, d’excuses au lecteur (du genre : « je l’ai déjà dit, et en plus je n’en suis pas sûr, mais il faut quand même que je le répète »). Ça alourdit la lecture, d’autant plus que quand il affirme être sûr de quelque chose, il s’agit généralement d’une idée au premier abord complètement délirante ou d’une intuition géniale.

    Pierre-Simon Ballanche, donc, est né à Lyon en 1776. Il a neuf ans lorsque débute la révolte des ouvriers canuts contre les marchands, en vue d’obtenir le prix légitime de leur travail. Lutte qui, débutée sous la royauté, se poursuivra lors de la Révolution et qui voit, notamment, l’occupation de la cathédrale Saint-Jean. Il est adolescent lors de la Révolution et des différentes luttes qui l’animent. À Lyon cette période est marquée par la personne de Chalier, figure de proue des enragés, curieusement appelés ici « énervés », qui s’opposent aux Rolandins (de Mme Roland) modérés et issus de la bourgeoisie. Élu à la tête de la municipalité, Chalier prononce des discours enflammés (il piétine publiquement un crucifix) mais, concrètement, il s’attaque surtout aux grandes richesses et veut faire peser les impôts sur les riches. Finalement, il est guillotiné par les Rolandins et la Convention met tout le monde d’accord en massacrant les uns et les autres et en débaptisant Lyon en « Ville affranchie ».

    Ballanche est issu d’une famille de petits notables, imprimeurs installés dans le centre de Lyon ; il est royaliste et surtout catholique. Lorsque survient la Restauration, il est plutôt content, parce qu’il pense que c’est le rôle des élites et des Bourbons en particulier d’intégrer la nouvelle vision du monde que la Révolution a fait surgir, mais qui était conforme aux visées de la Providence. Curieusement, il n’en veut pas spécialement aux révolutionnaires, parmi lesquels, dit-il, se trouvent de « grandes âmes » qui n’ont fait, en somme, que de se charger d’une sorte de mise à jour.

    Mais, en tout état de cause, il a vu surgir, dans un monde qu’il croyait harmonieux, une horde de Barbares dont il ignorait jusque-là l’existence, ou qu’il imaginait tout à fait « ailleurs », étrangers à son univers. Des Barbares qui parlaient une langue à la fois inconnue et terrifiante, mais qu’il reconnaissait cependant.

    Le monde a changé, et pas seulement pour lui.
    Jusque-là, sous ce qu’on appelle maintenant l’Ancien Régime, les choses étaient relativement en ordre : il y avait les hommes, les vrais, ceux qui savaient parler et qui, éventuellement, parlaient des autres, parfois en leur nom. Et puis les autres, qu’on croisait parfois, sans leur parler et sans les entendre, en les regardant peut-être, mais sans croiser leur regard, un regard étrange qu’on n’aurait pas su déchiffrer. Il semblait bien qu’il y ait eu derrière ce regard comme un langage, parfois une parole, mais faute de la comprendre, on ne pouvait que l’interpréter.
    Bien sûr, quelques-uns des « vrais hommes » avaient souligné qu’il y avait là quelque chose de profondément injuste et que ces êtres faisaient aussi partie de la communauté humaine, mais jusque-là on ne les avait pas entendus directement. Ils menaient leur vie, qu’on supposait végétative, de leur côté, sans interférer avec celle des hommes véritables, seuls aptes à construire l’histoire.

    Et voilà qu’à l’occasion d’une révolution qui avait pour but de rééquilibrer un peu les pouvoirs entre ceux qui possédaient la parole et, en conséquence, la force, le gouvernement, la richesse et tout ce genre de choses, on avait vu surgir ceux qu’on n’attendait pas, dont on avait toutes les raisons de supposer qu’ils resteraient dans leur coin, sales et ignorants, silencieux et pauvres. Ces barbares avaient envahi les rues qui ne leur étaient pas destinées. Ils sentaient mauvais et curieusement, au milieu du sang et de la crasse qu’ils y déversaient, on avait l’impression de reconnaître quelques-uns des mots qu’on croyait être seul à connaître et qu’on était habitué à répéter de façon machinale alors que là, soudain, ils semblaient nouveaux et rappeler un sens sur lequel on ne s’interrogeait plus.

    S’il avait été moins fou, Ballanche aurait pu poursuivre une carrière d’intellectuel « original », cul béni tourmenté, François Mauriac avant l’heure. Mais ces Barbares dans les rues, ça le travaillait.

    Puis, à l’aube de l’époque industrielle, il vit débouler à plusieurs reprises dans le centre-ville où il avait un atelier d’imprimerie, avant même l’insurrection de 1831, une foule d’êtres étranges, à l’accent indistinct, et aux visages basanés dont le brouillard laissait à peine entrevoir les traits. Ils descendaient d’un lieu dont il connaissait l’existence, mais qui était pour lui et pour les siens comme un territoire étranger ; c’était la colline des Minguettes, non, pardon, de la Croix-Rousse.

    Ah ! Pierre-Simon, que ne t’es-tu écrié : « Attendez-moi, camarades, je suis des vôtres ! Je le savais depuis toujours, et je l’avais oublié ! Ces mots, qui sortent de vos bouches, et que je ne comprends pas, sont les miens depuis toujours. Ensemble, nous gravirons la colline. La chaleur de nos corps et nos souffles mêlés dissiperont le brouillard qui nous oppresse, vous et moi. Nous gravirons la colline et, parvenus à son sommet, nous découvrirons, sous un soleil éclatant tel que nous n’en avions jamais profité, les sommets triomphants des Alpes qui nous étaient jusque-là cachés. Et nous nous dirigerons vers ces sommets que nous croyions inaccessibles et qui, alors, nous paraîtront tout proches, à portée de la main. »

    Ça ne s’est pas passé comme ça. C’est bien plus tard, en 1871, que les Canuts, avec Bakounine, feront flotter le drapeau noir à la cime de l’Hôtel de Ville de Lyon.

    Ballanche, lui, invente le concept de « palingénésie sociale ».
    C’est une pensée inspirée de Pythagore, qui préfigure peut-être « l’éternel retour » de Nietzsche. Tout dès l’origine est déjà en germe et même, d’une certaine façon, réalisé. Tout revient donc, mais sous des formes différentes selon les époques, sans que les acquis des époques précédentes puissent jamais être oubliés. L’apparition du christianisme a marqué l’époque qui s’achève avec la Révolution et le christianisme « commande » donc l’époque qui s’ouvre.

    Mais si tout existe dès l’origine et doit se développer de manière de plus en plus ample selon les époques, tout existe aussi dans chaque être, le « bien » comme le « mal », la barbarie comme la civilisation.

    « Chaque moment est un symbole de l’éternité, contient l’éternité, se perd dans l’éternité. Le fini et l’infini se confondent dans le même temps et dans le même être. […] Tous les faits universels, ainsi que je l’ai déjà dit, sont semblables et identiques ; mais je dois ajouter que tous les faits individuels sont la représentation des faits universels. L’histoire d’un homme, c’est l’histoire de l’homme. L’histoire d’un peuple, c’est l’histoire de tous les peuples. L’histoire d’un homme, c’est l’histoire d’un peuple, c’est l’histoire de tous les peuples ; c’est enfin l’histoire du genre humain ; et l’histoire du genre humain lui-même, c’est l’histoire de chaque homme. » [1]

    Dans tout cela, Ballanche demeure royaliste et chrétien. Il appartenait aux Bourbons et au christianisme de promouvoir cette nouvelle époque. Les Bourbons y ont échoué. Plus tard, il faudra bien constater que la royauté constitutionnelle de Louis-Philippe ne modifie pas les choses. Or
    « si vous persistez à admettre des classes naturellement dégradées, vous ne pouvez tarder à les multiplier. Il y en aura toujours qui d’abord échapperont à vos classifications, et qui viendront ensuite s’y ranger. Vous prodiguerez la séduction pour avilir ; ensuite vous vous en tirerez par le mépris justifié ; bientôt vous en viendrez à mépriser l’homme lui-même ». [2]

    Or certains n’acceptent pas le mépris et la condescendance dans lesquels on veut les confiner, et qui va de pair avec une condition matérielle humiliante : « Dans un ordre social où l’esclavage était de droit commun, il s’est trouvé des esclaves qui […] avaient en eux l’âme d’un homme libre. Ceux-là ont dû souvent réagir contre une société oppressive pour eux seuls. » [3]

    Parfois, même, Ballanche laisse percer pour ces « barbares » (terme sous lequel il englobe aussi bien les bandits de « droit commun » que les « énervés ») une estime certaine. Par là, il se distingue de la majorité des auteurs du XIXe siècle qui, même lorsqu’ils se veulent proches du peuple, distinguent dans celui-ci les « bons », qui luttent contre les injustices, des « méchants ». Mais il se rapproche des anarchistes : de Godwin, par exemple, qui, dans Caleb Williams fait se rencontrer son héros et un groupe de bandits qui discutent amicalement ensemble [4]. De Cœurderoy aussi, pour qui les Cosaques, barbares venus du Nord sont seuls capables de régénérer une civilisation décadente. De Bakounine, dont on a assez critiqué les espoirs qu’il mettait dans le « lumpen prolétariat ».
    Bref, d’un côté les « gens biens » ne sont peut-être que des lâches, d’un autre les « coupables » ont des qualités qu’il faut reconnaître :
    « Il y a eu dans de grands coupables des sentiments dont vous vous seriez honorés. Et que savez-vous, puisque vous me forcez de nouveau à vous le dire, que savez-vous comment vous eussiez agi dans telles ou telles circonstances ? Que savez-vous la conduite que vous eussiez tenue si vous eussiez été élevés de telle ou telle manière ? Que savez-vous la force que vous auriez trouvée en vous, pour résister à telle ou telle épreuve ? Que savez-vous enfin si votre faiblesse seule, si l’heureuse nullité de votre caractère ou le peu d’énergie de vos facultés n’ont pas fait toute votre sécurité, toute votre innocence ? » [5]
    Les jugements de bien et de mal n’ont donc aucun sens. Chacun d’entre nous a en lui tous les crimes et tous les exploits qui ont émaillé et émailleront l’histoire humaine. Personne ne peut s’arroger le droit de juger autrui. Ce qui amène évidemment à condamner la peine de mort, et même toute sanction. Ici encore on peut noter la proximité d’avec Godwin, même si celui-ci base sa condamnation sur des prémisses qu’il dit utilitaristes, alors que l’idéalisme de Ballanche ne fait évidemment aucun doute.

    Mais Ballanche est chrétien, même si pour ses contemporains son christianisme sent probablement quelque peu le soufre. Il y a du mal dans l’univers. Il est partout et il convient de l’éloigner, ou plutôt de l’expier. Et c’est peut-être son christianisme qui lui fait imaginer « la ville des expiations » à laquelle on peut aussi trouver, à la réflexion, un avant-goût de stalinisme.

    Il y a en effet dans cette utopie quelque chose d’effrayant. Puisque le mal existe, il convient de s’en purifier. On imagine donc une ville conçue dans le pur style des utopies saint-simoniennes, mais en pire. Un lieu hiérarchisé selon une structure inamovible, tant sur le plan architectural que sur le plan de sa gouvernance. Un lieu où il n’y aurait aucune contrainte, mais aucune liberté, puisque tout y serait prévu. Selon son évolution, le pensionnaire, prisonnier volontaire, sera logé dans différents quartiers, dans lesquels il n’aura pas d’autre possibilité que de se livrer aux activités qui y seront prévues. En entrant, il contractera l’obligation de ne rien dire de lui à ses compagnons, qui doivent ignorer jusqu’à son nom. Cette obligation, monstrueuse, a pourtant une signification qui rejoint une préoccupation qui n’est pas de nature policière : il s’agit de retrouver ce qui peut constituer sa véritable identité et s’est trouvé masqué par les aléas de l’existence. Et en retrouvant cette identité véritable, on retrouve aussi la solidarité avec toute l’histoire humaine. Là où c’est intéressant, c’est que les coupables d’un crime réel ne sont pas seuls à être accueillis, mais tous ceux qui sentent peser sur eux le poids du mal. Et Ballanche donne deux exemples paradoxaux. Se retrouvent dans la ville des expiations à la fois le fils d’un homme assassiné et le fils de son assassin. Ils s’y retrouvent d’ailleurs sans s’y retrouver, puisqu’ils ignorent tout l’un de l’autre. Il n’est donc pas à proprement parler question de pardon, mais d’une sorte de purification, à l’issue de laquelle on peut retrouver son nom et la vie dans le monde commun.

    Autre point intéressant, mais que je ne développerai pas ici : Ballanche affirme avec force qu’il ne s’agit pas là d’une utopie imaginaire, à repousser dans un avenir, mais d’une réalité présente : puisque cette ville existe dans son idée et que les idées sont réelles, cette ville existe bel et bien, ici et maintenant.

    Signalons enfin que, pour Ballanche, la parole est l’instrument (de Dieu, selon lui) par lequel se traduisent cette unité du genre humain et l’émancipation inéluctable de la pensée. Cela était déjà présent dès ses premières publications :
    « Ainsi toutes les sociétés humaines, le genre humain tout entier, depuis l’origine des choses jusqu’à la fin, ne forment par la parole qu’un seul être collectif uni à Dieu. Ainsi sont liés dans la pensée de l’homme, dans son intelligence, dans ses affections, le présent, le passé, le futur, le monde idéal et le monde positif, le fini et l’infini, le temps et l’éternité. Ainsi toutes les générations humaines ; ainsi tous les peuples de tous les âges et de tous les lieux ; ainsi les vivants et les morts sont unis entre eux et avec Dieu par la parole. » [6]

    Lorsqu’une classe sociale prétend monopoliser la parole et en priver ceux qu’elle en juge indignes, elle doit s’attendre à soulever quelque chose qui, sans être nommé ainsi, ressemble fort à une révolution. Les opprimés, lorsqu’ils parviennent à se saisir de la parole, ridiculisent les prétentions des oppresseurs à les en priver aussi bien qu’à la leur accorder, puisqu’ils la possèdent. C’est vraisemblablement ce qui s’est passé lors de la Révolution et, antérieurement, lors de la lutte des plébéiens. À partir d’un texte de Ballanche, Jacques Rancière développe particulièrement ce point. [7]

    L’attachement réel de Ballanche au christianisme m’irrite. Dans l’utopie de la ville des expiations, ce terme même d’expiation renvoie au péché et l’idée de purifier les hommes malgré eux est, à mon sens, une idée spécifiquement religieuse, reprise par toutes les utopies totalitaires. Le recours constant à la Providence (qu’on a, il est vrai, plus tard remplacé par le Progrès) ôte son sens à la liberté. Ballanche est un idéaliste et, pour lui, la seule réalité est celle des idées auxquelles la réalité, sociale par exemple, et la nécessité, de changer l’ordre des choses, doivent se plier.

    Mais je lui pardonne beaucoup à cause de ses hésitations et pour la dignité qu’il redonne aux barbares en leur confiant la tâche de remettre en marche l’histoire bloquée par les égoïsmes et la stupidité. Surtout, brouillant ainsi les cartes entre les temps de l’histoire humaine, entre les lieux, entre la pensée et la réalité, entre le bien et le mal, les bons et les méchants, les barbares et les civilisés, il met à plat beaucoup d’idées reçues et oblige à réfléchir entre l’identité et le tout, entre l’univers et moi, entre la communauté et la société.

    Laissons maintenant Pierre-Simon, nous le retrouverons peut-être plus tard. Pour l’instant, constatons amèrement qu’il a mal fini. Il semble qu’il ait très peu écrit après 1830, qu’il ait quitté Lyon pour Paris. Et, en 1842, il est élu à l’Académie française, pour des raisons alimentaires, peut-on espérer.

    Du destin des « voyous »

    Les récits du XIXe siècle sont pleins de descriptions de quartiers dangereux, hors la loi, dans lesquels les brigands forment des sortes de sociétés parallèles où règnent la violence et le vice. Des quartiers « à risque » où ne s’aventurent qu’avec prudence, ou poussés par des motivations suspectes, les honnêtes citoyens. Ces quartiers sont peuplés d’hommes, ou plutôt d’ombres, venus d’on ne sait où, mais en tout cas menaçants. Il n’est que de se souvenir des Thénardier des Misérables. Dans ce monde étrange, et étranger, il existe cependant des êtres de pure innocence qui rachètent, au nom d’un futur de progrès, un présent définitivement perdu, et qui témoignent de ce que la providence veille. Ainsi en est-il de Gavroche, prêt à mourir (sans même le savoir, notons-le quand même, et plus par inconscience que par choix délibéré) pour préserver un avenir radieux.

    Aujourd’hui, Gavroche a perdu son innocence et se prénomme Mouloud : il vole des voitures, les brûle, se livre à d’odieux trafics et, s’il est prêt à mourir, c’est dans de stupides rodéos automobiles, ou pour une cause obscurantiste. Il garde cependant son innocence (car il faut bien que les enfants le demeurent un peu, innocents, sinon c’est à désespérer de tout) dans le domaine de la sexualité. Le même qui, à treize ans est un criminel en puissance qu’il faut mettre en prison, se retrouve éventuellement l’innocente victime d’odieux pervers.

    Je ferai le pari que Gavroche n’était pas si pur que ça, et qu’il était tout à fait capable de faire des tournantes, ou de voler le sac des vieilles dames, voire de voler des diligences. Et parallèlement, je ferai le pari que Mouloud n’est pas le monstre qu’on représente. Merci, Ballanche, pour avoir déjà signalé que le bien et le mal, si on veut les appeler ainsi, sont le poids que nous portons tous.

    Il est cependant quelque chose qui passe au-dessus de la tête de Ballanche et que pourtant, quelques années auparavant, William Godwin avait perçu. C’est le développement de l’ère industrielle et de l’exploitation économique. Ces hordes qui envahissent le centre des villes sont pour lui mues par le refus qui leur est opposé d’entendre leur parole et il ne lui vient pas à l’esprit qu’elles puissent être aussi poussées par la misère. C’est sans doute l’originalité de l’anarchisme d’avoir, dès l’origine, tenté de lier les deux.

    Selon Jacques Derrida, le terme de « voyou » apparaît pour la première fois en 1830. On peut rappeler ici que cette date est contemporaine des derniers écrits connus de Pierre-Simon Ballanche et de l’apparition incontournable de l’industrialisation forcenée et du développement de la classe ouvrière. Le voyou, c’est quelqu’un, ou quelque chose peut-être, d’étranger et de tout proche, de craint et d’attirant. Quelque chose, ou quelqu’un, qu’on voudrait approcher et connaître, en même temps qu’on a peur de le reconnaître : « Si le voyou est un dévoyé, le devenir-voyou n’est jamais loin d’une scène de séduction. » [8] C’est aussi pour cela qu’en même temps qu’attirance, il y a répulsion, crainte et donc appel à la répression : « à parler d’un voyou, on rappelle à l’ordre, on a commencé à dénoncer un suspect, on annonce une interpellation, voire une arrestation, une convocation, une assignation, une mise en examen ; le voyou doit comparaître devant la loi » [9].

    Derrida pense que cette image du « voyou » s’est durcie depuis la seconde moitié du XXe siècle. De jeune homme pâle et affamé, il s’est transformé en héros patibulaire. Je penserais plutôt que le « voyou » destiné à la loi s’est en fin de compte retrouvé dans celle de la littérature, héros romantique, image de nos attirances suspectes et de nos aspirations refoulées. Il n’existe plus guère aujourd’hui, ailleurs que dans les romans ou dans les films, et se trouve supplanté par le « lascar » (version bienveillante) ou la « racaille » (version rejetante), voire la « caillera » (version revendicatrice). J’y reviendrai plus bas.

    Comme le chiendent dans les terrains vagues, ces voyous poussent dans les terrains provisoirement laissés en friche par le développement du capitalisme. Parmi ces mauvaises herbes, il s’en trouvera bien quelques-unes qui s’adapteront aux nouvelles conditions et qui accepteront, devenues fumier, d’engraisser la société industrielle, après s’être montrées dociles à ce qu’on leur demandait. Quant aux autres… Ils seront toujours fumier. Il conviendrait cependant d’isoler parmi eux ceux qui chercheraient à leur donner la fierté d’être du fumier. La police et la religion serviront bien à cela.

    Parce que Dieu, dans tout ça, qu’est-ce qu’il devient ?
    Il engraisse. On lui construit de monumentales églises dans les villages qui s’appauvrissent et se dépeuplent aussi bien que dans les nouveaux quartiers où s’entassent maintenant ceux qui ont quitté ces villages. Afin de bien montrer qu’il y a un ordre et qu’il est au sommet de cet ordre.
    Tout en refusant leur idéologie, on ne peut refuser à certains chrétiens le désir sincère d’avoir voulu rappeler que tous les êtres humains sont égaux. Mais on doit bien constater que de Lammenais aux prêtres ouvriers, en passant par Marc Sangnier et le Sillon, ils ont tous été condamnés, voire excommuniés. Dieu, lui, est convoqué pour bien montrer qui commande, et qu’il s’agit d’un ordre immuable, voulu par lui. Et quand ça va vraiment mal, il intervient pour dire que c’est lui qui a voulu cela, comme punition, parce que nous n’avons pas été gentils.
    Un beau jour, au détour des années soixante, les dominants n’auront plus besoin de lui. Ils auront inventé un nouveau culte, encore plus aliénant, celui de la consommation. Alors Dieu se réveillera et tentera par-ci par-là de se récupérer les pauvres.

    Mais, entre-temps, nous aurons rencontré la « populace », présentée par Hannah Arendt.

    Rappelons la définition qu’elle en donne, dans les Origines du totalitarisme. La populace est directement issue du capitalisme qui, en même temps qu’il crée des richesses superflues, crée des individus superflus :
    « Plus ancien que la richesse superflue, il y avait cet autre sous-produit de la production capitaliste : les déchets humains que chaque crise, succédant invariablement à chaque période de croissance industrielle, éliminait en permanence de la société productive. Les hommes devenus des oisifs permanents étaient aussi superflus par rapport à la communauté que les détenteurs de la richesse superflue. Tout au long du XIXe siècle, on avait dénoncé la véritable menace que ces hommes faisaient peser sur la société et leur exportation avait contribué à peupler les dominions du Canada et de l’Australie, aussi bien que les États-Unis. » [10]

    On pourrait ajouter, évidemment, que cette « exportation » avait concerné aussi l’Algérie, le Maghreb, l’Afrique noire, etc. Et on aura remarqué que ces « hommes inutiles », superflus, reviennent. Ils ont bronzé, mais ce sont les mêmes.

    Ce sont les mêmes, car ils sont dépersonnalisés. Ils ont toujours été les mêmes, c’est-à-dire personne : les hommes superflus
    « n’avaient pas quitté la société, mais ils avaient été rejetés par elle ; ils ne menaient pas une entreprise hors des limites permises par la civilisation, mais ils étaient de simples victimes, privés d’utilité ou de fonction. […] Ils n’étaient rien en eux-mêmes, rien que le symbole vivant de ce qui leur était arrivé, l’abstraction vivante et le témoignage de l’absurdité des institutions humaines. Ils n’étaient pas des individus […], ils étaient l’ombre d’évènements avec lesquels ils n’avaient rien à voir ». [11]

    Seulement, s’ils partaient, il y a un siècle, dans des contrées supposées vierges, qui d’ailleurs ne l’étaient pas du tout, mais où ils avaient pour mission d’éradiquer ce qui s’y trouvait pour y installer la « civilisation », les voici maintenant revenus au point de départ. Peut-être ont-ils trouvé pour solution de transformer les lieux dans lesquels ils ont été relégués en terrains d’aventure, afin de renouer avec leur destin d’aventuriers du siècle dernier… Car il n’est plus de lieu où les envoyer à la recherche d’une aventure inespérée.

    Ils reviennent à une période particulièrement délicate, dont Hannah Arendt avait déjà dénoncé les prémisses. On leur a dit que la seule voie qui leur était allouée afin d’être reconnus, c’était le travail, ce qui arrangeait bien les dominants qui se préparaient ainsi une main-d’œuvre docile et dévouée. Or, malgré ce qu’affirment gouvernements et patrons, il n’y a plus de travail ; du moins plus de travail dont la raison première soit d’être utile à la collectivité. Ce qui demeure, c’est le souci égoïste de s’enrichir (mais, dans le cas des plus pauvres, de survivre) et d’être « compétitif » :
    « Le souhait [de libérer l’humanité du fardeau du travail] se réalise donc, comme dans les contes de fée, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes. […] Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » [12]

    Mais les êtres humains ne se résignent pas si facilement à disparaître, ni à s’anéantir.

    Où l’on retrouve
    (peut-être) Pierre-Simon Ballanche
    Pierre-Simon, je te convoque ici comme héraut des voyous des banlieues !

    Comment les appeler, d’ailleurs ceux qui, si près de nous, nous effraient à ce point ; ceux que tous les discours des politiciens disent vouloir « policer », qui signifient un danger fantasmatique, cette populace contre laquelle l’ordre établi fait appel aux peurs de la foule ; ces Barbares qui n’ont jamais quitté nos contrées civilisées et qui sont leur mauvaise conscience ?

    Avec une certaine condescendance ou sympathie, on peut les désigner comme lascars. Le Littré en donne cette définition : « nom donné dans la mer des Indes orientales aux matelots indiens tirés de la classe des parias ». Ça pourrait être ça…

    Plus rejetant, on les a désignés, et eux-mêmes se sont désignés comme racaille (« la partie la plus vile de la populace ; se dit de toutes les choses de rebut ») ou cailleras.

    Pour ma part, je préférerais un terme qui n’a pas eu le succès qu’il aurait mérité : sauvageon, « arbre venu spontanément, dans les bois, dans les haies, de pépins ou de noyaux de fruits sauvages ; les rameaux en sont presque toujours armés d’épines, et les fruits ont trop d’âpreté pour être mangés ».

    Je te convoque donc, Pierre-Simon, et ne proteste pas. La rue minuscule qui porte ton nom à Lyon ne se trouve-t-elle pas en plein quartier maghrébin ? C’est bien là un signe de la Providence que tu invoques si souvent. La même Providence que les sauvageons convertis à l’Islam invoquent au prétexte que, dans le Coran, on trouve des passages prophétiques annonçant les évènements actuels, ce qui justifie l’impuissance dans laquelle on se trouve d’avoir une place dans l’histoire, et la possibilité de l’influencer. L’un d’entre eux me disait aussi que la croyance en Dieu était la seule chose qui lui permettait de conserver l’estime de lui-même et que sans cette croyance, il serait « pire ». Comme si cette croyance était en lui la seule part de « bien » qui puisse subsister.

    Ils ont pris la parole. Et c’est une parole qu’on leur a apprise. Des mots vides. Quelquefois, c’est la parole qui dit que ce qui compte, c’est de réussir et d’écraser les autres. Ils prennent alors ce qui leur reste et se livrent à des trafics rentables. Ou bien, ils risquent leur vie dans des rodéos stupides, puisque la vie a si peu d’importance. Ou bien ils réinventent un Dieu que nous croyions disparu, mais que nous n’avons pas su remplacer par les regards portés sur les autres, regards qui témoigneraient de la communauté humaine et de l’espoir de la rendre plus fraternelle et plus juste. Puisqu’ici-bas, nous a-t-on dit, on était arrivé à la « fin de l’histoire » et qu’il n’y aurait jamais rien d’autre que ce que nous y avons trouvé, il n’y a d’autre ressource que de chercher ailleurs.

    Oserais-je dire que, tout en rejetant violemment les croyances auxquelles ils adhèrent, comme je rejette celles de mon enfance, et encore plus violemment l’aspect criminel et suicidaire qu’elles prennent parfois, qui n’est, poussé au paroxysme, que l’application de ce que notre société veut nous enseigner, je ressens dans cette recherche quelque chose qui est mien ? Je voudrais, avant qu’ils aient fait ce choix de la fermeture, pouvoir croiser leurs regards et leur parole puisque, avant même la pensée, regards et paroles sont ce que nous avons de commun, et qu’ensemble nous puissions nous convaincre que le monde nous appartient, que nous pouvons le construire et que nous nous sommes laissés entraîner par et dans le mensonge.
    Regardez ! Ces taches indistinctes à nos pieds, ne les reconnaissons-nous pas ? Il faut bien l’avouer, voilà, nous avons fait caca ! Pas la peine de nous moquer les uns des autres, puisque c’est à nous tous que c’est arrivé ! De terreur, nous avons fait sous nous ! C’est arrivé ainsi. Nous étions transis, figés sur place par une terreur indistincte et massive. De quoi s’agissait-il ? Impossible de le savoir. La mort, peut-être, ou bien la vie ; le désir, la culpabilité, tant de choses indistinctes ; les autres, ou bien nous-mêmes. Et, de terreur, nous avons fait Dieu sous nous !

    Nous voici maintenant, nus, dépouillés, les uns devant les autres et, il faut bien l’avouer, quelque peu ridicules. Il va bien falloir que nous affrontions les regards des autres, et les nôtres. Peut-être pourrions-nous en rire, nous regarder autrement, et nous sourire… Non, il n’y avait rien d’autre, rien au-dessus de nous. Pas de Dieu, ni de dieux, ni de Providence. Rien que nous tous, unis par un commun désarroi. Unis par ce que nous avons en commun et par nos différences, qui font notre communauté. Unis par nos peurs et par nos désirs. Rien d’autre que nous-mêmes au-delà de nous. Nos regards qui cherchent cet au-delà ne rencontreront jamais que le vide. Mais ils rencontreront, ici, les regards des autres et leur recherche vaine. Pas de transcendance, donc, mais une immanente recherche commune de la transcendance. Ou, dit autrement, d’une vie meilleure, perfectible indéfiniment, dont nous ne pourrons jamais connaître qu’une infime parcelle. Nous mourrons, certes, mais aujourd’hui, nous sommes vivants et cette mort, en tout cas, nous ne la connaîtrons jamais. Et, lorsque nous ne serons plus dans notre individualité, nous subsisterons cependant par les traces que nous aurons laissées, paroles, actes, regards, et par nos chairs décomposées qui nourriront la terre, comme elle nous a nourris.

    Ce jour-là… Ce sera hier et c’était demain. Ce sera par une nuit glacée de plein été et par un après-midi torride d’hiver. Nous nous rencontrerons. À nouveau, nous gravirons la colline, celle de la Croix-Rousse, celle des Minguettes et celles de tous les lieux du monde, y compris ceux qui n’existent pas. De son sommet, nous apercevrons les cimes lointaines et jusque-là inconnues qui nous paraîtront de plus en plus proches, et toujours inaccessibles. Pierre-Simon, tu nous auras rejoints, parmi les sauvageons des banlieues et d’ailleurs ; tu ne seras plus retenu par les chaînes qui te contraignaient jadis. Dans ce futur qui ne sera jamais, mais qui est déjà là, de toute éternité, il n’y aura plus de haines, et donc plus de dieux, et les conflits seront résolus par la raison et la bienveillance universelles que convoquait déjà William Godwin. Au cours de cette marche, certains d’entre nous tomberont. La foule, alors, poursuivra, et les pas de tous écraseront leurs corps. Sous ce poids, ils jouiront, et un dernier orgasme laissera dans le sol leur marque ineffaçable.

    Alain Thévenet


    [1] Ballanche, La ville des expiations, Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 114.

    [2] Ibid., p. 41.

    [3] Ibid., p. 34.

    [4] Voir Réfractions n° 3, Alain Thévenet : « Caleb Williams ou les choses comme elles sont ».

    [5] Ballanche, op. cit., p. 47.

    [6] Pierre-Simon Ballanche, Essai sur les institutions sociales, Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Fayard, 1991, p. 207.

    [7] Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995, p. 45 et sq.

    [8] Jacques Derrida, Voyous, Galilée, 2003, p. 42.
    9. Ibid., p. 96.

    [9] Ibid., p. 96

    [10] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Quarto-Gallimard, 2002, p. 404-405.

    [11] Ibid., p. 456. Plus loin, Hannah Arendt distingue soigneusement la « populace », certes prête à toutes les aventures dictatoriales, mais qui conserve quelque chose comme une identité de classe qui l’empêche d’adhérer au totalitarisme et à son idéologie, et la « masse » qui, ayant perdu cette identité, est prête à se fondre dans toutes les aventures totalitaires.

    [12] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Presse-Pocket, p. 37-38.

    Transversales
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    « Réac » d’hier ou d’aujourd’hui

    [​IMG]Face à une gauche politique résignée à accepter « que le capitalisme ne mourra pas » [1], et aujourd’hui en franche régression idéologique, la droite dite intellectuelle relève la tête et ramasse tous ces enfants chéris de la bourgeoisie à qui les feux de la rampe, la notoriété, ont rongé les idéaux de jeunesse, esclaves qu’ils sont de leur vanité, courtisans de tous les pouvoirs.

    Une pensée s’installe qui a prétention à l’évidence : vouloir changer le monde est, en plus d’illusoire, dangereux. Désirer la révolution, critiquer la démocratie parlementaire, dire que la volonté ne se délègue pas, suscite immédiatement la réponse désabusée : vous êtes en train d’ouvrir la voie aux totalitarismes. De Rousseau au Goulag une seule ligne droite.

    Il faut un retour à l’ordre, il faut restaurer l’autorité, non despotique, bien entendu, mais l’autorité nécessaire de l’État, du père dans la famille, du maître dans l’école. C’est presque une mentalité plus qu’une pensée, une nébuleuse composite qui n’arrive pas encore à être un courant organisé, affiché, conquérant, comme l’avait entrepris la « Nouvelle droite » dans les années soixante-dix, mais une idéologie diffuse, rampante, qui s’infiltre partout, dans de textes moraux, ou politiques, ou philosophiques, dans la littérature et les journaux. Elle est visible aussi dans la divulgation et la présentation des théories scientifiques, surtout génétiques et comportementalistes. La diversité est proclamée et publiquement stimulée, dans les limites du politiquement correct, dans la diversité hiérarchique donc. On peut se permettre un goût pour un certain dandysme, iconoclaste peut-être, mais à condition de n’oublier jamais l’ennemi, le mal : l’égalité.

    Dans ce climat, l’année dernière, l’écrivain « chiraquien » Denis Tillinac reprend la publication des Cahiers de La Table Ronde [2]et invite tous ceux qu’il voit comme les rescapés de la « déconfiture morale d’une génération qui bientôt, grâce au ciel, sera admise à faire valoir ses droits à la retraite. » (La génération qui avait été dévoyée par l’esprit libertaire de 68, faut-il le dire ?) « Peu importe, dit-il pour qui ils votent, et de quels maîtres ils se réclament. » Ce qu’importe pour lui, c’est qu’ils votent, c’est-à-dire qu’ils acceptent le système représentatif, les « limites indépassables » de la démocratie néolibérale, et qu’ils aient un maître, qu’ils ne fassent pas une critique radicale de l’autorité. Je cite à la cantonade : l’oublieux Debray, l’ineffable Maffesoli, le lacanien Melman.
    L’article de ce dernier servira comme exemple et prétexte pour dénoncer l’idéologie profonde qui se propage sous couvert d’un néolibéralisme permissif et maintenant considéré comme dangereux parce qu’il laisse sans assises l’autorité du père. Cette idéologie défend les valeurs traditionnelles représentées par le libéralisme contre-révolutionnaire ; c’est la critique de l’égalité, appelée par locution dévaluative l’égalitarisme [3], aujourd’hui assimilée à la confusion des sexes, qui est leur façon de formuler les efforts de libération de la femme. Ainsi les jeunes sont amenés à un comportement bisexuel en oubliant tout devoir, « celui d’accomplir ceux de son sexe étant le premier que l’individu avait à accomplir » [4]. C’est la critique de la liberté, vue comme la perversion d’un être sans limites asservi à « l’objet prometteur de satisfaction » [5]. L’autorité périclite, et la jeunesse déboussolée va chercher dans la cure psychanalytique – freudisme et lacanisme confondus en un seul corps – ses repères symboliques que, seuls et sans maître [6], ils sont incapables d’acquérir.

    Une sorte de théorisation psychanalytique conquérante, porteuse de cette idéologie, prétend être la seule capable de parler du sujet politique.
    Comme le livre de Michel Schneider, intitulé Big Mother [7], exhibe sans accoutrements, même de façon caricaturale, le versant psychologisant de cette idéologie justificative de l’autorité sociale, que nous avons signalé chez Melman, nous prendrons appui sur la critique de ce livre pour marquer l’arrière-plan de la pensée réactionnaire.

    Le symbolique, le politique et l’égalité

    Considérations intempestives autour d’un livre de Michel Schneider.
    « Pour moi, loin de reprocher à l’égalité l’indocilité qu’elle inspire,
    c’est à cela principalement que je la loue. Je l’admire en lui voyant déposer au fond de l’esprit et du cœur de chaque homme cette notion obscure et ce penchant instinctif de l’indépendance politique… »
    Alexis de Tocqueville [8]

    Burke diagnostique le mal, et pronostique le pire pour la Révolution française. Mais au moins la révolution existait. À notre époque, une vie quotidienne délavée inspire aussi à la pensée contre-révolutionnaire la frilosité devant le changement et la peur que l’institué établi, l’autorité de nos pères, la solidité de l’État et l’immémoriale majesté de la loi déclinent ou périclitent. Et pourquoi cette peur ? Parce que notre cher « ordre symbolique » est en train de disparaître dans la déliquescence maternelle et démocratique. Vouloir égaliser les sexes, modifier les règles de la filiation et de la famille, est-ce qu’on ne voudrait pas égaler tous les hommes ? « Songe séditieux, chimère impie et sacrilège », disait Bossuet [9].
    Burke renchérit : « ces fictions monstrueuses qui, en inspirant des idées fausses et des espérances vaines à des hommes destinés à cheminer dans l’obscurité d’une vie laborieuse, ne servent qu’à alourdir et à envenimer l’inégalité de fait à laquelle elles ne peuvent mettre fin – inégalité qui mantient l’ordre civil… » [10]

    Il paraît que nous sommes des sujets, des êtres assujettis – soumis, asservis – à l’ordre symbolique (à « l’ordre social » aussi ?). « Dans un système symbolique, les liens ne résultent pas de l’action volontaire des individus, ils les précèdent par une tradition et font peser sur eux une contrainte. » [11]

    Un État défait, une fonction paternelle défaillante et « l’ordre symbolique dans lequel Freud a pu penser le malaise contemporain » disparaît. Pas l’ordre symbolique comme tel, mais un certain ordre symbolique, reconnaît Michel Schneider, qui ajoute qu’il n’est pas content. Il écrit : « Quant à moi, je répondrai que ce mode de symbolisation, s’il n’est pas le seul, est le nôtre, et qu’il est au cœur de la civilisation au sein de laquelle je pense et je vis. » Ce qu’on peut rapprocher encore de Burke : « …nous avons ainsi uni dans nos cœurs, pour les chérir avec toute l’ardeur de leurs affections réciproques et rassemblées, notre État, nos foyers, nos tombeaux et nos autels. » [12]

    Ce contexte idéologique que je souligne d’emblée pour aborder le texte de Schneider est, à mon avis, le creuset dans lequel sont conçues les formulations théoriques qui le conduisent à parler d’une « désymbolisation du sujet politique » liée à un « déclin de la fonction paternelle ».
    Commençons par le commencement. Que peut signifier « désymbolisation » ? Ce n’est pas, évidemment pas, à niveau de l’ordre symbolique en tant que système de sens ou de signification propre à toute notion de culture se différenciant de la nature, que le mot « désymbolisation » peut connoter quelque chose. La vie sociale est « un monde de rapports symboliques » pensait Mauss, et Lévi-Strauss concluait que, dans ce monde relationnel de la pensée symbolique, si une seule chose avait du sens, tout l’univers devenait significatif [13]. Lacan reprend la notion et la disjoint en trois registres. Le symbolique lacanien devient ainsi une construction théorique bien éloignée de la symbolique ou du symbolisme utilisé par Freud. Pour ce dernier, dans une interprétation restrictive, le symbole est un signe qui représente de façon indirecte un élément plus primitif ou simple. D’après Jones, « l’image d’un serpent symbolise seulement le phallus, tout en étant associée à l’idée abstraite de sexualité » [14]. Mais aussi, dans un sens plus large, le symbolisme renvoie à toutes les formes de représentation indirecte telles que le Lion représente la force ou le Père l’autorité. À partir de ce registre, alors, le lion pourrait être, dans sa décadence, déchu de sa représentation de la force, et le père, comme un moine défroqué, pourrait être « désymbolisé » de toute référence à l’autorité, si toutefois l’idée d’autorité politique restait en vigueur.

    Nonobstant, Schneider se situe exclusivement dans le symbolique pour parler de « désymbolisation ». En considérant que « la psychanalyse est (…) la seule théorie qui puisse rendre compte aujourd’hui du sujet et singulièrement du sujet politique », il entend assimiler « la psychanalyse » à la doctrine lacanienne du signifiant, du sujet, du phallus et de la métaphore paternelle. Ainsi la « désymbolisation » touche la totalité de l’ordre symbolique, elle est « profonde » et « s’accélère dans les représentations », en infiltrant les « liens sociaux, familiaux et même sexuels », en allant jusqu’à l’« effacement de la fonction paternelle et symbolique de l’État » [15] (on pourrait dire ithyphallique), désymboliser devrait vouloir dire, en bonne logique de logicien, la faire sortir.

    Pour accepter cette façon de voir, il faut premièrement croire au signifiant et à l’idéologie androcentrique – ou phallocentrique – qui sous-tend la théorie du Père symbolique. Alors on voit la théorie se transmuer en vérité religieuse : on ne peut pas ne pas croire. Le mécréant est un insensé, dans la mécréance s’engendrent tous les maux. « Le père symbolique, c’est le nom du père. C’est l’élément médiateur essentiel du monde symbolique et de sa structuration. (…) il est à proprement parler insensé de dire dans son cœur qu’il n’y a pas de Dieu, tout simplement parce qu’il est insensé de dire une chose qui est contradictoire avec l’articulation même du langage. » [16]

    À coup sûr, deux themata archaïques organisent tout système de signification : la différence des sexes et la différence des générations. Mais, dans la dialectique de l’échange organisé par l’alliance, pourquoi ce sont les hommes qui échangent les femmes et pas l’inverse ? La situation initiale de tout échange « inclut les femmes au nombre des objets sur lesquels portent les transactions entre les hommes », nous dit Lévi-Strauss. Et pourquoi ? Parce que « l’autorité politique, ou simplement sociale, appartient toujours aux hommes ». [17] Lacan reconnaît que, du point de vue de la formalisation, on pourrait décrire les choses parfaitement bien à partir d’un système de coordonnées symétriques fondé sur les femmes, mais il se range à la position de Lévi-Strauss : « le pouvoir politique est androcentrique ». C’est un fait, c’est tout. Et si des bizarreries, des exceptions, des paradoxes apparaissent dans les « lois de l’échange », ils tiennent « au contexte politique, c’est-à-dire à l’ordre du politique, et très précisément à l’ordre du signifiant, où sceptre et phallus se confondent » [18]. Pour Lacan et pour ceux qui le suivent, il y a donc un postulat : l’ordre politique et l’ordre symbolique sont nécessairement patriarcaux.

    Ancien paradigme du pouvoir qui fait dériver de la position du père dans la famille la justification de l’obligation politique, mais pour faire accepter cette thèse on doit considérer la famille et la position hégémonique du père comme données par la nature – ou par Dieu –, autrement elle serait tautologique.

    Hobbes établit une différence entre les modes d’accès au pouvoir souverain, lequel dans la théorie du pacte social est un pouvoir institué ; au cas où ce pacte « n’existerait pas » on serait en présence d’une domination par acquisition basée sur un acte de force ; ce dernier aspect comprend la domination paternelle et la domination despotique.
    Sir Robert Filmer, avec son Patriarcha, s’insurge contre les théoriciens du contrat qui prétendent que ce sont les hommes qui ont institué le pouvoir politique ; pour lui tous les rois sont pères et tous les pères gouvernent. L’extension des relations de commandement / obéissance attribuée par Filmer à la totalité de l’institution sociale, de la famille à l’État, montre que le noyau de l’argumentation repose sur les structures de domination existantes et demeure un argument d’autorité : il fait « graviter l’entière légitimité de l’ordre social autour du pivot que constituent les toutes premières allégeances apprises par tout enfant » [19]. Ainsi, donc, les hommes ne font pas l’histoire, ils sont assujettis à un ordre qui les dépasse voulu par Dieu. Ce sera l’effort de Locke qui permettra de forger des nouvelles idées pour sortir d’une doctrine qui ne reconnaissait pas aux hommes la puissance [20] de leur action politique, c’est-à-dire la capacité de construire le monde social dans lequel ils vivent.

    En suivant des voies détournées, qui passent par la critique nietzschéenne de la notion de sujet [21], nous revenons aujourd’hui à ces anciennes positions d’un sujet asservi à un ordre qui le détermine : le sujet est constitué dans les jeux du signifiant, il est un effet de structure, sa place se situe « dans une élision de signifiant » [22]. Et cet ordre est régi par la métaphore paternelle, par le « Nom-du-Père lié à l’énonciation de la loi » [23]. C’est alors qu’on peut dire que dans l’ordre du signifiant « sceptre et phallus se confondent ».

    Maintenant les choses deviennent graves parce que « le sujet assujetti au symbolique » – si on accepte cette conception du symbolique – est soumis aussi à l’existence inéluctable d’un ordre social hiérarchique, autoritaire, androcentrique, en un mot : patriarcal. L’ordre symbolique recouvre la totalité de l’institution de la société et aucune instance instituée par l’homme (ni l’individu, ni l’assemblée, ni l’État) n’a le droit (ou la capacité) de le changer dans sa logique « phallique paternelle » sous peine de déchéance pour l’agent de l’action, condamné à la folie par délit de lèse-majesté. [Folie qui peut prendre des étiquettes vides de contenu, appelées narcissisme, états-limites, infantilisation, indifférenciation maternelle et « égalitariste », quand elles sont apposées sur des formes ou catégories collectives et politiques de la société.]

    D’après Schneider, l’État « paternel » est le garant des règles de l’échange et de la filiation dans leur application « normale et légitime », il est « le garant mais non l’auteur – le symbolique n’a pas d’auteur » [24], ce qui parachève la dépossession totale du sujet politique, de l’agent, individuel et/ou collectif, de l’action sociale.

    Toute théorie de l’action présuppose un agent, un sujet (subjectum) dans lequel résident l’acte et la puissance. Il peut être asservi au Prince, mais, comme sujet collectif dans l’histoire, il est l’inventeur, le créateur, de tout système symbolique. Il peut s’aliéner à sa création, n’empêche que s’il l’a faite il peut la refaire. Même à niveau individuel, le monde change parce que l’un ou l’autre, ou ensemble, les pauvres acteurs de l’histoire, inventent, n’acceptent pas, nient, se révoltent, s’insurgent.
    Prétendre que le sujet de l’action politique est par essence assujetti à « un ensemble extérieur et cohérent de significations sur lesquelles le désir, la demande et le besoin n’ont pas prise » signifie régresser à un temps antérieur à Pic de la Mirandole et continuer à vouloir faire de l’homme une créature de Dieu-le-Père.

    Devant l’énormité des conséquences épistémiques de telles affirmations, Schneider paraît reculer : certes les règles de la filiation et de l’alliance sont historiques. Mais « c’est précisément leur caractère relativement immuable à travers les siècles, en l’occurrence les millénaires, qui devrait inspirer le désir de conserver ces règles inchangées ». De toute façon « elles s’imposent sans conditions ni restrictions à chacun en tant qu’universelles » [25].

    Le programme politique qui en découle est simple : « La constitution moderne (sic) du moi s’était effectuée selon des idéaux verticaux assurant la cohésion sociale autour de modèles d’autorité », il faut les défendre et renforcer les identifications construites à travers la filiation paternelle – incarnation de la loi –, l’Église, l’Armée, l’École (la bonne, celle qui transmet ces idéaux), « foules conventionnelles » qui sont, paraît-il, des « mises en forme « civilisées » du conflit œdipien. »

    Nous aurons ainsi un État souverain, un gouvernement qui commande et une « démocratie représentative » bien ficelée. Cependant, nous sommes déjà sur une pente rude, Dieu est mort, et est-il possible de faire vivre une démocratie sans Dieu ? se demande Schneider.

    « La démocratie est la forme historique de la décadence de l’État. – La perspective qu’ouvre cette décadence certaine n’est pas d’ailleurs à tous égards malheureuse… une invention mieux appropriée encore que n’était l’État triomphera de l’État » [26], pensait Nietzsche. Tout en étant un ennemi de l’État, il l’était aussi de l’égalité, cet « instinct de troupeau », disait-il.

    Nous voilà devant le grand épouvantail : l’égalité. Vouloir tout niveler, « fléau de la société » s’écriait Brissot. « Doctrine anarchiste qui veut niveler talents et ignorance, vertus et vices, places, traitements, services. » Dans le langage de nos jours : vouloir réduire les différences c’est vouloir instaurer l’illimité, l’indifférencié, l’indéterminé, l’apeiron d’Anaximandre, le trou sans fond maternel et mortel. C’est souhaiter échapper à l’inéluctabilité de la loi [27] dictée par un législateur extérieur – Dieu ou les ancêtres – et prétendre abolir « les grandes divisions qui fondaient jusqu’ici l’ordre symbolique et l’ordre social » [28]. Nous devons comprendre que ces divisions sont : la différence des sexes en ce qui concerne l’ordre symbolique, et pour l’ordre social l’asymétrie entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent.

    Mais l’erreur de base est de croire que l’ordre symbolique fonde la différence de sexes, il est construit sur elle. Ce qu’il fonde est la différence hiérarchique des sexes, la valence différentielle (F. Héritier) entre les sexes.

    L’argument autoritaire voudrait que l’égalité homme-femme annihile les différences, casse le sceptre que tient le père et fasse sombrer la société dans la masse amorphe, composée d’individus privatisés, nuls et insignifiants. La spécificité de l’homme et de la femme établit une différence générique qui ne touche pas les diverses capacités différentielles des individus, sauf quand elles sont introduites dans les formes de socialisation traditionnelles.

    Diversité s’oppose à uniformité et non à égalité. « La politique, écrit Hannah Arendt, traite de la communauté et de la réciprocité des êtres différents. » Et les hommes sont essentiellement divers dans leurs opinions, dans leurs capacités, dans leurs désirs. « L’humanité est un tout collectif, dans lequel chacun complète tous et a besoin de tous », parce que toutes les capacités différentielles sont situationnelles, hic et nunc, distribuées de façon aléatoire dans la population, elles ne peuvent créer un rang, un ordre, une classe, une hiérarchie sociale. Un espace public où les hommes sont égaux est la condition de la liberté politique [29]. Sans l’égalité, la liberté est privilège.

    Suivant une noire prophétie de Tocqueville, Schneider imagine un état de société – nommé avec l’oxymore « despotisme démocratique » – en train de s’accomplir déjà chez nous, où « s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer » la jouissance d’une foule innombrable d’hommes semblables et égaux, « et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’Âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; […] que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » [30]

    Comme le remarque Castoriadis [31], Tocqueville décrit, avant de se laisser porter par son imagination, un état de la société défini par « l’égalité des conditions » et non un régime politique, et il le fait sur une toile de fond qui est l’Ancien Régime. Schneider décrit un état social d’apathie, d’abandon des responsabilités politiques de la part de sujets isolés et renvoyés à la sphère privée, dans les pays riches, phénomène que nous constatons tous, et il déploie sa description sur la nostalgie des valeurs bourgeoises du capitalisme industriel.

    Il faudra (chose impossible à faire dans le cadre de cet article) distinguer les tendances lourdes d’une société – comme la sécularisation pour l’Occident (désacralisation, perte d’un point de vue externe, garant autant de la « vérité » que de l’organisation de la polis) et le déclin constant d’une obéissance de type traditionnelle – des régressions, oscillations, inversions de surface qui nous aveuglent si facilement, nous, contemporains.

    Problématique aussi est la façon dont Schneider confond, ou traite comme synonymes, État, gouvernement, régime, trois concepts bien différents. L’état de la société attribué constamment à la « démocratie » est en réalité lié à un régime politique d’oligarchies à participation limitée, régime qui peut être plus ou moins libéral mais en aucun cas démocratique. Sauf si on pense qu’un régime démocratique « c’est en réalité le gouvernement de l’élite (aristokratia) avec l’approbation de la foule » [32].

    Et pour finir, quel sens y a-t-il à dire que l’État est « une Maman qui nous rêve » [33] ? Le pouvoir aux femmes, l’autorité aux mères. « La domination a changé de sexe, si l’on peut dire, au fil du siècle écoulé. » [34] La société se féminise et le pouvoir politique devient « maternel » [35]. L’État, tendre et doux, « immense et tutélaire », se fait écrasant et mortifère comme une mère trop proche. Le Père symbolique a perdu son rôle « dans l’édiction d’une loi, la filiation et la transmission du symbolique », et il continue – depuis la belle époque que représentait encore la Vienne du début du XXe siècle – « sa lente et irréversible disparition » [36]. Laissant, donc, les enfants – les citoyens, ces sujets assujettis – sans défenses devant la toute-puissance maternelle.

    Je trouve ahurissante la vision d’un État et d’une société, la nôtre, où « règne une douce emprise », qui fait du sujet politique « un être de détresse (maintenu) contre un sein qui assure la vie ». Que chacun juge…
    Mais du point de vue épistémologique on ne peut pas glisser aussi allègrement du niveau individuel au niveau social sans une théorie intermédiaire ou généralisatrice que permette d’unifier le champ. La relation de l’adulte au pouvoir politique et aux institutions qui le matérialisent n’est pas la relation de l’enfant à la mère. Ni les modulations de l’attachement, ni la construction de la relation d’objet, ne peuvent être métaphorisées comme formes de la dépendance, de l’indifférenciation ou du retrait de la sphère politique. Il faudrait construire une théorie psychosociale, comme celle de Kardiner, par exemple, avec l’idée de « personnalité de base » et de « systèmes projectifs », ou celle de E. H. Erikson et les « prototypes d’identification », etc. Le passage direct des conceptualisations psychanalytiques à la sociologie, ou même à la philosophie politique, est, généralement, un leurre.

    Laissons les fantasmes de « papa-maman » pour le divan, et essayons de réfléchir, avec nos connaissances analytiques, à une vraie théorie des relations de pouvoir, et participons à la construction, en constant devenir, du sujet politique.

    Eduardo Colombo


    [1] Comme le veut Jacques Delors (le Monde, 6. 10. 2003), et comme l’avait affirmé Michel Rocard : « le capitalisme a gagné » (Le Monde, 19. 6. 2003).

    [2] Cahiers de La Table Ronde. Paris, nouvelle série, printemps 2004.

    [3] Charles Melman, « Les jeunes chez le psychanalyste », Cahiers, p. 57.

    [4] Ibid.

    [5] Melman, p. 60.

    [6] Melman, p. 61.

    [7] Michel Schneider, Big Mother. Psychopathologie de la vie politique. Ed. Odile Jacob, Paris 2002.

    [8] . Alexis de Tocqueville : La Démocratie en Amérique. Ed. Génin, Paris, 1951. Vol. II, p. 393.

    [9] Bossuet : Oraisons funèbres. Tallandier, Paris, 1972, p. 96.

    [10] Edmund Burke (1729-1797), libéral « contre-révolutionnaire », réactionnaire ou de droite, connu au niveau politique par ses Réflexions sur la révolution en France publiées en 1790. Citation tirée de P. Manent, Les libéraux, Paris, Gallimard 2001, p. 382.

    [11] Michel Schneider, op. cit., p. 200.

    [12] Burke , in P. Manent, op. cit., p. 379.

    [13] Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss. » in Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss, PUF, Paris, 1968, p. XLVII.

    [14] Ernest Jones, Théorie et pratique
    de la psychanalyse, Payot, Paris, 1969.
    « La théorie du symbolisme », p. 116.

    [15] M. Schneider, op. cit., p. 241.].

    Ainsi conçue, cette « désymbolisation » n’est autre chose qu’une pétition de principe, conséquence du faire dépendre la logique de l’ordre symbolique de « la loi du père » et de séparer en trois registres distincts la signification du monde. Si symboliser veut dire introduire quelque chose dans le lieu du signifiant et de sa logique phallique[[Jacques Lacan,
    La relation d’objet.
    Le Séminaire, livre IV. Seuil, Paris, 1994.
    Le signifiant et le Saint-Esprit, p. 51.

    [16] Ibid., p. 364.

    [17] Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, Paris, 1967, p. 136.

    [18] Jacques Lacan,
    op. cit., p. 191.

    [19] Robert Filmer (1588- 1653), Patriarcha, L’Harmattan, Paris, 1991, et le chap. sur Filmer dans le livre de John Dun, La pensée politique de John Locke, PUF, Paris, 1991. Citation p. 83.

    [20] De nos jours on a oublié la distinction – aristotélicienne et scolastique, centrale chez Spinoza
    et fondamentale
    en politique – entre potentia et potestas :
    la puissance comme capacité (« le pouvoir de créer »), et la puissance comme domination (« le pouvoir de commander »), en confondant ainsi la capacité, qui peut établir une relation synergique compatible avec l’égalité dans l’action collective, et la domination, une relation asymétrique entre celui ou ceux qui commandent et celui ou ceux qui obéissent.

    [21] Voir Friedrich Nietzsche : La volonté de puissance, I. Gallimard, Paris, 1995. ‘Le nouveau concept de l’individu’, p. 282 et sq.

    [22] Jacques Lacan, Écrits. Seuil, Paris, 1966, p. 677.

    [23] Jacques Lacan , Les formations de
    l’inconscient.
    Le Séminaire, livre V. Seuil, Paris, 1998, p. 191.

    [24] M. Schneider, op. cit., p. 225.

    [25] Ibid.., p. 227

    [26] Fr. Nietzsche, Humain, trop humain, Libr. Gén. Française, Paris 1995, pp. 303-304.

    [27] Pour rappel : dans le mythe freudien du père primordial, ce sont les frères qui ont instauré la loi et le père mort a été intronisé comme fantôme pour soutenir l’obéissance.

    [28] M. Schneider, op. cit., p. 199.

    [29] Voir Eduardo Colombo : De la Polis et de l’espace social plébéien. Paris, 1990.

    [30] Tocqueville, op. cit., Vol. II, p. 433.

    [31] C. Castoriadis, Figures du pensable, Seuil, Paris, 1999,
    pp. 148-149.
    La montée de l’insignifiance, Seuil, Paris, 1996, pp. 66-67.

    [32] Platon, Ménexène,
    238c7-239d2.

    [33] M. Schneider, op. cit., p. 61.

    [34] Ibid., p. 51.

    [35] Voir note 16. Si les femmes ont obtenu une certaine reconnaissance, très timide encore, de leur capacité (potentia) dans la vie sociale, elles sont loin, bien loin, d’avoir obtenu une place dans l’institution politique de la société. Par ailleurs, je ne vois pas pourquoi une société plus égalitaire devrait nommer en termes de différentiation sexuelle l’agent de l’action politique. Mauvaise idéologie qui faisait dire jadis
    à un psychanalyste : Tout ce qui est pointu est masculin, tout ce qui est rond est féminin.

    [36] M. Schneider, op. cit., p. 67

    Islam, femmes et laïcité en Irak, Nicolas Dessaux
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