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Hakim Bey - Immédiatisme

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 4 Juin 2009.

  1. traduction : provisoire

    1. Toute expérience est médiée, par les mécanismes de perception sensorielle, de mentalisation, du langage, etc., & tout art consiste certainement en une médiation supplémentaire de l'expérience.

    2. Toutefois, la médiation a lieu par degrés. Certaines expériences (odeurs, goûts, plaisir sexuel, etc.) se prêtent moins à la médiation que d’autres (lire un livre, regarder dans un télescope, écouter un disque). Certains médias, notamment les arts «vivants» comme la danse, le théâtre, les performances musicales ou bardiques, se prêtent moins à la médiation que d’autres comme la télé, les CD, la réalité virtuelle. Même parmi les médias que l’on appelle généralement «médias», certains sont plus médiateurs, d’autres moins, selon l’intensité de la participation imaginative qu’ils demandent. L’imprimerie et la radio exigent plus d’imagination, les films en demandent moins, la télé encore moins, et la réalité virtuelle est celui qui, de tous ces médias, en demande le moins — jusqu’à présent.

    3. En ce qui concerne l’art, l’intervention du Capital est toujours le signe d’un plus grand degré de médiation. Dire que l’art est marchandisé, c’est dire qu’une médiation, ou un entre-deux est survenu, & que cet entre-deux équivaut à une fissure & que cette fissure équivaut à une «aliénation». De la musique improvisée jouée à la maison par des amis est moins «aliénée» que de la musique jouée «live» au Met’, ou de la musique jouée par le biais de médias (qu’il s’agisse de PBS, de MTV ou d’un walkman). En fait, on pourrait avancer cet argument que de la musique distribuée gratuitement ou à prix coûtant sur cassette ou par mail est MOINS aliénée que de la musique live jouée pour quelque spectacle gigantesque style «We are the world» ou pour un nightclub de Las Vegas, même si dans le second cas, il s’agit de musique live jouée devant un public «vivant» (ou du moins qui semble l’être), tandis que dans le premier cas, il s’agit de musique enregistrée consommée par des auditeurs distants & même anonymes.

    4. Le Hi-Tech & le Capitalisme tardif tendent tous deux à pousser les arts vers des formes de médiation toujours plus extrêmes. Tous deux élargissent le gouffre entre la production et la consommation d’art, avec une augmentation proportionnelle de l’«aliénation».

    5. Avec la disparition d’un «courant dominant» & donc d’une «avant-garde» dans les arts, on a pu remarquer que toutes les expériences artistiques les plus avancées & les plus intenses ont pu être récupérées presque instantanément par les médias, & ainsi réduites à l’état d’ordures comme n’importe quelles autres ordures dans le monde fantômatique de la marchandise. Le trash (1), suivant la redéfinition du terme proposée, disons à Baltimore dans les années 70, ça peut être vachement marrant, comme un instantané ironique d’une sorte de culture populaire par inadvertance qui cerne et envahit les régions les plus inconscientes de la sensibilité «populaire» — qui à son tour est produite en partie par le Spectacle. Le trash, ce fut autrefois un concept frais, avec un potentiel de radicalité. De nos jours cependant, au milieu des ruines du postmodernisme, il commence à schlinguer. La frivolité ironique a fini par devenir dégoûtante. Est-il possible maintenant d’ÊTRE SÉRIEUX MAIS PAS SOBRE ? (Note : La Nouvelle Sobriété est bien sûr tout simplement le verso de la Nouvelle Frivolité. Le néo-puritanisme chic porte la souillure de la Réaction, de la même manière exactement que l’ironie et le désespoir philosophiques postmodernistes mènent à la réaction. La Société de la Purge c’est la même chose que la Société de la Bringue. Après les «12 pas» de la renonciation en vogue dans les années 90, voilà qu’il ne reste plus que le 13ème pas qui monte au gibet. Il se peut bien que l’ironie soit devenue ennuyeuse, mais l’automutilation ne fut jamais rien d’autre qu’un abîme. À bas la frivolité ! À bas la sobriété !)

    Tout ce qui est délicat & beau, du surréalisme au break-dancing, finit en fourrage pour une publicité McDeath : 15 minutes plus tard toute magie a été pompée & l’art lui-même est aussi mort qu’une sauterelle séchée. Les sorciers des médias, qui sont postmodernistes sinon rien, ont même commencé à se nourir de la vitalité du trash, comme des vautours régurgitant & redévorant la même charogne, dans une extase obscène d’autoréférentialité. C’est par où la sortie ?

    6. L’art véritable est amusement, & de toutes les expériences, l’amusement est l’une des plus immédiates. On ne peut attendre de ceux qui ont cultivé le plaisir de l’amusement qu’ils y renoncent simplement pour marquer un point politiquement (comme dans la «grève de l’art» ou dans «la suppression sans la réalisation» de l’art, etc.). L’art continuera, un peu de la même manière qu’on continuera de respirer, de manger, ou de baiser.

    7. Quoi qu’il en soit, nous trouvons répugnante l’extrême aliénation des arts, en particulier dans les «médias», dans les publications commerciales & les galeries, dans l’«industrie» du disque, etc. Et parfois nous nous inquiétons même de savoir à quel point notre propre participation à des arts tels que l’écriture, la peinture ou la musique, nous compromet dans une sale abstraction, dans un retrait de l’expérience immédiate. La franchise directe de l’amusement nous manque : au départ c’est ce qui nous faisait kiffer en faisant de l’art. L’odeur, le goût, le toucher, la sensation de corps en mouvements, tout cela nous manque.

    8. Les ordinateurs, la vidéo, la radio, les presses d’imprimerie, les synthétiseurs, les fax, les magnétophones, les photocopieurs — ces objets font de bons outils mais créent des dépendances terribles. En fin de compte, nous nous rendons compte que nous ne pouvons pas «atteindre et toucher quelqu’un» qui n’est pas présent en chair et en os. Ces médias peuvent être utiles pour notre art, mais il ne faut pas qu’ils nous possèdent ; il ne faut pas non plus qu’ils se tiennent entre nous et notre moi animal/animé, ou qu’ils servent d’intermédiaires ou qu’ils nous en séparent. Nous voulons contrôler nos médias et pas être contrôlés par eux. Et nous aimerions nous souvenir d’un certain art martial psychique qui accentue la prise de conscience que le corps lui-même est le moins médié de tous les médias.

    9. Par conséquent, en tant qu’artistes & «travailleurs culturels» nous n’avons aucune intention d’abandonner nos activités dans les médias que nous avons choisis. Néanmoins nous exigeons de nous-mêmes une conscience aiguë de l’immédiateté, de même que la maîtrise de quelques moyens directs d’augmenter cette conscience comme amusement, immédiatement (tout de suite) & immédiatement (sans médiation).

    10. Etant pleinement consicent que tout «manifeste» artistique écrit de nos jours ne peut que schlinguer de la même ironie amère que celle à laquelle il s’oppose, nous proclamons néanmoins sans la moindre hésitation (sans trop y penser) la fondation d’un «mouvement» : l’IMMÉDIATISME. Nous nous sentons libres d’agir ainsi parce que nous avons l’intention de pratiquer l’Immédiatisme en secret, afin d’éviter toute contamination de la médiation. Publiquement, nous continuerons nos travaux de publication, radio, impression, musique, etc... mais en privé nous créerons quelque chose d’autre, quelque chose qui sera partagé librement mais jamais consommé passivement, quelque chose dont on peut discuter ouvertement mais qui ne sera jamais compris par les agents de l’aliénation, quelque chose sans potentiel commercial et pourtant d’une valeur inestimable, quelque chose d’occulte et d’entièrement entrelacé pourtant dans le tissu de nos vies quotidiennes.

    11. L’Immédiatisme n’est pas un mouvement dans le sens d’un programme esthétique. Il dépend de la situation, ce n’est pas un style ou un contenu, un message ou une École. Il peut prendre la forme de n’importe quel amusement créatif qui peut être accompli par deux personnes ou plus, par & pour elles-mêmes, face à face & ensemble. En ce sens, c’est comme un jeu, & par conséquent, certaines «règles» peuvent s’appliquer.

    12. Tout spectateur doit également être joueur. Toutes les dépenses doivent être partagées & tous les produits qui pourraient résulter de ce jeu devront également être partagés entre les participants et entre eux seulement (qui peuvent les garder ou les conférer comme cadeaux mais ne doivent pas les vendre). Les meilleurs jeux ne feront aucun ou très peu usage de formes évidentes de médiation comme la photographie, l’enregistrement, l’impression, etc., mais ils pencheront pour des techniques immédiates impliquant la présence physique, la communication directe & les sens.

    13. Une matrice évidente de l’Immédiatisme est la fête. Par conséquent un bon repas pourrait être un projet artistique immédiatiste, Plus particulièrement si chaque personne présente participait aussi activement à l’élaboration qu’à la dégustation des plats. Autrefois, quand venaient les jours brumeux d’automne, les Chinois et les Japonais célébraient des fêtes de l’odeur où chaque invité devait amener un encens ou un parfum fait maison. Dans les joutes de renkus (2) un mauvais chaînon pouvait valoir à son auteur la pénalité d’un verre de vin. Les quilting bees (3), tableaux vivants, cadavres exquis, rituels de convivialité comme le «Musée des Orgies» de Fourier (costumes érotiques, poses & parodies), musique vivante & danse : le passé peut être pillé pour trouver des formes appropriées & l’imagination en fournira d’autres.

    14. La différence entre un quilting bee du 19ème siècle, par exemple, & un quilting bee immédiatiste résidera dans notre conscience de pratiquer l’Immédiatisme en réponse aux affres de l’aliénation & de la «mort de l’art».

    15. Le mail art des années 70 & la scène du zine des années 80 étaient des tentatives pour dépasser la médiation de l’art comme marchandise, & peuvent être considérés comme des ancêtres de l’Immédiatisme. Cependant, ils conservaient les structures médiées de la communication postale & de la photocopie & ont donc échoué à surmonter l’isolation des joueurs qui restaient tout à fait littéralement hors de portée. Nous souhaitons mener les motivations & découvertes de ces mouvements antérieurs vers leur conclusion logique, à savoir un art qui bannisse toute médiation & aliénation, au moins dans les limites qu’autorise la condition humaine.

    16. De plus, l’Immédiatisme n’est pas condamné à l’absence de pouvoir dans le monde, seulement parce qu’il évite la publicité de la place du marché. Le «terrorisme poétique» et le «sabotage artistique» sont des manifestations d’Immédiatisme plutôt logiques.

    17. Pour finir, nous espérons que la pratique de l’Immédiatisme libérera en nous-mêmes de vastes réserves de pouvoirs oubliés, qui ne se contenteront pas de transformer nos vies par l’accomplissement secret d’amusements sans médiation ; inéluctablement ce pouvoir engloutira & éclatera & infiltrera aussi l’autre art que nous créons, l’art public & médié.

    Et nous espérons que les deux se rapprocheront de plus en plus, & qu’ils finiront peut-être par ne faire plus qu’un.



    Notes

    (1) trash : ordures

    (2) Le poème lié ou renku s'écrivait avec la collaboration de plusieurs poètes réunis en un même lieu pour une séance d'écriture, ou plutôt pour une joute dans laquelle chacun intervenait à tour de rôle.

    (3) quilting bee : cf. La ruche criminelle
     
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