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C'est à ça que ressemble la démocratie : Max Sartin – Wolfi Landstreicher – Dominique Miséin – Adoni

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Marc poïk, 6 Mai 2017.

  1. Marc poïk
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    Max Sartin – Wolfi Landstreicher – Dominique Miséin – Adonide
    C'est à ça que ressemble la démocratie
    Texte version PDF 20 pages: https://fr.theanarchistlibrary.org/library/c-est-a-ca-que-ressemble-la-democratie.pdf

    Introduction
    On pourrait penser qu'une doctrine – et un système – politique qui a été propagée par la bourgeoisie pour servir sa montée au pouvoir, qui est soutenue dans le monde entier par la classe dominante occidentale et qui n'a existé sous sa forme prétendument "pure" que sur le dos des esclaves, serait au moins suspecte aux yeux de celles et ceux qui s'opposent à l'ordre social actuel. Il n'en est rien. Le "nouveau mouvement" d'opposition à l'ordre global qui serait né le 1er Janvier 1994 avec le soulèvement zapatiste et qui aurait connu ses premiers moments de gloire lors des manifestations de Seattle contre l'Organisation Mondiale du Commerce avait pour slogan : « C'est à ça que ressemble la démocratie ». Et ceci sans aucune pointe d'ironie. Mais cela correspond bien à un mouvement qui considère l'EZLN – cette armée "révolutionnaire" qui a fait des demandes si radicales, comme un gouvernement mexicain plus démocratique et plus de participation du peuple indigène du Chiapas dans le processus démocratique de ce gouvernement – comme une inspiration fondatrice[1]. Tel qu'il existe actuellement, ce mouvement est ainsi un mouvement réformiste – un mouvement qui demande à ce que l'ordre social actuel soit à la hauteur de ce qu'il prétend être. En d'autres termes, il s'agit d'une opposition légale.

    Un manque d'analyse, et le manque de compréhension de ce que la démocratie est en réalité qui en résulte, se cachent derrière son acceptation parmi les prétendus radicaux du système politique soutenu par la classe dirigeante. Il est donc important d'examiner ce système et cette doctrine politique à la fois en tant qu'idéal et en tant que système social. Les origines de la démocratie remontent aux cités-États de la Grèce antique. Celles-ci sont considérées comme des "démocraties directes" en opposition aux "démocraties représentatives" actuelles par lesquelles les États-nations modernes sont gouvernés, et elles sont idéalisées par des idéologues libertaires tels que Murray Bookchin. "Démocratie" signifie "gouvernement par le peuple". Mais le "peuple", dans ce cas, signifie les "citoyens", pas les individus. Dans les cités-États de la Grèce antique, tous les citoyens, en effet, se rassemblaient dans l'agora et prenaient des décisions politiques en assemblée. Bien sûr, les citoyens ne constituaient qu'une dizaine de pourcents de la population. Les 90 autres pourcents – femmes, enfants et esclaves – étaient la propriété des citoyens, et c'est cette large classe d'esclaves qui effectuait toutes les tâches physiques (et une bonne partie du travail intellectuel), permettant ainsi aux citoyens de pratiquer la "démocratie directe".

    Le seul autre exemple donné de "démocratie directe" est celle des réunions communales en Nouvelle-Angleterre. Bien sûr, ce qui est oublié dans cet exemple est que les réunions communales ne sont pas des assemblées autonomes. Elles existent dans le cadre des systèmes représentatifs du pays, de l'État et des gouvernements fédéraux, et ne peuvent rejeter aucune loi passée par les corps représentatifs des plus hautes instances gouvernantes. De plus, les décisions prises dans ces réunions ne sont pas directement mises à exécution par les personnes qui les prennent – elles sont à la place déléguées à des fonctionnaires élus ou nommés qui constituent le gouvernement de la commune. Ainsi, ces réunions communales ne peuvent pas davantage être qualifiées de "démocraties directes" que les programmes de surveillance de voisinage, qui devraient adopter l'autodéfense et le lynchage pour être de vraies démocraties directes.

    Une démocratie directe qui inclurait toutes les composantes d'une société est donc un idéal utopique. Mais est-ce que cet idéal vaut la peine d'être poursuivi ? Gardons d'abord à l'esprit que la démocratie est un système social et politique, une forme de gouvernement. En tant que tel, depuis ses origines, elle a imposé des limites à la liberté des individus, la principale étant "le bien commun" – autrement dit, le bien du système social. Ainsi, ce qu'on décide au sein d'un système démocratique – peu importe qu'il soit ou non direct – n'est pas la manière de gérer librement sa vie et ses relations comme chacun l'entend, mais plutôt la manière de maintenir le système social et d'exercer ses droits et ses rôles au sein de celui-ci. Ces décisions ne sont pas celles d'individus, mais d'un groupe dans son ensemble – que le processus de prise de décisions se fasse à la majorité, au consensus unanime ou par le biais de représentants élus – et la vie des individus est soumise à ces décisions. En d'autres termes, la vie des individus est gouvernée par le système démocratique, déterminée par ses besoins. Donc pour celles et ceux d'entre nous qui visent à l'autonomie, à la liberté de chaque individu de gérer sa vie comme il l'entend en relation avec qui ou ce qu'il veut, la démocratie – même la démocratie directe – est inutile et même néfaste à notre tension vers cette liberté.

    Mais l'idéal de la démocratie évoqué au-dessus et la démocratie à laquelle on est confrontés au quotidien sont deux choses bien différentes. La seconde est le système politique mis en place par la bourgeoisie lorsqu'elle est arrivée au pouvoir suite au renversement de l'aristocratie féodale. Il y a plusieurs raisons pour expliquer pourquoi la nouvelle classe dirigeante a choisi d'allier la démocratie au système représentatif – il n'est certainement pas possible de pratiquer la démocratie directe à l'échelle d'un État-nation, l'autre nouvelle institution que la montée du capitalisme a fait naître. Mais de manière plus significative pour les nouveaux gouvernants arrivés au pouvoir avec la révolution bourgeoise, la démocratie représentative permet une participation active et volontaire des classes exploitées à leur propre exploitation et leur propre domination pendant que le vrai pouvoir politique est conservé entre les mains de la classe capitaliste qui a les moyens de se présenter aux élections ou de payer d'autres personnes qui soutiendront leurs intérêts dans cette tache. Le texte de M. Sartin, Le système représentatif, expose les origines féodales de la représentation et les raisons qui se cachent derrière le mariage entre celle-ci et le système démocratique.

    Mon texte, Un paysage désolé montre que l'État policier qui a émergé ces dernières années aux États-Unis s'est développé à travers des processus démocratiques – un consensus social créé par le sentiment d'insécurité induit par les médias. S'opposer à cet État policier au nom de la démocratie est donc une absurdité – notre opposition à l'État policier doit s'intégrer à celle plus large à toute forme d'État, démocratique ou non.

    Le moindre mal par Dominique Miséin montre comment la logique qui est à la base d'un système démocratique – celle du compromis et de la négociation, de la médiocrité et du "faire avec" – infuse chaque aspect de la vie au point que les rêves et les désirs s'effacent, que la passion disparaît (quelle passion peut-on ressentir pour un moindre mal ?) et que la révolution perd tout son sens. cette emprise sur la vie est la raison d'être du système social participatif que la bourgeoisie a imposé. Cette imprégnation de tous les aspects de la vie fait de l'ordre démocratique le système totalitaire le plus efficace ayant jamais existé. Dans Qui est-ce ?, Adonide compare les dictatures classiques avec le totalitarisme du système démocratique dans lequel tout le monde peut avoir l'excuse de n'être qu'un rouage dans cette vaste machine sociale, et où la responsabilité individuelle, qui est à la base de l'autonomie individuelle, semble disparaître.

    Ici ou là au fil de ces pages, le lecteur pourra remarquer l'utilisation d'un ton quelque peu emprunt de moralisme. Je rejette le moralisme et toute conception selon laquelle il y aurait un standard universel du "bien" et du "mal". Toutefois, j'accepte la conception éthique (opposée à la morale) selon laquelle chacun, chacune de nous est responsable de ses choix et de ses actes (sauf évidemment dans le cas où nous y sommes forcés). Je considère cette responsabilité comme étant la base de la liberté concrète de construire sa propre vie. Ainsi, si je désire vivre d'une certaine manière dans un certain monde, il est de ma responsabilité d'agir avec la perspective de tendre vers l'accomplissement de ce désir. Et quand d'autres agissent pour entraver cela, je les tiens pour responsables de leurs actions – non pas comme des malfaiteurs ou des criminels, mais plutôt comme mes ennemis et les ennemis de ce que j'aime et désire. Cependant, le ton moraliste ici est minimal et l'idée principale est celle d'une éthique insurgée de la responsabilité. En outre, ces textes montrent l'opposition sous-jacente entre la démocratie et la liberté des individus de construire leur propre vie comme ils l'entendent.

    À l'heure actuelle, le capitalisme et le système socio-politique qui lui correspond le mieux – la démocratie – dominent la planète. Ils sapent le choix conscient, la créativité et l'activité individuelle… Tout ce qui est nécessaire aux individus pour qu'ils soient à même de construire leur vie comme ils le désirent et aux exploités pour qu'ils soient en capacité de se rebeller intelligemment contre leur exploitation. Pour cette raison, il est nécessaire que celles et ceux d'entre nous qui veulent se réapproprier leur vie et vivre dans un monde où chaque individu a accès à tout ce dont il a besoin pour construire sa vie comme il l'entend, cessent de demander à ce que ce système devienne davantage ce qu'il prétend être et se mettent plutôt à l'attaquer sous tous ses aspects, y compris le système démocratique, dans le but de le détruire. À l'heure actuelle une telle insurrection est l'expression la plus authentique du choix réel, de l'autonomie et de la responsabilité individuelle.

    Et que faire de ces moments où nous devons agir ensemble et décider quoi faire ? Dans chaque cas, nous devons trouver la méthode de prise de décision qui correspond le mieux sans la transformer en un système ou en un idéal pour lequel nous devrions lutter. Un processus de prise de décision est un outil à utiliser lorsque le besoin s'en fait ressentir et à reposer quand ce n'est pas le cas ; la démocratie est un système social qui finit par avoir une emprise sur la vie.

    À quoi ressemble la démocratie ? À la botte que tu as élue pour qu'elle te défonce la gueule.

    Wolfi Landstreicher

    Le système représentatif – M. Sartin
    « Dire que le gouvernement représente l'opinion et la volonté publique revient à dire qu'une partie représente le tout. »
    Carlo Pisacane

    Le système représentatif est un expédient politique par lequel la bourgeoisie tente de réaliser le principe de souveraineté populaire sans renoncer à ses privilèges en tant que classe dirigeante.

    L'idée de souveraineté populaire dans son sens moderne est la conception politique dominante depuis les révolutions du XVIIIè siècle. Avant cela, la souveraineté résidait dans le monarque, la noblesse et le clergé qui la détenaient et l'exerçaient à travers le droit de conquête, le droit héréditaire et grâce à une mystique investiture divine – dans chaque cas par la vertu ou la force brutale.

    Lorsque le Tiers État a abattu le pouvoir de l'aristocratie et détruit le mythe du droit monarchique divin en décapitant le roi, la bourgeoisie, héritière des richesses qui avaient appartenu aux seigneurs de l'Ancien Régime, chercha un système qui lui permettrait de légaliser les privilèges qui lui avaient été accordés grâce notamment aux actions insurrectionnelles populaires, ainsi que de justifier l'exercice d'un pouvoir politique sans lequel elle n'aurait pas été en mesure de maintenir bien longtemps son monopole sur une telle richesse. Elle trouva un tel système en greffant l'idée de la souveraineté populaire à celle de la représentation à travers laquelle le "peuple souverain" confie les clés du pouvoir à un corps élu pour des périodes plus ou moins longues. Dans tous les cas le corps élu se compose d'individus de la classe bourgeoise.

    La notion de représentation est indépendante de celle de souveraineté populaire et a des origines différentes. Alors que la seconde est née dans les frémissements de la révolution, la première est sortie de l'épaisse obscurité du Moyen-Âge.

    « L'idée des représentants » – écrivit Rousseau – « est moderne : elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l'espèce humaine est dégradée et où le nom d'homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques, et même dans les monarchies, jamais le peuple n'eut de représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là. Il est très singulier qu'à Rome, où les tribuns étaient si sacrés, on n'ait pas même imaginé qu'ils pussent usurper les fonctions du peuple, et qu'au milieu d'une si grande multitude ils n'aient jamais tenté de passer de leur chef un seul plébiscite. […] Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même ; il était sans cesse assemblé sur la place. »

    Ainsi, les grecs avaient une conception de la démocratie non seulement en tant que souveraineté, mais aussi en tant que gouvernement direct du peuple. Cela n'aurait pas causé de problème insoluble car les républiques démocratiques de Grèce étaient fondée sur une économie esclavagiste, seuls les hommes libres étaient citoyens et constituaient le "peuple". ils étaient dispensés du travail physique qui était réalisé par les esclaves et avaient tout leur temps pour se consacrer à la Chose publique.

    La démocratie moderne est différente : l'émancipation de l'esclavage et de la servitude a peu à peu élevé tous les individus au rang de citoyens, créant ainsi un problème numérique qui ne se posait pas à l'antiquité.

    Mais le système représentatif s'est développé indépendamment de ce problème. Avant même que les esclaves émancipés n'aspirent au rang de citoyens, les monarques ressentirent la nécessité de leur donner l'illusion de participer à la Chose publique… Les origines du système représentatif remontent aux temps obscures du Moyen-Âge lorsque la chrétienté et la féodalité se partageaient la gestion du bétail humain. La situation des serfs finit par devenir insupportable, ils déléguèrent donc quelques personnes… Pour présenter une liste de plaintes à leur seigneur. Ainsi, devant le droit divin absolu, ces pauvres parias incarnaient l'existence misérable du balourd gouverné. Il s'agissait de la première représentation ; l'Angleterre était son berceau. A peine sa mission terminée, cette pitoyable délégation cessa d'exister et l'ont ne sait pas comment le travail obscure des siècles a transformé cette délégation en ces puissantes assemblées parlementaires qu'on connaît aujourd'hui.

    Néanmoins, ce serait une erreur de penser qu'en ces temps reculés de monarchie absolue les délégations paysannes se sont formées spontanément. Il est plus probable que les paysans mécontents aient eu recours à la révolte plutôt que de déposer des requêtes au roi par le biais de représentants sélectionnés unanimement qui aurait très bien pu se faire décapiter si le souverain les jugeait insupportables.

    On peut trouver dans les archives de la monarchie anglaise les documents des origines les plus modestes et totalement antidémocratiques du système représentatif. On trouve par exemple une ordonnance d'Henry III qui remonte à 1254. en Bretagne (aujourd'hui appelée Grande-Bretagne), jusqu'à récemment, les nobles – Lords Spiritual et Lords Temporal – siégeaient toujours, en personne et par la Loi, au parlement où ils se représentaient eux-mêmes ainsi que la classe qu'ils constituaient ensemble. Dans le document évoqué plus haut, Henry III invitait les Lords à prendre leurs posts au parlement et, en outre, donna l'ordre aux Sheriffs de chaque comté du royaume de fournir « deux chevaliers discrets et vertueux » choisis par le peuple du comté afin qu'ils les représentent devant le conseil du roi « pour consulter l'ensemble des chevaliers des autres comtés qui apportent leur aide au roi. » (Encyclopedia Britannica, entrée : Representation)

    Ici, dans le régime des privilèges économiques et politiques, l'essence du système représentatif est toute trouvée. Les paysans ne prennent pas l'initiative d'envoyer leurs propres représentants au roi ; c'est le roi qui ordonne l'envoi de représentants devant le conseil par le biais des Sheriffs, et il ne souhaite pas que ça soit des paysans, mais ordonne qu'ils soient des « chevaliers discrets et vertueux ». Le roi souhaite que les fonds qui lui seront alloués aient l'assentiment des représentants du peuple, mais les Sheriffs doivent s'assurer que ces représentants soient des personnes de haute lignée, c'est-à-dire des personnes fidèles au roi. Autrement dit, peu importe que les représentants élus représentent le peuple de leur comté ; il veut plutôt être certain qu'ils représentent les intérêts du roi.

    Le faux-semblant des représentants politiques transparaît déjà dans cet ancien document. Dans la forme actuelle du système représentatif, les noms changent, mais la substance reste la même. "Le peuple souverain" élit ses représentants, mais ceux-ci – comme les discrets et vertueux chevaliers d'Henry III d'Angleterre – doivent être par-dessous tout de bons citoyens, fidèles à l'ordre établi, c'est-à-dire respectueux du droit de propriété, du monopole capitaliste sur les richesses sociales et de l'autorité étatique. Autrement dit, plutôt que de représenter la volonté, les aspirations ou les intérêts de celles et ceux qui les ont élu, ils doivent représenter le pouvoir, l'autorité et le privilège que l'ordre établi sacralise et protège.

    « On sait que le système » – écrivit l'anarchiste russe Pierre Kropotkine en parlant du gouvernement représentatif – « fut élaboré par la bourgeoisie pour tenir tête à la royauté et maintenir en même temps, et accroître sa domination sur les travailleurs. On sait qu’en le préconisant les bourgeois n’ont jamais soutenu sérieusement qu’un parlement ou un conseil municipal représente la nation ou la cité : les plus intelligents d’entre eux savent que c’est impossible. En soutenant le régime parlementaire, la bourgeoisie a cherché tout bonnement à opposer une digue à la royauté, sans donner de liberté au peuple.

    On s’aperçoit, en outre, qu’à mesure que le peuple devient conscient de ses intérêts et que la variété des intérêts se multiplie, le système ne peut plus fonctionner. Aussi les démocrates de tous les pays cherchent-ils, sans les trouver, des palliatifs divers, des correctifs du système. On essaie le referendum et on trouve qu’il ne vaut rien ; on parle de représentation proportionnelle, de représentation des minorités – autres utopies parlementaires. On s’évertue, en un mot, à trouver l’introuvable, c’est-à-dire une délégation qui représente les millions d’intérêts variés de la nation ; mais on est forcé de reconnaître que l’on fait fausse route, et la confiance dans un gouvernement par délégation s’en va. »

    … Le pouvoir politique a ses racines dans le pouvoir économique, et puisqu'il reste le monopole de puissantes minorités, il ne peut qu'être illusoire d'espérer un triomphe de la pure démocratie, où la gestion de la Chose publique soit réellement la tâche des individus au service de ces mêmes individus.

    Le système représentatif est, en dernière instance, un stratagème conçu dans le but de donner à des gouvernements désormais dépourvus de l'investiture divine l'apparence d'une investiture populaire. Quiconque ne peut se satisfaire des apparences et recherche la substance des relations humaines doit nécessairement trouver des failles dans les illusions maintenues par le biais de cette machinerie.

    Un paysage désolé – Wolfi Landstreicher
    Aux États-Unis en ce moment, le paysage social est assurément désolé. Des pleutres se meuvent dans ce paysage psychologiquement post-apocalyptique, remerciant celles et ceux au pouvoir pour la botte qui cogne leur visage et suppliant d'être traînés encore plus violemment dans la boue afin d'être "sûrs et en sécurité". Un État policier démocratique est en train de se développer à un rythme effréné.

    Je peux entendre les pleurs de ces prétendus radicaux qui se sentent obligés de défendre sans réserve la démocratie afin de maintenir leur idéologie : « Mais les États-Unis ne sont pas une vraie démocratie ; les grandes entreprises contrôlent les politiques ». Cette affirmation reflète l'idéologie confusionniste de ces aspirants leaders "anti-autoritaires" et "révolutionnaires" qui voient les gens comme rien de plus que des victimes manipulées et passives. En fait, lorsque suffisamment d'individus choisissent de résister avec suffisamment d'acharnement, la classe dirigeante se voit contrainte de faire des concessions, voire de reculer ou de démissionner. Mais aux États-Unis en ce moment, les gens demandent des mesures de répression que celles et ceux au pouvoir sont bien trop contents d'accorder.

    Dans plusieurs états, les électeurs et électrices ont voté pour la "loi des trois coups" ou pour quelque chose de similaire dans ses effets. Ces lois menacent d'une peine de prison allant 25 ans à la perpétuité sans conditionnelle tout prévenu en récidive pour la troisième fois, sans considération sur la nature de son crime. Dans la même veine, trois États ont réinstauré les chain gangs[2] avec l'assentiment populaire. Le mouchardage a été institutionnalisé dans des émissions à la télévision tels que America's Most Wanted, dans les hotlines WeTip, dans les programmes de Neighborhood Watch [NdT : équivalent étasunien, et plus développé, des voisins vigilants] et dans les systèmes de récompense à l'école – parmi de nombreux autres programmes. Tous ces dispositifs tentent de faire passer pour héroïque l'acte lâche du mouchardage – et le succès de ces dispositifs montre le soutien populaire dont ils bénéficient. Je pourrais donner encore des tas d'exemples du soutien démocratique aux politiques et aux dispositifs de l'État policier, mais quiconque ouvre les yeux peut le voir partout autour de nous, et de telles listes deviennent futiles.

    Je suis bien conscient de la manipulation de l'opinion publique opérée par les personnes au pouvoir, mais – comme je l'ai dit – les gens ne sont pas des masses passives qu'on façonne de la forme qu'on souhaite. La manipulation de l'opinion publique ne peut faire son œuvre que sur des tendances déjà présentes, en les menant dans la direction qui est la plus utile au pouvoir. Le développement d'un État policier ici a été un processus démocratique, une expression de la "volonté populaire" – c'est-à-dire le consensus général. Tout anarchiste dans ce pays qui s'illusionne encore sur la connexion entre la démocratie et la liberté de déterminer sa propre vie et ses interactions (ou sur la création d'un mouvement de masse), ne mérite que d'être raillés sans pitié.

    Ce qui est en train de se produire aux États-Unis fait partie d'une tendance mondiale : un nationalisme enragé, voire des mouvements ouvertement fascistes, dans plein d'endroits ; une résurgence du fanatisme religieux au Moyen-Orient, en Europe de l'Est, ici et dans plein d'autres endroits ; les causes gauchistes et les mouvements de libération qui adhèrent aux politiques d'identité, souvent accompagnés d'un séparatisme. Les gens se sentent si petits, si faibles et si pitoyables qu'ils préfèrent s'enfermer dans des prisons d'identités sociales, protégés par les lois, les flics et l'État plutôt que d'organiser leurs vies pour eux-mêmes.

    Au sein d'un système social dans lequel le suicide fait montre d'un plus grand amour pour la vie que les existences appauvries que la plupart des gens adoptent, ces personnes demandent à ce que l'autorité défende leur style de "vie" misérable en se débarrassant de quiconque trouble leurs illusions. Ce n'est certainement pas une situation nouvelle. Même si ponctuellement ses méthodes sont plus progressistes ou plus sévères, les politiques de l'ordre dirigeant servent toujours un but : la pérennisation du contrôle social. Nous sommes ainsi fichés et sans arrêt incités à demander la permission. Mais je ne vais pas demander la permission – de même que toute personne qui se réapproprierait sa propre vie. Et j'éviterai le fichage dans la mesure où j'en suis capable sans m'appauvrir, tout en faisant mon possible pour détruire tout ce qui le rend nécessaire. Mes amis et moi, ensemble parce que, et aussi tant que, nous nous apprécions les uns les autres, créeront des projets, des désirs et des rêves qui enrichissent nos vies, qui vont à l'encontre de la maigre compensation offerte par la société. Désirant tellement, ma générosité avide, ma faim de vitalité, et l'intensité passionnée requièrent que j'attaque cette société et la piètre existence désolée qu'elle offre. Nous qui exigeons la plénitude de la vie ne pouvons attendre que les masses soient convaincues de préférer la vie à la sécurité ; notre révolte contre la société est maintenant. La démocratie a toujours été un désert ; nous voulons une jungle verdoyante et luxuriante.

    Le moindre mal – Dominique Miséin
    Il y a plusieurs années au cours d'une élection, un célèbre journaliste italien invita ses lecteurs à se pincer le nez et accomplir leur devoir de citoyens en votant pour le parti qui était alors au pouvoir. Le journaliste était bien conscient que pour les gens ce pouvoir dégageait la puanteur de décennies de pourrissement institutionnel – abus de pouvoir, corruption, transactions sales – mais la seule alternative politique disponible, la gauche, semblait d'encore plus mauvais augure. Il n'y avait pas d'autre choix que de se boucher le nez et de voter pour les dirigeants déjà au pouvoir.

    A cette époque, même si c'était sujet à beaucoup de débat, cette invitation a eu un certain succès et on peut dire, dans un sens, qu'elle a eu gain de cause. Ce n'est pas surprenant. Au fond, l'argument du journaliste utilisait l'un des réflexes sociaux conditionnés les plus facilement vérifiables, celui de la politique du moindre mal qui régit les choix quotidiens d'une majorité de gens. Mis face aux affaires de la vie, le bon sens commun nous rappelle toujours bien vite qu'entre deux alternatives également détestables le mieux qu'on puisse faire est de choisir celle qui nous semble la moins susceptible d'avoir des conséquences désagréables.

    Comment peut-on nier que toute notre vie a été réduite à une longue et épuisante recherche du moindre mal ? Comment peut-on nier que ce concept de choisir le "bien" – entendu non pas de manière absolue mais plus simplement comme ce qui est estimé comme tel – est généralement rejeté à priori ? Toute notre expérience et celle des génération passées nous enseigne que l'art de vivre est le plus difficile et que les rêves les plus ardents ne peuvent avoir qu'une conclusion tragique : victimes du réveil qui sonne, du générique de fin d'un film, de la dernière page d'un livre. « Il en a toujours été ainsi » – nous dit-on en soupirant, et nous en venons à la conclusion qu'il en sera toujours ainsi.

    Manifestement, tout cela ne nous empêche pas de comprendre combien tout ce à quoi nous avons à faire face est nocif. Mais nous savons choisir un mal. Ce dont on manque – et c'est parce que cela nous a été enlevé – n'est tant la capacité à juger le monde qui nous entoure, dont l'horreur s'impose à nous avec la vivacité d'un coup de poing au visage, que la capacité à aller au-delà des possibilités données – ou même simplement tenter de le faire. Ainsi, en acceptant l'éternelle excuse que l'on court le risque de tout perdre si l'on n'est pas satisfait de ce qu'on a déjà, on se retrouve à vivre une existence sous le drapeau du renoncement. Notre quotidien avec ses vicissitudes nous en offre de nombreux exemples. En toute franchise, combien d'entre nous peuvent se vanter de se réjouir de leur vie, d'en être satisfaits ? Et combien peuvent dire qu'ils sont satisfaits par leur travail, par ces heures sans but, sans plaisir, sans fin ? Et pourtant, lorsque nous faisons face au croque-mitaine du chômage, nous sommes prompts à accepter la misère salariée pour éviter la misère sans salaire. Comment expliquer la propension de tant d'étudiants à prolonger leurs années d'études autant que possible – une caractéristique qui est largement répandue – si ce n'est par le refus d'entrer dans le monde des adultes dans lequel on peut voir la fin d'une liberté déjà bien précaire ? Et que dire ensuite de l'amour, cette recherche erratique de quelqu'un à aimer et par qui être aimé qui tourne généralement à sa propre parodie, car uniquement dans le but de se débarrasser du spectre de la solitude nous préférons faire durer des relations émotionnelles qui sont déjà en ruine ? Avares d'étonnement et d'enchantement, notre temps sur Terre ne peut nous apporter que l'ennui de la répétition à l'infini.

    Alors en dépit de nos nombreuses tentatives de cacher ou de minimiser les blessures provoquées par le système social actuel, nous les voyons toutes. Nous avons conscience de vivre dans un monde qui nous détruit. Mais pour le rendre tolérable, c'est-à-dire acceptable, il suffirait de le réifier, de le garnir d'une justification historique, de le doter d'une logique implacable devant laquelle notre conscience de comptable ne peut que capituler. Pour rendre l'absence de vie et son ignoble troc avec la survie – l'ennui d'années passées dans la contrainte, le renoncement forcé à l'amour et à la passion, le vieillissement prématuré des sens, le chantage du travail, la destruction de l'environnement et les diverses formes d'avilissement – plus supportable, quoi de mieux que de relativiser cette situation, de la comparer à d'autres situations de plus grande anxiété et de plus grande oppression ; quoi de plus efficace que de la comparer au pire ?

    Évidemment, ça serait commettre une erreur que de croire que la logique du moindre mal est limitée à la simple gestion de nos petites affaires personnelles. Par dessus tout elle régule et administre la totalité de la vie sociale comme ce journaliste l'avait bien compris. En fait, toute société connue de l'espèce humaine est considérée comme imparfaite. Sans considération aucune sur ses idées, chacun, chacune rêve de vivre dans un autre monde que l'actuel : une démocratie plus représentative, une économie plus libre de l'intervention étatique, un pouvoir fédéral plutôt que centralisé, une nation sans étrangers et ainsi de suite jusqu'aux aspirations les plus extrêmes.

    Mais le désir de réaliser ses rêves pousse à l'action, parce que seule l'action parvient à transformer le monde, le mettant en adéquation avec le rêve. L'action résonne dans l'oreille comme le vacarme des trompettes de Jericho. Il n'existe pas d'impératif qui possède une efficacité plus brutale, et pour quiconque l'entend la nécessité de se lancer dans l'action s'impose d'elle-même sans délai et sans condition. Mais quiconque appelle à l'action pour réaliser les aspirations qui l'anime reçoit rapidement des réponses étranges et inattendues. Le novice apprend bien vite qu'une action efficace est une action qui se limite à la réalisation de rêves limités, sombres et tristes. Non seulement les grandes utopies sont hors de portée, mais en plus les objectifs les plus modestes s'avèrent être à peine atteignables. Ainsi quiconque ayant envisagé de transformer le monde suivant ses rêves se trouve incapable de faire autrement que de transformer le rêve, l'adaptant à la réalité plus immédiate de ce monde. Dans le but d'agir de manière productive, on se trouve contraint de refouler ses rêves. Ainsi, le premier renoncement que l'action productive exige de la part de toute personne souhaitant agir est qu'elle réduise son rêve aux proportions recommandées par l'existant. De cette manière, on s'accorde, en quelques mots, sur le fait que nous vivons dans une époque de compromis, de demi-mesures, de nez bouchés. Précisément, de moindres maux.

    Si on y réfléchit attentivement, il devient clair que le concept du réformisme, une cause à laquelle tout un chacun est aujourd'hui dévoué[3], représente une expression achevée de la politique du moindre mal : un acte prudent assujetti à l'œil vigilant de la modération qui ne perd jamais de vue ses signes d'acceptation, et qui procède avec une précaution digne de la plus parfaite diplomatie. Le soucis d'éviter les à-coups est tel que lorsqu'une circonstance défavorable les rend inévitables, on s'empresse de la légitimer, en montrant comment un désastre plus grand a été évité. Ne venons-nous pas de participer à une guerre l'été dernier qui était justifiée comme étant le moindre mal concernant une "épuration ethnique" sauvage, tout comme il y a cinquante ans l'utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki a été justifiée comme étant un moindre mal concernant le prolongement de la guerre mondiale ? Et ceci malgré la prétention de tous les gouvernement de la planète à exécrer le recours à la force dans la résolution des conflits.

    En effet. Même la classe dirigeante reconnaît la base des critiques formulées à l'égard de l'ordre social actuel duquel elle est par ailleurs responsable. On peut même parfois trouver plusieurs de ses porte-paroles en première ligne de la dénonciation solennelle des discriminations des lois du marché, du totalitarisme de la "pensée unique", des abus du libéralisme. Même pour cette réalité ce n'est qu'un mal. Mais c'est un mal inévitable, et le mieux que l'on puisse faire est de réduire ses effets.

    Le mal en question, duquel nous ne pouvons être libérés – c'est tellement évident – est un ordre social basé sur le profit, sur l'argent, sur la marchandise, sur la réduction de l'être humain à une chose, sur le pouvoir – et qui possède, dans l'État, un indispensable outil de coercition. Ce n'est qu'après avoir retiré du débat l'existence du capitalisme, avec tous ses corollaires, que les politiciens peuvent se demander quelle forme capitaliste peut représenter le moindre mal à supporter. De nos jours, préférence est donnée à la démocratie, qui est présentée – ce n'est pas un hasard – comme le "moins mauvais des systèmes politiques connus". Lorsque qu'elle est comparée au fascisme et au stalinisme, elle remporte facilement le soutien du sens commun occidental, d'autant plus étant donné que le mensonge démocratique est basé sur la participation (illusoire) de ses sujets à la gestion de la Chose publique qui, de plus, en arrive à sembler perfectible. Ainsi les gens sont facilement convaincus qu'une activité étatique "plus juste", une "meilleure distribution des richesses", ou alors une "exploitation des ressources plus raisonnée" constituent les seules possibilités à leur disposition pour faire face aux problèmes de la civilisation moderne.

    Mais en acceptant cela, un détail fondamental est omis. Ce qui est omis est une compréhension de ce qui unit essentiellement les différentes alternatives avancées : l'existence de l'argent, de la bourse, de classes, de pouvoir. Ici on pourrait dire que ce qui est oublié est que choisir un mal – même si c'est un moindre mal – est la meilleure manière de le faire durer. Pour utiliser une fois de plus l'exemple d'au-dessus – un État "plus juste" décide de bombarder un pays entier pour convaincre un État "plus mauvais" d'arrêter les opérations d'épuration ethniques à l'intérieur de ses frontières. Il est inutile de nier que la différence [NdT: entre l'État "plus juste" et l'État "plus mauvais"] existe, mais nous ne la percevons qu'au travers d'une aversion que, dans cette situation, nous inspire une logique d'État capable de jouer avec la vie de milliers de gens qui sont massacrés et bombardés. De la même manière, une "meilleure distribution des richesses" tente d'éviter de concentrer les fruits du travail du plus grand nombre dans les mains de quelques uns. Mais qu'est-ce que cela veut dire ? En résumé, le couteau avec lequel les maîtres du monde coupent le gâteau de la richesse mondiale changerait et peut-être ajouteraient-ils une place à la table des heureux invités. Le reste de l'humanité aurait à continuer de se contenter des miettes. Enfin, qui oserait nier que l'exploitation de la nature a causé d'innombrables catastrophes environnementales ? Il n'est cependant pas nécessaire d'être un expert en la matière pour comprendre que rendre cette exploitation "plus raisonnée" ne permettra pas d'empêcher de nouvelles catastrophes, mais seulement de les rendre, elles aussi, "plus raisonnées". Mais est-ce qu'une catastrophe environnementale "raisonnée" existe ? Et quels paramètres permettent de le mesurer ?



    Mieux vaut une petite guerre qu'une grande guerre ; mieux vaut être milliardaire que millionnaire ; mieux vaut des catastrophes limitées que des catastrophes étendues. Comment peut-on ne pas voir que sur cette voie les conditions sociales, politiques et économiques qui rendent possibles l'émergence de la guerre, l'accumulation du privilège et les catastrophes ininterrompues continueront de se perpétuer elles-mêmes ? Comment peut-on ne pas voir que de telles politiques n'offrent même pas une utilisé pratique minimale, que lorsque le vase est rempli à ras bord une seule goutte suffit à le faire déborder ? À partir du moment où l'on renonce à remettre en cause le capitalisme en tant que totalité commune à tous les types de régulation politique, préférant à la place la simple comparaison entre les diverses techniques d'exploitation, la persistance du "mal" est garantie… Plutôt que de se demander si l'on veut un maître à qui obéir, on préfère choisir le maître qui nous frappe le moins. Ainsi, toute explosion, toute tension, tout désir vers la liberté est réduit à une décision plus insipide ; plutôt que d'attaquer les maux qui nous empoisonnent, on les attribue aux excès du système. Dans ce contexte, plus la virulence avec laquelle ces excès sont dénoncés est grande, plus le système social qui les produit est consolidé. Une fois encore, la peste s'abat sur cet écran de fumée idéologique sans laisser d'échappatoire. Aussi longtemps que la question à résoudre sera celle de la manière de gérer la domination plutôt que d'envisager la possibilité de s'en débarrasser et de réfléchir à la manière de s'y prendre, la logique de celles et ceux qui gouvernent et nous dirigent continuera d'imposer les mesures à prendre dans tous les domaines de la vie.

    Aux blessures doit en plus s'ajouter l'insulte. À chaque tour de vis, on nous assure que le résultat obtenu ne peut être pire que le précédent, que la politique menée – toujours tournées vers le progrès – bloquera la voie à une politique plus conservatrices, qu'après avoir souffert de tant de difficultés en silence nous sommes maintenant enfin sur la bonne route. De moindre mal en moindre mal, les innombrables réformistes qui infestent cette société nous conduisent de guerre en guerre, de catastrophe en catastrophe, de sacrifice en sacrifice. Et parce que l'on accepte cette logique mortifère de comptabilité du changement insignifiant et de soumission à l'État, à force de comparaisons entre tel et tel mal, un jour pourrait arriver où l'on placera sa propre vie sur l'échelle : mieux vaut crever maintenant que de continuer à croupir sur cette Terre. Ça doit être cette pensée qui pousse au suicide. Parce que l'on se bouche le nez afin de voter au bénéfice du pouvoir, on finit par ne plus respirer.

    Comme nous l'avons vu, rester dans le contexte du moindre mal ne soulève pas trop de difficultés. Les difficultés commencent à partir du moment où l'on quitte ce contexte, à partir du moment où on le détruit. Il suffit d'affirmer qu'entre deux maux, la pire chose à faire est d'en choisir un des deux, et voilà : la police frappe à la porte. Lorsque l'on est l'ennemi de tout parti, de toute guerre, de tout capitaliste, de toute exploitation de la nature, on ne peut que sembler suspect aux yeux des autorités. C'est en fait là que la subversion commence. Refuser la politique du moindre mal, refuser cette habitude inculquée socialement qui nous incite à préserver notre vie plutôt qu'à la vivre, conduit nécessairement à mettre en jeu tout ce que le monde réel et ses "nécessités" vident de son sens. Je ne prétends pas que l'utopie est à l'abri de la logique du moindre mal – cela n'est pas garanti. Au cours des périodes révolutionnaires, c'est précisément cette logique qui a stoppé les assauts des insurgés : lorsque la tempête fait rage et que les flots menacent de tout balayer sur leur passage, il y a toujours quelque révolutionnaire réaliste pour s'empresser de détourner la rage populaire vers des demandes plus "raisonnables". Après tout, même quelqu'un qui souhaite bouleverser le monde a peur de tout perdre. Même lorsque dans ce tout il n'y a réellement rien qui lui appartient.

    Qui est-ce ? – Adonide
    Lorsque l'on parle de totalitarisme, on pense immédiatement à une forme de domination implacable qui s'est historiquement incarnée dans l'image d'un dictateur unique. Hitler le Fuhrer, Mussolini le Duce, Franco le Caudillo, Staline le petit père des peuples, Ceausescu le Conducător (guide), Mao le Grand Timonier, Pinochet le generalissimo : ils sont tous des exemples de dictateurs d'un passé pas si lointain qui est néanmoins considéré comme peu susceptible de se répéter. Au cours des dernières années nous avons vécu la fin de l'ère des dictatures individuelles car cette forme de pouvoir est quasi-unanimement condamnée. Et si dans quelques endroits du monde, des régimes menés par des hommes puissants survivent encore, la tendance à les remplacer par des démocraties modernes s'installe sans entraîner beaucoup de contestation. Le Fuhrer, le Duce et leurs semblables ont dû laisser leur place à des systèmes de domination quelque peu froids et désincarnés, sans surprise, desquels l'élément humain est presque complètement banni.

    Mais une dictature – un système totalitaire – ne doit pas nécessairement être dirigé par un seul individu pour être considéré comme tel. On peut considérer comme tel tout régime dans lequel le pouvoir est concentré dans les mains d'un groupe de personnes qui, ainsi, en viennent à avoir un contrôle sur tout les aspects de l'existence de tout le monde. De cela on peut déduire que l'élément le plus important dans un système totalitaire n'est pas tant qui détient le pouvoir que la manière dont il est exercé. Les raisons qu'un tel système utilise pour justifier le contrôle absolu, la pureté raciale ou bien le développement du marché n'ont aucune importance. Il n'est même pas particulièrement important de savoir si le contrôle est assuré violemment par la présence de chars d'assaut dans les rues ou bien avec douceur par le biais de l'anesthésie médiatique. C'est l'application inexorable de ce contrôle sur tous les aspects de la vie qui compte, le fait qu'il ne laisse aucune faille, qu'il ne donne pas de possibilité d'évasion.

    Ainsi, la démocratie elle-même est aussi une forme de dictature – certainement moins évidente, mais qui n'en est pas moins réelle, bien au contraire – qui doit imposer ses valeurs dans chaque domaine, sur tous les individus et toutes les classes sociales pour assurer sa propre préservation. De ce point de vue, beaucoup considèrent que c'est le système totalisant le plus parfait. La principale raison pour laquelle elle est parvenue à remplacer les formes anciennes et obsolètes du pouvoir est qu'elle n'est pas simplement l'une des diverses formes que le pouvoir peut adopter ; la démocratie correspond à l'essence même du capitalisme, au fonctionnement normal de la société marchande dans son expansion. Au sein du marché, les classes sociales n'existent pas ; il n'y a que des consommateurs "libres et égaux". Cette "liberté" et cette "égalité" jouent un rôle essentiel dans la recherche de consensus, ce consensus qui représente la plus haute vertu du système démocratique aux yeux de ses partisans.

    En fait, les régimes totalitaires classiques sont basés sur un exercice de la violence qui est, paradoxalement, un profond signe de faiblesse. Les conditions de vie qui sont imposées sont intolérables – tout le monde le sait – et il appartient aux forces du maintien de l'ordre de s'opposer physiquement à la réalisation d'une vie différente, dont la possibilité demeure comme une aspiration conscience de la majorité des gens. D'autre part, dans les systèmes démocratiques la possibilité même d'une vie différente doit être éradiquée. Pour maintenir l'ordre, l'État démocratique n'utilise pas le bâton à part dans des circonstances bien spécifiques ; il utilise à la place les organes d'information. Ceux-ci ne laissent pas de marques sur la peau, mais neutralisent préventivement toute conscience, anéantissent chaque désir, apaisent chaque tension ; l'individu disparaît et son aliénation au monde devient implacable.



    La liberté est simplement l'autonomie. C'est le choix que chaque individu fait en ce qui concerne sa vie et le monde dans lequel il vit. Mais un choix dans une situation dans laquelle il n'y a rien à choisir, parce que des conditions déterminées par d'autres limitent la situation, n'a de choix que le nom. Ainsi, un régime qui réprime les contestations dans le sang est qualifié de totalitaire ; il entrave les choix différents. Mais que dire d'un régime dans lequel aucun tumulte social n'éclate jamais, d'un régime qui n'a rien à entraver parce qu'il n'envisage même pas la possibilité de choix différents ? Comme quelqu'un l'a dit, « L'État policier le plus parfait n'a pas besoin de police ». Un aspect décisif de la forme totalitaire – le parti unique – peut s'exprimer complètement aujourd'hui même au sein des systèmes politiques occidentaux. Les politologues contemporains eux-mêmes sont forcés d'admettre que lorsque l'on prend en compte les relations économiques et l'accord de plus en plus clair sur les principes de l'économie de marché entre la gauche et la droite, le discours et les programmes des principaux partis se recoupent de plus en plus. Au lieu de présenter des objectifs qui diffèrent clairement, développés par le biais de l'utilisation de sondages de l'opinion, les principaux partis gouvernants ont atteint le point où ils ne sont plus divisés sur leurs objectifs spécifiques… Ces considérations ne parviennent plus à susciter l'étonnement, exprimant une situation qui est en fait devenue familière. Parmi les défenseurs du totalitarisme marchand, cette banalité perd tout son caractère honteux et devient inéluctable. Dans son dernier livre célébrant le capitalisme mondial, le journaliste Thomas Friedman – éditorialiste au New York Times et gagnant de deux Prix Pulitzer – ne cache pas sa satisfaction lorsqu'il affirme que le choix politique a été réduit à celui de Pepsi contre Coca Cola – légères nuances de goûts, légères différences politiques, mais jamais aucune déviation des sacro-saintes règles d'or, celles de Main Street[4], la diversité des partis, qui a été brandie comme un signe fiable de la santé démocratique car elle garantit prétendument la possibilité de choisir, et donc de "liberté", est désormais vue clairement comme ce qu'elle est : une compétition entre des choses identiques.

    Aujourd'hui plus qu'auparavant, la politique est l'action comme fin en soi, particulièrement sous sa forme parlementaire dans laquelle le brassage de gens et de choses ne sert d'autre but que celui de masquer non seulement l'inutilité du travail, mais aussi son unité essentielle. Les nombreux partis politiques qui affluent au parlement aujourd'hui sont les héritiers "naturels" des différentes factions qui se combattaient dans les anciens partis uniques dictatoriaux. Comme dans le cas des factions, les divers partis partagent la même vision du monde, les mêmes valeurs, les mêmes méthodes. Seuls les détails les différencient.



    Partout, le totalitarisme s'est heurté à une condamnation presque universelle, et pourtant chaque jour nous pouvons voir à quel point la démocratie n'est qu'une autre forme de totalitarisme. Et l'une des pires. Une démocratie moderne est rarement secouée par la révolte. La démocratie s'est établie comme l'un des systèmes politiques les plus imperméables au risque de révolte. Même si une telle révolte parvenait à émerger, elle aurait du mal à alimenter les passions des individus car elle n'est plus présente dans l'imaginaire collectif. Cela sans même parler du fait que même dans un tel scénario optimiste, la rage qui en résulterait ne trouverait personne contre qui se diriger, précisément parce que dans les systèmes démocratiques le pouvoir ne s'incarne pas dans un être humain, mais est représenté par un système social tout entier.

    Il va sans dire que les institutions parlementaires et syndicales ne fournissent jamais aux individus gouvernés les moyens adéquats de satisfaire leurs revendications, alors que l'insatisfaction (même lorsqu'elle est généralisée) conduit dans le meilleur des cas à la formation d'un courant d'opposition. Lorsqu'il n'y a pas de personnalité susceptible de concentrer durablement la totalité de l'opposition contre elle – typiquement lorsqu'il n'y a pas de dictateur – dans une situation où un fonctionnaire d'État devient l'objet d'une large contestation, le jeu normal des institutions peut même faire en sorte de l'éliminer afin de calmer le mécontentement au moins en partie. L'absence d'un roi à qui couper la tête, d'une figure autoritaire forte capable d'attirer à elle la haine populaire , en d'autres termes de quelqu'un à qui l'on peut attribuer la responsabilité de l'exercice du pouvoir, constitue un véritable rempart derrière lequel le totalitarisme démocratique trouve sa défense. Dans les anciennes dictatures "caricaturales", le pouvoir s'incarnait dans la moustache d'Hitler ou la mâchoire de Mussolini, et l'on pouvait le voir marchant au pas de l'oie dans les rues ou portant des chemises noires. Mais aujourd'hui dans les démocraties modernes, qui est le pouvoir ? Et le but de la question n'est pas d'identifier les quelques personnes qui exercent le pouvoir, ce qui est toujours possible dans une certaine mesure, mais d'identifier à qui attribuer la responsabilité pour les existences que nous menons.



    On nous répète inlassablement qu'aujourd'hui il y a un système social unique géré par des gens qui ne sont que des rouages dans une machine, d'insignifiants fonctionnaires qui couvrent la plupart des tâches administratives. Le concept même de responsabilité en vient à perdre tout son sens. La responsabilité est la possibilité de prévoir les effets de son comportement et de le changer en fonction de cette prévision. Mais le rouage dans la machine n'a pas une telle vision ; il n'a pas besoin de voir ; il ne peut rien faire d'autre que tourner. Il n'est donc plus possible d'attribuer la faute d'une action à qui que ce soit, même si l'action en question était des plus aberrantes.



    Prenons un exemple du domaine de ce qui est communément appelé les "erreurs judiciaires". Disons qu'un homme a été condamné à la prison à perpétuité mais qu'il n'a en réalité pas commis le crime dont il est accusé. Il fait l'objet d'une enquête, arrêté, incarcéré, jugé, condamné et enfermé pour le restant de sa vie. Qui est responsable de tout ça ? Dans les anciens systèmes totalitaires, la réponse était beaucoup trop simple. Tout le monde aurait vu le malheureux traîné de force, condamné et enfermé par les sbires du dictateur qui aurait été considéré responsable pour l'injustice commise. Dans les démocraties modernes, par contre, personne n'est tenu pour responsable. L'officier de police qui l'a arrêté n'est pas responsable étant donné qu'il ne faisait qu'exécuter des ordres donnés par quelqu'un d'autre. Nous ne pouvons pas non plus blâmer le procureur même si c'est lui qui requiert la peine, car il ne l'ordonne pas ; cela est fait par quelqu'un d'autre. Même les juges ne sont pas fautifs étant donné qu'ils doivent prendre une décision en fonction des preuves qui leur sont présentées par quelqu'un d'autre et ensuite appliquer les dispositions d'un code pénal compilé par quelqu'un d'autre. Enfin, on ne peut pas blâmer le maton, qui en tant que dernier maillon de cette chaîne, est certain d'avoir la conscience tranquille contrairement à quelqu'un d'autre. Finalement notre homme se retrouve ici, en prison, et c'est son corps qui est enfermé derrière les barreaux, pas celui de quelqu'un d'autre. Ainsi, dans les dictatures qui existaient autrefois, le fait que le pouvoir était incarné par un homme le rendait responsable avec ses sous-fifres, mais dans les démocraties modernes la répartition du pouvoir dans tout l'appareil social déresponsabilise tout le monde sans distinction.

    Cela existe dans une réalité sociale tout à fait tangible, concrète et par-dessus tout tragique. Cela peut broyer des vies humaines sans que personne n'en soit tenu pour responsable. Et si cela arrive dans des situations où la responsabilité humaine est incontestable, on imagine aisément ce qui se passerait quand d'autres facteurs entrent en jeu.

    Voici un autre exemple. De nombreux "experts" ont dû s'accorder sur le fait que les énormes tempêtes qui frappent régulièrement les côtes des États-Unis et d'Asie de l'Est trouvent sans aucun doute leurs origines dans les changements climatiques provoqués par l'activité humaine. D'un autre côté, face aux séries de tremblements de terre qui ont secoué toute la planète durant l'été 99, les experts ont cru bon de rassurer l'opinion publique en disant que cette fois au moins la responsabilité était à chercher ailleurs, dans les insondables fonctionnements de la Terre. C'est peut-être vrai, mais quoi qu'ils disent à propos des causes, ils ne parviennent pas à prendre en considération les effets de ces catastrophes. Si les tremblements de terre échappent au contrôle humain, nous faisons face à un fait naturel dans lequel nous sommes incapables d'intervenir et auquel nous ne pouvons que nous soumettre ; mais lorsque ces séismes détruisent les villes modernes de Grèce causant des morts et des blessures en laissant l'acropole intacte, nous faisons face à une question sociale. Construire des maisons, des appartements, des villes entières, utiliser des techniques de construction et des plans d'urbanisme censés apporter le plus haut niveau de profit économique et de contrôle social sans prendre en compte ne serait-ce que les précautions de sécurité les plus élémentaires, cela ne peut être considéré comme une caractéristique humaine innée.

    Au bout du compte, qui est responsable des milliers de morts au travail ? Qui est fautif pour l'empoisonnement de la nature ? Qui tient-on pour responsable pour les guerres, les massacres, les morts de millions de personnes ? Est-il possible de sortir de ce brouillard épais ?



    Dans un célèbre essai intitulé Responsabilité et jugement, qui prend comme point de départ une polémique qui émergea du procès du nazi Adolf Eichmann, Hannah Arendt rappelait que le principal argument de la défense était qu'Eichmann n'avait été qu'un simple rouage, mais indépendamment du fait que le prévenu est accessoirement un fonctionnaire, il est en fait accusé parce qu'un fonctionnaire reste un individu humain. Dans le but de dégager le terrain d'un confusionnisme qui ne pourrait que servir l'intérêt personnel, l'auteure invite à considérer le fonctionnement des rouages comme une contribution globale à une tâche collective, plutôt que de parler comme c'est habituellement le cas d'obéissance à des chefs. Sous cet angle on n'aurait plus à demander à celles et ceux qui ont collaboré et obéi « Pourquoi avez-vous obéi ? » mais « Pourquoi avez-vous apporté votre contribution ? ». Si ces observations n'ébranlent pas à minima la conscience de quiconque les lit aujourd'hui, c'est naturellement parce qu'elles font référence à des personnes qui ont servi une dictature au sens classique tu terme. Sous le nazisme – nous dit Hannah Arendt – tous ceux qui ont collaboré avec le régime étaient responsables de la même façon. Lorsque le pouvoir est incarné par un seul homme, l'homme lui-même en est responsable aussi bien que la "chemise noire", comme les partisans qui ont fusillé les adolescents "chemises noires" sans se poser trop de questions éthiques le savaient bien. D'un autre côté, lorsque le pouvoir n'a pas de nom, aucune personne n'est plus responsable qu'une autre. Ainsi, ces personnes qui justifient l'exécution d'une "chemise noire" de 16 ans sont horrifiées, en même temps, par la mort violente d'une personnalité de l'État démocratique. Mais ces jeunes "chemises noires" d'hier étaient-elles vraiment plus responsables que le président des États-Unis de rendre notre existence intolérable ? Nous ne pouvons pas nous débarrasser de l'idée que la responsabilité personnelle persiste non seulement sous la dictature nazie mais aussi sous celle démocratique. Cette dernière n'invalide pas la responsabilité de ses fonctionnaires. Si elle dilue cette responsabilité, elle le fait en la masquant, pour la rendre impalpable, invisible à nos yeux. Dans le dialogue émoussé duquel la pensée dominante se nourrit depuis des dizaines d'années maintenant, la responsabilité est censée avoir sombré dans le même naufrage qui a fait couler l'Histoire, le sens et la réalité, pour toujours. Tout ce que l'on a à faire est de cesser d'écouter ce bavardage pendant un moment et voici ce qu'on voit : ces prétendues épaves qui n'en ont jamais été refont surface.



    Tout discours qui entreprend de comparer la vie humaine au fonctionnement d'une machine, dans ce processus sans fin de faire disparaître l'individu, omet une chose : les individus ne sont pas des rouages, ils sont des êtres humains. Ils étaient des animaux humains sous la dictature nazie et le sont aussi sous celle de l'État démocratique. La différence entre un rouage – qui n'est qu'une simple pièce en métal – et un être humain devrait sauter aux yeux. Une personne est toujours en mesure de discerner et de choisir. Si ce n'était plus le cas, si l'on devenait effectivement un simple rouage, cela serait une confirmation supplémentaire de la réalité totalisante et totalitaire dans laquelle nous nous trouvons incapables de vivre, et de l'urgente nécessité de la renverser. Quoi qu'il en soit, le système social dans lequel nous vivons n'est pas un aspect intrinsèque du monde ; c'est un projet historique. Nous ne sommes pas libres de décider d'y naître ou non, mais nous pouvons décider si et comment nous vivons avec. À partir du moment où nous acceptons d'endosser l'un de ses rôles, de participer à son administration, nous en acceptons les responsabilités implicites. Être des particules interchangeables d'un système très complexe ne nous libère pas de nos responsabilités, parce que nous aurions pu refuser ce système. Ainsi, même dans ce cas on ne peut pas se justifier en disant que l'on n'a fait qu'obéir, qu'elle n'a fait que suivre le courant, qu'il a seulement fait ce que tout le monde faisait. Parce qu'avant d'obéir, avant de suivre le courant, avant d'imiter les autres, un être humain se pose, doit se poser, une question : est-ce que je considère qu'il serait approprié de faire cela ? Puis il ou elle doit y répondre. Tout comme les allemands desquels Hannah Arendt parlait – nous sommes dans la situation de devoir choisir si nous contribuons ou au moins si nous consentons à cette organisation sociale. Une fois encore le choix entre en jeu. Dans Le mythe d'Er, Platon fait dépendre le destin de chaque personne du choix que chacun fait de son modèle de vie : « L'arrangement particulier de l’âme n’y figurait cependant pas, du fait que celle-ci allait nécessairement devenir différente selon le choix qu’elle ferait. »[5] Maintenant, nous pouvons choisir de contribuer à l'entretien de ce monde. Ou alors, nous pouvons choisir de le refuser. Dans les deux cas, nous faisons un choix pour lequel nous, et pas quelqu'un d'autre, sommes seul responsable. S'il est vrai que « le choix d'origine est toujours présent dans chaque choix qui en découle », alors nous devons aussi apprendre à accepter les conséquences de nos actions. Chacun, chacune de nous, sans exception.

    Quelques mots de l'éditeur
    J'ai commencé à taper cela durant la semaine qui a suivi Convention nationale démocrate en 2000. Cette convention a été accueillie avec une semaine de manifestations – principalement composées de la gauche étatsunienne au sens large. Alors que les observateurs semblaient plus intéressés par le fait d'attirer l'attention sur les abus de la police, j'étais bien plus intéressé par le fait d'observer la manière dont les possibilités potentiellement subversives étaient soit récupérées comme composantes du processus démocratique ou marginalisées par les médias et le consensus général de la gauche. Le totalitarisme démocratique est par nature un totalitarisme tolérant – il peut autoriser un large spectre d'opinions et même laisser la place à des moyens inhabituels de les exprimer tant que l'hégémonie de l'État démocratique n'est pas menacée – autrement dit, tant que ce qui est exprimé est une demande à ce que les doléances soient entendues par l'État démocratique, et non un désir de le détruire. Ainsi l'État démocratique n'est qu'une version sans visage d'une ancienne monarchie féodale dans laquelle même le serf pouvait présenter ses doléances au roi, mais où le rebelle était un paria qui faisait face à l'exile, au cachot ou à la mort. C'est bel et bien la flexibilité du système démocratique qui lui permet le système totalitaire le plus complet et le plus englobant qui ait jamais existé. Les médias ont bien souligné que la plupart des manifestants et des manifestantes souhaitaient simplement exercer leur droit à participer au processus démocratique – après tout, la gauche n'est qu'un ensemble de politiciens à la petite semaine, et les quelques personnes qui marchaient pour leur propre cause avaient clairement été manipulées par les politiciens pour suivre la ligne de la participation plutôt que celle de la rébellion. En fait, ces politiciens et politiciennes gauchistes avaient dissuadé, "pour leur propre sécurité", les locaux de participer à une manifestation contre la violence policière qui se déroulait près de chez eux – un excellent travail de la part des activistes de conserver leur rôle spécialisé en "se préoccupant du bien-être des autres" qui sont certainement tout à fait capables de décider pour eux-même quels risques ils veulent prendre – un stratagème typique de politicien. On pourrait se demander si ce que les organisateurs craignaient était que les locaux ne s'en tiennent pas aux règles des manifestations non-violentes et démocratiques, ces derniers ayant une expérience de première main avec les flics dans cette zone.

    Un autre aspect du portrait médiatique des manifestations était que ces quelques personnes qui tentaient vraiment de se rebeller dans cette situation très contrôlée étaient simplement "quelques pommes pourries" dans un groupe de contestataires démocratiques bien élevés, des vandales qui sapaient les efforts d'une opposition légale pour réformer la situation actuelle afin qu'elle puisse continuer sans accroc. Je ne vais pas relever ici l'absurdité de celles et ceux qui reconnaissent la nature totalitaire de l'ordre actuel et la nécessité de le détruire si nous voulons avoir réellement la liberté de construire nos vies tout en jugeant bon de marcher aux côtés de celles et ceux qui souhaitent simplement que cet ordre soit davantage ce qu'il prétend être. Ce qui devrait être clair est que le système démocratique – aussi tolérant et flexible soit-il – ne peut évidemment pas tolérer celles et ceux qui le voient tel qu'il est et refusent sa forme de contrôle total diffus avec la même véhémence avec laquelle ils refusent les dictatures plus évidentes (mais moins totales) comme celles d'Hitler ou de Pinochet. Ces personnes qui rejettent la farce démocratique de fond en comble sont criminalisées par cet ordre – appelées voyous, vandales, casseurs, "pommes pourries". La gauche, elle-même démocrate, participe à cette criminalisation, se révélant parfois plus véhémente que l'État lui-même et faisant le travail de contrôle de l'État à sa place. À ce stade la criminalisation de ceux et celles qui se révoltent réellement a même atteint le point où certains sont qualifiés de "groupes haineux" en dépit de leur positionnement ferme contre toute intolérance. Ce que l'État et les médias appellent haine dans ce cas n'est pas de l'intolérance, mais la décision de la part de ces rebelles de tenir les dirigeants et leurs laquais pour responsables de leurs actions. Mais comme tout démocrate le sait, dans une démocratie, le pouvoir n'a pas de visage, pas de personnalisé, et donc personne ne peut être responsable. Mais nous n'acceptons pas cette imposture – c'est une piètre excuse pour toujours plus de contrôle sur nos vies par un système invisible, mais un système invisible qui a une existence matérielle dans les institutions, les documents légaux et les individus. Et peu importe le nombre de fois que j'entends "Je ferai ce que je peux", je sais que ces individus feront en fait ce qui sert la perpétuation de l'ordre social dans lequel ils possèdent une part de pouvoir, aussi fragmentaire soit-elle. C'est pourquoi je ne conteste ni ne fais de demandes à cet ordre social démocratique, mais je me révolte dans le but de le détruire. Et je reconnais que cet ordre ne peut maintenir son emprise totalitaire sur la réalité qu'en déclarant que ses vrais ennemis – celles et ceux qui détruiraient tout contrôle social, en abattant le Capital, l'État et leur civilisation – sont des criminels, un danger non seulement pour leur ordre, mais aussi pour la population en général. C'est ainsi qu'un régime totalitaire fait face à la révolte.

    Au cours de ces manifestations on a aussi beaucoup entendu parler d'actions directes. On n'en a pas vu une seule, mais le mot a pas mal circulé. Grâce à des groupes activistes de gauche tels que la Ruckus Society et le Direct Action Network, le terme "action directe" a perdu son sens original. À l'origine, cette expression signifie précisément ce qui est sous-entendu par les deux mots qui la composent – agir directement sans délégation et sans demander à ce que quelqu'un d'autre agisse pour soi afin d'accomplir ce que l'on désir. de ce fait il s'agit de l'opposé direct de la démocratie, dont la délégation, la représentation, les demandes, la négociation et le compromis sont les caractéristiques essentielles. Ce n'est donc pas une surprise que les gauchistes, dont le but est justement "plus de démocratie", ne soient même pas capables de concevoir ce qu'est l'action directe. Leur usurpation du terme pour décrire les formes les plus acrobatiques et spectaculaires de demande que certains d'entre eux utilisent donne l'impression d'être une tentative d'attirer quelques personnes plus réellement rebelles dans les processus démocratiques.

    Pour celles et ceux d'entre nous qui veulent vraiment que leur vie leur appartienne, la démocratie – qui agit pour que toutes les vies soient la propriété de l'ordre social, c'est-à-dire de ses dirigeants – est un ennemi. Nous n'avons aucune envie de participer à ses processus, processus qui vampirisent la vitalité et la passion de la rébellion. Elle peut bien nous criminaliser, mais elle ne fera jamais de nous des rouages dans sa machine. Ceux et celles qui continuent de demander des miettes, qui continuent à demander de pouvoir s'exprimer devant ce monstre sans visage finiront avalés par lui et deviendront des Tom Hayden ou des Ralph Nader[6] – il s'agit d'une opposition légale qui maintient l'ordre présent. La liberté ne se trouve pas ici. Elle se trouve dans la révolte sans compromis contre la démocratie et toutes les autres supercheries de l'ordre social.

    [1] Je reconnais que le soulèvement populaire au Chiapas est un mouvement complexe qui s'étend au-delà de son visage officiel, mais l'EZLN et ses porte-paroles ont précisément promu une ligne idéologique en adéquation avec l'aile gauche de l'idéal capitaliste, démocratique et c'est le visage du mouvement que les militants occidentaux connaissent et soutiennent.

    [2] Désigne les groupes de prisonnier effectuant des travaux forcés en étant attachés ensemble.

    [3] Ou « Une cause pour laquelle tout le monde vote aujourd'hui » — je soupçonne que les deux significations étaient voulues en italien (traducteur d'origine)

    [4] Expression qui évoque les intérêts de la "classe moyenne", en opposition à "Wall Street" qui évoque les intérêts du grand capital.

    [5] Dans le texte en anglais, la citation apparaît comme cela : « There was nothing necessarily preordained in life because each person had to change according to the choice she made. » que l'on peut traduire par « Il n'y avait rien de nécessairement préétabli dans la vie car chaque personne devait changer en fonction des choix qu'elle faisait ».

    [6] En fRance, on pourrait comparer, dans une certaine mesure, ces deux personnages à José Bové et Daniel Cohn-Bendit.
     
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