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Jean Grave - La Révolution et le Darwinisme (1895)

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 9 Juin 2009.

  1. La Plume, n°141 (1er mars 1895) et n°142 (15 mars 1895)

    Lorsque Darwin formula ses théories sur « l’évolution », tous les savantasses officiels, ne voyant que la mise bas du dogme religieux de la création divine s’empressèrent de le conspuer. Ils avaient déjà étouffé Lamarck, mais, cette fois, l’idée avait progressé, les esprits étaient préparés, l’idée de « l’évolution » résista à leurs attaques et fit son entrée dans le monde scientifique.

    Par contre, dans certains milieux, on crut y trouver la justification du régime politique actuel, la condamnation des révolutions du prolétariat, la justification de l’exploitation qu’il subit, et on s’empressa d’accommoder la « lutte pour l’existence », la « sélection » et « l’évolution » à de telles sauces que le savant anglais ne dût, certainement, plus reconnaître son idée, dans la poupée que l’on avait ainsi habillée.

    S’emparant des théories émises par le continuateur des Lamarck, des Gœthe, des Diderot, la tourbe des commentateurs a voulu appliquer aux sociétés humaines ses théories sur la « lutte pour l’existence » et leur donner une extension à laquelle, probablement, il n’avait jamais lui-même pensé.

    « Vu les difficultés de l’existence », disent-ils, « il est tout naturel que la société soit divisée en deux classes : les jouisseurs et les producteurs. Etant donné que la terre ne fournit pas assez pour assurer la satisfaction des besoins de tous, il y a lutte entre les individus et, par conséquent, des vainqueurs et des vaincus. Que les vaincus soient asservis aux vainqueurs, cela va de soi, c’est la conséquence de la lutte ; mais cette lutte aide au progrès de l’humanité en forçant les individus à développer leur intelligence s’ils ne veulent pas disparaître ! »

    « Dans les temps préhistoriques », ajoutent-ils « le vainqueur mangeait le vaincu ; aujourd’hui, il l’emploie à produire pour l’utilité de la société et augmenter les jouissances qu’elle peut fournir, il y a donc progrès réel, on peut le déplorer » - ce sont toujours les économistes qui parlent - « mais les conditions de l’existence sont telles, les vivres tellement restreints, qu’il est impossible de satisfaire largement aux besoins de tous. Il faut qu’il y en ait qui consentent à se priver. C’est une loi naturelle qu’à un petit nombre d’élus soit réservée la satisfaction intégrale de leurs besoins ; car, par le fait, qu’ils sont les vainqueurs ces élus se trouvent être les plus aptes, les mieux doués !

    « Certes ! il est regrettable » - c’est étonnant ce que ces gens-là, regrettent de choses, tout en s’employant de leur mieux à les justifier et à les éterniser - « il est regrettable que tant de victimes disparaissent dans la lutte ; sans doute, la société aurait besoin de réformes, mais cela ne peut être que le produit du temps, le résultat de l’évolution humaine. A ceux qui se sentent assez forts ou assez intelligents, de faire leur trou dans la mêlée et à s’imposer à la société ! Cet antagonisme fut toujours et continue d’être une des causes des progrès humains. »

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    Et les bourgeois de s’extasier à la lecture de ces lignes tant de fois citées, de dodeliner de la tête et cligner de l’œil, en savourant cet aveu qui résume si bien leur égoïsme féroce :

    « ... Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme, dis-je, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution... Lorsque la nature se charge de gouverner et de punir, ce serait une ambition bien méprisable de prétendre lui arracher le sceptre des mains. Que cet homme soit donc livré au châtiment que la nature lui inflige pour le punir de son indigence ! ! ! Il faut lui apprendre que les lois de la nature le condamnent, lui et sa famille, aux souffrances, et que si lui et sa famille sont préservés de mourir de faim, ils ne le doivent qu’à quelque bienfaiteur compatissant qui, en les secourant, désobéit aux lois de la nature ! ! ! ... (Malthus, Essai sur la Population).

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    On le voit, l’aveu est net, et la menace des plus catégoriques : « Tout indigent n’a pas le droit de vivre ! » S’il parvient à se maintenir à l’aide des rogatons que lui abandonne la munificence de quelque charité publique ou privée, ce n’est qu’une simple bonté de la part des maîtres.

    Travailleurs que le chômage force souvent à avoir recours à l’emprunt et au crédit, rappelez-vous que vous n’avez pas le droit de vivre si vous n’avez pas de capitaux en réserve. Ne venez donc pas nous casser la tête avec votre droit à l’existence. Ne le proclamez pas trop haut. Prenez garde ! on pourrait vous rappeler que c’est un crime d’être né indigent, que votre existence n’est qu’un simple acte de tolérance de la part de ceux qui possèdent !

    Travailleurs qui crevez de faim sur vos vieux jours, alors que vos forces se sont usées à produire les richesses qui augmentent la somme de jouissances de vos exploiteurs, c’est un crime d’être venus au monde de parents pauvres et de ne pas avoir su se faire des rentes. Tenez-vous donc pour satisfaits que des « protecteurs compatissants » aient encore bien voulu employer vos services, alors que vous étiez capables de mettre en œuvre les capitaux dont, sans vous, ils n’auraient su tirer aucun parti ! On a bien voulu vous laisser vivre alors que vous étiez utiles, que l’on pouvait exploiter vos facultés productrices, c’était déjà pure bonté d’âme mais maintenant que vous êtes fourbus, plus bons à rien, dépêchez-vous de disparaître, vous gênez la circulation, on ne vous doit plus rien.

    Cet aveu n’est pas isolé, il y en a d’autres, écoutons :

    « ... Le Darwinisme est tout, plutôt que socialiste.... Si l’on veut lui attribuer une tendance politique, cette tendance ne saurait être qu’aristocratique, la théorie de la sélection n’enseigne-t-elle pas que, dans la vie de l’humanité comme dans celle des plantes et des animaux - partout et toujours, une faible minorité privilégiée parvient seule à vivre et à se développer, l’immense majorité, au contraire, pâtit et succombe plus ou moins prématurément. La cruelle lutte pour l’existence sévit partout. Seul le petit nombre élu des plus forts ou des plus aptes, est en état de soutenir victorieusement cette concurrence.

    « La grande majorité les concurrents malheureux doit nécessairement périr. La sélection des élus est liée à la défaite ou à la perte du grand nombre des êtres qui ont survécu... » (Hæckel, cité par E. Gautier, dans le Darwinisme Social).

    Cette fois-ci, crèves-la-faim et miséreux, on ne vous l’envoie pas dire : le développement de la bourgeoisie entraîne fatalement la perte des prolétaires, sinon du Prolétariat ; chaque jouissance nouvelle apportée par la science à la bourgeoisie correspond à une souffrance nouvelle pour les travailleurs. Pour que l’existence de la bourgeoisie soit assurée, il faut quelle ait rivé définitivement le Prolétariat sous le joug où elle le tient courbé. Ce n’est pas nous qui le lui faisons dire, c’est M. Hæckel, un savant, un bourgeois, qui doit savoir ce qu’il dit, puisqu’il a étudié pour cela.

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    La classe bourgeoise a pu, autrefois, développer des qualités, elle a joué son rôle historique, mais, aujourd’hui, elle vit en parasite aux dépens de ceux qui agissent, de ceux qui travaillent, perdant ainsi, la faculté de produire elle-même. Et lorsque des hommes, d’un savoir supérieur, comme ceux que nous venons de citer, et dont nous pourrions allonger la liste, des hommes qui ont eu à leur disposition tous les moyens de développement dont sont privés les travailleurs, en arrivent à tirer, des données scientifiques que leur éducation leur permet d’analyser, des conclusions pareilles à celles que nous venons de citer, nous sommes en droit de nous demander quel serait le degré de développement qu’eux-mêmes auraient atteint, s’ils avaient été privés des moyens d’étudier.

    Eux, les meilleurs ! mais pour quelques-uns qui profitent réellement de ces moyens de développement que procurent la richesse et la position sociale, richesses produites par les seuls efforts des travailleurs, combien dont l’intelligence reste véritablement inférieure et qui seraient bien empêchés de vivre s’ils devaient, eux-mêmes, produire pour assurer leur existence ? Combien d’intelligences dont s’enorgueillit la bourgeoisie, ont-elles été drainées, à son profit, dans le prolétariat, les comptant à son actif, alors qu’ils l’ont conquise de haute lutte.

    Combien, en revanche, parmi les travailleurs, qui succombent à la peine, exténués par un travail sans relâche et qui, pourtant, auraient le droit, en se frappant le front, de répéter les mots que l’on attribue - vérité ou légende - à André Chénier, marchant à l’échafaud : « Et pourtant j’avais quelque chose, là ! »

    Ah ! elle serait curieuse à faire, la statistique des célébrités dont s’enorgueillit la civilisation actuelle, et de savoir celles qui sont arrivées avec son aide et de celles qui ont surgi, malgré et contre elle, et, surtout, d’en comparer les valeurs respectives.

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    Appartenant à une classe dont l’émancipation n’a été rendue possible qu’à l’aide de la force, nous allons, pour appuyer nos revendications, nous emparer des arguments fournis par les savants officiels eux-mêmes, retournant contre eux leur propre dialectique, nous allons démontrer qu’il nous suffirait de leurs assertions pour justifier le droit qu’ont les travailleurs de recourir à la force pour s’émanciper. Quand, avec les propres armes dont ils prétendent défendre l’ordre bourgeois, nous aurons démontré que, pareille à la lance d’Achille, leur argumentation guérit ce qu’elle a blessé, nous démontrerons ensuite toute la fausseté de leurs démonstrations, nous ferons voir que la « lutte pour l’existence », n’explique qu’une partie bien minime des faits de l’évolution, qu’applicable aux choses en général, elle est absurde au sein des sociétés, puisque ces dernières sont la mise en pratique de la loi de solidarité et d’appui mutuel qui en est le contraire. Nous démontrerons enfin, que la société actuelle, loin de favoriser les plus aptes, les mieux doués, ne réserve, au contraire, ses jouissances que pour une classe avachie et épuisée ; que cette pénurie de vivres sur laquelle ils s’appuient, est un fantôme de leur imagination dont ils se servent pour justifier leur exploitation, que c’est leur propre organisation qui la crée, afin de mieux courber le travailleur sous leur domination, sachant que celui-ci n’y resterai pas longtemps du jour où il ne serait plus tenu au ventre, où il n’aurait plus à trembler pour l’existence de siens.

    Quand même la « lutte pour l’existence » serait-elle entrée pour une part quelconque dans les facteurs du progrès de l’évolution humaine, il est faux, qu’elle seule, suffise à l’expliquer ; ce n’est qu’en torturant les faits qu’on arrive à justifier les prétentions de l’ambition et de la cupidité ; la science et l’histoire s’accordent pour nier cette suprématie que prétendent s’arroger certaines races, certaines classes, et certains individus, fûssent-ils appuyés sur la force et sur le nombre.

    La religion commençant à baisser dans la croyance des masses, les bourgeois ont cherché sur quoi ils pourraient bien étayer leur domination. S’ils pouvaient arriver à faire consacrer leur régime par la science et prouver aux travailleurs que leur situation est la conséquence fatale d’un ordre de choses naturel, aussi logique que la loi de gravitation, ou qu’une équation mathématique, cela serait parfait. Aussi, se sont-ils jetés sur la « lutte pour l’existence » qui venait, il leur semblait du moins, apporter cette justification à leur propre conscience.

    « La lutte », disent-ils, « forçant les individus à s’ingénier pour trouver leurs moyens de subsistance, leur a fait développer leurs facultés ; la concurrence individuelle les force à tenir ces facultés en éveil, ce qui leur permet de conserver celles nouvellement acquises, mais encore de les élargir, d’en acquérir d’autres encore. La lutte pour l’existence est donc la mère de tous progrès, car elle force les individus et les races à progresser indéfiniment, sous peine d’être éliminés. En faisant disparaître les plus faibles, les moins aptes, les moins doués, elle déblaie, au surplus, le chemin pour les plus intelligents ! »

    Et, toujours d’après eux, il doit continuer d’en être toujours ainsi, « car si les individus se trouvaient placés dans un état social où la satisfaction de tous leurs besoins serait librement assurée, où ils seraient tous égaux, où personne n’aurait à obéir, personne à commander, où chacun ne produirait qu’à sa volonté, il n’y aurait plus d’émulation, plus d’initiative ; une société pareille ne pourrait que déchoir, retomber en barbarie, au désordre, à la suprématie de la force brutale ! »

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    Dans ces temps reculés, où l’homme, confondu avec le restant de l’animalité, ne possédant, pour toute arme, que ses instincts, le besoin de vivre et de se reproduire, qu’un cerveau rudimentaire où s’imprimaient bien lentement chaque progrès acquis, chaque adaptation nouvelle, il a pu se faire que la « lutte pour l’existence » ait été pour lui une condition de vie et de mort, et qu’il ait dû s’y plier. Tuer pour ne pas être tué, manger pour ne pas être mangé, si ce fut là, les débuts de l’humanité, ce dut être l’âge d’or de l’économie politique, car la concurrence aurait été, d’après certains naturalistes, la seule règle des êtres vivants d’alors !

    Jusqu’à quel point cette concurrence et cette rivalité ont-elles été poussées ? il y a large champ pour l’hypothèse, mais, au fond, on l’ignore absolument. Car si on trouve des ossements humains portant des traces de blessures provenant d’armes primitives, on trouve aussi des ossements ayant conservé les traces de blessures qui avaient subi une évolution prouvant que le blessé avait dû recevoir des soins de mains solidaires, soins assez prolongés puisque l’état de cicatrisation des ossements démontre que l’individu a survécu à la blessure, que cette cicatrisation a du être assez lente, et que la nature de la blessure ne lui permettait pas de s’aider lui-même, pendant la maladie.

    Donc, en remontant aux origines de l’humanité, si nous trouvons des traces de violence entre les individus, nous trouvons aussi la trace de solidarité et d’aide mutuelle, autre « loi naturelle » dont les commentateurs politiciens de Darwin, se gardent bien de faire mention.

    Par conséquent, ce premier moteur : - la lutte - des actions humaines trouvé, cela nous explique pourquoi les sociétés humaines furent, dès leur naissance, entachées du péché originel, et servirent aux plus forts, aux plus avisés, de levier pour exploiter les plus faibles et les plus simples, mais ne prouve nullement qu’elle fut une cause de progrès. Le Progrès s’est-il accompli par ou malgré l’état de lutte où l’humanité a été plongée ? Voilà ce qu’il serait intéressant à élucider, mais qui, fort probablement, ne le sera jamais.

    Mais, quoi qu’il en soit, la lutte fût-elle une des causes du Progrès, il est déjà de toute évidence qu’elle est loin de tout expliquer, et que nombre d’autres lois naturelles interviennent dans les causes d’évolution et que « l’aide mutuelle » n’en est pas une des moindres ; à elle seule, déjà, elle nous explique pourquoi, malgré les désavantages qui en sont résultés pour certains d’entre eux, les hommes se sont maintenus en sociétés.

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    Lorsque les premiers êtres organisés, après une suite ininterrompue de transformations et d’adaptations successives, parurent sur la terre, il est bien évident, qu’entre tous ces organismes sans raisonnement, sans intelligence, poussés par les seuls besoins de vivre et de se reproduire, ce dut être une guerre incessante et sans pitié pour les vaincus.

    Mais là, encore, ce ne fut pas la « lutte pour l’existence » des économistes. Les espèces se font bien la guerre entre elles, mais non entre individus de la même espèce : Le végétal use le minéral, l’animal herbivore mange le végétal, l’animal carnivore mange l’herbivore ou d’autres carnivores d’espèces plus faibles, différentes de la sienne par conséquent.

    Il faut une catastrophe imprévue, des circonstances exceptionnelles, mettant l’animal dans l’impossibilité de rechercher sa nourriture ordinaire, soit par l’émigration, soit en changeant ses procédés de chasse, pour qu’il s’attaque, même, aux espèces proches de la sienne. Il suffit de parcourir un traité d’histoire naturelle pour s’assurer que la lutte entre individus de la même espèce n’est que l’infime exception, tandis que l’association pour la lutte - attaque ou défense - l’aide mutuelle, la solidarité, en un mot, sont la règle générale. Elle est pratiquée non seulement entre individus de la même espèce, mais aussi entre espèces différentes, s’associant pour se procurer leur nourriture ou résister à leurs ennemis. Jusque chez les végétaux dont certaines espèces résistent ainsi, inconsciemment, en se groupant, aux causes de destruction qui emportent les individus isolés.

    Les économistes et autres prétendus évolutionnistes, sentent si bien le côté faible de leur raisonnement, qu’ils cherchent à expliquer la lutte d’une façon différente :

    « La lutte, » disent-ils, « ne s’accomplit pas toujours d’une façon brutale ; il peut y avoir lutte entre individus de la même espèce, sans que, pour cela, il y ait, forcément, corps à corps entre les concurrents ». Et ils citent, entre autres, les chevaux sauvages du Tibet qui, surpris par les neiges de l’hiver, subissent la famine lorsque la neige recouvre l’herbe des pâturages, et où les moins robustes, après quelque temps de ce régime, n’ayant plus la force de briser la croûte de glace qui les empêche de rechercher leur nourriture, périssent d’inanition, pendant que les plus vigoureux résistent, survivent et font souche.

    Nous nous contentons de signaler cet exemple, les autres cités sont de la même valeur. - Eh bien ! messieurs les partisans de la lutte nous permettront de le leur dire : leur exemple indique bien que des individus ont péri où d’autres ont résisté, mais cela ne prouve nullement que ceux qui ont survécu ont gagné quelque chose à la mort de ceux qui ont disparu, ensuite cette disparition provient de perturbations atmosphériques naturelles et non de la concurrence entre eux. Au contraire, si l’aide mutuelle était pratiquée par eux sur une plus grande échelle, il est fort probable qu’il pourrait en survivre davantage.

    Ils font aussi le calcul, - les économistes, pas les chevaux - qu’étant donnée la prolificité de certaines espèces, elles ne tarderaient pas à envahir, en fort peu de temps, toute la surface terrestre au détriment des autres espèces ; et que les individus de la même espèce seraient forcés de se dévorer entre eux, si tous les germes qui se forment pouvaient éclore et venir à maturité. « Ceux qui arrivent à se développer », disent-ils, « ne survivent qu’au détriment de ceux qui disparaissent. Là encore, ce sont les plus aptes, les plus forts qui triomphent. »

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    Que les espèces vivent aux dépens les unes des autres, que, pour des causes physiologiques ou autres, quantités d’individus disparaissent en germes, cela tient à des causes naturelles que nous ne pouvons éviter, jamais personne n’a songé à récriminer contre ; mais il s’agirait de savoir si, 1°, un individu de notre espèce, une fois qu’il a vu le jour, a, virtuellement, le droit de vivre, de se développer, dans les mêmes conditions que tout autre individu de son espèce ? - 2°, s’il est plus profitable aux individus et à l’espèce, de lutter les uns contre les autres pour s’exploiter et s’asservir ? - 3°, si un individu peut être complètement heureux tant qu’il aura, à côté de lui, des individus qui souffrent et qui périssent ?

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    Nous croyons qu’il suffit de poser ces questions pour que, déjà, la réponse soit prête sur les lèvres de tout individu qui n’est pas aveuglé par l’esprit d’autorité et d’exploitation ; nous ne nous y arrêterons pas ici, nous aurons assez l’occasion d’y revenir dans les différents chapitres de cet ouvrage [1].

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    Si les sociétés humaines ont évolué dans le sens de la concurrence individuelle poussée au dernier degré, si, au milieu de leurs associations, les individus ont continué à se traiter en ennemis, cela est un fait, ce serait perdre son temps de vouloir récriminer contre ; mais en étudiant les causes de cette évolution on s’aperçoit vite, contrairement aux affirmations intéressées, que ce n’était pas une loi inéluctable, qu’il aurait pu en être autrement, et qu’en tous cas, il est plus profitable pour les individus, et pour l’espèce, qu’il en soit autrement dans le présent.

    Cette étroite solidarité que nous voyons se pratiquer chez certains végétaux, chez certains animaux, chez des insectes tels que fourmis, abeilles, guêpes, etc., que l’on retrouve si développée, dans certaines tribus primitives, pouvait prendre le dessus dans la lutte des instincts chez l’homme, donner une autre direction à son évolution et toutes autres auraient été les sociétés humaines. Il est donc absurde de venir dire que « la lutte pour l’existence » - entre individus - est une loi inéluctable.

    L’homme en sortant de l’animalité, nu et chétif, en face d’ennemis puissamment armés, a eu fort à faire pour protéger et assurer son existence. Il a dû avoir recours à la ruse, aux expédients, que lui suggérait son cerveau, jusqu’à ce que cette intelligence fût devenue assez puissante pour suppléer à sa faiblesse native en lui permettant de fabriquer les armes défensives et offensives que la nature lui avait refusées.

    Cette vie précaire, cette lutte incessante contre la nature et les autres espèces mieux armées, contre lesquelles il était forcé de disputer sa pâture et le droit de vivre, contribuèrent à amasser en lui une forte dose héréditaire d’instincts de combativité et de domination. Cela nous explique donc pourquoi, dans ces premiers essais de solidarisation d’efforts et d’intérêts, alors même que les hommes comprenaient les bienfaits de l’association puisqu’ils la pratiquaient, les plus forts, les plus rusés, s’en servirent pour dominer les autres et s’établir en parasites sur cet organisme nouveau : LA SOCIÉTÉ.

    Mais aujourd’hui l’homme compare et raisonne ; pour transmettre, à ses descendants, ses connaissances et ses découvertes, il possède un langage parlé et écrit des plus développés, un outillage merveilleux pour le multiplier, un cerveau capable des raisonnements les plus abstraits - que trop abstraits, parfois, hélas ! - doit-il continuer à en être ainsi ? - Evidemment non. Il doit reconnaître que ses ancêtres ont fait fausse route en se massacrant, en se pillant, en s’exploitant, il doit revenir à ces pratiques de solidarité dont des milliers de siècles de lutte n’ont pu étouffer les germes en lui.

    La nature ne nous offre-t-elle pas assez d’obstacles à vaincre, pour que l’humanité entière n’ait pas trop de toutes ses forces réunies, en dirigeant ses instincts de combativité contre les difficultés naturelles et y trouver les éléments d’une lutte plus avantageuse sans avoir besoin de se détruire elle-même ?

    Aussi, forts des arguments fournis par les savants officiels, nous n’aurions, lorsque les bourgeois viennent nous parler de progrès, des droits de la société, etc., qu’à leur rire au nez en leur répliquant par les droits de l’individu qui, lui, se soucierait fort peu du progrès s’il devait continuer à en être la victime.

    Mais nous verrons plus loin, qu’une société où l’homme serait assuré de la satisfaction intégrale de tous ses besoins, loin d’être une entrave au progrès, lui viendrait, au contraire, en aide, car la nature de l’homme est de se créer des besoins au fur et à mesure qu’il trouve la facilité de satisfaire ses fantaisies. Pour le moment contentons-nous de prouver que la société actuelle, loin de réserver ses jouissances aux « plus intelligents, » aux « plus aptes, » aux « plus forts, » à ceux qui doivent contribuer à l’amélioration de la race humaine, ne les réserve, au contraire, qu’à une classe d’individus dont le succès assuré est un facteur de décadence pour la classe dont ils font partie, mais aussi pour l’humanité tout entière.

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    Tant que la bourgeoisie eut à lutter contre la noblesse, tant qu’elle eut à combattre pour conquérir sa place au soleil, elle a, forcément, développé des qualités qui lui ont permis d’arriver à ce qu’elle voulait, et d’acquérir ce pouvoir, but suprême de ses convoitises ; mais une fois parvenue à ses fins, il lui est arrivé ce qui arrive dans le règne animal à tout parasite, notamment à certains crustacés, cités par Haeckel dans son Histoire de la Création, qui vivent sur le dos de mollusques et dont les larves sont plus développées que l’animal parfait qui, une fois installé sur le dos de son hôte, perd tous ses moyens de locomotion pour développer des racines qui lui servent à s’attacher à celui qu’il doit exploiter et à en tirer sa nourriture. Après avoir été un animal agissant, nageant, luttant, il perd toutes ces facultés pour se transformer en un simple sac digestif. Tel est déjà l’état de la bourgeoisie, tout au moins comme classe, sinon comme individu encore.

    Ce qui, dans la société actuelle, fait la force, ce ne sont ni les facultés physiques, ni les facultés morales ou intellectuelles, c’est tout simplement l’argent. On peut être idiot, rachitique, scrofuleux, difforme au physique et au moral, si on a de l’argent, des relations avec ceux déjà arrivés, on peut prétendre à tout, on est sûr de trouver femme pour faire souche d’une lignée qui vous ressemble.

    Mais le prolétaire, lui, fût-il né avec un cerveau d’une capacité hors ligne, cela ne lui servira de rien si ses parents n’ont pas eu les ressources suffisantes pour développer son intelligence. Parvient-il à acquérir cette instruction, s’il n’a pas les moyens de la faire valoir, il ira grossir le nombre des déclassés ou devra se contenter d’une situation inférieure chez un exploiteur qui ne le vaudra pas mais qui possédera ce qui lui manque : le capital. Il devra renoncer à donner la mesure de ce dont il eût été capable de produire.

    Fut-il doué de tous les avantages physiques, un travail prématuré, les privations et la misère, le ploieront avant l’âge ; et si, par hasard, il trouve quelque malheureuse qui consente à lier son sort au sien, ce ne sera que pour donner naissance à des êtres chétifs et malingres, car le travail forcé de la femme et son dépérissement viendront s’ajouter à celui de l’homme pour contribuer à l’abâtardissement de la race. Elle aussi, les trois quarts du temps, les nécessités du ménage l’y forçant, elle devra travailler tant qu’elle pourra, tenir sur ses jambes, rester à l’atelier tant que les douleurs de l’enfantement ne l’auront pas saisie et courbée sur son lit de douleur. Que l’on ajoute à cela les conditions malsaines dans lesquelles s’effectue, la plupart du temps. le travail actuel, voilà plus qu’il ne faut pour atrophier une race pour longtemps.

    Certes, c’est là une situation extrême ; le sort de certains travailleurs n’atteint pas cette intensité de misère, il y a des gradations : depuis l’individu qui crève littéralement de faim, jusqu’au milliardaire qui dépense des milliers de francs à faire enterrer un chien, pour s’amuser ! - la gamme se continue d’une façon insensible.

    Et le service militaire, lui aussi, n’est-il pas une sélection à rebours, puisque l’on prend les hommes les plus sains, les plus forts, pour les condamner au célibat, à la pourriture de la prostitution des villes de garnison, à l’atrophie morale et intellectuelle des casernes et de la discipline !

    Pour que la race prolétarienne ait résisté, depuis des centaines de siècles, à toutes ces causes de débilitement et qu’elle continue à fournir encore des hommes robustes et intelligents, il fallait qu’elle possédât une force de vitalité absolument incomparable ; et la bourgeoisie qui, elle, après si peu de temps de pouvoir et de domination, en est arrivée, en pleine jouissance, à un tel degré d’avachissement, n’a pas le droit de proclamer qu’elle donne naissance aux plus aptes et aux meilleurs. Les faits nous prouvent qu’elle n’en a pas le monopole, qu’elle est au-dessous de ce que sa situation devrait lui permettre d’accomplir.

    *
    * *

    Par le peu qui précède, on voit que la liberté de la « lutte pour l’existence », dont se réclament les bourgeois, n’est qu’une liberté illusoire et que le combat pour l’existence qu’ils voudraient voir se perpétuer parmi nous, est le proche parent de ces combats dont l’aristocratie romaine se délectait dans ses orgies sanglantes, et où, lorsqu’elle condescendait à y prendre part, on donnait aux chevaliers, armés de toutes pièces, de pauvres esclaves à combattre, absolument nus, armés d’un sabre en fer blanc.

    Et aux bourgeois qui viennent nous dire que la vie est un éternel conıbat où les faibles sont destinés à disparaître pour faire place aux plus forts, nous pouvons leur répondre : Nous acceptons vos conclusions. La victoire est aux plus forts et aux mieux organisés, dites-vous ? Eh bien, soit, nous, travailleurs, nous prétendons à la victoire de par vos théories mêmes.

    Votre force consiste dans le respect que vous avez su élever autour de vos privilèges, votre puissance est tirée des institutions que vous avez élevées, comme un rempart, entre vous et la masse et que, réduits à vous-mêmes, vous ne sauriez défendre ; votre perfection réside dans l’ignorance où, jusqu’à présent, vous nous avez tenus de nos véritables intérêts ; votre aptitude est dans l’habileté que vous savez déployer à nous forcer d’être les défenseurs de vos propres privilèges que vous nous faites défendre sous les noms de Patrie ! Morale ! Propriété ! Société, etc.

    Or, aujourd’hui, nous voyons clair dans votre jeu ; nous commençons à comprendre que notre intérêt est tout l’opposé du vôtre, nous savons que vos institutions loin de nous protéger ne servent qu’à nous enserrer de plus en plus dans notre misère, et alors nous vous crions :

    A bas les préjugés bêtes, à bas le respect idiot d’institutions surannées, à bas la fausse morale, nous sommes les plus forts, les mieux doués, puisque, depuis une suite innombrable de siècles, nous luttons contre la faim et la misère sous un travail éreintant, dans des conditions mortelles de mauvaise hygiène, d’insalubrité manifeste, et que nous sommes encore debout et vivaces ; nous sommes les plus aptes, puisque c’est notre production et notre activité qui permettent à votre société de se maintenir.

    Nous prétendons à la victoire comme les mieux adaptés, car votre classe pourrait, du jour au lendemain, disparaître du globe sans que cela nous empêchât de produire, et nous n’en consommerions que mieux, tandis que, du jour où nous refuserions de produire pour vous, il serait impossible à nombre des vôtres de se livrer à aucun travail productif.

    Nous prétendons enfin à la victoire puisque les plus nombreux, ce qui, toujours selon vous, suffit à légitimer toutes les audaces, à absoudre toutes les prétentions, toutes les injustices. Au jour de la bataille, nous serions en droit de vous appliquer votre sentence en vous faisant disparaître de la société dont vous n’êtes que les parasites et les microbes dissolvants.

    Vous l’avez dit vous-mêmes : La victoire est aux plus forts !

    JEAN GRAVE

    Les chapitres suivants démontrent tous les sophismes de ce raisonnement, la morale humaine reposant sur une argumentation plus solide et plus « humaine ».

    [1] Cet article est extrait de la Société Future, ouvrage en préparation.
     
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