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Fernand Pelloutier - Qu’est-ce que la Grève générale ?

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 1 Juin 2009.

  1. Le texte qui suit, probablement rédigé pour l’essentiel par le seul Fernand Pelloutier[1], bien qu’il soit signé aussi du nom d’Henri Girard, membre de la commission d’organisation (puis de propagande) de la grève générale jusqu’à sa mort en 1902, constitue la forme achevée de la doctrine « grève-généraliste » à laquelle s’arrêtera son auteur. Il paraît fin novembre 1895, à la librairie Jean Allemane, alors que Pelloutier vient de prendre en mains le secrétariat de la Fédération des Bourses du travail.



    Texte annoté par Miguel Chueca. Cette brochure devrait être reprise dans un recueil de textes relatifs aux débats autour du thème de la grève générale dans le mouvement ouvrier français (fin du xixe/début du xxe siècle) : sortie prévue en 2005.





    Qu’est-ce que la Grève générale ?


    Henri Girard et Fernand Pelloutier

    Leçon faite par un ouvrier aux docteurs en socialisme



    Colloque entre ouvriers, un samedi soir, après la paie.

    1er ouvrier. – Encore une diminution de cinq centimes par heure ! Nous ne pouvons pas accepter une pareille mesure…


    Tous. – Que faire ?


    1er ouvrier. – Que faire ?… Refuser !…, dire au patron que nous ne sommes pas des nègres qui travaillent exclusivement pour leur subsistance. Quand nous lui fournissons 6 francs d’ouvrage, il gagne net 2 francs. Bénéfice total : 200 francs par jour. Qu’il sacrifie 50 francs, il n’en vivra pas moins bien, et, nous, nous pourrons payer notre boulanger.


    3ème ouvrier. – S’il s’obstine ?


    1er ouvrier. – Nous ferons la grève.


    2ème ouvrier. – Oh ! oh ! faire la grève est bien vite dit ; mais aurons-nous des chances de succès ? car, enfin, le gain d’une bataille ne dépend pas seulement du bon droit de celui qui la livre.


    1er ouvrier. – C’est juste… aussi nous ferons circuler dans les ateliers des listes de souscription, nous soumettrons notre cas aux journaux, nous remuerons, comme on dit, l’opinion publique… et ce sera bien le diable si nous n’arrivons pas à triompher.


    2ème ouvrier. – Pour moi, mon vieux, je crois que tu t’abuses. En ce moment, il y a en France onze grèves ; sais-tu combien d’entre elles sont soutenues ?


    1er ouvrier. – Toutes, je suppose…


    3ème ouvrier. – Erreur. À la dernière séance du Comité général de la Bourse, le secrétaire nous a dit que ses appels étaient restés sans réponse. Les menuisiers de Châlon-sur-Loire, qui ont envoyé 1 800 circulaires, ont reçu 900 francs. Comme ils sont 50 en grève, depuis trois semaines, chacun d’eux n’a pas reçu tout à fait 90 centimes par jour. Quant aux mineurs de Carcassonne, ils ont dû reprendre le travail aux conditions imposées par les patrons.


    1er ouvrier. – Soit. Mais, nous, ce sera différent. Nous sommes à Paris ; nous pouvons voir à toute heure les journaux socialistes, les stimuler, obtenir d’eux le même concours qu’ont obtenu les mécaniciens d’Avignon…


    2ème ouvrier. – Décidément, tu tiens à te monter le coup. Les journaux socialistes ne viendront pas du tout en aide… et pourquoi ? parce que notre grève ne sera, dans la lutte économique de tous les jours, qu’un petit incident… trop peu de chose pour fournir un sujet d’attaque contre le ministère. Les journaux penseront que les tripotages des chemins de fer de la Dordogne, où l’on a volé que des petits capitalistes qui espéraient être des voleurs, sont bien plus intéressants que les cent malheureux métallurgistes du faubourg, qui luttent pour ne pas crever de faim, et, en définitive, nous ne trouverons aide que chez nos camarades, tout aussi exploités que nous.


    4ème ouvrier (timidement). – Pourquoi les syndicats n’organisent-ils pas une caisse de grève ?


    5ème ouvrier. – Eh ! parce que tout le monde se mettrait en grève…


    2ème ouvrier. – Tout le monde non ; mais les grèves seraient assurément plus fréquentes et plus nombreuses qu’aujourd’hui. Il y a trente ans que les organisations ouvrières essaient de constituer, sous mille formes, une caisse de résistance. Toutes raisonnent à peu près ainsi : il y a en France 200 000 ouvriers militants, capables, par conséquent, de verser un sou par semaine. Que chacun d’eux le fasse, on aura 40 000 francs par mois, 500 000 francs par an et 5 millions tous les dix ans… Ce sont là des calculs d’enfant ou d’éleveur de lapins… Pourquoi fait-on grève le plus souvent ? Pour augmenter son salaire. Or, connais-tu une corporation qui n’ait rien à désirer sous le rapport du salaire ? non, n’est-ce pas ?… De sorte que, s’il existait quelque part une caisse bien remplie et destinée à soutenir la lutte contre le patronat, un grand nombre de corporations se mettraient en grève, qui actuellement n’y songent pas, et comme chaque gréviste recevrait chaque jour la somme qu’il aurait mis quarante semaines à économiser, tu vois avec quelle rapidité la caisse se viderait.


    4ème ouvrier. – On pourrait réglementer les grèves, soutenir celles qui seraient sérieusement motivées et laisser les autres faire directement appel à la solidarité générale.


    2ème ouvrier. – C’est-à-dire instituer un véritable ministère du Travail qui décréterait si une grève est légitime ou non… Et en employant le mot : ministère, je n’exagère pas, car pour décider de la légitimité ou de l’illégitimité des grèves, il faudrait d’abord dresser la statistique, que personne n’a pu faire encore, non seulement des conditions de travail, mais des conditions de l’existence, mais du prix des matières premières, toutes choses qui varient d’une ville à l’autre. Les cinq francs que touche l’ouvrier d’Albi valent-ils les cinq francs que touche l’ouvrier de Marseille ? Et le maître de forges d’Orléans qui reçoit son charbon de Saint-Nazaire n’a-t-il pas plus de frais que l’usinier des environs d’Alais, de Bessèges ou de Saint-Étienne ? Pour dresser une pareille statistique, qui, du reste, devrait être recommencée tous les six mois, il faudrait un bataillon de statisticiens qui grèveraient déjà fortement la caisse… Puis que diraient les grévistes auxquels ce ministère aurait refusé son appui ? « Comment, nous ouvriers de Tours ou de Lyon, nous jugeons notre salaire insuffisant, et cette caisse, que nous avons contribué à alimenter, nous sera fermée par le bon plaisir de messieurs qui passent leurs journées à faire des écritures… Eh ! bien, qu’ils viennent dorénavant nous demander le Sou de grève ! ils seront bien reçus. » Quant aux autres… je ne veux point débiner les camarades… mais ose donc affirmer que beaucoup d’entre eux n’abuseraient pas de la caisse ?


    4ème ouvrier. – Il pourrait bien arriver, en effet, ce qui est arrivé aux syndicats qui possédaient une caisse de chômage. On avait la tête beaucoup plus près du bonnet quand on était sûr qu’après avoir dit son compte au patron ou au contre-maître, la caisse de chômage nous aiderait à attendre le travail.


    1er ouvrier. – Tu condamnes donc les grèves ?


    2ème ouvrier. – Les grèves partielles, oui ; tout au moins celles qui n’ont pas une importance suffisante pour intéresser les journaux et les députés socialistes à les soutenir. D’ailleurs, entre nous, vous savez bien que toutes les grèves, toutes, sont funestes[2]. Celles qui échouent… inutile de dire pourquoi ; celles qui réussissent, pour deux raisons : la première, que, sauf le cas très rare où la nécessité de livrer des commandes pressées oblige le patron à céder immédiatement, l’augmentation de salaire obtenue ne couvrira jamais les sacrifices faits pour elle. Dix ouvriers en grève pendant quinze jours auront dépensé 300 francs. Suppose qu’ils obtiennent une augmentation de 25 centimes par jour. Comme leur salaire avant la grève était insuffisant, une partie de l’augmentation seulement servira à amortir la dette qu’ils auront contractée pendant la lutte. De sorte qu’il leur faudra huit à neuf mois de travail, c’est-à-dire une année d’existence, en comptant le total des chômages, pour rétablir l’équilibre dans leur budget. Mais, pendant ce laps de temps, combien de fois le patron aura-t-il l’occasion de récupérer une partie de son « sacrifice », soit en diminuant le nombre des heures quand le travail ne pressera pas trop, soit en infligeant des amendes, etc. ? La seconde raison est que, même après une grève heureuse, les ouvriers sont si dégoûtés du maigre résultat obtenu que, pendant longtemps, il ne faut plus compter sur eux pour aider au mouvement révolutionnaire. Beau résultat !


    5ème ouvrier. – Si encore nous n’avions à prélever sur notre salaire qu’un sou par semaine, et si tous les ouvriers le versaient !… Mais il y a la cotisation du syndicat, les collectes pour les camarades malheureux, les souscriptions pour la propagande. Ainsi, le mois dernier, nous avons eu les 50 centimes du syndicat, les billets de la tombola, la réunion publique de la salle de la Gaîté, l’appel des couvreurs pour le pauvre diable qui s’est cassé la jambe l’autre jour… j’en suis pour mes 3 fr. 25 ; c’est énorme. Et qui est-ce qui verse ? Toujours les mêmes, c’est-à-dire ceux qui fréquentent assidûment le syndicat ou les réunions publiques. Les autres… ils tirent au flanc, et, comme, après tout, un syndicat ne peut pas avoir une action sérieuse avec quinze membres, de temps en temps on vote une amnistie pour les cotisations en retard, de sorte que nous sommes quinze qui payons toujours pour les autres… Encore, on ne se plaindrait pas s’ils n’avaient pas l’air de se ficher de nous !…


    1er ouvrier. – Alors quoi ? Faut subir les fantaisies du patron ?


    2ème ouvrier. – Il faut préparer la grève générale !


    Deux ou trois ouvriers. – Oh ! une utopie.


    2ème ouvrier. – Pourquoi ?


    1er ouvrier. – Parce que s’il est impossible d’organiser de bonnes grèves partielles, il le serait bien davantage d’organiser une grève générale[3]. Si l’égoïsme de la masse empêche cent hommes bien unis de lutter avec succès, comment veux-tu que tous les travailleurs se résolvent à faire un mouvement pareil ?


    2ème ouvrier. – Je vois que tu n’entends rien à la grève générale. Si tu avais assisté aux congrès de Tours et de Marseille en 1892, à celui de Paris en 1893 et à celui de Nantes en 1894, tu ne parlerais pas comme tu viens de le faire. D’abord l’expression : « grève générale » n’est qu’une formule. Il est évident que si nous entendions par là un mouvement de tous les travailleurs, il coulerait pas mal de litres d’eau sous le Pont-Neuf avant que la grève générale pût se faire, en admettant même qu’elle fût possible…


    1er ouvrier. – Alors, ce n’est pas la grève générale. Moi, je suis pour la conquête des pouvoirs publics.


    2ème ouvrier. – Qui t’en empêche ?… Seulement crois-tu que les bourgeois te laisseront bénévolement prendre leur place, et qu’au moment où le nombre des élus socialistes deviendra dangereux, si d’ailleurs on ne trouve pas le moyen de les apprivoiser, les capitalistes ne regimberont pas ?


    1er ouvrier. – Mais, puisque le suffrage universel les aura remplacés, ils seront bien obligés de s’incliner.


    4ème ouvrier. – Euh ! tu me parais arranger les choses un peu… simplement. Pour moi, je crois que les bourgeois ne respecteront le suffrage (si du reste on considère comme respectueuse la façon dont ils l’ont traité à Carmaux) que s’il ne les menace pas d’expropriation. Mais il y a gros à parier que le jour où il les gênera, ils n’hésiteront pas à lui couper le sifflet. Ils l’ont bien fait pour empêcher Boulanger d’être élu dans plusieurs circonscriptions…


    1er ouvrier. – C’est possible ; mais si, malgré tout, il arrive au Parlement une majorité socialiste, cette majorité les mettra dehors…


    2ème ouvrier. – À moins qu’ils ne la mettent dedans, comme ils y mirent l’Assemblée, le 2 décembre 1851.


    1er ouvrier. – Ils sont trop lâches…


    2ème ouvrier. – Trop lâches… Dis cela dans une réunion publique, soit ; mais à nous ?… Tu sais bien que le jour où ils seront en péril, ils ne laisseront pas inactives la police et l’armée. Or, la Semaine sanglante nous a appris de quoi l’armée est capable ; quant à la police, je sens encore par là le coup de botte qu’elle m’a administré, le 6 juillet 1893, au coin de la rue de la Folie-Méricourt.


    1er ouvrier. – Eh bien, il y aura bataille. Nos élus appelleront le peuple aux armes et l’on recommencera le 18 mars.


    2ème ouvrier. – Pourquoi n’ajoutes-tu pas aussi le 24 mai ?… Mais non ; on n’ira même pas aussi loin. Tes élus socialistes, le peuple les enverra promener. Les meneurs, il sait ce qu’en vaut l’aune : on lui a déjà servi Félix Pyat*. Le jour du grabuge entre les bourgeois capitalistes et les bourgeois socialistes, le peuple, émasculé par le parlementarisme, se dirait et avec raison : « Les candidats socialistes m’avaient affirmé qu’au moment où ils seraient devenus la majorité, ils exproprieraient légalement les bourgeois. Ils sont la majorité, qu’ils remplissent leurs promesses. » Et qui oserait alors lui reprocher cette prudence, quand, aujourd’hui, dès qu’il fait mine de montrer les dents contre ses exploiteurs, ses représentants lui crient : « Non, non, pas de violences ; du calme ; le calme, c’est la force ; le calme, ce sera ton triomphe ! » L’appel aux armes rallierait dix mille écervelés, comme toi et moi, que deux ou trois cents sergots assommeraient et expédieraient au Gabon ou à la Guyane. Un éternuement du préfet de police purgerait cette bonne société des fauteurs de révolution… Et puis, en admettant même que le peuple – le peuple c’est cent mille hommes – descendît dans la rue, que ferait-il ? Des barricades ? avec quoi ? avec les pavés de bois peut-être ? Et où ? avenue de la République ? Et ses armes, quelles seraient-elles ?


    1er ouvrier. – Tu ne discutes plus sérieusement.


    2ème ouvrier. – Bah !… l’année dernière, au Congrès de Nantes, pendant le débat sur la grève générale, des malins ont acculé le délégué de Troyes[4] jusqu’à l’heure d’une révolution, qu’il reconnaissait, du reste, fatale, et lui ont demandé : « Que ferez-vous alors ? – Nous nous battrons. – Comment ? » – Mon vieux, ton délégué est devenu muet comme dix-huit carpes. Il semblait dire : Tout ça, c’est des questions d’anarchiste. Bibi est trop guesdiste, ce qui signifie trop prudent, pour y répondre.


    4ème ouvrier. – Mais alors, qu’est-ce que la grève générale ? Si c’est un mouvement pacifique, elle ne produira rien, même au cas où elle comprendrait l’unanimité des travailleurs ; si c’est une révolution, elle subira le sort de toute forme de révolution.


    2ème ouvrier. – La grève générale ne sera pas un mouvement pacifique, parce qu’une grève générale pacifique, supposée possible, n’aboutirait à rien. Il est clair qu’une lutte à coup d’argent serait à l’avantage des riches et que la force seule pourra triompher de l’argent. Les ouvriers, dit-on, pourraient s’approvisionner pour la durée de la grève ; hé ! les patrons le pourraient encore mieux. Admettons même que de part et d’autre il y eût quantité égale d’approvisionnements. Le jour où ces approvisionnements seraient absorbés, qu’arriverait-il ? Représente-toi cette scène : d’un côté les bourgeois, de l’autre les travailleurs, tous affamés ; au milieu les instruments de production, c’est-à-dire le moyen de boulotter. Penses-tu que les adversaires resteraient aussi stoïquement devant la table dressée jusqu’à extinction universelle ? Ventre affamé n’a pas d’oreilles, et on ne tarderait pas à en découdre… Mais je suis encore bon enfant, moi, je veux bien croire que les bourgeois cèdent les premiers ? Que leur demanderaient les travailleurs ? Une soumission complète. Évidemment non, ou bien, égorgement pour égorgement, les bourgeois préféreraient courir les chances d’une bataille, et la grève générale deviendrait révolution. Les travailleurs demanderaient donc des concessions. Or, avec le système économique actuel, il ne faudrait pas dix ans aux riches pour créer une nouvelle caste exploitrice, et alors l’histoire devrait recommencer. Ce serait l’ère des dyspepsies, et les sources de Vichy et Contrexéville seraient insuffisantes pour guérir ces grèves intermittentes… Non, la grève générale, je le dis carrément, est une révolution.

    Mais quelle révolution, voilà le hic ? Jadis, un beau matin, pour une question de patriotisme, de suffrage universel, ou quelque autre baliverne du même genre, et sur l’appel de deux ou trois malins, qui prenaient d’ailleurs la précaution d’assurer leur fuite en cas d’échec, vingt mille hommes dans deux ou trois villes prenaient le fusil, descendaient dans la rue, arrachaient les pavés, renversaient les charrettes et se préparaient à faire le coup de feu. Là-dessus, le gouvernement appelait les villes voisines, demeurées tranquilles, trente ou quarante mille soldats, pas mal de batteries d’artillerie, quelques détachements de sapeurs, et lançait le tout à l’assaut des barricades. La lutte était difficile, c’est vrai, pour l’armée, parce que les insurgés avaient des armes semblables à celles des soldats, que les soldats connaissaient mal la guerre des rues… Mais, en définitive, l’insurrection était toujours écrasée, parce que, concentrée sur un espace restreint, il était facile de l’accabler sous le nombre. Aujourd’hui, avec une révolution semblable, le gouvernement aurait bien plus d’avantages[5] : du côté des insurgés, point d’armes ; du côté des soldats, au contraire, des ustensiles superbes qui vous crèvent une planche de chêne à je ne sais combien de cent mètres ; du côté des insurgés, plus de petites rues ou, si tu veux, les îlots de petites rues enfermés dans des quadrilatères de voies larges de 30 mètres et longues de 3 000 ; plus de pavés pour faire des barricades, ou des pavés de Norvège ; du côté des soldats, par conséquent, suppression des difficultés (que surmontaient d’ailleurs fort bien les sapeurs du génie) soulevées par l’évolution sur un terrain inconnu. Mais la révolution par la grève générale, combien ce serait différent !


    3ème ouvrier. – Je ne vois pas…


    2ème ouvrier. – Ce serait partout à la fois, non pas peut-être la révolte, mais la menace de révolte, c’est-à-dire l’obligation pour le gouvernement d’immobiliser ses garnisons. Au lieu de mettre en présence, comme la révolution classique, 30 000 insurgés et 100, 150, 200 000 soldats, au besoin, évoluant sur un espace de 39 kilomètres de circonférence, la Grève générale mettrait en présence : ici 200 000 ouvriers contre 10 000 soldats ; là 10 000 contre 500 ; ailleurs, comme à Decazeville, à Trignac, 1 000 ou 1 200 contre une brigade de gendarmerie. Saisis-tu la différence ?… Et que de ressources pour les grévistes ! Arrêt des transports, suppression de l’éclairage public, impossibilité de ravitailler les grands centres…


    1er ouvrier. – En effet, il y a là sur les révolutions précédentes une supériorité que je n’avais pas aperçue ; mais enfin est-ce que, étant donné les progrès de l’armement, la garnison de Paris ne suffirait pas à elle seule à écraser les insurgés ?


    2ème ouvrier. – Oui, si les insurgés étaient assez bêtes pour se porter en masses sur deux ou trois points centraux. Mais c’est ce qu’il faudrait précisément éviter, et ce qu’éviteraient les grévistes, ayant tout à y perdre. Chacun d’eux resterait dans son quartier et y opérerait sa prise de possession, au début des petits ateliers, des boulangeries, puis des ateliers plus importants, et, enfin, mais seulement après la victoire, des grands établissements industriels. En ce cas, de deux choses l’une : ou le gouvernement diviserait ses forces proportionnellement au nombre des quartiers, et, tandis qu’autrefois la masse des soldats écrasait les petits paquets d’insurgés, la masse des insurgés écraserait les petits paquets de soldats[6] ; ou bien le gouvernement garderait ses troupes dans les casernes, attendant, pour fondre sur elle, quelque manifestation isolée et, par suite, imprudente des grévistes ; mais si cette manifestation localisée, centrale, ne se produisait pas, si la prise de possession de chaque atelier ne s’opérait que par petits groupes d’hommes, et qu’ainsi, l’ennemi trop épars, en quelque sorte insaisissable, l’armée fût immobilisée, combien de temps le gouvernement pourrait-il la nourrir ?


    1er ouvrier. – Trois mois, je crois.


    2ème. – Pas quinze jours… Les intendances militaires sont souvent indiscrètes… En passant, je te signale un autre avantage, qui, celui-là, défriserait singulièrement les socialistes autoritaires ou gouvernementaux.


    4ème ouvrier. – C’est que la grève générale devant être une révolution de partout et de nulle part[7], la prise de possession des instruments de production devant s’y opérer par quartier, par rue, par maison, pour ainsi dire, plus de constitution possible d’un « gouvernement insurrectionnel », d’une « dictature prolétarienne » ; plus de « foyer » à l’émeute, plus de centre à la résistance ; l’association libre de chaque groupe de boulangers, dans chaque boulangerie ; de chaque groupe de serruriers dans chaque atelier de serrurerie ; en un mot, la production libre.


    1er ouvrier. – Oui, tout cela est beau… mais à condition que ça arrive, sans quoi la grève générale ressemblerait à la jument qui avait toutes les qualités, mais qui était morte. Comment décideras-tu les travailleurs à faire cette grève ?


    2ème ouvrier. – C’est ce que j’allais te dire quand tu m’as parlé de la conquête des pouvoirs publics. Il est clair, n’est-ce pas, que pour la grève-révolution, nous n’avons pas besoin du concours des tailleurs d’habits ou des commis de magasin. L’objectif capital, c’est (pour le cas où la grève ne se généraliserait pas dans un laps de temps assez restreint) l’arrêt des transports, c’est-à-dire l’immobilisation des troupes, l’arrêt des grandes industries faute de combustible, l’impossibilité du ravitaillement[8] ; puis, au moins pendant quelques jours, et surtout à Paris, l’arrêt des machines mues par le gaz ou par l’électricité…


    3ème ouvrier. – Et les mineurs ?


    2ème ouvrier. – Les mineurs ne peuvent qu’aider au succès du mouvement ; mais ne nous laissons pas prendre aux mensonges de ceux qui, pour ne pas paraître systématiquement hostiles à la grève générale et, en même temps, pour regagner, à la faveur d’un mouvement dont ils prendraient la direction, un peu de leur prestige perdu, prétendent qu’une grève générale des mineurs serait seule possible et efficace[9]. En conservant le libre usage des voies ferrées, les capitalistes feraient venir du charbon de l’étranger, insuffisamment sans doute pour assurer le fonctionnement normal de l’industrie, suffisamment tout au moins pour désorganiser la grève, provoquer des désertions, fomenter des troubles et… assommer les récalcitrants.


    1er ouvrier. – Imagines-tu donc que, même dans ces limites, la grève générale pourra entraîner tous les ouvriers des chemins de fer, des mines, du gaz ?


    2ème ouvrier. – Pas le moins du monde. Nous n’aurions ni 50, ni 30, ni peut-être 20 000 ouvriers de chemins de fer, pour ne parler que de ceux-là…


    1er ouvrier. – Alors ?


    2ème ouvrier. – Nous utilisons les leçons que nous donne depuis un siècle l’économie politique capitaliste. La division du travail a été la source de la richesse et de la puissance bourgeoises ; elle deviendra l’instrument de mort de l’état social actuel. Il y a à Paris cinquante mille moteurs à gaz ; que les ouvriers du gaz cessent le travail, et voici non seulement la ville privée d’éclairage, mais les 50 000 moteurs arrêtés et avec eux les professions qu’ils intéressent, directement ou indirectement, au total 200 000 personnes. Que les aiguilles d’une gare d’embranchement, celle de Tours par exemple, cessent de fonctionner et voici suspendus du même coup les services de la ligne d’Orléans, de la ligne de Bordeaux et de la ligne de l’État. Avez-vous oublié ce que disait il y a quelques mois le directeur de la Compagnie de l’Ouest : « Si une seule section de notre réseau, une seule, entendez-vous, s’arrêtait, j’arrêterais immédiatement le service du réseau tout entier, ne croyant pas qu’il me fût possible de l’assurer… » La division du travail a été une arme excellente… pour la classe bourgeoise ; mais, par malheur, elle est à double tranchant, et il ne sera que juste qu’après avoir si longtemps servi à pressurer les travailleurs, elle serve à supprimer les capitalistes.


    4ème ouvrier. – Tu nous dis bien comment la grève générale, une fois engagée, se généralisera fatalement, par l’effet de la division du travail. Cela est irréfutable, et tu aurais pu étendre tes exemples à d’autres corporations, à la nôtre, par exemple, où, si les mécaniciens sont en grève, nos fraiseuses, nos raboteuses, etc., ne pourront plus marcher. Mais, ce que tu n’as pas dit, c’est le moyen de la déterminer, cette grève générale. Il est certain que, malgré le concours de la division du travail, il y faudra plus de grévistes encore qu’il ne faudrait d’insurgés pour faire une révolution ordinaire. Or, si les militants eux-mêmes hésitent aujourd’hui à engager la bataille classique, comment espérer, pour un mouvement qui n’est, en somme, qu’une forme révolutionnaire nouvelle, entraîner plus que les militants ? Certainement, la tactique est bonne, mille fois meilleure que la tactique d’il y a vingt-cinq ans ; mais enfin, elle ne l’est encore qu’en hypothèse. Alors les camarades diront : « Soit, marchez, donnez-nous l’exemple », et comme vous êtes trop peu nombreux pour que votre exemple serve à autre chose… qu’à vous faire massacrer, la grève générale, toujours possible, ne se fera jamais.


    2ème ouvrier. – Là, en effet, est le nœud de la question. Pour moi, voici ce que je crois. De plus en plus, l’ouvrier se désintéresse de la politique. Remarquez la différence qu’il y a, dans les syndicats, entre les discussions d’il y a trois ans, et celles d’aujourd’hui. Jadis on ne s’occupait que d’élections, de tactique électorale, de combinaisons, d’alliances contre la « réaction et le cléricalisme », etc. Pour nous faire oublier notre misère, on nous disait : « Patientez ! le temps des réformes viendra ; pour l’instant, aidez-nous à écraser la réaction qui redresse la tête, l’Église qui s’insurge ; consolidez la République et mangez beaucoup de curé. » Et nous, pauvres gobeurs, nous prêtions nos épaules à un tas de saltimbanques, qui, entre-temps, soufflaient à l’oreille des réactionnaires : « Aidez-nous à vaincre le spectre rouge ; après, on sera tolérants. »

    Plus de tout ça, aujourd’hui. Nous voulons nous émanciper, nous affranchir, mais nous ne voulons pas faire une révolution, risquer notre peau pour mettre Pierre le socialiste à la place de Paul le radical. Nous savons ce qu’est le despotisme de Paul ; que serait celui de Pierre ? Alors, nous avons propagé, fortifié nos syndicats, nos Bourses du travail, et nous y avons appris qu’ils pouvaient devenir un excellent moyen de révolution. Notre existence devient de plus en plus difficile : d’ignobles ratatouilles, des ronds de cervelas ou de saucisson, du vin frelaté ; voilà de quoi nous nous nourrissons. Et cela va croissant tous les jours. Songez que depuis 25 ans, le rapport entre le gain de l’ouvrier et le total de ses dépenses a diminué de 6 %. Alors ?… De temps en temps, l’envie le prend de se révolter. Mais comment ? Avec un fusil ? pas si bête ; par la grève, et cette grève, il l’engage d’autant plus facilement qu’en aucun cas, ce ne sera une lutte mortelle. Si elle réussit, tant mieux ; si elle échoue… eh bien ! il reprendra le collier, il trimera un peu plus, et tout sera dit. C’est ce caractère pacifique de la grève qui l’a rendue si fréquente. Mais si, d’un côté, il n’hésite pas trop à se mettre en grève, il a une tendance de plus en plus prononcée à généraliser l’arrêt du travail, parce qu’il s’est aperçu que les grèves modestes ne lui réussissaient pas du tout… Eh bien ! suppose qu’éclate une grève importante, engagée très pacifiquement d’ailleurs ; suppose une résistance acharnée du capital, quelques troubles, quelques coups de feu peut-être. L’indignation s’étend partout ; une corporation connexe de la même localité joint ses efforts à la première, l’industrie se propage, gagne les corporations favorables à la grève générale, et voici, presque à son insu, la masse entraînée dans le tourbillon… Suppose encore un coup de force du gouvernement contre la liberté syndicale de certaines professions ; suppose… tout ce que tu voudras, mais qui ait un caractère économique ; autant d’atouts pour la grève générale. Je crois pourtant qu’à moins d’une surprise comme celle dont je viens de parler, la grève générale viendra plutôt du gouvernement que des ouvriers. Mais il est certain que le jour où elle éclatera, et quelle qu’en soit la cause, personne ne pourra plus l’arrêter…


    4ème ouvrier. – Si j’ai bien compris, il n’est point besoin de l’organiser, cette grève générale ?


    2ème ouvrier. – Organiser la grève générale ! mais c’est absurde… Organiser les travailleurs pour qu’ils soient prêts, le cas échéant, à cesser le travail, très bien ; faire le journal, la brochure, les réunions publiques, toute la propagande utile, soit… Mais rêver des comptoirs d’approvisionnement, une gigantesque caisse de résistance !… Une grève générale ne pourrait durer plus de huit jours sans donner un résultat net : succès ou échec. Par conséquent, ou les grévistes seraient les plus forts, et ils trouveraient partout plus qu’il ne faudrait pour leur subsistance, ou il seraient les plus faibles, et dès le début le gouvernement confisquerait sans hésiter leurs petites provisions.


    4ème ouvrier. – Cependant, tout le monde ne pense pas comme toi, à ce sujet. Le premier rapport qui ait été adopté en France sur la grève générale, réclamait, je m’en souviens, l’organisation de sociétés coopératives chargées de créer, en outre du service d’approvisionnements courant, un service d’approvisionnement de réserve, établi sur le modèle du service d’intendance[10].


    2ème ouvrier. – D’autres que l’auteur de ce rapport ont cru également possible la constitution d’approvisionnements ; mais tous ont reconnu, depuis, leur erreur, car il y aurait danger, pour les grévistes, à être obligés de soutenir, dès les premières heures du mouvement, avant d’être solidement organisés, la bataille que ne manqueraient pas de livrer les capitalistes pour confisquer les denrées emmagasinées.


    1er ouvrier. – C’est évident.


    2ème ouvrier. – Quelle est la raison pour laquelle nous avons adopté la grève générale ? C’est, comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, la nécessité d’éviter toute bataille rangée avec la troupe, d’immobiliser et démoraliser les soldats en les mettant en face, non pas d’une révolution locale, de bandes d’insurgés, comme autrefois mais d’une révolution qui soit partout et nulle part, qu’on ne puisse prendre corps à corps. Or, comme des centres d’approvisionnement (sociétés coopératives ou autres) seraient des points de mire, que l’armée serait lancée contre eux, dès le début, que les grévistes, voulant les défendre, accourraient en masses serrées à leur secours, nous retomberions dans la révolution classique ; le sang coulerait à flots et, en quarante-huit heures, nous serions battus. Je le répète, la grève générale, c’est plus de points de mire ou, si vous aimez mieux, tant de points de mire que le tireur (comme le chasseur en face d’une nuée de canards tout d’un coup envolée) ne sache plus sur qui braquer son arme.


    1er ouvrier, après avoir réfléchi un instant. – Voilà, en effet, un argument solide, que je regrette de n’avoir pas aperçu plus tôt. Dissémination des grévistes, par conséquent impuissance de l’armée, énervement, puis démoralisation des soldats, lâchage de quelques-uns, panique du Capital, prise de possession des ateliers de chaque rue par de petits groupes de grévistes, cinq, dix, tout au plus… C’est là certainement une tactique nouvelle… ma foi, me voilà déconcerté… Cependant… oui, il y a encore deux objections importantes.


    2ème ouvrier. – Voyons la première.


    1er ouvrier. – Si, au moment où la grève générale éclatait, le gouvernement mobilisait les ouvriers des chemins de fer, combien de camarades oseraient refuser le travail, qui serait devenu, de par la mobilisation, un service militaire ?


    2ème ouvrier. – L’objection est sérieuse, en effet ; mais elle n’est pas irréfutable. Un décret de mobilisation ne saurait arrêter, note-le bien, ceux des ouvriers des chemins de fer qui sont fermement résolus à l’œuvre commune d’émancipation, car, mobilisable ou non, un homme qui s’engage dans une révolution sait bien qu’il fait d’avance le sacrifice de sa vie. Le soldat qui passe à l’émeute n’est, en somme, pas plus puni que l’ouvrier pris les armes à la main : tous deux sont fusillés. Donc, les bons, les solides se ficheraient comme d’une guigne du papier du ministre de la Guerre. Quant aux autres, ceux qui voudraient bien faire une grève générale, mais non une révolution, ils ont un moyen très simple d’éviter, en cas d’échec de la grève, de tomber sous le code militaire…


    1er ouvrier. – Ah !… lequel ?


    2ème ouvrier. – C’est de… Approchez-vous… vous avez compris ?


    Tous. – Tiens, tiens, c’est juste.


    2ème ouvrier. – Voyons, maintenant, la seconde objection.


    1er ouvrier. – La grève générale, c’est entendu, doit être une révolution ; mais que durerait une révolution nationale ? Supposons que le mouvement réussisse, que les travailleurs s’emparent des instruments de production et qu’ils arrivent à faire marcher eux-mêmes la machine sociale, crois-tu que les gouvernements voisins laisseraient subsister longtemps à côté d’eux un si détestable exemple pour leurs « sujets » ?


    2ème ouvrier. – Veux-tu que je réponde d’abord à ta question par une autre question ?… Oui ?… bien. Tu es partisan de la conquête du pouvoir politique. Supposons que cette conquête réussisse, que tes amis, installés dans tous les trous de la forteresse bourgeoise, en exproprient les capitalistes et, après y avoir organisé l’État collectiviste, socialisent tous les instruments de production, crois-tu que les gouvernements voisins laisseraient subsister longtemps à côté d’eux un si détestable exemple pour leurs « sujets » ?


    3ème ouvrier. – Bien répondu.


    1er ouvrier. – Non, car si cette seconde question révèle le point faible de la révolution sociale par la conquête du pouvoir, elle ne supprime point celui qui existe dans la révolution sociale par la grève générale.


    2ème ouvrier. – Tu as raison ; aussi ne te l’ai-je posée que pour établir ce premier point : qu’un révolutionnaire ne doit pas combattre la révolution par la grève générale avec un argument qui, applicable à toutes les formes de révolution, retombe sur le nez de celui qui l’emploie. Quant à la véritable réponse qu’exige ton objection, la voici : dans tous les États d’Europe, le nombre des révolutionnaires augmente en proportion formidable ; en Allemagne, par exemple (et c’est sans doute de son gouvernement que nous avons surtout à craindre), combien de socialistes sont prêts à saisir l’occasion favorable pour chahuter leur empereur ? Et, en Italie ? Et en Espagne ? Et en Russie ?… Or, est-ce qu’un exemple comme le nôtre ne remuerait pas singulièrement nos camarades étrangers ? Et ne crois-tu pas que, pendant le temps nécessaire pour fortifier notre nouvelle organisation, les empereurs voisins auraient assez de besogne à contenir leurs nationaux ? Incontestablement. Nous verrions ensuite à intervenir.


    1er ouvrier. – Je ne dis plus rien.


    2ème ouvrier. – Et moi, je conclus. Ou la grève générale est impossible, et il est stupide de la combattre, parce que la conspiration du silence la détruirait, tandis que les attaques la fortifient. Opposer une digue à un torrent, c’est accroître sa puissance dévastatrice ; élargir son lit, c’est le rendre inoffensif et le réduire aux proportions d’un ruisseau. Il en est de même pour la grève générale. Ou bien, elle est possible, et criminel qui la combat parce qu’elle est la ruine du système autoritaire. J’ai dit. Maintenant, allons prendre un verre et examiner comment nous pourrons serrer la vis au patron.




    [1] C’est du moins ce que suggère Maxime Leroy dans La Coutume ouvrière (p. 501, note 4). Pour ce qui concerne le co-signataire de ce document, Henri Girard, nous rappellerons que tant Maurice Dommanget (La Chevalerie du Travail française) que Robert Brécy (La Grève générale en France) ont prouvé que ce syndicaliste de tendance allemaniste fut, sous divers noms d’emprunt, un informateur assidu de la Préfecture de police. C’est sous le nom de Boudin que, le 16 novembre 1895 – soit quelques jours avant sa mise en vente –, il communique à la Sûreté la brochure éditée par la librairie Allemane (Dommanget, op. cit., p. 100). [nde]
    [2] Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le mouvement syndical français qui se constitue après la Commune est, dans l’ensemble, opposé à la pratique des grèves – comme l’était d’ailleurs Proudhon lui-même–, qu’on regarde comme « onéreuses aux patrons et funestes aux ouvriers ». D’après Michelle Perrot, « c’est la grande poussée sociale de 1878-1880… qui fait surgir la grève sur le devant de la scène, en pleine lumière » (Jeunesse de la grève, p. 61).
    La suspicion à l’égard des grèves partielles était déjà présente chez nombre de membres de la Première Internationale, à commencer par Eugène Varlin, qui la tenait pour « un cercle vicieux dans lequel les ouvriers semblent tourner indéfiniment » (Cf. James Guillaume, L’Internationale, t. I, p. 241). Au Congrès de Genève (1873), un délégué belge déclarait que ce qu’il y a « de plus utile dans la propagande en faveur de la grève générale », c’est qu’elle « fera renoncer aux grèves partielles, qui produisent souvent de si déplorables résultats et dont l’insuccès décourage et écrase les corporations » (J. Guillaume, op. cit., t. III, p. 81). [nde]
    [3] Ces propos n’ont pas été inventés par Pelloutier, qui ne fait que citer en l’occurrence les mots prononcés au Congrès de Nantes par le guesdiste Émile Noël, secrétaire de la Bourse du travail de Bordeaux. Dans une intervention qui précéda la sienne, cet opposant déclaré à l’idée grève-généraliste s’était prononcé dans les termes suivants : « Nous considérons la grève générale comme le fait le plus caractéristique qui fasse rire nos adversaires. En effet, comment diable, nous qui ne savons soutenir une grève partielle, pourrions avoir la prétention de faire la grève générale ? » (André Saulière, La Grève générale, p. 112). [nde]
    [4] Il s’agit du guesdiste Étienne Pédron, qui avait fait partie de la minorité opposée à la résolution grève-généraliste votée au Congrès de Nantes de 1894 à l’instigation, entre autres, de Briand et Pelloutier.
    [5] Pelloutier avait avancé ces mêmes arguments dans les colonnes de l’Avenir social, le journal allemaniste de Dijon. Dans le numéro du 9 novembre 1893, il écrivait : « La guerre des rues, les barricades, les coups de fusils, tout cela n’est plus qu’une amusette historique. La guerre civile, n’en déplaise aux révolutionnaires classiques, est devenue impossible le jour même où les ingénieurs militaires ont substitué au fusil Chassepot le fusil Lebel et la poudre sans fumée. » Et, plus loin, visant la voie insurrectionnelle défendue encore – tout théoriquement – par les chefs du POF, il précise : « Quand Guesde parle de détruire le monde capitaliste avec l’aide d’une minorité prolétarienne suffisante qu’il précipiterait contre les artichauts du Palais-Bourbon, il oublie trop facilement les progrès qu’a faits depuis quinze ans l’art de tuer… ». [nde]
    [6] Le texte dit, par erreur : « … la masse des soldats écraserait les petits paquets d’insurgés, la masse des insurgés écrasait les petits paquets de soldats… ». [nde]
    [7] Il s’agit ici de la phrase la plus connue, et la plus souvent citée, de la brochure de Pelloutier. Dans le chapitre VII (« La morale des producteurs ») des Réflexions sur la violence, Sorel en propose le commentaire suivant : « … les groupes ouvriers qui sont passionnés par la grève générale […] se représentent, en effet, la révolution comme un immense soulèvement qu’on peut encore qualifier d’individualiste : chacun marchant avec le plus d’ardeur possible, opérant pour son compte, ne se préoccupant guère de subordonner sa conduite à un grand plan d’ensemble savamment combiné. Ce caractère de la grève générale prolétarienne a été, maintes fois, signalé, et il n’est pas sans effrayer des politiciens avides qui comprennent parfaitement qu’une révolution menée de cette manière supprimerait toute chance pour eux de s’emparer du gouvernement.
    Jaurès, que personne ne songera à ne pas classer parmi les gens les plus avisés qui soient, a très bien reconnu le danger qui le menace ; il accuse les partisans de la grève générale de morceler la vie et d’aller ainsi contre la révolution. » (Réflexions sur la violence, Le Seuil, p. 245). [nde]
    [8] Il s’agit là d’une idée chère à Pelloutier, qu’il a avancée au Congrès corporatif de Nantes en 1894 et, avant déjà, dans l’Avenir social (cf. article cité plus haut), où il précisait qu’il importe de ne pas confondre grève générale et grève totale : la grève générale qu’il a en vue ne concernerait qu’un « nombre d’ouvriers des transports et des industries alimentaires suffisant pour empêcher le ravitaillement des grandes villes, semer la panique parmi les dirigeants et permettre aux socialistes de s’emparer des pouvoirs publics pour les supprimer… ». [nde]
    [9] Pelloutier répond ici à la résolution sur la grève des mineurs adoptée en 1890 à l’issue du Congrès guesdiste de Lille. Dans cette résolution, les guesdistes déclaraient que « la grève générale proprement dite, c’est-à-dire le refus concerté et simultané du travail par la totalité des travailleurs des diverses corporations, suppose et exige, pour aboutir, un état d’esprit socialiste et d’organisation ouvrière auquel n’est pas arrivé le prolétariat […] La seule grève, qui, dans ces conditions, n’est pas illusoire et prématurée est celle des mineurs de tous les pays. » [nde]
    [10] Rapport rédigé par Fernand Pelloutier, au nom des Bourses du travail de Saint-Nazaire et de Nantes, adopté par le Congrès de Tours (3 septembre 1892) et publié en 1893 par l’Avenir social de Dijon. [nda]
     
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