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Maurizio Lazzarato: Pour une redéfinition du concept de « bio-politique »

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Marc poïk, 5 Août 2017.

  1. Marc poïk
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    Déc 2016
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    Pour une redéfinition du concept de « bio-politique »



    PAR Maurizio Lazzarato

    « Une vie ne contient que des virtuels »

    G. Deleuze

    1. Dans un article précédent [1], nous affirmions que ce n’est plus le « temps de travail » que l’économie de l’information confisque et met au travail, mais le « temps de vie ». Faisons un pas en avant et cherchons à définir le concept de vie [2]. Foucault nous disait que le capitalisme se caractérise par l’institution de techniques de pouvoir qu’il qualifiait de « disciplinaires » et « bio-politiques ». Tandis que les premières avaient comme objet l’« homme-corps », les secondes investissent l’« homme-espèce ». L’une comme l’autre s’adressent à « la multiplicité des hommes » ; mais tandis que les premières transforment la multiplicité en corps, les secondes s’adressent à « la multiplicité des hommes, mais non pas en tant qu’ils se résument en des corps, mais en tant qu’elle forme, au contraire, une masse globale affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie, et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la production, la malédiction, etc. » [3]. La technique bio-politique « installe les corps à l’intérieur des processus biologiques d’ensemble ».

    Qu’introduit de nouveau ce temps de vie, impliqué par le post-fordisme, par rapport au concept de vie foucaldien ? Il me semble qu’on peut répondre qu’il introduit non seulement l’inorganique mais aussi et surtout une vie « a-organique ». Et par vie « a-organique », nous entendons fondamentalement « le temps et ses virtualités ». Non pas le temps abstrait, le temps-mesure, mais le temps-puissance, le temps comme « source de création continuelle d’imprévisibles nouveautés », « ce qui fait que tout se fait », selon des expressions de Bergson.

    Le concept de bio-politique doit comprendre non seulement les processus biologiques de l’espèce mais aussi cette vie a-organique qui est à son origine, comme elle est à l’origine du vivant et du monde. Le capitalisme post-moderne nous l’impose, parce que le « virtuel » (au sens bergsonien, et non selon la vulgate cyber) devient le moteur de la créativité. Un vitalisme « temporel » et non plus seulement « organique », un vitalisme qui renvoie au virtuel et non exclusivement aux processus biologiques.

    2. Une première traduction sociologique de cette problématique de la vie a-organique, du temps et de sa puissance constituante, peut être apportée par le concept de « public », tel qu’il apparaît déjà dans la société disciplinaire. Selon Foucault, l’objet de la bio-politique est la « population ». L’hypothèse que l’on pourrait développer est que l’objet de la bio-politique doit comprendre non seulement la « population » mais aussi le « public ». Par public, nous entendons, très simplement, le public de la presse, de la télévision ou des réseaux informatiques [4]. Nous retenons le concept de public (« le public est une foule dispersée où l’influence des esprits les uns sur les autres est devenue une action à distance » [5]) qui figure dans la sociologie de Gabriel Tarde ; entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, en pleine offensive réactionnaire contre les « foules » (le concept de foule exprime la peur que suscite dans la bourgeoisie la naissance du mouvement ouvrier), il écrivait : « je ne peux pas concéder, à un écrivain vigoureux comme Le Bon, que notre époque soit « l’ère des foules ». C’est l’ère du public ou des publics, ce qui est bien différent. » [6] La généalogie de ce concept est donc directement liée à la nécessité de contrôler les pratiques subversives (anarchistes et syndicales) qui explosent en France à la fin du XIXème siècle [7].

    C’est à travers sa présence dans le temps et non dans l’espace que le public se constitue. La subordination de l’espace au temps définit un bloc spatio-temporel qui s’incarne, selon Tarde, dans les technologies de la vitesse, de la transmission, de la contagion et de la propagation à distance. Alors que les techniques disciplinaires se structurent fondamentalement dans l’espace, les techniques de contrôle et de constitution du public mettent au premier plan la question du temps et de ses virtualités.

    3. Le concept foucaldien de bio-politique introduit déjà clairement le problème du temps-durée. En effet, considérés en eux-mêmes, les phénomènes qui caractérisent une population « sont des phénomènes qui sont aléatoires et imprévisibles, si on les prend donc en eux-mêmes, individuellement, mais qui présentent, au niveau collectif, des constantes qu’il est facile, ou en tout cas possibles, d’établir. Et enfin, ce sont des phénomènes qui se déroulent essentiellement dans la durée, qui doivent être pris dans une certaine limite de temps plus ou moins longue ; ce sont des phénomènes de série. Ce à quoi va s’adresser la bio-politique, ce sont, en somme, les événements aléatoires qui se produisent dans une population prise dans sa durée. [8] ».

    Foucault souligne surtout les caractères biologiques et de pouvoir de ce concept de « population », qui ne peut pourtant pas se constituer ni être saisi indépendamment de certaines séries temporelles. Seul le concept de « public » donne tout son sens à la dimension temporelle que Foucault introduit dans la définition des relations sociales. Ici, renvoyer aux processus biologiques de l’espèce n’aurait pas de sens.

    Les mécanismes « régulateurs » institués par la bio-politique sont radicalement différents des mécanismes disciplinaires, et renvoient de façon surprenante aux mécanismes de régulation et de production du public. « Dans les mécanismes mis en place par le bio-politique, il va s’agir d’abord, bien sur, des prévisions, d’estimations statistiques, de mesures globales, mais il va s’agir également, non pas de modifier tel phénomène en particulier, non pas tellement tel individu en tant qu’il est individu, mais essentiellement, d’intervenir au niveau de ce que sont les déterminations de ces phénomènes généraux, de ces phénomènes dans ce qu’ils ont de global... Et il s’agit surtout d’établir des mécanismes régulateurs qui, dans cette population globale avec son champ aléatoire, vont pouvoir fixer une moyenne, établir une sorte d’homéostasie, assurer des compensations. » [9]

    D’un côté, nous avons une technologie du dressage qui individualise et singularise les corps comme organismes, et de l’autre côté une technologie de la sûreté qui redéploie les corps à l’intérieur de processus d’ensemble. Foucault définit ces processus d’ensemble uniquement en termes biologiques. Pourtant, les « mécanismes bio-politiques » concernent tout autant la constitution du public, qui présente lui aussi certains caractères aléatoires et imprévisibles qui ne peuvent pas être saisis et réglés en dehors de séries temporelles.

    Si la régulation de la « population » nous conduit à délaisser le couple disciplinaire « individu-masse », le concept de public, lui, nous amène définitivement sur un autre registre. « Les individus sont devenus des « dividuels » et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques ». ». [10]

    4. La citation de Deleuze nous renvoie explicitement aux techniques de la statistique et du sondage. Pour Gabriel Tarde, la tendance de nos sociétés est bien de « transfigurer tous les groupes sociaux en publics », et de recourir de façon privilégiée à la statistique pour en assurer la régulation. La statistique doit traduire en séries temporelles non pas des données mais des actes sociaux (mourir, naître, acheter, vendre, etc.) et des intensités (les « désirs » et les « croyances ») ; elle parvient alors à exprimer les relations sociales en termes de tendances et de variations, seuls à même de saisir le caractère imprévisible d’un public. Ces actes et ces intensités sont infinitésimaux et moléculaires, conscients et inconscients et constituent des « flux » (des « courants », selon sa définition) et ce, bien au delà de toute distinction entre individuel et collectif. Ils se diffusent par imitation, par contagion et par propagation, au-delà des contacts physiques qui caractérisent une foule [11]. Ces actes et ces intensités, à cause de leur nature et de leur nombre, ne sont pas « disciplinables ». Seul un traitement probabiliste peut en assurer la régulation. Nous ajouterons enfin que ces actes sont définis dans le temps et par le temps.

    Il ne s’agit donc pas, selon Tarde, de dessiner une « cartographie » de la société mais une « courbographie » (néologisme dont la racine est la « courbe » des graphiques) car la première nous donne une image statique de ce qui advient tandis que la deuxième décrit des dynamiques temporelles, des tendances. La statistique doit saisir le social comme événement.

    5. Le concept de public (plus encore que la « population ») met en crise les technologies sociales centrées sur l’espace qui assurent la régulation de la multiplicité [12]. Il apparaît alors que l’enfermement ne peut plus être le paradigme de référence à même de contrôler le « public ». Si le corps peut être réduit à un organisme par le biais de l’enfermement et de la discipline, il n’en va pas ainsi pour le « public ». Le « public » n’est pas un fait social statique et ne peut pas être assimilé à un organisme, c’est une variation, une tendance, un devenir. Il ne pourra pas être « disicipliné » à l’intérieur d’un espace fermé, comme peut l’être une multiplicité lorsqu’elle est « peu nombreuse » (ouvriers, malades, prisonniers). La multiplicité, lorsqu’elle prend la forme du « public », devient à la fois moléculaire et immédiatement collective, elle se développe comme flux, variation, vitesse. En recourant à des lieux d’enfermement, la société réussissait à circonscrire ce qui échappait à l’ordre productif capitaliste, mais, dans le cas du public, les mouvements sont devenus tellement moléculaires et collectifs que ce contrôle n’est plus possible. Le public ne pourra être régulé et contrôlé que dans un espace ouvert ; il faut contrôler les flux en tant que tels à travers les éléments qui les constituent : le temps, la vitesse, l’« action à distance ».

    Tarde a une intuition géniale quand il dit que le public est la dimension sociologique de l’avenir, justement parce que ce type de regroupement social ne peut être régulé que sous un mode spatio-temporel organisé par des séries temporelles.

    « Corps », « population » et « public » sont des modes différents de discipline et de régulation qui ne s’opposent pas, ni ne se contredisent, mais qui peuvent s’articuler les uns aux autres. Discipline des corps et régulation des populations ne disparaissent pas mais les modes de contrôle temporel acquièrent une importance extraordinaire. Le virtuel vient ainsi requalifier la bio-politique (toujours au sens bergsonien). Il me semble qu’on peut définir le « public » comme le modèle le plus dynamique et le plus déterritorialisé et donc comme le modèle qui tend à commander et organiser les autres. Le public, en effet, est événement.

    6. Nous ne savons pas si la distinction entre « société disciplinaire » et « société de contrôle » est suffisante pour saisir les transformations du capitalisme, une fois que nous introduisons le problème du temps ; une fois que le temps n’est plus seulement la matière-mesure du travail et des marchandises, mais qu’il investit la vie dans sa totalité. En effet, cette distinction risque de ne pas appréhender, à sa juste mesure, la dimension du « spectacle » [13] dont le concept de « public-opinion », proposé par Tarde, n’en définit d’ailleurs que les prémisses. Le fordisme est incompréhensible (même dans sa simple phénoménologie) si l’on ne prend pas en compte cette dimension. Le fordisme, en effet, parvient à articuler discipline et contrôle bio-temporel en réalisant l’intégration de la triade corps-population-public dans la triade « institutionnelle » usine-welfare-spectacle.

    Dans l’usine, le taylorisme assimile, sur un mode « scientifique », le corps à un organisme (sa réduction aux schémas moteurs-sensoriels). Le welfare divise et disperse la « population » en différents processus de reproduction, multipliant les figures de l’assujettissement (contrôle et institution de la famille, des femmes et des enfants, de la santé, de la formation, de la vieillesse, etc.). Le spectacle divise et multiplie le public dans un rapport toujours plus étroit entre communication et consommation, reformulant ainsi le « politique ». Dans le fordisme, corps, population, public sont des techniques de régulation et de contrôle orientées vers la constitution de la multiplicité en force de travail. Usine, welfare et spectacle sont des dispositifs qui parviennent à maximiser les forces sociales pour les extraire dans la production.

    D’un point de vue plus général, on pourrait dire que les techniques disciplinaires, bio-politiques et du spectacle visent à contrôler le « temps » (forme subjective de la richesse) à travers l’institutionnalisation de la division entre « temps de travail » et « temps de vie ». C’est en se fondant sur cette division que l’usine oppose sa productivité à la non-productivité de la société. Les mécanismes bio-politiques, disciplinaires et du spectacle, capturent la force créatrice du temps, « libéré » de toute référence mythique, religieuse ou naturelle, en opposant le temps qui produit de la valeur (temps de travail) au « temps de la vie » (qui du point de vue du pouvoir doit produire du contrôle et de l’assujettissement).

    Usine, welfare et « spectacle » sont dès lors les institutions qui organisent, codifient et reproduisent cette division du temps.

    7. Le fordisme (l’« époque de la grande industrie ») transforme profondément les formes de contrôle et de régulation qui concernent le public. Ici on doit faire référence aux analyses de Walter Benjamin sur le cinéma et l’information, qui peuvent être utilisées comme transition pour passer du concept de « public » chez Tarde au concept situationniste de « spectacle ».

    Le cinéma, et plus généralement la production culturelle qui dans le fordisme commence à acquérir un caractère de masse, transforme radicalement les modes de perception collective : en particulier, la différence entre auteur et public tend à perdre son caractère unilatéral. « Elle n’est plus que fonctionnelle, elle peut varier d’un cas à l’autre. Le lecteur est à tout moment prêt à passer écrivain [auteur] » [14]. La technique du film, comme celle du sport, suscite la participation du public en tant que « connaisseur », en tant qu’expert. Le public-masse, ce nouvel « expert » qui veut intervenir en tant qu’« auteur », devient le sujet adéquat, tant en matière de réception que de production des oeuvres. Cette transformation du public en « expert », Benjamin a le mérite de la relier aux transformations du travail et à la disparition de la séparation entre travail intellectuel et travail manuel, comme le met en valeur, de manière paradigmatique, la production cinématographique. La constitution de l’ouvrier collectif et celle du public sont les deux faces d’un même processus : l’ouvrier est confronté à la chaîne de montage, et le public, sur un mode similaire, se trouve confronté à des enchaînements d’images. Le travail et la perception sont tous les deux orientés par les dispositifs machiniques.

    Ce que nous voulons souligner, c’est qu’à la différence des analyses de Tarde, ici, le public et ses instruments de régulation ne produisent pas seulement contrôle et sécurité, mais ils tendent à devenir directement productifs (producteurs de valeurs mais aussi d’autres formes de création et d’innovation collectives).

    8. Le concept de public, comme l’ont analysé Tarde et Benjamin, semble se diffuser et occuper une place centrale dans les analyses du post-fordisme. En effet, que le post-fordisme soit considéré en tant que mode de production entraîné et dirigé par l’économie de l’information, ou qu’il soit appréhendé comme la forme de généralisation de la « relation de service », dans les deux cas, il semble que se confirme l’analyse de Tarde selon laquelle « tous les groupes sociaux tendent à se constituer en public ».

    La forme du travail, les processus d’assujetissement du welfare et la figure du consommateur sont redéfinies par des rapports et des méthodes de régulation, qui renvoient toutes à des modes de gestion du public et non à une discipline ou à une bio-politique. Le travail, la consommation et la vie tendent à devenir des flux (comme disait Tarde) qui revêtent en même temps une forme moléculaire et collective [15] ; ils se caractérisent de plus en plus par leur « aspect aléatoire » et leur « imprévisibilité » ; ils deviennent des « phénomènes de série » qui doivent être « considérés à l’intérieur d’une certaine durée » et concernent une « multiplicité nombreuse », comme l’écrivait Foucault à propos de la population.

    Mais, au moment où le « public » s’impose comme la forme générale du rapport social, il entre lui-même en crise, parce que la réversibilité qui s’instaure entre « perception et travail » (public et auteur), comme l’annonçait Benjamin, devient une réalité dans l’économie de l’information. Formes collectives de la perception, formes collectives de la création, renversement du rapport entre auteur et public, rôle actif du spectateur, toutes ces déterminations, en fonction desquelles Benjamin définissait la « production culturelle », deviennent réalité mais dans l’indistinction-réversibilité du travail et de la perception.

    Les différences entre travail manuel et travail intellectuel, entre auteur et public, entre producteur et consommateur, entre machines qui produisent la valeur et celles qui produisent la perception, entre production matérielle et production sémiotique, sont redéfinies en termes productifs dans l’économie de l’information, qui devient ainsi le modèle paradigmatique et la tendance réelle du développement.

    9. L’économie de l’information est la nouvelle machine de capture « des forces et des signes », produit des mouvements de déterritorialisation (comme phénomènes historiques et collectifs), qui en se soustrayant aux codes et aux processus d’assujetissement propres à l’usine, au welfare et au spectacle, défont les vieilles stratifications (de l’organisme, du langage, de la vie) et déterminent de nouveaux agencements collectifs de production de subjectivité.

    Les mouvements collectifs de déterritorialisation ont contredit, détruit et détourné les formes historiques du travail, qui hiérarchisaient et commandaient l’ensemble du travail social et déterminaient ce qui était productif (le travail ouvrier) et ce qui ne l’était pas (le travail des femmes, des enfants, des artistes, des vieux, etc.). Aux dispositifs d’assujettissement du welfare, orientés vers la reproduction de la force de travail, les mouvements des femmes et des étudiants ont opposé des revendications centrées sur la spécificité propre de chaque mouvement. Et c’est sur la base de ce « rapport à soi » et à partir de processus autonomes et indépendants de subjectivation, que le mouvement des femmes entre en rapport et en conflit avec le pouvoir, et rompt ainsi ce lien de subordination, que le bio-politique avait créé, où la « reproduction » se trouvait soumise à la reproduction économique du travailleur. Au langage qui hiérarchisait et commandait la multiplicité des sémiotiques, sous l’impérialisme du signifiant et du symbolique, la déterritorialisation a imposé la pluralité des flux et des formes de sémiotisation non-humaine et non-conscientisée. Au « spectacle », qui entravait les virtualités d’un « public-expert » et l’empêchait d’intervenir « activement », les mouvements ont opposé de nouvelles formes de communication et de création.

    En général, nous pouvons dire que les mouvements refusent que le corps soit réduit à un « mécanisme » et à un « organisme », que la reproduction du corps soit assimilée aux processus « biologiques » de reproduction de l’espèce. Pour se libérer de manière positive de ces formes d’assujetissement fordistes, ils produisent des agencements de subjectivité centrés sur le corps et sur le temps (de la vie). Mais un corps qui s’étend du moléculaire au cosmique et à un temps non chronologique.

    10. Le post-fordisme articule et développe des changements de paradigme que le concept de « spectacle » avait simplement annoncé. L’indistinction de l’image et de l’objet, du réel et de l’imaginaire, de l’essence et du phénomène, n’annonce pas la « disparition du monde » ni la « fin de l’histoire », mais une conception du réel qui devient de plus en plus artificiel, processuel, virtuel. Les flux qui déstructurent le travail, la vie, le spectacle ne peuvent pas être caractérisés uniquement du point de vue de leur pouvoir de déterritorialisation. Ils doivent aussi et surtout être définis en tant qu’intensité.

    La déterritorialisation opérée par les mouvements (comme phénomènes historiques et collectifs) à la fin des années soixante, emporte avec elle la distinction entre « temps de travail » et « temps de vie », et libère ainsi le temps de ses « cristallisations » fordistes. Elle défait le temps-mesure et fait émerger un temps-création, le temps-puissance dont les virutalités ne peuvent plus être régulées ni contraintes par la division entre « temps de travail » et « temps de vie ». Le capitalisme doit assumer ce nouveau plan d’immanence temporelle et il doit redéfinir, en fonction de ce temps-puissance, son système de valorisation et d’exploitation.

    Alors, quand nous disons que le « travail » coïncide avec la « vie », il faut éviter certains malentendus productivistes et vitalistes, car il ne s’agit pas de la subordination d’une catégorie par une autre, mais d’un changement de paradigme qui appelle une redéfinition du travail et de la vie. Le travail s’étend et recouvre la vie ; ce processus ne peut se réaliser sans qu’un changement profond affecte la nature de ces catégories. « Bios » ne peut plus se limiter aux seuls « processus biologiques d’ensemble », de la même façon, le travail ne peut plus être défini en référence à la division entre usine et société, travail manuel et travail intellectuel. Le travail échappe aux tentatives qui sont faites de l’assimiler à un mécanisme sensori-moteur comme la vie échappe aussi à sa réduction biologique. Non seulement, travail et vie tendent vers la réversibilité mais ils sont redéfinis par le « virtuel » en tant qu’ouverture et création.

    11. La critique du « travail » doit être aussi une critique du concept de « vie ». Le refus de réduire la vie aux « processus biologiques de reproduction de l’espèce » est un phénomène de la plus grande importance. Une analyse géniale de Foucault montre comment l’émergence du bio-pouvoir a permis« l’inscriptionduracisme à l’intérieur des mécanismes de l’État ». En effet, comment le pouvoir moderne de normalisation pourrait-il exercer le droit ancestral de vie et de mort, dès lors qu’il assume une fonction de développement, de contrôle et de reproduction de la vie ?

    « Le racisme, c’est la condition sous laquelle on peut exercer le droit de tuer... Bien entendu, par mise à mort, je n’entends pas simplement le meurtre direct, mais aussi tout ce qui peut être meurtre indirect : le fait d’exposer à la mort, de multiplier pour certains le risque de mort ou, tout simplement, la mort politique, l’expulsion, le rejet, etc. » [16]

    Le racisme permet d’établir entre « ma vie et la mort de l’autre » une relation qui n’est pas d’ordre militaire ou belliqueux, mais de type biologique. Le racisme n’est donc pas la survivance d’un passé archaïque mais le produit de mécanismes étatiques liés aux méthodes les plus modernes et progressistes de gestion de la vie. Le nazisme, qui réalisera totalement « l’extrapolation biologique de la thématique de l’ennemi politique », n’est pas un mal obscur qui soudainement contamine le peuple allemand mais l’extension absolue du bio-pouvoir, qui parviendra à généraliser le droit souverain de tuer (« homicide absolu et suicide absolu ») [17].

    Lorsque, dans l’après-guerre, le bio-politique est strictement subordonné à la reproduction de la « société du travail », les mécanismes étatiques qui le régulent ne cessent de produire et d’alimenter le « racisme ». La production du racisme est uniquement contrecarrée par les conflits de classe, qui, à l’encontre même des partis de gauche [18], détournent le bio-politique et lui opposent des processus d’auto-valorisation. Mais, toujours selon l’analyse de Foucault, il faut bien souligner que le « socialisme » (dans le sens marxien du terme : socialisme du travail) produit et reproduit nécessairement le racisme. Cela est particulièrement vrai dans les périodes où l’intégration des institutions du mouvement ouvrier, de l’État et du welfare est la plus forte. C’est le cas des soi-disant pays « communistes » où l’explosion des conflits raciaux et ethniques, après la chute du mur de Berlin, peut être interprétée comme le pur produit d’un bio-politique « ouvrier » sans lutte de classe. Mais c’est aussi le cas de pays où la gauche est parvenue au pouvoir, comme en France, et a recréé les conditions d’un rapport très étroit entre travail, vie et État. Le Pen et les politiques d’immigration ne sont donc pas le produit de la France profonde mais des mécanismes républicains de gestion de la vie. Mais, c’est le cas aussi de l’Europe, qui en voulant reproduire la « société de l’emploi », crée une situation où elle se vit comme assiégée de l’intérieur et de l’extérieur par l’immigration (les étrangers). L’idéologie démocratique du « travail pour tous » réactualise « l’extrapolation biologique de la thématique de l’ennemi politique ».

    Il est donc de la plus grande importance que le bio-politique ne soit pas assimilé à la « reproduction de l’espèce » et à la reproduction de la société de « plein emploi ». Le concept de vie doit être redéfini en fonction d’un temps-puissance, c’est-à-dire en fonction d’une capacité à réorienter les mécanismes du welfare contre l’État et contre le travail. Quand nous parlons d’une vie a-organique qui doit se substituer à la conception d’une vie assimilée aux « processus biologiques d’ensemble », nous nous référons à la nécessité d’inventer des agencements de subjectivité qui correspondent à ce temps-puissance.

    12. Travail et vie ne sont pas définis par l’économie et le bio-politique mais par une nouvelle dimension de l’activité, qui requalifie le « produire » et le « reproduire de l’espèce » à partir d’une conception du temps-puissance. Aux formes d’assujettissement de type fordiste (formes du travail, du welfare et du spectacle), les mouvements opposent des agencements de subjectivité « ordinaires », qui se définissent par leur capacité à « affecter et à être affecté ». La déterritorialisation permet de se défaire des formes de travail, de vie et de langage qui enferment les forces sociales dans les impératifs de la valorisation, en promouvant une activité qui se réfère uniquement aux « forces et aux signes, aux mouvements et à la puissance qui les constitue ».

    Le concept de « bios » est donc redéfini non seulement de manière extensive (il ne s’oppose plus au travail et au « spectacle ») mais aussi de manière intensive en fonction du nouveau plan d’immanence qui caractérise le post-fordisme. Travail et vie sont qualifiés comme affects (par leur capacité d’affecter et d’être affecté), en fonction de leur puissance et de leur intensité et, par conséquent, du temps. Si la perception, la mémoire, l’intellect, la volonté se transforment, selon une intuition de Bergson, en différents « types de mouvement », alors les affects sont également composés de flux, de différentiels d’intensité, de synthèses temporelles. Les forces et leurs affects « se confirment essentiellement dans la durée », au même titre que les phénomènes sociaux (comme le concept foucaldien de « population » nous l’a montré). Les forces et leurs affects sont eux-mêmes des « cristallisations de temps », des « synthèses temporelles » d’une multiplicité de vibrations, d’intensité, de « minuscules perceptions ».

    Le temps, selon une intuition profonde du marxisme, est la trame de l’être. Mais selon des modalités en rupture avec la capture du temps que réussit l’économie (« le temps de travail », le biologique (« le temps de la vie ») et le « spectacle » (« le temps vide d’un renvoi infini à l’actuel et au virtuel »).

    13. L’économie de l’information et ses dispositifs électroniques et numériques peuvent exprimer utilement et de manière empirique cette implication intensive et extensive du « temps » (de la vie). En termes intensifs, les technologies électroniques et numériques donnent consistance (en le reproduisant) à ce nouveau plan d’immanence qui est fait d’intensités, de mouvements, de flux a-signifiants, de temporalités. La perception, la mémoire, la conception entrent en rapport avec le nouveau plan d’immanence tracé par les flux électroniques et numériques. Les technologies électroniques et numériques réalisent (en les reproduisant) la perception, la mémoire, la conception comme autant de mouvements différents, de « rapports entre flux » et de « synthèses temporelles ». De façon extensive, ce sont toujours ces machines qui recouvrent avec leurs réseaux la totalité de la société et de la vie.

    Les technologies numériques et électroniques organisent matériellement la réversibilité entre corps individuel et pratiques sociales.Le collectif en nous et le collectif extérieur à nous sont interconnectés par le biais de machines qui les traversent et les constituent.

    Les machines électroniques et numériques fonctionnent comme des moteurs qui accumulent et produisent non plus de l’énergie mécanique et thermodynamique, mais justement cette « énergie » a-organique. Des machines qui cristallisent, qui accumulent, reproduisent et captent le temps de la vie et non plus seulement le temps de travail. Ici, c’est le numérique et non plus la statistique, comme chez Tarde, qui possède la capacité de saisir (de synthétiser) le moléculaire et le collectif, qui caractérise aussi bien la nature que le « social » [19].

    Le numérique permet d’appréhender et de reproduire aussi bien les « petites vibrations » et leur dynamique temporelle, dont l’intensité constitue la vie, que les « actes sociaux », pour nous exprimer comme Tarde, définis non plus comme « faits » mais comme tendances et variations, dont l’extension constitue là aussi la vie.

    14. Le concept de vie contenu dans l’expression « temps de vie » renvoie donc tout d’abord à la capacité d’affecter et d’être affecté, à son tour déterminée par le temps et par le virtuel. L’économie de l’information [20] capture, sollicite, régule et tente de composer ce nouveau rapport entre les « forces et les signes » d’un côté et les dispositifs collectifs organisés à travers des moteurs temporels de l’autre. C’est en ce sens que l’économie de l’information peut être identifiée avec la « production de subjectivité ».

    Les formes du réseau et du flux expriment en même temps la capacité que possèdent ces dispositifs de saisir, non seulement les formes de coopération et de production de subjectivité, caractéristiques de la nouvelle capacité d’« agir », mais aussi les formes de coopération et de production de subjectivité fordiste et pré-fordiste, qui se reproduisent à l’intérieur de l’économie-monde. A l’instar de la monnaie [21], ils expriment la nouvelle forme de commandement.

    L’économie de l’information nous permet de critiquer le concept de travail parce que ce n’est plus son temps mais celui de la vie qui est devenu le moteur des formes de coopération. Il ne s’agit plus seulement du fait que le travail intègre des fonctions de contrôle de la puissance technique, de la science, et des forces intrinsèquement sociales mais il s’agit d’un changement dans sa nature même. C’est le développement de la capacité d’affecter et d’être affecté qui est au fondement des formes de coopération. Les forces intrinsèquement « humaines » (perception, mémoire, intelligence, imagination, langage) et leurs affects sont déshumanisés parce que directement connectés par le biais des machines cybernétiques et électroniques aux flux cosmo-molléculaires et aux dispositifs collectifs. Ces machines déterminent un plan d’immanence dans lequel la séparation entre « perception » et « travail », entre corps et esprit, entre objectif et subjectif, perd son caractère unilatéral et crée les conditions d’un nouveau pouvoir de métamorphose et de création.

    15. Le temps de la vie dans le post-fordisme renvoie en premier lieu, non pas aux processus biologiques dont nous parle Foucault, mais à la « machine temps ». Le temps de vie est le synonyme d’une complexité de sémiotiques, de forces et d’affects qui participent à la production de la subjectivité et du monde. Le temps de vie correspond à la multiplicité des « actes sociaux », qui se définissent comme tendances et variations. Le temps de vie, c’est aussi le « devenir minoritaire » de la « subjectivité quelconque » qui ne se définit pas comme totalité mais par la force de sa singularité et sa capacité à se métamorphoser. Le temps de vie, c’est enfin une définition du politique qui ne renvoie plus à la « biologie » mais à une politique du « virtuel ». Travail et exploitation, mais aussi « auto-valorisation » et « révolution » sont redéployés par cette nouvelle définition de la vie.

    PS :

    Copyright © 1997 Maurizio Lazzarato. Article publié dans la revue Futur antérieur, numéro 39-40, éditions Syllepse, septembre 1997.

    [1] « Le cycle de la production immatérielle » inFutur antérieur, n°16, 1993.

    [2] Il faut considérer ces différents points comme les notes d’un travail en cours.

    [3] Foucault Michel, Il faut défendre la société, Gallimard, 1997, p. 216.

    [4] En réalité, ces dernières mettent en question, comme nous le verrons, le concept de public.

    [5] Tarde Gabriel, L’opinion de la foule, Ed. Félix Alcan, Paris, 1901, p. VI.

    [6] Ibid., p. 11.

    [7] Il y a une différence évidente entre cette définition du « public » et la définition habermassienne qui est centrée sur le concept de « sphère publique bourgeoise ».

    [8] Ibid., p. 219.

    [9] Ibid., p. 219.

    [10] Deleuze Gilles, Pourparlers, 1972-1990, Les éditions de Minuit, 1990, p. 244.

    [11] Nous avons introduit la théorie de Tarde, non seulement parce qu’elle anticipe le développement des techniques de contrôle et de régulation des « publics », mais surtout parce qu’elle tente d’introduire la « révolution moléculaire » en sociologie. Il y a des similitudes entre le monde physique, chimique et astronomique, qui est constitué uniquement de « répétitions », de mouvements atomiques et de vibrations (« atomes d’un même corps et ondes d’un même rayon lumineux »), et le « monde social » qui n’est fait que de « répétitions », de flux infinitésimaux et moléculaires, d’imitations (imitation sous forme de mode, imitation sous forme de tradition).

    [12] Foucault nous donne des exemples de mécanismes « disciplinaires » et « régulateurs » dans la « cité ouvrière » du XIXème siècle. Les premiers fonctionnent comme « une sorte de police qui s’exerce spontanément par le biais de la disposition spatiale de la ville » et la distribution architectonique des familles (chacune dans une maison) et des individus (chacun à sa place). Les mécanismes régulateurs, au contraire, « concernent la population en tant que telle et déterminent des comportements spécifiques ». Il s’agit de mécanismes liés aux systèmes d’assurance maladie et de retraite, aux règles d’hygiène, à la sexualité et à la procréation, aux soins donnés aux enfants et à la scolarité. Ces mécanismes sont fondamentalement référés aux « pressions que l’organisation même de la ville exerce sur les populations ». Les séries temporelles se trouvent donc subordonnées à l’organisation de l’espace. La cité post-moderne articule différemment, dans ses mécanismes de contrôle, le rapport entre espace et temps, en accordant la priorité au temps.

    [13] La catégorie « spectacle » nous fait saisir toute la complexité du paradigme fordiste et nous amène aussi au seuil d’un autre monde. Le spectacle n’est pas la définition « sociologique » d’un aspect particulier de la société (les média et le public) mais traduit toute la subordination du réel au capital. C’est la raison pour laquelle le rapport entre image et objet, entre concept et réalité, entre vrai et faux, tend à s’inverser. La limite de la théorie de « la société du spectacle » est d’enregistrer ce déplacement uniquement du « point de vue du capital », du « point de vue du spectacle ».

    [14] BENJAMIN Walter, « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », in Écrits français, Gallimard, 1991, p. 158.

    [15] Dans le travail, à la limite, on se dirige vers une configuration qui comprend d’un côté, l’« entreprise individuelle » et de l’autre, une socialisation de l’économie-monde toujours plus déterritorialisée et collective. Sociologiquement, ce sont l’intermittence (la précarité, dans la terminologie capitaliste), le mouvement (la mobilité), la métamorphose (la polyvalence), qui définissent en termes temporels l’activité.

    [16] Ibid., p. 228-229.

    [17] Le grand économiste Kalecki a montré comment les premières politiques du welfare state et de la gestion « keynésienne » de la dette publique ont été expérimentées par le nazisme.

    [18] Il y a peu de temps encore, le racisme « ouvrier » du PCF, par exemple, se caractérisait non seulement par une hostilité envers les étrangers en général, mais encore plus spécifiquement envers leur présence dans l’usine (affrontements très durs entre OS maghrébins et ouvriers professionnels français pendant la période fordiste). Ces affrontements (on peut penser à la destruction avec un bulldozer d’un centre d’hébergement pour immigrés, par une municipalité communiste) ne sont pas généralisables à tout le parti ; même s’ils n’ont pas été formalisés dans une ligne politique, ils n’en sont pas moins révélateurs de l’ambiguïté de la politique communiste sur ce terrain.

    [19] Je me suis largement étendu sur ces thématiques dans Videofilosofia, la percezione del tempo nel post-fordismo, Manifesto Libri, Roma, 1997.

    [20] Selon l’Observatoire Mondial des Systèmes de Communication, l’ensemble des industries de l’information (Audiovisuel, Informatique, Télécommunication) représentera 6,3% du PIB mondial en l’an 2000, alors qu’il en représente aujourd’hui 5,7%, soit l’équivalent du marché mondial de l’automobile. Selon le « Conseil des Télécommunications » japonais, en 2010, l’ensemble des technologies de l’information représentera 6% du PIB. A titre de comparaison, l’industrie automobile représentait, en 1990, 4,6% du PIB du Japon. Selon le « World Telecommunications Developement Report » de l’année 1995, « le secteur de l’infocommunication (l’ensemble des télécommunications, de l’informatique et de l’audiovisuel), croît à un taux presque deux fois plus élevé que celui du reste de l’économie. Aujourd’hui, pour chaque millier de dollars gagné ou dépensé dans le monde, 59 concernent directement ou indirectement, l’infocummunication ».

    Il faut aussi remarquer que la valeur ajoutée dans le secteur n’est pas produite en priorité par les industries de production d’équipements, mais par la production et la gestions de services. Actuellement, par exemple, le marché des équipements de télécommunications totalise 0,39% du PIB mondial et le marché des services 1,83%, soit au total 2,22%. En l’an 2000, en admettant un taux de croissance annuel de la production intérieure brute mondiale de 2,2%, la part relative de chacun de ces marchés dans le PIB mondial sera de 0,4% et 1,97%. Donc plus de 3/4 de la production est assurée par les services.

    [21] L’argent, en tant que cristallisation du temps, est le premier mécanisme de contrôle et de régulation capitaliste qui « permet ou induit certains comportements » à travers des séries temporelles. Il faut peut être comprendre en ce sens l’affirmation de Deleuze selon laquelle « l’homme moderne n’est plus l’homme enfermé mais l’homme endetté ».
     
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