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Élisée Reclus - L'Art et la Nature (1905)

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 4 Juin 2009.

  1. L’Homme et la Terre. t.VI. Paris : Librairie universelle, 25 octobre 1905.

    La nature est pour beaucoup une grande consolatrice ; mais, comme les villes populeuses, les campagnes et jusqu’aux lieux les plus écartés peuvent être enlaidis par le mauvais goût et surtout par les brutalités de la prise de possession. Car c’est l’homme qui donne son âme à la nature, et, conformément à son propre idéal, il embellit, il divinise la terre, ou bien il la vulgarise, la rend hideuse, grossière, répugnante. L’homme de demain qui se sera élevé à la compréhension de la beauté, cet homme saura que, par respect de la nature, par amour pour elle, il ne doit point y laisser placer sa demeure de manière à en violer les lignes, à en rompre brutalement la couleur et les nuances : il doit avoir honte de diminuer et joie d’accroître la beauté de son environnement. En cela, d’ailleurs, il ne fait qu’imiter l’animal, son devancier. « L’écureuil et l’oiseau font leurs nids dans les arbres et les rendent d’autant plus intéressants à voir ».

    De même, un groupe charmant d’amoureux, une famille avec des enfants qui jouent sous les branches n’ajoutent-ils pas infiniment à la beauté de la nature, n’égayent-ils pas la solitude par leur cabane placée à côté des eaux courantes, par leur jardinet rempli de fleurs ? Même de grands édifices peuvent aider à la beauté de l’espace environnant, quand les architectes ont compris le caractère du site et que l’œuvre de l’homme s’accorde avec le travail géologique des siècles en un harmonieux ensemble. C’est ainsi qu’un temple grec continue, développe et fleurit, pour ainsi dire, les contours du rocher sur lequel on l’a dressé ; il en fait partie intégrante, mais lui donne un sens plus élevé ; il le transforme, le glorifie, le rend digne de la divinité que l’homme a créée et qui, de là-haut, trône sur les campagnes et sur les mers.

    Toutefois, il est des sommets que profanerait toute arête de monument, toute saillie de constructions humaines, et l’on ressent une impression de véritable dégoût lorsque d’insolents architectes, payés par des hôteliers sans pudeur, bâtissent d’énormes caravansérails, blocs rectangulaires où sont inscrits les rectangles de mille fenêtres et que surmontent cent cheminées fumantes, en face des glaciers, des montagnes neigeuses, des cascades ou de l’Océan ! L’art se laisse donc enrôler à bien mauvaise école ; toute une tourbe de faiseurs habiles au travail entoure les distributeurs de commandes, barons de la finance, municipalités, préfectures et surtout le ministère des Beaux-Arts, l’Etat « Grand protecteur des Arts » ; au moindre signe, tous se précipitent à l’ouvrage : hôtels, palais et temples, tableaux et aquarelles, statues et bas-reliefs, dessins et eaux-fortes, camées et bijoux, opéras, opérettes et poèmes, tout ce que les maîtres voudront.

    Par dizaine de mille, cartons et toiles, plâtres, marbres et bronzes s’alignent chaque année dans des Expositions d’art, dans des « Salons » qui montrent si bien l’incohérence des œuvres en gestation ; chacune heurte sa voisine par une impression différente, et l’on ne peut les regarder avec attention pendant une heure sans de véritables souffrances. Tout cela n’est que travail servile ; néanmoins, on comprend quelle puissante réserve de force, d’adresse, d’habileté, de ressources pour l’avenir se trouve dans ce chaos. Que l’harmonie ajuste toutes ces volontés, que l’accord se fasse entre tous ces ouvriers pour une besogne commune, digne de la grandeur humaine, et d’incomparables merveilles se dresseront aussitôt sur les ruines de nos baraques et même de nos prétendus palais. Pour voir naître de grandes choses, il suffira de faire appel à ceux desquels on les attend, mais il faut que, d’avance, ils soient placés dans les conditions de liberté personnelle, de fière égalité et de parfaite sérénité à propos du gagne-pain, que nulle préoccupation ne les détourne de poursuivre la beauté, que rien de vulgaire ne puisse sortir de leurs doigts !

    « L’Art c’est la vie », dit Jean Baffier, l’ouvrier sculpteur qui a mis tant de passion et de joie à tailler dans le marbre la noble et pure figure de la paysanne et celle des vaillants laboureurs, des jardiniers avisés. L’Art c’est la vie. Dès que le travail passionne, dès qu’il se transforme en bonheur, le façonnier devient artiste, il veut que l’œuvre se fasse parfaite en beauté, qu’elle prenne un caractère de durée et d’universalité par l’admiration de tous. Même le paysan silencieux aime qu’on vienne de loin contempler le sillon droit et d’une profondeur égale que, d’une main solide, il a fait tracer à ses bœufs ; le muletier met sa gloire à bien mesurer l’équilibre de la charge sur l’animal, à le fleurir de belles floches et de pompons éclatants ; tout ouvrier cherche à se donner un outil non seulement parfait pour le travail, mais, en même temps, agréable à regarder ; il en choisit lui-même le bois ou le métal ; il l’emmanche et l’ajuste, le décore d’ornements et de dessins : tel peuple dont le nom s’est perdu, qui vécut à une époque tellement lointaine que l’on peut se tromper de quelques milliers d’années sur la période de son existence, ce peuple ne vit pour nous que par les ornements que tracèrent ses artistes sur l’os ou sur la pierre.

    Bien plus, ceux des travailleurs dont l’œuvre disparaît aussitôt après avoir été faite, faucheurs, moissonneurs et vendangeurs, n’en sont pas moins artistes dans leur façon de manier les outils et d’abattre la besogne : après des années, on raconte leurs prouesses de rapidité et d’endurance dans l’immense effort. Le « premier » garçon de ferme ne partage pas les bénéfices des belles récoltes, mais il met son point d’honneur à mieux mériter chaque année son titre et à savoir son habileté reconnue aux alentours. Chaque profession a ses héros, même dans toute ville ou village qui constituent à eux seuls un monde complet, surtout pendant les longues soirées d’hiver, quand les flammes dansantes et les éclats soudains de la braise font osciller les figures, les rapprochent et les éloignent tour à tour, donnant à toutes choses l’impression du mystère et de l’intimité. Ces humbles foyers de l’art primitif, c’est d’eux que sont sorties nos épopées et nos architectures ! Et tant qu’il restera de ces lieux pacifiques pour le travail heureux, nous avons bon espoir.

    D’autant plus avons-nous le droit d’espérer que de toutes parts la convergence se fait vers un état social où l’on comprendra l’union de tous les éléments de la vie humaine, jeux et études, arts et sciences, jouissances du bien-être matériel et de la pensée, progrès intellectuels et moraux. Quel prodigieux ensemble voyait déjà surgir devant soi le grand rénovateur Fourier lorsqu’il imaginait son « Phalanstère », et que de belles tentatives ont déjà été faites en cet ordre d’idées ! Dans un avenir prochain, la « Maison du Peuple » sera tout autrement belle que ne le fut un palais du roi à Persepolis, Fontainebleau, Versailles ou Sans-Souci, car elle devra satisfaire à tous les intérêts, à toutes les joies, à toutes les pensées de ceux qui jadis étaient la foule, la cohue, la multitude, et que la conscience de leur liberté a transformés en assemblée de compagnons.

    D’abord le palais sera de très vastes proportions, puisqu’un peuple se promènera dans ses cours, se pressera dans ses galeries et dans les allées de ses jardins ; d’immenses dépôts y recevront les provisions de toute espèce nécessaires aux milliers de citoyens qui s’y trouveront réunis les jours de tgravail et de fête ; le « pain de l’âme » sous forme de livres, de tableaux, de collections diverses ne sera pas moins abondant que le pain du corps dans les salles de la maison commune, et toutes prévisions pour bals, concerts, représentations théâtrales devront être amplement réalisées. La variété infinie des formes architecturales répondra aux mille exigences de la vie ; mais cette variété ne devra point nuire à la majesté et au bel exemple des édifices. C’est ici le lieu sacré où le peuple entier, se sentant exalté au-dessus de lui-même, tentera de diviniser son idéal collectif par toutes les magnificences de l’art et de l’art complet qui suscitera tout le groupe des Muses, aussi bien les plus graves, présidant à l’harmonie des astres, que les plus légères et les plus aimables, enguirlandant la vie de danses et de fleurs.

    Tout cela, science et art, fut désigné jadis sous le nom de « musique », et, dans le plus haut sens du mot, c’est bien la musique en son ensemble telle que la comprirent les peuples primitifs qui précédèrent les Hindous, les Thraces et les Grecs. Avant d’avoir été convertis par les Maristes et disciplinés par les gardes-chiourme, les Kanakes de la Nouvelle-Calédonie jouaient de la flûte au milieu des champs « pour encourager les plantes à germer et les fruits à mûrir ».

    N’est-ce pas là, sous une autre forme, et peut-être plus gracieuse encore, la légende d’Orphée, dont la lyre entraîne les hommes, apprivoise les animaux, émeut jusqu’aux pierres et les force à s’ériger en murailles, pour construire la cité des hommes libres ? Le peuple dont nous sommes tous se meut en un rythme constant : en chacun de nous, la musique intérieure du corps, dont la cadence résonne dans la poitrine, règle les vibrations de la chair, les mouvements du pas, les élans de la passion, même les allures de la pensée, et quand tous ces battements s’accordent, s’unissent un une même harmonie, un organisme multiple se constitue, embrassant toute une foule et lui donnant une seule âme.

    Déjà la simple mesure marquée par le fifre et le tambour suffit à faire mouvoir toute la population d’une rue, emboîtant le pas derrière une compagnie d’histrions ou de montreurs d’ours. Et que ne peut la musique vraie, avec ses expressions d’infinie tendresse, d’enthousiasme tout-puissant ! Alors la vie, devenue commune à tous, inspire une même passion à l’être collectif et lui donne aussi le même sentiment moral, le prédispose à la même volonté d’action ; ce que fait la parole éloquente, la musique peut l’accomplir aussi, d’une manière plus vague en apparence, mais plus profonde en réalité puisque, si elle ne sollicite pas les foules à une œuvre déterminée, elle s’empare de l’être intime et le prédispose à un état général contenant en puissance tous les actes d’héroïsme. Tous ceux que la musique unit en une émotion collective comprennent mieux l’œuvre dans son ensemble que ne pourrait le faire à la lecture ou à l’audition solitaire le musicien le plus savant : il arrive parfois que le public révèle aux exécutants eux-mêmes telle finesse qui leur avait échappé. Ainsi la musique, même sous sa forme étroite d’harmonie des sons, est l’art humanitaire par excellence, qui rend la conscience de leur solidarité à ceux que la lutte pour l’existence désunit.

    Et que dire de la musique telle que la connurent les Hellènes, de la musique dans toute son ampleur où les manifestations humaines se marient à chaque découverte de la science, à chaque forme de l’art ? Qui fixera des limites à la puissance de l’homme, alors qu’il disposera d’un accord parfait avec le mécanisme de la nature, et que chacune de ses vibrations sera réglée par la marche des étoiles, par le « rythme sacré des saisons et des heures ». C’est jusqu’à ce haut degré de perfection que l’homme peut espérer d’atteindre si les bourgeons entrevus s’épanouissent en fleurs, si les forces en germe ne se trouvent point paralysées par quelque maladie soudaine, si l’éducation de l’humanité continue de se faire comme autrefois suivant une série de secousses qui comporte le progrès.
     
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