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Daniel Guérin - Marx et la social-démocratie

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 9 Juin 2009.

  1. Le sujet qui m’est dévolu est complexe. D’une part, parce que Marx est un personnage contradictoire et circonstanciel, d’autre part parce que sa relation avec la social-démocratie est multiforme et qu’elle peut, en gros, comporter trois aspects : 1° attitude à l’égard des partis de la démocratie bourgeoise ; 2° attitude à l’égard de l’État ; 3° rapport entre dirigisme autoritaire et les masses.

    1° Attitude à l’égard des partis de la démocratie bourgeoise.

    Il y a en Marx, du fait de sa nature en même temps que des circonstances, une tendance au réformisme et une tendance au sectarisme révolutionnaire. D’où les variations de son attitude à l’égard des partis de la démocratie bourgeoise.

    Durant les premiers mois de la révolution européenne de 1848, Marx opte délibérément pour le camp de la démocratie bourgeoise. Il s’affronte, à Cologne, avec les partisans du docteur Andreas Gottschalk, reprochant à l’Association ouvrière de ce dernier de séparer le prolétariat du mouvement démocratique et ainsi de l’isoler complètement. Il fonde en conséquence une organisation rivale, l’Association démocratique, et la lance dans une campagne électorale pour l’élection au parlement de Francfort, soutenant la candidature d’un homme de gauche inconsistant.

    Le 1er juin 1848, avec son ami Engels, il entreprend la publication d’un journal quotidien, la Neue Rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette rhénane) qui porte en gros sous-titre : Organe de la démocratie. Marx et ses amis, qui se disaient communistes la veille, se baptisent : « Nous autres démocrates ». Ils revendiquent l’accomplissement de la révolution bourgeoise, du 1789 allemand. Ils scellent un front unique avec la bourgeoisie, aussi longtemps, promettent-ils, que la bourgeoisie jouera un rôle « révolutionnaire ». Pas un mot n’est prononcé sur l’antagonisme entre démocratie prolétarienne et démocratie petite-bourgeoise. Ils laissent s’éteindre de facto leur Ligue des communistes.

    Dans le numéro du 22 janvier 1949 du journal, Marx soutient une thèse qui se retrouvera plus tard chez les mencheviks russes : « La révolution doit être d’abord une révolution pour la bourgeoisie. La révolution du prolétariat est seulement possible après que l’économie capitaliste a créé les conditions (de celle-ci). »

    Gottschalk s’indigne, et anticipant sur le bolchevisme, écrit le 25 février 1849, dans son organe Freiheit, Arbeit (Liberté, Travail) : « Devrions-nous, afin d’échapper à l’enfer du Moyen Age, nous précipiter volontairement dans le purgatoire d’un pouvoir capitaliste décrépit ? »

    Mais les critiques de Gottschalk commencent à donner à réfléchir aux prolétaires qui avaient suivi Marx, et le bouillant démocrate doit finir par convenir que la bourgeoisie allemande a failli honteusement à sa tâche et que désormais la révolution ne pouvait plus se faire que contre elle. En avril 1849, Marx se sépare des démocrates et renoue avec la Ligue des communistes qui vient de renaître de ses cendres. Les démocrates s’étaient d’ailleurs éloignés d’eux-mêmes de Marx après les belles et courageuses correspondances d’Engels sur l’insurrection ouvrière de juin 1848 à Paris.

    Après un bref séjour à Paris, d’où il est vite expulsé, Marx s’installe en Angleterre, le 24 août 1849. A Londres, il passe d’un extrême à l’autre, prend contact et s’allie avec les exilés blanquistes, fonde avec eux une Société universelle des communistes révolutionnaires, rédige avec Engels, qui lui aussi a pris le virage, une Adresse de mars 1850, sous forme de circulaire, qui deviendra texte sacré pour léninistes et trotskystes russes. Reniant leur tactique opportuniste de 1848-1849, croyant à tort à l’imminence d’une révolution sociale, les deux amis proclament la nécessité de maintenir la révolution en permanence jusqu’à l’achèvement du communisme et de soumettre les classes privilégiées à une dictature du prolétariat.

    Mais ce fougueux élan ne durera que l’espace d’un matin et Marx-Engels laissent bientôt tomber la Société universelle des communistes révolutionnaires, de même que la Ligue des communistes. Et, la révolution européenne de 1848 ayant définitivement échoué, Marx confie à son correspondant F. Freiligrath, sa « conviction d’être plus utile à la classe ouvrière par des travaux théoriques que par une participation à des associations qui n’étaient plus de ce temps. » (lettre du 29 février 1860).

    Marx s’enfermera dans la salle de lecture du British Museum d’où sortira, en 1867, le tome I du Capital. Il n’assistera jusqu’en 1871 à aucun congrès de la Première Internationale, tout en lui tenant, de Londres, la plume pour ses Adresses successives.

    En Allemagne, les dissidents de l’Association générale des travailleurs allemands, fondée en 1863 par Frédéric Lassalle, se constituèrent en Parti ouvrier social-démocrate et se fabriquèrent un premier programme au congrès d’Eisenach (août 1869). Se réclamant de Marx, ils reprirent pourtant un mot d’ordre lassallien : « L’établissement de l’État populaire libre » (Volkstaat). Les fondateurs, Wilhelm Liebknecht et August Bebel, donnèrent ce même slogan pour titre au journal qu’il créèrent, la même année, à Leipzig.

    Marx et Engels étaient si flattés d’avoir enfin en Allemagne un parti de masses à leur main qu’ils firent preuve d’une fâcheuse indulgence en laissant passer sans protester cette expression d’État populaire. L’anarchiste Michel Bakounine n’eut cesse de dénoncer et persifler cette concession au réformisme lassallien. Il lui reprochait de laisser croire que c’était par la voie parlementaire que l’État bourgeois serait transformé en « État populaire », c’est-à-dire en « un gouvernement du peuple au moyen d’un petit nombre de représentants élus » et de tenter de séduire les partis de la démocratie bourgeoise par l’emploi de l’adjectif « populaire ».

    Sous le fouet de cette critique, Marx-Engels durent convenir, mais dans le privé seulement, de la bourde qu’ils avaient commise en laissant les coudées franches à leurs disciples, les social-démocrates. Dans ses notes marginales de 1873 au livre de Bakounine, Étatisme et Anarchie, Marx observa que le « dada de l’État populaire de Liebknecht » était « une ineptie ». Deux ans plus tard, en mars 1875, Engels se risqua à écrire à Bebel : « Les anarchistes nous ont déjà suffisamment cassé la tête avec l’État populaire. C’est un non-sens que de parler d’un libre État populaire. » Néanmoins la fusion opérée, en 1875, au congrès de Gotha entre partisans de Liebknecht et héritiers de Lassalle fut loin de donner satisfaction à Marx-Engels. Il leur fallut avaler, avec un bœuf sur la langue, de nouvelles couleuvres. Des concessions qu’en aparté ils jugèrent « honteuses » étaient faites aux lassaliens. Si la malheureuse expression « État populaire » (Volkstaat) disparaissait enfin du titre du journal unifié, désormais intitulé Vorwarts ! (En avant !) elle était remplacée dans le programme par « État libre » qui, au gré de Marx-Engels, ne valait guère mieux.

    Engels survivant à Marx resta seul le vigile de la doctrine. Peu avant de disparaître à son tour, en 1895, il fut pressé par la fraction parlementaire social-démocrate de rédiger un texte qui sauverait le parti d’une « déviation anarchiste » menaçante. En effet, la gauche social-démocrate, animée par des jeunes militants (les Junge) tentait d’empêcher le parti de dégénérer dans un sens purement parlementaire. Le vieil homme s’exécuta en faisant précéder d’une préface une réédition de la brochure de Marx sur les Luttes de classes en France (1848-1850).

    Cette préface d’Engels a été très controversée. Pour les staliniens français, qui l’ont rééditée avec la brochure de Marx en 1936, elle ne serait pas un reniement du passé révolutionnaire de son auteur. Tout au plus le Vorwarts, puis la revue Die Neue Zeit de Kautsky, y auraient pratiqué de regrettables coupures. En revanche, Rosa Luxemburg, dans son Discours sur le programme, le 29 décembre 1918, au congrès constitutif du Parti communiste allemand (Spartakusbund), a traité cette préface de « document classique et lapidaire des aberrations dont vivait la social-démocratie allemande, ou plutôt dont elle est morte. » Il est vrai qu’Engels y met l’accent sur les vertus du bulletin de vote et le caractère quelque peu périmé des barricades. Pourtant m’est avis qu’Engels était trop familier avec la pensée de Marx pour se permettre de l’édulcorer.


    2° Attitude à l’égard de l’État.

    Je serai beaucoup plus bref sur ce point. Sans doute Marx vitupère-t-il l’étatisme de Lassalle et de ses propres protégés, les social-démocrates allemands. Mais il n’a pas encore éliminé en lui le virus étatique dans sa totalité. Le Manifeste communiste parle de « centraliser entre les mains de l’État tous les instruments de production. » Ce n’est pas tout à fait chasser l’État que se reprendre en le définissant : « Le prolétariat organisé en classe dirigeante. » Périphrase peu convaincante, puisque, ailleurs, Engels souligne, à juste titre, l’incompatibilité entre État et liberté. De plus, la suite, calquée sur Louis Blanc, énumère comme mesures à prendre la centralisation entre les mains de l’État du crédit et de tous les moyens de transport. Même ambiguïté dans les « Closes marginales au programme du Parti ouvrier allemand » de 1875 où Marx pose les questions : « Quelle transformation subira l’État dans une société communiste ? Quelles fonctions sociales s’y maintiendront-elles qui soient analogues aux fonctions actuelles de l’État ? » Interrogation qui est suivie d’une dérobade : « Cette question ne peut avoir de réponse que par la science. » Et d’une proposition inquiétante : « Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de la première à la seconde. A quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. » Le dépérissement de l’État est renvoyé aux calendes grecques. Aucune durée n’est précisée pour cette période transitoire. Nous voilà déjà en plein léninisme.

    Engels surenchérit dans sa lettre à Bebel de la même année 1875 :« L’État n’est qu’une organisation PROVISOIRE. » Un provisoire qui risque de durer indéfiniment !


    3° Rapport entre dirigisme autoritaire et les masses.

    Ici encore Marx n’est pas trop clair, à moins qu’il ne le soit trop. Le Manifeste communiste prétend que les communistes « n’ont pas d’intérêts séparés de ceux du prolétariat tout entier ». Mais suit une réserve qui rend songeur : « Ils ont sur le reste de la masse prolétarienne l’avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement prolétarien. » Par ailleurs, hommage est rendu à ceux des « idéologues bourgeois, qui, à force de travail, se sont élevés à l’intelligence théorique de l’ensemble du mouvement historique. »

    Ainsi Marx encense lui-même à l’avance l’accablant travail de rat de bibliothèque auquel il va s’astreindre au British Museum. Mais ici nous voilà déjà en plein kautskysme, du nom du théoricien de la social-démocratie allemande. Il est « entièrement faux », prétendra le docte Karl Kautsky, que la conscience socialiste soit le résultat nécessaire, direct de la lutte de classes prolétarienne. Le socialisme et la lutte de classes ne s’engendrent pas l’un l’autre. Ils surgissent de prémisses différentes. La conscience socialiste surgit de la science. Le porteur de la science n’est pas le prolétariat, ce sont les intellectuels bourgeois. C’est par eux que le socialisme a été « communiqué » aux prolétaires (ces indigents du porte-monnaie et de l’esprit). « La conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classes du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément. » En d’autres termes, on devient plus révolutionnaire dans les bouquins qu’à l’établi.

    Cette monstruosité est déjà embryonnaire chez Marx. Elle sera reprise et amplifiée par Lénine. Oui, le marxisme originel contient une certaine dose de social-démocratie.

    D. G.
     
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