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Anarchie ses origines et ce que c'est Kropotkine

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Marc poïk, 25 Avril 2017.

  1. Marc poïk
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    Marc poïk Sous l'arbre en feuille la vie est plus jolie Membre actif

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    Déc 2016
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    Ceci est un résumé d'un livre de 250 pages " la Science moderne et l'anarchisme" ou Pierre Kropotkine explique d’où vient l'anarchisme et ce que c'est.
    Vous m'excuserez de la longueur vu la grosseur du livre.
    Un sujet très intéressant à lire.

    I – La Science Moderne et l’Anarchie

    1.

    Les origines de l’Anarchie.

    Ce n’est certainement pas d’une découverte scientifique, ni d’un système quelconque de philosophie, que l’Anarchie tire son origine. Les sciences sociologiques sont encore très éloignées du moment où elles auront acquis le même degré d’exactitude que la physique ou la chimie. Et si nous ne sommes pas encore arrivés dans l’étude des climats et du temps jusqu’à prédire, un mois ou même huit jours à l’avance, le temps qu’il va faire, – il serait absurde de prétendre que dans les sciences sociales, qui traitent de choses infiniment plus compliquées que le vent et la pluie, nous puissions déjà prédire scientifiquement les événements. Il ne faut pas oublier, non plus, que les savants sont des hommes comme tous les autres, et qu’en majorité ils appartiennent aux classes aisées, et qu’ils partagent, par conséquent, les préjugés de ces classes ; beaucoup sont même directement aux gages de l’État. Il est donc certain que ce n’est pas des universités que nous vient l’Anarchie.

    Comme le socialisme en général et comme tout autre mouvement social, l’Anarchie est née au sein du peuple, et elle ne maintiendra sa vitalité et sa force créatrice qu’autant qu’elle restera populaire.

    De tout temps deux courants se sont trouvés en lutte au sein des sociétés humaines. D’une part, les masses, le peuple, élaboraient sous forme de mœurs une foule d’institutions nécessaires pour rendre possible la vie en sociétés : pour maintenir la paix, pour apaiser les querelles, pour pratiquer l’entr’aide dans tout ce qui demandait un effort combiné. La tribu chez les sauvages, plus tard la commune de village et, plus tard encore, la guilde industrielle et les cités du moyen âge, qui posèrent les premiers fondements du droit international, toutes ces institutions et beaucoup d’autres furent élaborées, non pas par les législateurs, mais par l’esprit créateur des masses.

    D’autre part, il y eut de tout temps des sorciers, des mages, des faiseurs de pluie, des oracles, des prêtres. Ceux-ci furent les premiers professeurs de connaissance de la nature et les premiers fondateurs de différents cultes (celui du soleil, des forces de la nature, des ancêtres, etc.), ainsi que des différents rites qui servaient à maintenir l’unité des fédérations de tribus.

    À cette époque les premiers germes de l’étude de la nature (l’astronomie, la prédiction du temps, l’étude des maladies, etc.), était étroitement liés à diverses superstitions, exprimées par différents rites et cultes. Tous les arts et métiers eurent aussi cette origine d’étude et de superstition, et chacun d’eux avait ses formules mystiques qui n’étaient transmises qu’aux initiés, et restaient soigneusement cachées aux masses.

    À côté de ces premiers représentants de la science et de la religion, on trouve aussi des hommes qui, comme les bardes, les brehons d’Irlande, les diseurs de la loi chez les peuplades scandinaves, etc., étaient considérés comme maîtres en fait d’usages et d’anciennes coutumes, auxquels on devait avoir recours en cas de discorde et de querelle. Ils conservaient la loi dans leur mémoire (quelquefois au moyen de signes, qui furent les germes de l’écriture) et en cas de différends on s’adressait à eux comme arbitres.

    Enfin il y avait aussi les chefs temporaires des bandes de combat, lesquels étaient supposés posséder les secrets des charmes, au moyen desquels on s’assurait la victoire ; ils possédaient aussi les secrets d’empoisonnement des armes, ainsi que d’autres secrets militaires.

    Ces trois catégories d’hommes ont toujours constitué entre eux, de temps immomorables, des sociétés secrètes, pour maintenir et pour transmettre (après une longue et douloureuse période d’initiation) les secrets de leurs fonctions sociales ou de leurs métiers ; et si à certaines périodes ils se combattaient les uns les autres, ils finissaient toujours à la longue par s’étendre. Alors ils se liguaient entre eux et se soutenaient les uns les autres, de façon à pouvoir dominer les masses, les tenir dans l’obéissance, les gouverner, – et les faire travailler pour soi.

    Il est évident que l’Anarchie représente le premier de ces deux courants, c’est-à-dire la force créatrice, constructive des masses, qui élaboraient les institutions de droit commun, pour se mieux défendre contre la minorité aux instincts dominateurs. C’est aussi par la force créatrice et constructive du peuple, aidée de toute la force de la science et de la technique modernes, que l’Anarchie cherche aujourd’hui à élaborer les institutions nécessaires pour garantir le libre développement de la société, – à l’opposé de ceux qui mettent leur espoir dans une législation faite par des minorités de gouvernants et imposée aux masses par une rigoureuse discipline.

    Nous pouvons donc dire que, dans ce sens, il y a eu de tout temps des anarchistes et des étatistes.

    En outre, de tout temps il s’est aussi produit que les institutions, même les meilleures, – celles qui avaient été élaborées à l’origine pour le maintien de l’égalité, de la paix et de l’entr’aide, – se pétrifiaient à mesure qu’elles vieillissaient. Elles perdaient leur sens primitif, elles tombaient sous la domination d’une minorité ambitieuse et elles finissaient par devenir un empêchement au développement ultérieur de la société. Alors, des individus plus ou moins isolés se révoltaient. Mais, tandis que quelques-uns de ces mécontents, en se révoltant contre une institution devenue gênante, cherchaient à la modifier dans l’intérêt de tous, – et surtout à renverser l’autorité, étrangère à l’institution sociale (la tribu, la commune du village, la guilde, etc.), exclusivement pour se placer eux-mêmes en dehors et au-dessus de cette institution, afin de dominer les autres membres de la société et de s’enrichir à leurs dépens.

    Tous les réformateurs, politiques, religieux, économiques, ont appartenu à la première de ces deux catégories. Et, parmi eux, il s’est toujours trouvé des individus qui, sans attendre que tous leurs concitoyens, ou même seulement la minorité d’entre eux, se fussent pénétrés des mêmes intentions, marchaient de l’avant et se soulevaient contre l’oppression – soit en groupes plus ou moins nombreux, soit tout seuls, individuellement, s’ils n’étaient pas suivis. Ces révolutionnaires, nous les rencontrons à toutes les époques de l’histoire.

    Cependant les révolutionnaires eux-mêmes se présentaient aussi sous deux aspects différents. Les uns, tout en se révoltant contre l’autorité qui avait grandi au sein de la société, ne cherchaient nullement à détruire cette autorité, mais travaillaient à s’en emparer par eux-mêmes. En lieu et place d’un pouvoir devenu oppressif, ils cherchaient à en constituer un nouveau, dont ils seraient les détenteurs, et ils promettaient – souvent de bonne foi – que la nouvelle autorité tiendrait à cœur les intérêts du peuple, qu’elle en serait la vraie représentation, – promesse qui, plus tard, était fatalement oubliée ou trahie. C’est ainsi que se constitua l’autorité impériale dans la Rome des Césars, l’autorité de l’Église aux premiers siècles de notre ère, le pouvoir des dictateurs dans les villes du moyen âge, à l’époque de leur décadence, et ainsi de suite. Le même courant fut mis à profit pour constituer, en Europe, l’autorité royale à la fin de la période féodale. La foi en un empereur « populiste » – un César – n’est pas morte jusqu’à nos jours.

    Mais, à côté de ce courant autoritaire, un autre courant s’affirmait aussi à ces époques de révision des institutions établies. De tout temps, depuis la Grèce antique jusqu’à nos jours, il y eut des individus et des courants de pensée et d’action qui cherchaient – non pas à remplacer une autorité par une autre, mais à démolir l’autorité qui s’était greffée sur les institutions populaires des surcroissances autoritaires, afin de pouvoir rendre à l’esprit collectif des masses sa pleine liberté, – afin que le génie populaire pût librement reconstruire encore une fois des institutions d’entr’aide et de protection mutuelle, d’accord avec les nouveaux besoins et les nouvelles conditions d’existence. Dans les cités de la Grèce antique, et surtout dans celles du moyen âge (Florence, Pskov, etc.), nous trouvons beaucoup d’exemples de ce genre de luttes.

    Nous pouvons dire ainsi que des jacobins et des anarchistes ont existé de tout temps parmi les réformateurs et les révolutionnaires.

    Il s’est même produit, aux temps passés, de formidables mouvements populaires empreints du caractère anarchiste. Villages et cités se soulevaient alors contre le principe gouvernemental – contre les organes de l’État, ses tribunaux et ses lois, et proclamaient la souveraineté des droits de l’homme. Ils niaient toutes les lois écrites et affirmaient que chacun doit se gouverner par sa propre conscience. Ils cherchaient à fonder ainsi une nouvelle société, basée sur des principes d’égalité, de liberté complète et de travail. Dans le mouvement chrétien qui se fit en Judée, sous Auguste, – contre la loi romaine, contre l’État romain et la moralité ou plutôt l’immoralité de l’époque, – il y eut incontestablement des éléments sérieux d’Anarchie. Mais peu à peu ce mouvement dégénéra en un mouvement d’Église, construite sur le modèle de l’Église des Hébreux et de la Rome impériale elle-même, – ce qui tua évidemment ce que le christianisme possédait d’anarchisme à ses débuts, mui donna des formes romaines et en fit bientôt l’appui principal de l’autorité, de l’État, de l’esclavage, de l’oppression. Les premiers germes de « l’opportunisme, » qui fut introduit dans le christianisme, sont déjà visibles dans les évangiles et dans les Actes des Apôtres, – ou du moins dans les versions de ces écrits qui constituent le « Nouveau Testament. »

    De même, le mouvement anabaptiste du seizième siècle, qui inaugura et fit la Réforme, avait aussi un fond anarchiste. Mais, écrasé par ceux des réformés qui, sous la gouverne de Luther, se liguèrent avec les princes contre les paysans révoltés, – ce mouvement fut étouffé par un massacre en grand des paysans et du « bas peuple » des villes. Alors, l’aile droite des réformés dégénéra peu à peu, jusqu’à devenir ce compromis avec sa propre conscience et l’État, qui existe aujourd’hui sous le nom de protestantisme.

    Ainsi donc, pour nous résumer, l’Anarchie est née de la même protestation critique et révolutionnaire, dont est né le socialisme en général. Seulement une partie des socialistes, après être arrivés jusqu’à la négation du capital et de la société basée sur l’asservissement du travail au capital, s’est arrêtée là. Ils ne se sont pas déclarés contre ce qui constitue la vraie force du capital – l’État et ses principaux appuis : la centralisation de l’autorité, la loi (faite toujours par la minorité, au profit des minorités), et la Justice, constituées surtout pour la protection de l’autorité et du capital.

    Quand à l’Anarchie, elle ne s’arrête pas dans sa critique devant ces institutions. Elle lève son bras sacrilège non seulement contre le capital, mais aussi contre ces suppôts du capitalisme.

    2.

    Le Mouvement intellectuel du XVIIIe siècle.

    Mais si l’Anarchie, semblable en cela à tous les courants révolutionnaires, est née au sein du peuple, dans le tumulte de la lutte, et non pas dans le cabinet du savant, – il importe néanmoins de connaître la place qu’elle occupe parmi les divers courants de pensée scientifique et philosophique qui existent de nos jours. Quelle est son attitude vis-à-vis ces divers courants ? Sur lequel d’entre eux s’appuie-t-elle de préférence ? De quelle méthode de recherche se sert-elle pour appuyer ses conclusions ? Autrement dit – à quelle école de Philosophie du Droit appartient l’Anarchie ? Avec quel courant de la science moderne offre-t-elle le plus d’affinité ?

    En présence de l’engouement pour la métaphysique économique, que nous avons vu récemment dans les cercles socialistes, cette question offre un certain intérêt. Je tâcherai, par conséquent, d’y répondre brièvement et aussi simplement que possible, en évitant les termes difficiles là où l’on peut les éviter. [Note : À la fin du livre on trouvera des Notes Explicatives, où l’interprétation de divers termes de sciences est donnée en un langage compréhensible, et l’œuvre des divers auteurs mentionnés est indiquée en quelques mots.]

    Le mouvement intellectuel du dix-neuvième siècle a son origine dans l’œuvre des philosophes anglais et français du milieu et de la fin du siècle précédent.

    Le réveil de la pensée qui se produisit à cette époque anima les penseurs du désir d’englober toutes les connaissances humaines en un seul système général – le système de la Nature. Repoussant entièrement la scolastique et la métaphysique du moyen âge, ils eurent le courage d’envisager toute la Nature – le monde des étoiles, notre système solaire, notre terre et le développement des plantes, des animaux et des faits qui peuvent être étudiés de la façon dont on étudie les sciences naturelles.

    Mettant largement à profit la vraie méthode scientifique – la méthode inductive-déductive, – ils entreprirent l’étude de tous les groupes de faits que nous offre la Nature, qu’ils appartiennent au monde des étoiles ou à celui des animaux, ou bien à celui des croyances ou des institutions humaines, absolument de la même façon que si c’étaient des questions de physique, étudiées par un naturaliste.

    Ils enregistraient, d’abord, patiemment les faits, et quand ils se lançaient dans des généralisations, ils les faisaient par la voie de l’induction. Ils faisaient bien certaines hypothèses ; mais à ces hypothèses ils n’attribuaient pas d’autre importance que Darwin n’en accordait à son hypothèse concernant l’origine de nouvelles espèces par la lutte pour l’existence, ou que Mendéléeff n’en donnait à sa « loi périodique ». Ils y voyaient des suppositions, qui offraient une explication provisoire et facilitaient le groupement des faits et leur étude ; mais ils n’oubliaient pas que ces suppositions devaient être confirmées par l’application à une multitude de faits et qu’elles devaient être expliquées aussi par la voie déductive. Elles ne pouvaient devenir des « lois » (des généralisations prouvées), qu’après qu’elles auraient subi cette vérification et que les causes des rapports constants qu’elles expriment auraient été expliquées.

    Lorsque le centre du mouvement philosophique du dix-huitième siècle fut transporté de l’Angleterre et de l’Écosse en France, les philosophes français, avec le sentiment de système qui leur est propre, se mirent à bâtir sur un plan général et sur les mêmes principes toutes les connaissances humaines : naturelles et historiques. Ils firent une tentative de construire le savoir généralisé – la philosophie de l’univers et de sa vie, – sous une forme strictement scientifique, en repoussant toutes les constructions métaphysiques des philosophes précédents, et en expliquant tous les phénomènes par l’action de ces mêmes forces physiques (c’est-à-dire mécaniques) qui leur suffisaient pour expliquer l’origine et l’évolution du globe terrestre.

    On dit que lorsque Napoléon Ier fit à Laplace cette remarque, que dans son Exposition du système du Monde le nom de Dieu ne se rencontrait nulle part, Laplace répondit : « Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » Mais Laplace fit mieux. Il n’eut pas recours, non plus, aux grands mots de la métaphysique, derrière lesquels se cache généralement l’incompris, ou une demi-compréhension nébuleuse des phénomènes et l’incapacité de se les représenter sous une forme concrète, comme des grandeurs mesurables. Laplace se passa de la métaphysique, aussi bien que de l’hypothèse d’un créateur. Et quoique son Exposition du système du Monde ne contint pas du tout de calculs mathématiques, et qu’elle fût écrite dans un langage compréhensible à tout lecteur éduqué, les mathématiciens purent plus tard exprimer chaque pensée séparée de cet ouvrage sous forme d’équations mathématiques, c’est-à-dire, de rapports entre quantités mesurables : si exactement avait été pensée l’œuvre de Laplace !

    Eh bien, ce que Laplace fit pour la mécanique céleste, les philosophes français du dix-huitième siècle avaient essayé de le faire, dans les limites des connaissances de l’époque, pour l’étude des phénomènes de la vie, ainsi que de ceux de l’entendement humain et du sentiment (la psychologie). Ils avaient renoncé à ces affirmations métaphysiques que l’on trouvait chez leurs prédécesseurs et que l’on rencontre, plus tard, chez le philosophe allemand, Kant.

    On sait, en effet, que Kant chercha à expliquer, par exemple, le sentiment moral de l’homme en disant que c’est un « catégorique impératif, » et que telle maxime de conduite est obligatoire « si nous pouvons la concevoir comme une loi, susceptible d’application universelle. » Mais chaque mot dans cette détermination substitue quelque chose de nuageux et d’incompréhensible (« impératif », « catégorique », « loi », « universelle » !) à la place du fait matériel, connu de nous tous, qu’il s’agissait d’expliquer.

    Les encyclopédistes français ne pouvaient pas se contenter de pareilles « explications » par les « grands mots ». Comme leurs prédécesseurs anglais et écossais, ils ne voulurent pas – pour expliquer d’où vient chez l’homme la conception du bien et du mal – insérer, comme disait Goethe, « un mot, là où l’on manque d’idées. » Ils étudièrent cette conception de l’homme et – ainsi que l’avait déjà fait Hutcheson dès 1725 et, plus tard, Adam Smith, dans son meilleur ouvrage, L’origine des sentiments moraux, – ils trouvèrent que le sentiment moral chez l’homme a son origine dans le sentiment de pitié, de sympathie que nous ressentons envers celui qui souffre. Il provient de la capacité dont nous sommes doués, de nous identifier avec les autres, – si bien que nous sentons presqu’une peine physique, si nous voyons battre un enfant en notre présence, et que cet acte nous révolte.

    En partant de ce genre d’observations, et de faits connus de tout le monde, les encyclopédistes arrivaient ainsi aux plus larges généralisations. De cette façon ils expliquaient, en effet, le sentiment moral, qui est un fait complexe, par des faits plus simples. Mais ils ne mettaient pas, au lieu de faits connus et compréhensibles, des mots incompréhensibles et nébuleux, qui n’expliquent absolument rien, – comme ceux « d’impératif catégorique », ou de « loi universelle ».

    L’avantage de la méthode des Encyclopédistes est évident. Au lieu d’une « inspiration d’en haut », au lieu d’une origine extra-humaine et supra-naturelle du sentiment moral, ils disaient à l’homme : « Voici le sentiment de pitié, de sympathie, possédé par l’homme depuis son origine, puisé dans ses toutes premières observations sur ses semblables, et perfectionné peu à peu par l’expérience de la vie en sociétés. De ce sentiment nous vient notre sens moral. »

    On voit ainsi que les penseurs du dix-huitième siècle ne changeaient pas de méthode, lorsqu’ils passaient du monde des étoiles au monde des réactions chimiques, ou bien, du monde physique et chimique à celui de la vie des plantes et des animaux, ou au développement des formes économiques et politiques de la société, à l’évolution des religions et ainsi de suite. La méthode restait toujours la même. À toutes les branches des sciences ils appliquaient toujours la méthode inductive. Et puisque, ni dans l’étude des religions, ni dans l’analyse du sentiment moral, ni dans celle de la pensée en général, ils ne trouvaient un point où cette méthode fût insuffisante et où une autre méthode vint s’imposer ; puisque nulle part ils ne se voyaient forcés de recourir, soit à des conceptions métaphysiques (Dieu, âme immortelle, force vitale, impératif catégorique inspiré par un être supérieur, etc.), soit à quelque méthode dialectique, – ils essayaient d’expliquer tout l’univers et tous les phénomènes de la même façon NATURALISTE.

    Pendant ces années de remarquable développement intellectuel les encyclopédistes bâtirent leur monumentale Encyclopédie ; Laplace publia son Système du Monde et d’Holbach son Système de la Nature ; Lavoisier affirmait l’indestructibilité de la matière et, par conséquent, de l’énergie, du mouvement. Lomonossoff, en Russie, inspiré de Bayle, esquissait déjà à cette époque la théorie mécanique de la chaleur ; Lamarck expliquait l’origine de l’infinie variété des espèces de plantes et d’animaux par leurs adaptations aux divers milieux ambiants ; Diderot donnait une explication du sentiment moral, des coutumes morales, des institutions primitives et des religions, sans recourir à une inspiration d’en haut ; Rousseau tâchait d’expliquer la naissance des institutions politiques à la suite d’un contrat social, – c’est-à-dire, d’un acte de la volonté humaine. Bref, il n’y avait pas un seul domaine dont l’étude ne fût entamée sur le terrain des faits, toujours par la même méthode scientifique d’induction et de déduction, vérifiée par l’observation des faits et l’expérience.

    Certainement plus d’une erreur fut commise dans cette tentative, immense et hardie. Là où l’on manquait alors de connaissances, on fit parfois des suppositions hâtives et parfois erronées. Mais une nouvelle méthode avait été appliquée à l’ensemble des connaissances humaines, et grâce à cette nouvelle méthode les erreurs mêmes furent plus tard facilement reconnues et corrigées. De cette façon, le dix-neuvième siècle reçut en héritage un instrument puissant de recherche, qui nous permit de bâtir toute notre conception de l’univers sur une base scientifique, et de la libérer enfin des préjugés qui l’obscurcissaient, ainsi que de ces mots nébuleux qui ne disent rien et que l’on avait autrefois la mauvaise habitude d’introduire, lorsqu’on voulait éluder les questions difficiles.

    3.

    La Réaction au commencement du XIXe siècle.

    Après la défaite de la grande Révolution française, l’Europe traversa, on le sait, une période de réaction générale : dans le domaine de la politique, de la science et de la philosophie. La Terreur Blanche des Bourbons, la Sainte Alliance, conclue en 1815 entre les monarques de l’Autriche, la Prusse et la Russie pour combattre les idées libérales, le mysticisme et le « piétisme » dans la haute société européenne, et la police d’État partout, triomphaient sur toute la ligne.

    Et cependant les principes fondamentaux de la Révolution ne devaient pas périr. L’affranchissement des paysans et des ouvriers citadins, sortis de l’état de demi-servage dans lequel ils étaient restés jusqu’alors, l’égalité devant la loi, et le gouvernement représentatif, – ces trois principes promulgués par la Révolution et portés par les armées révolutionnaires dans toute l’Europe, jusqu’en Pologne, faisaient leur chemin, en France comme ailleurs. Après la Révolution, qui avait annoncé les grands principes de liberté, d’égalité et de fraternité, commença la lente évolution, – c’est-à-dire la lente transformation des institutions : l’application dans la vie de tous les jours, des principes généraux proclamés en 1789-1793. Remarquons en passant, que la réalisation par la voie de l’évolution, des principes annoncés par la tourmente révolutionnaire précédente, pourrait être reconnue comme une loi générale du développement des sociétés.

    Si l’Église, l’État et même la Science foulaient aux pieds le drapeau sur lequel la Révolution avait inscrit sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité ; si l’accommodement avec ce qui existe était devenu alors le mot d’ordre général, jusque dans la philosophie – les grands principes de liberté pénétraient néanmoins dans la vie. Il est vrai que les obligations serviles des paysans, ainsi que l’inquisition, abolies en Italie et en Espagne par les armées de la Révolution, furent rétablies. Mais un coup mortel avait été porté à ces institutions ; elles ne s’en relevèrent jamais.

    La vague d’affranchissement arriva d’abord jusqu’à l’Allemagne occidentale, puis elle roula jusqu’à la Prusse, l’Autriche ; elle se répandit sur les péninsules, ibérique et italienne ; et, marchant vers l’Orient, elle arriva en 1861 jusqu’à la Russie, et en 1878 jusqu’aux Balkans. L’esclavage disparut en Amérique en 1863. En même temps l’idée d’égalité de tous devant la loi et celle du gouvernement représentatif se répandirent aussi, de l’ouest à l’est, et à la fin du siècle, seule, la Russie et la Turquie restèrent encore sous le joug de l’autocratie, – déjà très malade, il est vrai [Note : Voyez là-dessus La Grande Révolution, le chapitre « Conclusion »].

    Il y eut mieux. Sur la ligne de démarcation entre les deux siècles, le dix-huitième et le dix-neuvième, nous trouvons déjà les idées d’affranchissement économique hautement annoncées. Immédiatement après le renversement de la royauté par le peuple de Paris, le 10 août 1792, et surtout après le renversement des Girondins au 2 juins 1793, il y eut à Paris et dans les provinces une explosion de sentiments communistes ; et l’on vit alors les « sections » révolutionnaires des grandes cités et beaucoup de municipalités des petites villes agir dans ce sens dans une grande partie de la France.

    Les hommes intelligents du peuple déclaraient que l’Égalité devait cesser d’être un vain mot : qu’elle devait être dans les faits. Et, comme le poids de la guerre que la République était forcée de mener contre « les rois conjurés » tombait surtout sur les pauvres, le peuple forçait les Commissaires de la Convention à prendre certaines mesures communistes, égalitaires.

    La Convention elle-même était forcée de marcher dans le sens communiste, et elle prit quelques mesures qui tendaient à « l’abolition de la pauvreté » et à « égaliser les fortunes. » Après que les Girondins furent éliminés du gouvernement par le soulèvement du 31 mai – 2 juin 1793, la Convention fut même forcée de prendre des mesures qui tendaient à la nationalisation, non seulement du sol, mais aussi de tout le commerce national, du moins pour les objets de première nécessité.

    Ce mouvement, très profond, dura jusqu’en juillet 1794, lorsque la réaction bourgeoise des Girondins, se mettant d’accord avec les Monarchistes, reprit le dessus au 9 thermidor. Mais, malgré sa courte durée, il donna au dix-neuvième siècle son empreinte distinctive : la tendance communiste et socialiste de ses éléments avancés.

    Tant que le mouvement de 1793-1794 dura, il trouva, pour l’exprimer, des orateurs populaires. Mais parmi les écrivains de l’époque il n’y eut personne en France pour donner une expression littéraire raisonnée à ces aspirations (que l’on appela « l’au-delà de Marat »), de façon à produire une action durable sur les esprits.

    Ce ne fut qu’en Angleterre que William Godwin fit paraître en 1793 son œuvre vraiment remarquable : « Recherche sur la justice politique et son influence sur la moralité publique » (Enquiry concerning Political Justice etc.), qui en fit le premier théoricien du socialisme sans gouvernement, c’est-à-dire, de l’anarchie ; d’autre part – Babeuf (sous l’influence, paraît-il, de Buonarroti) se présenta en 1795 comme le premier théoricien du socialisme centralisé, du socialisme d’État.

    Plus tard, – développant les principes déjà posés ainsi à la fin du siècle précédent, – vinrent Fourier, Saint-Simon et Robert Owen, les trois fondateurs du socialisme moderne, dans ses trois écoles principales ; et plus encore, dans les années quarante, nous eûmes Proudhon, qui, sans connaître l’œuvre de Godwin, posa à nouveau les fondements de l’anarchie.

    Les bases scientifiques du socialisme, sous ses deux aspects, gouvernemental et anti-gouvernemental, furent ainsi élaborées, dès le commencement du dix-neuvième siècle, avec une richesse de développement, méconnue, malheureusement, par nos contemporains. Le socialisme moderne, qui date de l’Internationale, n’a dépassé ces fondateurs que sur deux points – certainement très importants, – mais seulement sur ces deux points. Il est devenu révolutionnaire, et il a rompu avec la conception du « Christ socialiste et révolutionnaire » que l’on aimait à parader avant 1848.

    Le socialisme moderne comprit que, pour réaliser ses aspirations, la révolution sociale était de toute nécessité – non dans le sens dans lequel on emploie quelquefois le mot « révolution », lorsqu’on parle de « révolution industrielle » ou de « révolution dans les sciences » ; mais bien dans le sens exact, concret : celui de reconstruction générale et immédiate des fondements mêmes de la société. D’autre part, le socialisme moderne cessa de mélanger ses conceptions avec les quelques réformes très anodines et d’ordre sentimental dont parlaient certains réformateurs chrétiens. Mais ceci – il faut bien le relever – avait été déjà fait par Godwin, par Fourier et par Robert Owen. Quant à l’administration, à la centralisation et au culte de l’autorité et de la discipline – que l’humanité doit surtout à la théocratie et à la loi impériale romaine – cette « survivance » d’un passé obscur, comme l’a très bien caractérisée P. Lavroff, est encore entièrement retenue par une foule de socialistes modernes qui, conséquemment, n’ont pas encore atteint le niveau de leurs ancêtres anglais et français.

    Il serait difficile de parler ici de l’influence que la réaction, devenue souveraine après la Grande Révolution, exerça sur le développement des sciences [Note : Il en est question dans une conférence anglaise : « Le développement scientifique au dix-neuvième siècle » que je prépare pour l’impression]. Il suffira de remarquer que tout ce dont la science moderne est si fière aujourd’hui, fut déjà indiqué, et souvent plus qu’indiqué, – fut exprimé quelquefois sous une forme scientifique définie – vers la fin du dix-huitième siècle. La théorie mécanique de la chaleur, l’indestructibilité du mouvement (la conservation de l’énergie), la variabilité des espèces sous l’influence directe du milieu, la psychologie physiologique, la compréhension anthropologique de l’histoire, des religions et de la législation, les lois du développement de la pensée – en un mot, toute la conception mécanique de la nature, ainsi que la philosophie synthétique (une philosophie qui comprend tous les phénomènes physiques, chimiques, vitaux et sociaux comme un tout unique) furent déjà esquissés et en partie élaborés au dix-huitième siècle.

    Mais, avec la réaction qui avait pris le dessus après la fin de la Grande Révolution, on chercha pendant tout un demi-siècle à étouffer ces découvertes. Les savants réactionnaires les représentaient comme « peu scientifiques ». Sous prétexte d’étudier d’abord « les faits », d’accumuler « les matériaux de la science », on répudia dans les sociétés savantes jusqu’à des recherches qui n’étaient que des mensurations – telles que la détermination, par Séguin aîné, et plus tard par Joule, de l’équivalent mécanique de la chaleur (de la quantité de frottement mécanique qui est nécessaire pour obtenir telle quantité de chaleur) – dès que les savants y apercevaient quelque nouveau principe ! La « Société Royale » d’Angleterre, qui est l’Académie des Sciences anglaise, refusa même d’imprimer le travail de Joule sur ce sujet, le trouvant « non scientifique ». Et quant au travail remarquable de Grove sur l’unité de toutes les forces physiques, – travail fait depuis 1843 – on ne lui prêta aucune attention jusqu’en 1856.

    C’est surtout en étudiant l’histoire des sciences dans la première moitié du dix-neuvième siècle que l’on comprend l’épaisseur des ténèbres qui enveloppèrent l’Europe à cette époque.

    Le rideau fut déchiré soudain vers la fin des années cinquante, lorsqu’on vit commencer en Occident le mouvement libéral qui amena le soulèvement de Garibaldi, la libération de l’Italie, l’abolition de l’esclavage en Amérique, les réformes libérales en Angleterre, etc. Ce même mouvement produisit en Russie l’abolition du servage et du knout, renversa en philosophie l’autorité de Schelling et de Hegel et donna jour à cette franche révolte contre le servage intellectuel et l’aplatissement devant toute sorte d’autorités, qui est connue sous le nom de nihilisme.

    Maintenant, lorsque nous pouvons retracer l’histoire intellectuelle de ces années, il est évident pour nous que ce fut la propagande des idées républicaines et socialistes, faite dans les années trente et quarante, et la révolution de 1848, qui aidèrent la science à déchirer les liens qui l’étouffaient.

    En effet, sans entrer dans des détails, il suffira de remarquer ici que Séguin, dont le nom vient d’être mentionné, Augustin Thierry (l’historien qui posa, le premier, les bases de l’étude du régime populaire des communes et des idées fédéralistes au moyen âge) et Sismondi (l’historien des cités libres en Italie) furent des élèves de Saint-Simon, l’un des trois fondateurs du socialisme dans la première moitié du dix-neuvième siècle. Alfred R. Wallace, qui énonça en même temps que Darwin la théorie de l’origine des espèces par la sélection naturelle, fut dans sa jeunesse un partisan convaincu de Robert Owen ; Auguste Comte fut saint-simonien ; Ricardo, ainsi que Bentham, furent owenistes ; et les matérialistes Carl Vogt et G. Lewes, ainsi que Grove, Mill, Herbert Spencer et tant d’autres, subirent l’influence du mouvement radical socialiste anglais des années trente et quarante. Dans ce mouvement ils puisèrent leur courage scientifique [Note : Pour tous ces noms ainsi que pour les suivants, voyez les Notes Explicatives à la fin du livre].

    L’apparition, dans le court espace de cinq ou six années, 1856-1862, des ouvarges de Grove, Joule, Berthelot, Helmholtz et Mendéléeff ; de Darwin, Claude Bernard, Spencer, Moleschott et Vogt ; de Lyell sur l’origine de l’homme ; de Bain, de Mill et de Burnouf, – l’apparition soudaine de ces travaux produisit une révolution complète dans les conceptions fondamentales des savants. La science fut lancée du coup dans des voies nouvelles. Des branches entières du savoir furent créées avec une rapidité prodigieuse.

    La science de la vie (la biologie), celle des institutions humaines (l’anthropologie et l’ethnologie), celle de l’entendement, de la volonté et des passions (la psychologie physique), l’histoire du droit et des religions, et ainsi de suite, se formèrent sous nos yeux, frappant l’esprit par la hardiesse de leurs généralisations et le caractère révolutionnaire de leurs conclusions. Ce qui n’était, au siècle passé, que de vagues suppositions, souvent même des intuitions, se présentait maintenant, prouvé par la balance et le microscope, vérifié par mille applications. La manière même d’écrire changea complètement, et les savants que nous venons de nommer firent, tous, un retour vers la simplicité, l’exactitude et la beauté de style, caractéristiques de la méthode inductive et que possédaient si bien ceux des écrivains du dix-huitième siècle qui avaient rompu avec la métaphysique.

    Prédire, dans quelle direction la science marchera dorénavant, est certainement impossible. Tant que les savants dépendront des riches et des gouvernements, leur science en subira inévitablement le cachet, et ils pourront toujours produire un temps d’arrêt, comme celui qu’ils produisirent dans la première moitié du dix-neuvième siècle. Mais une chose est certaine. C’est que dans la science, telle qu’elle se présente aujourd’hui, il n’y a plus besoin, ni de l’hypothèse dont Laplace sut se passer, ni des « petits mots » métaphysiques dont se moquait Goethe. Nous pouvons déjà lire le livre de la Nature, y compris celui du développement de la vie organique et de l’humanité, sans avoir recours à un créateur, à une « force vitale » mystique, ou à une âme immortelle, et sans consulter la trilogie de Hegel, ni cacher notre ignorance derrière n’importe quels symboles métaphysiques, que nous aurions doués nous-mêmes d’existence réelle. Les phénomènes mécaniques, – devenant de plus en plus compliqués à mesure que nous passons de la physique aux faits de la vie, mais restant toujours mécaniques, – nous suffisent pour l’explication de la Nature entière, et de la vie organique, intellectuelle et sociale que nous découvrons.

    Sans doute, il reste encore beaucoup d’inconnu, de sombre et d’incompris par nous dans l’univers ; sans doute, il s’ouvrira toujours de nouvelles lacunes dans notre savoir, à mesure que les vieilles lacunes seront comblées. Mais nous ne voyons pas de région, dans laquelle il nous serait impossible de trouver l’explication des phénomènes, en nous adressant aux simples faits physiques, – ceux qui se produisent lorsque deux billes de billard se rencontrent, ou lors de la chute d’une pierre, ou bien aux faits chimiques que nous voyons autour de nous. Ces faits mécaniques nous suffisent jusqu’à présent pour expliquer toute la vie de la Nature. Nulle part ils ne nous ont fait défaut : et nous n’entrevoyons pas la probabilité de jamais découvrir une région, où les faits mécaniques ne nous suffiraient plus. Rien, jusqu’à présent, ne nous en fait soupçonner l’existence.

    4.

    La Philosophie positive de Comte.

    Il est évident qu’aussitôt que la science commença à arriver à de pareils résultats, une tentative dut être faite de construire une philosophie synthétique, qui englobât tous ces résultats. Sans plus s’attarder à ces produits de leur propre imagination, dont les philosophes entretenaient jadis nos pères et nos grands-pères, tels que les « substances », « l’idée de l’univers », « la destination de la vie », et autres expressions symboliques ; sans plus s’amuser à anthropomorphiser, – c’est-à-dire, à douer la nature et les forces physiques de qualités et d’intentions humaines, – il était naturel de chercher à construire une philosophie qui fût un résumé systématique, unifié, raisonné de tout notre savoir. Cette philosophie, s’élevant graduellement du simple au composé, exposerait les principes fondamentaux de la vie de l’univers et donnerait une clef pour la compréhension de l’ensemble de la nature. Elle nous fournirait, par cela même, un puissant instrument de recherche, qui nous aiderait à découvrir de nouveaux rapports entre les divers phénomènes, – c’est-à-dire, de nouvelles lois naturelles, et nous inspirerait, en même temps, la confiance dans l’exactitude de nos conclusions, si contraires qu’elles soient aux notions courantes établies.

    Plusieurs tentatives de ce genre furent faites, en effet, au dix-neuvième siècle, et celles d’Auguste Comte et de Herbert Spencer méritent surtout de fixer notre attention.

    Il est vrai que la nécessité d’une philosophie synthétique fut comprise déjà au dix-huitième siècle, par les encyclopédistes, par Voltaire dans son admirable Dictionnaire philosophique, qui, jusqu’à présent reste une œuvre monumentale, par Turgot, et, plus tard, encore plus nettement, par Saint-Simon. Mais dans la première moitié du dix-neuvième siècle, Auguste Comte entreprit la même œuvre d’une façon sévèrement scientifique, répondant aux récents progrès des sciences naturelles.

    On sait qu’en ce qui concerne les mathématiques et les sciences exactes en général, Comte s’acquitta de sa tâche d’une façon tout à fait admirable. Il est aussi généralement reconnu qu’il eut parfaitement raison d’introduire la science de la vie (la biologie) et celle des sociétés humaines (la sociologie) dans le cycle des sciences positives. Et l’on sait aussi quelle formidable influence la philosophie positive de Comte exerça sur la plupart des penseurs et des savants de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

    Mais pourquoi, – se demandent les admirateurs du grand philosophe – pourquoi Comte fut-il si faible, dès qu’il entreprit dans sa Politique positive, l’étude des institutions modernes et surtout celle de l’éthique, – la science des conceptions morales ?

    Comment un esprit aussi vaste et aussi positif que le sien put-il arriver à devenir le fondateur d’une religion et d’un culte, comme l’a fait Comte au déclin de sa vie ?

    Beaucoup de ses élèves cherchent à réconcilier cette religion et ce culte avec son œuvre précédente et maintiennent contre toute évidence que le philosophe a suivi la même méthode dans ses deux ouvrages, – sa Philosophie positive et sa Politique positive. Mais deux philosophes positivistes aussi importants que J. S. Mill et Littré s’accordent à ne pas reconnaître que la Politique positive fût une partie de la philosophie de Comte. Ils n’y voient que le produit d’une intelligence déjà affaiblie.

    Et cependant la contradiction qui existe entre les deux ouvrages de Comte – sa Philosophie et sa Politique positives – est excessivement caractéristique ; elle jette une lueur sur les plus graves questions de notre époque.

    Lorsque Comte eut terminé son Cours de Philosophie positive, il dut certainement remarquer que sa philosophie n’avait pas encore abordé l’essentiel : l’origine du sentiment moral dans l’homme et l’influence de ce sentiment sur la vie de l’homme et de ses sociétés. Il était tenu, évidemment, d’indiquer l’origine de ce sentiment, de l’expliquer par l’influence de ces mêmes causes, par lesquelles il expliquait la vie en général ; et il devait montrer, pourquoi l’homme sent le besoin d’obéir à ce sentiment ou, du moins, de compter avec lui.

    Il est extrêmement remarquable que Comte était sur le vrai chemin, – qui fut suivi plus tard par Darwin, lorsque le grand naturaliste anglais essaya d’expliquer, dans son Origine de l’homme, l’origine du sens moral. Comte écrivit, en effet, dans sa Politique positive plusieurs passages admirables, qui montrent que la sociabilité et l’entr’aide chez les animaux et l’importance ethique de ce fait n’avaient pas échappé à son attention [Note : Je n’avais pas tenu compte de ces passages au moment où j’écrivais en vue de la première édition de cet essai. Je dois à un ami positiviste du Brésil d’avoir attiré mon attention sur ce sujet, en même temps qu’il m’envoyait une belle édition du second grand ouvrage de Comte, la Politique positive. Je profite de cette occasion pour lui en témoigner mes meilleurs remerciements. Il y a des pages et des pages, pleines de génie, dans cet ouvrage de Comte, comme dans la Philosophie positive ; et le relire, avec toutes les connaissances accumulées durant une vie, – à l’invitation d’un ami – fut un profond plaisir].

    Mais pour tirer de ces faits les conclusions positivistes nécessaires, les connaissances en biologie étaient, à cette époque, encore insuffisantes, et lui-même manqua de hardiesse. Il supprima Dieu – la divinité des religions positives, que l’homme doit adorer et prier afin de rester moral, – et à sa place il mit l’Humanité, avec une majuscule. Devant cette nouvelle idole il nous ordonna de nous prosterner et de lui adresser nos prières, afin de développer en nous-mêmes l’élément moral.

    Mais, une fois que ceci fut fait, une fois qu’il fut reconnu nécessaire pour l’homme d’adorer quelque entité, placée en dehors et au-dessus de l’individu, – le reste vint de soi-même. Le rituel de la religion de Comte fut tout naturellement trouvé dans le rituel des vieilles religions, venues de l’Orient.

    En effet, Comte y était forcément amené, dès qu’il n’avait pas reconnu que le sens moral de l’homme, comme la sociabilité et la société même, étaient d’origine pré-humaine : dès qu’il n’y reconnaissait pas un développement ultérieur de la sociabilité que l’on voit chez les animaux, fortifiée dans l’homme par son observation de la Nature et de la vie des sociétés humaines.

    Comte n’avait pas compris que le sens moral de l’homme dépend de sa nature, au même degré que son organisation physique : que l’un et l’autre sont un héritage d’un extrêmement long développement – d’une évolution qui a duré des dizaines de mille ans. Comte avait bien remarqué les sentiments de sociabilité et de sympathie mutuelle qui existent chez les animaux ; mais, subissant l’influence du grand zoologue Cuvier, qui était considéré à cette époque comme une autorité suprême, il n’avait pas admis ce que Buffon et Lamarck avaient déjà mis en lumière, – la variabilité des espèces. Il n’avait pas reconnu l’évolution continue de l’animal à l’homme. Par conséquent, il ne voyait pas, ce qu’a compris Darwin : que le sens moral de l’homme n’est qu’un développement des instincts, des habitudes d’entr’aide qui existaient dans toutes les sociétés animales, bien avant l’apparition sur la terre des premiers êtres d’apparence humaine.

    Par conséquent, Comte ne voyait pas, comme nous le voyons aujourd’hui, que, quels que soient les actes immoraux d’individus isolés, le principe moral vivra forcément dans l’humanité, à l’état d’instinct, tant que l’espèce humaine ne commencera pas à marcher vers son déclin : que les actes, contraires à une morale issue de cette source, doivent produire nécessairement une réaction de la part des autres hommes, tout comme une action mécanique produit sa réaction dans le monde physique. Et il ne s’aperçut pas que dans cette capacité de réagir contre les actes anti-sociaux de quelques-uns réside la force naturelle qui forcément maintient le sens moral et les habitudes sociables des sociétés humaines, comme elle les maintient dans les sociétés animales, sans aucune intervention du dehors ; que cette force est infiniment plus puissante que les ordres de n’importe quelle religion et que n’importe quels législateurs. Mais une fois que Comte n’avait pas admis cela, il devait forcément inventer une nouvelle divinité, – l’Humanité – et un nouveau culte, afin que ce culte ramenât toujours l’homme dans la voie de la vie morale.

    Comme Saint-Simon, comme Fourier, il paya ainsi un tribut à son éducation chrétienne. Sans admettre une lutte entre le principe du Bien et le principe du Mal, de force égale l’un l’autre, et sans que l’homme s’adresse au représentant du premier principe pour se fortifier dans sa lutte contre le représentant du Mal, – sans cela, le christianisme ne peut exister. Et Comte, imbu de cette idée chrétienne, retourna vers elle, dès qu’il rencontra dans son chemin la question de la morale et des moyens de l’affermir dans nos sentiments. Le culte de l’Humanité devait lui servir d’instrument pour éloigner de l’homme la puissance néfaste du Mal.

    5.

    Le réveil des années 1856-1862.

    Si Auguste Comte avait échoué dans son étude des institutions humaines et surtout du principe moral, il ne faut pas oublier qu’il écrivit sa Philosophie et Politique positives bien avant ces années, 1856-1862, qui – nous l’avons déjà mentionné – élargirent soudain l’horizon de la science et élevèrent rapidement le niveau des conceptions générales de tout homme éduqué.

    Les ouvrages concernant les diverses branches des sciences qui parurent dans le courant de ces cinq ou six années accomplirent une révolution si complète dans tous nos aperçus sur la nature, sur la vie en général et sur la vie des sociétés humaines, qu’on ne trouve pas une pareille révolution dans toute l’histoire des sciences depuis plus de vingt siècles.

    Ce que les encyclopédistes avaient entrevu seulement, ou plutôt pressenti, ce que les meilleurs esprits du dix-neuvième siècle avaient eu jusqu’alors tant de peine de débrouiller, apparut soudain avec toute la force du savoir. Le tout – si complètement et si bien élaboré par la méthode inductive-déductive des sciences naturelles, que toute autre méthode de recherche apparut du coup incomplète, fausse et inutile.

    Arrêtons-nous donc un moment sur ces résultats, pour mieux être à même d’apprécier la tentative suivante de philosophie synthétique, qui fut faite par Herbert Spencer.

    Dans le courant de ces six années, Grove, Clausius, Helmholtz, Joule et toute une phalange de physiciens et d’astronomes, y compris Kirchhoff qui, par sa découverte de l’analyse chimique spectrale nous permit de reconnaître la constitution chimique des étoiles, c’est-à-dire des soleils les plus éloignés de nous, – brisèrent les limitations qui avaient défendu aux savants depuis un demi-siècle de se lancer dans de vastes et hardies généralisations physiques. Et, en quelques années ils prouvèrent et établirent l’unité de la nature dans tout le monde inorganique. Parler désormais de « fluides » mystérieux : calorique, magnétique, électrique, ou autre, auxquels les physiciens avaient recours autrefois pour expliquer des différentes forces physiques, devint absolument impossible. Il fut prouvé que les mouvements mécaniques des molécules, – ceux qui produisent les vagues de la mer, ceux que nous découvrons dans les vibrations d’une cloche ou d’une lame de métal, suffisent pour expliquer tous les phénomènes physiques : la chaleur, la lumière, le son, l’électricité, le magnétisme.

    Plus que cela. Nous apprîmes à mesurer ces mouvements invisibles, ces vibrations des molécules, – à peser, pour ainsi dire, leur énergie – de la même façon que nous mesurons l’énergie d’une pierre qui tombe, ou d’un train en mouvement. La physique devint ainsi une branche de la mécanique.

    Il fut démontré, en outre, toujours dans le courant de ces quelques années, que dans les corps célestes les plus éloignés de nous, jusque dans les soleils sans nombre qui apparaissent en quantité insondable dans la voie lactée, on retrouve absolument les mêmes corps simples chimiques, ou éléments, que nous connaissons sur notre Terre, et qu’absolument les mêmes vibrations de molécules se produisent là, avec les mêmes résultats physiques et chimiques, que sur notre planète. Les mouvements mêmes des corps célestes massifs, – des astres qui parcourent l’espace selon la loi de la gravitation universelle, ne sont, selon toute probabilité, que des résultantes de toutes ces vibrations qui se transmettent à des billions et des trillions de myriamètres dans l’espace interstellaire de l’univers.

    Ces mêmes vibrations caloriques et électriques suffisent pour expliquer tous les phénomènes chimiques. La chimie n’est encore qu’un chapitre de la mécanique moléculaire. Et la vie même des plantes et des animaux, dans toutes ses manifestations innombrables, n’est qu’un échange de molécules (ou plutôt d’atomes) dans cette vaste série de corps chimiques, très compliqués et par conséquent très instables, dont se composent les tissus vivants de tous les êtres animés. La vie n’est qu’une série de décompositions et de recompositions chimiques dans des molécules très complexes : une série de « fermentations » dues à des ferments chimiques, inorganiques.

    En outre, à cette même époque il fut compris (pour être mieux reconnu et prouvé dans le cours des années 1890-1900) – comment la vie des cellules du système nerveux et la capacité de celles-ci de transmettre, l’une à l’autre, chaque irritation, nous donnent une explication mécanique de la transmission d’irritations dans les plantes, ainsi que de la vie nerveuse des animaux. À la suite de ces recherches nous pouvons maintenant, sans sortir du domaine des observations purement physiologiques, comprendre comment les images et les impressions en général se gravent dans notre cerveau, comment elles agissent les unes sur les autres, comment elles donnent origine aux conceptions, aux idées.

    Nous sommes aussi à même de concevoir aujourd’hui « l’association des idées », – c’est-à-dire, comment chaque impression réveille des impressions produites auparavant. Nous saisissons, par conséquent, le mécanisme même de la pensée.

    Certainement, nous sommes encore infiniment loin d’avoir tout découvert dans cette direction ; nous n’en sommes encore qu’aux premiers pas, et il nous reste immensément à découvrir. La science, à peine libérée de la métaphysique qui l’étranglait, ne fait qu’aborder seulement l’étude de cet immense domaine – la psychologie physique. Mais le commencement en est fait. Une base solide est déjà posée pour les recherches ultérieures. L’ancienne division en deux domaines absolument séparés, que le philosophe allemand Kant essaya d’établir, – le domaine des phénomènes que nous explorons, selon lui, « dans le temps et dans l’espace » (le domaine physique) et l’autre, qui ne serait explorable que « dans le temps » (le domaine des phénomènes de l’esprit), – cette division disparaît aujourd’hui. Et à la question que posait un jour le professeur matérialiste russe Setchénov : « À quoi rattacher et comment étudier la psychologie ? » la réponse est déjà donnée : – « À la physiologie, par la méthode physiologique ! » En effet, les recherches récentes des physiologues ont déjà jeté infiniment plus de lumière sur le mécanisme de la pensée, sur l’origine des impressions et sur leur fixation dans la mémoire et leur transmission, que toutes les subtiles discussions dont les métaphysiciens nous avaient entretenues jusqu’alors.

    Ainsi, même dans cette forteresse qui lui appartenait sans contestation possible, la métaphysique est vaincue maintenant. Le domaine de la psychologie est envahi par les sciences naturelles et par la philosophie matérialiste, qui font avancer nos connaissances sur le mécanisme de la pensée dans cette branche avec une rapidité autrefois inconnue.

    Cependant, parmi les ouvrages qui parurent pendant ces mêmes cinq ou six années, il y en eut un qui devait éclipser tous les autres. C ‘était l’Origine des espèces, de Charles Darwin.

    Déjà Buffon, au siècle passé, et Lamarck sur la frontière entre les deux siècles, s’étaient décidés à affirmer que les différentes espèces de plantes et d’animaux que nous rencontrons sur la terre ne représentent pas des formes immuables. Elles sont variables et elles varient continuellement sous l’influence des milieux. La ressemblance même de famille, que l’on reconnaît entre diverses espèces appartenant à tel ou tel groupe, ne prouve-t-elle pas, disaient-ils, que ces espèces descendent d’ancêtres communs ? Ainsi les diverses espèces de renoncules que nous trouvons dans nos prairies et dans nos marais doivent être les descendants d’une seule et même espèce d’ancêtres, – descendants qui se sont diversifiés à la suite d’une série de variations et d’accommodations qu’ils ont subies dans leurs diverses conditions d’existence. De même, les espèces actuelles de loup, de chien, de chacal, de renard, n’existaient pas autrefois ; mais il y avait, au lieu d’elles, une espèce d’animaux, laquelle, dans le cours des âges donna origine aux loups et aux chiens, aux chacals et aux renards. Pour le cheval, l’âne, le zèbre, etc., on connaît déjà parfaitement l’ancêtre commun : on en a trouvé les ossements dans les couches géologiques.

    Mais au dix-huitième siècle, il ne fallait pas trop s’aventurer à professer de pareilles hérésies. Pour bien moins que cela, Buffon fut déjà menacé de poursuites par le tribunal de l’Église et il fut forcé à publier dans son Histoire naturelle une rétractation. L’Église, à cette époque, était encore très puissante, et le naturaliste qui osait soutenir des hérésies désagréables aux évêques était menacé de la prison, de la torture ou de la maison de fous. C’est pourquoi les « hérétiques » parlaient avec beaucoup de prudence.

    Mais maintenant, après 1848, Darwin et Wallace osèrent affirmer carrément la même hérésie, et Darwin eut même le courage d’ajouter que l’homme aussi s’était développé par la voie d’une lente évolution physiologique : qu’il tirait son origine d’une espèce d’animaux semblables aux singes ; que l’« esprit immortel » et l’« âme morale » de l’homme s’étaient développés de la même façon que l’esprit et les coutumes sociales d’un chimpanzé ou d’une fourmi.

    On sait quels tonnerres furent lancés par les vieux sur la tête de Darwin et surtout sur celle de son courageux, savant et intelligent apôtre Huxley, parce qu’il soulignait celles des conclusions du darwinisme qui épouvantaient le plus les prêtres de toutes les religions.

    La lutte fut terrible ; mais les darwinistes en sortirent vainqueurs. Et depuis lors, toute une nouvelle science, – la biologie, – la science de la vie dans toutes ses manifestations, a grandi sous nos yeux.

    L’œuvre de Darwin donna en même temps une nouvelle méthode d’investigation pour la compréhension de toute sorte de phénomènes – dans la vie de la matière physique, dans celle des organismes et dans celle des sociétés. L’idée d’un Développement continu, c’est-à-dire de l’Évolution, et d’une adaptation graduelle des êtres et des sociétés aux nouvelles conditions, à mesure que celles-ci se modifient, – cette idée trouva une application beaucoup plus large que celle d’expliquer l’origine de nouvelles espèces. Lorsqu’elle fut introduite dans l’étude de la nature en général, ainsi que dans l’étude des hommes, de leurs facultés et de leurs institutions sociales, elle ouvrit de nouveaux horizons et donna la possibilité d’expliquer les faits les plus incompréhensibles dans le domaine de toutes les branches du savoir. En se basant sur ce principe, si riche de conséquences, il fut possible de reconstituer non seulement l’histoire des organismes, mais aussi l’histoire des institutions humaines.

    La biologie, aux mains de Spencer, nous montra comment toutes les espèces de plantes et d’animaux qui habitent notre globe purent se développer, en partant de quelques organismes très simples qui peuplaient la terre aux débuts ; et Haeckel put tracer l’ébauche d’un arbre généalogique probable des différentes classes d’animaux, l’homme y compris. C’était déjà immense. Mais il devint aussi possible de jeter les premiers fondements certains, scientifiques, de l’histoire des mœurs, des coutumes, des croyances et des institutions humaines, – ce qui manquait absolument au dix-huitième siècle et à Auguste Comte. Cette histoire, nous pouvons l’écrire maintenant, sans recourir aux formules métaphysiques de Hegel et sans nous arrêter, soit aux « idées innées », ou aux « substances » de Kant, soit aux inspirations du dehors. Nous pouvons la retracer sans avoir besoin, en un mot, des formules qui soufflaient la mort sur l’esprit de recherche, et derrière lesquelles, comme derrières des nuages, se cachait toujours la même ignorance, – toujours la même, la vieille superstition, la même foi aveugle.

    Aidée des travaux des naturalistes d’une part, et, d’autre part, de l’œuvre de Henry Maine et de ses continuateurs, qui appliquèrent la même méthode inductive à l’étude des institutions primitives et des lois qui en tirent leur origine, l’histoire du développement des institutions humaines put être placée pendant ces cinquante dernières années sur une base aussi solide que l’histoire du développement de n’importe quelle espèce de plantes ou d’animaux.

    Sans doute, il eût été injuste d’oublier le travail accompli déjà dès les années trente du dix-neuvième siècle, par l’école d’Augustin Thierry en France, et celle de Maurer et des « germanistes » en Allemagne, dont Kostomaroff, Bélayeff et tant d’autres furent les continuateurs pour la Russie. La méthode de l’évolution fut certainement appliquée déjà auparavant, depuis les encyclopédistes, à l’étude des mœurs et des institutions, ainsi que des langues. Mais il ne devint possible d’obtenir des résultats corrects, scientifiques, qu’après avoir appris à envisager les faits historiques accumulés, tout comme le naturaliste envisage le développement graduel des organes d’une plante ou celui d’une nouvelle espèce.

    Les formules métaphysiques aidaient, sans doute, de leur temps, à faire quelques généralisations approximatives. Elles réveillaient la pensée engourdie, elles l’agitaient par leurs vagues allusions à l’unité de la nature et à sa vie incessante. À une époque de réaction, comme le fut celle des premières décades du dix-neuvième siècle, où les généralisations inductives des encyclopédistes et de leurs devanciers anglais et écossais commençaient à s’oublier ; à une époque surtout où il fallait du courage moral pour oser parler, en fasse du mysticisme triomphant, de l’unité de la nature physique et « spirituelle » – et ce courage manquait aux philosophes, – la métaphysique nébuleuse des Allemands soutenait sans doute le goût des généralisations.

    Mais les généralisations de cette époque, – établies, soit par la méthode dialectique, soit par une induction semi-consciente, – étaient, par cela même, d’un vague désespérant. Les premières étaient basées, au fond, sur des assertions bien naïves, pareilles à celles que faisaient quelques Grecs de l’antiquité, lorsqu’ils affirmaient que les planètes doivent courir dans l’espace le long de cercles, parce que le cercle est la plus parfaite des courbes. Seulement, la naïveté de ces affirmations et l’absence de preuves étaient voilées, par des raisonnements vagues et des paroles nébuleuses, ainsi que par un style nuageux et grotesquement lourd. Quant aux généralisations, nées d’une induction semi-consciente, elles étaient toujours basées sur une somme extrêmement limitée d’observations – comme ces généralisations, très larges et mal fondées de Weismann, qui viennent de faire récemment quelque bruit. L’induction étant inconsciente, on exagérait facilement la valeur de ces conclusions hypothétiques, et on les représentait comme des lois indiscutables, alors qu’elles n’étaient, au fond, que des suppositions, – des hypothèses, des embryons de généralisations qu’il fallait encore soumettre à une vérification élémentaire, en comparant leurs résultats avec les faits observés.

    Enfin, toutes ces généralisations étaient exprimées dans des formes si abstraites et si nuageuses – telle « la thèse, l’antithèse et la synthèse » de Hegel – qu’elles laissaient pleine liberté à l’arbitraire complet lorsqu’on voulait en tirer des conclusions pratiques : si bien que l’on pouvait en déduire (ce qui fut fait) l’esprit révolutionnaire de Bakounine avec la révolution de Dresde, le jacobinisme révolutionnaire de Marx, et la « sanction de ce qui existe » de Hegel, qui amena tant d’auteurs à faire « la paix avec la réalité », c’est-à-dire, avec l’autocratie. Même de nos jours, il suffit de mentionner les nombreuses erreurs économiques, dans lesquelles nous avons vu tomber récemment des socialistes, en conséquence de leur prédilection pour la méthode dialectique et la métaphysique économiste, à laquelle ils avaient recours, au lieu de s’appliquer à l’étude des faits réels de la vie économique des nations.

    6.

    La Philosophie synthétique de Spencer.

    Depuis que l’on étudia l’anthropologie (c’est-à-dire l’évolution physiologique de l’homme, ainsi que l’histoire de ses religions et de ses institutions) de la même façon que l’on étudie toutes les autres sciences naturelles, il devint possible de comprendre enfin les lignes essentielles de l’histoire de l’humanité. Et il fut possible de se séparer pour toujours de la métaphysique qui entravait l’étude de l’histoire, tout comme la tradition biblique empêchait autrefois l’étude de la géologie.

    Il eût semblé, par conséquent, que lorsque Herbert Spencer entreprit à son tour l’élaboration d’une « Philosophie synthétique » dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, il eût pu le faire sans retomber dans les errements qu’on trouve dans la Politique positive de Comte. Et cependant la philosophie synthétique de Spencer, tout en présentant un pas en avant (il n’y a plus place dans cette philosophie pour la religion et le rite religieux), contient encore dans sa partie sociologique des erreurs tout aussi graves que celles de la politique positive.

    Le fait est, qu’arrivé à la psychologie des sociétés, Spencer ne sut pas rester fidèle à sa méthode rigoureusement scientifique pour étudier cette branche du savoir, et qu’il n’osa pas accepter les conséquences auxquelles l’eût amené cette méthode. Ainsi, par exemple, Spencer reconnaissait que le sol n’aurait jamais dû être propriété privée. Le propriétaire du sol, profitant du droit d’élever à son gré le prix de loyer de la terre, pourra empêcher les cultivateurs d’en extraire tout ce qu’ils auraient obtenu au moyen d’une culture intensive ; ou bien, il pourra garder la terre inculte, en attendant que le prix de son hectare de terrain monte en vertu du travail qui s’est fait tout autour. Un pareil système – Spencer s’empressait de le reconnaître – est nuisible pour la société ; il est plein de dangers. Mais, tout en indiquant ce mal en ce qui concerne la terre, il n’osa pas faire le même raisonnement concernant les autres richesses accumulées – pas même les mines et les docks, sans parler des usines et des fabriques.

    Ou bien, il élevait la voix contre l’immixtion de l’État dans la vie de la société, et il donnait même à un de ses livres un titre qui représente tout un programme révolutionnaire : L’individu contre l’État. Mais peu à peu, sous prétexte de sauvegarder la fonction protectrice de l’État, il reconstituait l’État en entier – tout comme il existe aujourd’hui, en lui imposant seulement quelques timides limitations.

    On peut s’expliquer, sans doute, ces contradictions et d’autres du même genre par ce fait que Spencer construit la partie sociologique de sa philosophie sous l’influence du mouvement radical anglais, bien avant qu’il eût écrit la partie des sciences naturelles. Il publia, en effet, sa Statique en 1851, c’est-à-dire à une époque où l’étude anthropologique des institutions humaines était encore dans l’enfance. Mais en tout cas, le résultat fut que, comme Comte, Spencer n’entreprit pas l’étude des institutions pour elles-mêmes, sans idées préconçues, empruntées à un autre domaine que celui de la science. En outre, dès qu’il arriva à la philosophie des sociétés, Spencer commença à faire usage d’une nouvelle méthode, la plus traîtresse de toutes, – la méthode des ressemblances (des analogies), dont il n’avait évidemment pas fait usage pour l’étude des faits physiques. Cette méthode lui permit de justifier toute une masse d’idées préconçues. Et le résultat fut, que jusqu’à présent nous n’avons pas encore une philosophie synthétique, bâtie d’après la même méthode dans ses deux parties : celle des sciences naturelles et celle des sciences sociologiques.

    Il faut dire aussi que Spencer fut l’homme le moins approprié à l’étude des institutions primitives des sauvages. Sous ce rapport, il exagérait même la faute commune à la plupart des Anglais, – celle de ne pas pouvoir comprendre les mœurs et les usages des autres nations. « Nous sommes des hommes du droit romain, tandis que les Irlandais sont un peuple de droit coutumier : c’est pourquoi nous ne nous comprenons pas », – me fit remarquer un jour James Knowles, un homme très intelligent et très perspicace. Mais cette incapacité de comprendre une autre civilisation que la leur devient encore plus apparente lorsqu’il s’agit de ceux que les Anglais appellent « les races inférieures. » Ce fut le cas de Spencer. Il était absolument incapable de comprendre le sauvage avec son respect de la tribu, la « vengeance du sang » considérée comme un devoir par le héros d’une saga d’Islande, ou bien la vie mouvementée, pleine de luttes, et d’autant plus progressive, dans les cités du moyen âge. Les conceptions du Droit qui se rencontrent à ces stages furent absolument étrangères à Spencer. Il n’y voyait que sauvagerie, barbarisme, cruauté, et en cela il représentait décidément un recul sur Auguste Comte qui avait compris l’importance du moyen âge dans le développement progressif des institutions, – idée trop oubliée depuis lors en France.

    En outre, – et cette erreur fut encore plus sérieuse, – Spencer, comme Huxley et tant d’autres, avait compris « la lutte pour l’existence » d’une façon tout à fait incorrecte. Il se la représenta, non pas seulement comme une lutte entre diverses espèces d’animaux (les loups mangeant les lièvres, beaucoup d’espèces d’oiseaux vivant d’insectes, et ainsi de suite), mais aussi comme une lutte acharnée, pour les moyens d’existence et pour une place sur la terre, au sein de chaque espèce, entre tous les individus d’une même espèce. Cependant cette dernière lutte n’existe certainement pas dans les proportions que Spencer et tant de darwinistes se l’imaginaient.

    Jusqu’à quel point Darwin lui-même fut responsable pour cette compréhension incorrecte de la lutte pour l’existence, – cette question ne saurait être discutée ici [Note : Voy. L’Entr’aide : un facteur de l’évolution (Hachette). Sur la façon dont Darwin fut amené à changer ses opinions sur le sujet et admettre de plus en plus l’action directe du milieu dans l’évolution de nouvelles espèces, voyez mes articles sur la sélection naturelle et l’action directe dans la Nineteenth Century, juillet, novembre et décembre 1910 et mars 1912]. Mais il est certain que lorsque, douze ans après l’apparition de l’Origine des espèces, Darwin publia La Descendance de l’homme, il comprenait déjà la lutte pour l’existence sous un aspect bien plus large et plus métaphorique que celui de la lutte à outrance au sein de chaque espèce. Ainsi il écrivait dans son second ouvrage, que « les espèces animales qui contiennent le plus grand nombre d’individus sympathiques, ont le plus de chance de se maintenir et de laisser une large progéniture, » et il développait même cette idée que l’instinc social est, chez chaque animal, un instinct bien plus fort et bien plus permanent et actif que l’instinct de préservation personnelle. Ce qui est bien différent de ce que nous disent les « darwinistes ».

    En général, les chapitres que Darwin consacra dans sa Descendance de l’homme auraient pu devenir un point de départ pour l’élaboration d’une conception, excessivement riche de conséquences, sur la nature et l’évolution des sociétés humaines (Goethe l’avait déjà deviné d’après un ou deux faits). Mais ils passèrent inaperçus. C’est seulement en 1879, dans un discours du zoologue russe Kessler, que nous trouvons une conception nette des rapports qui existent dans la nature entre la lutte pour l’existence et l’entr’aide. – « Pour l’évolution progressive d’une espèce », disait-il, en produisant quelques exemples, « la loi de l’entr’aide a bien plus d’importance que la loi de la lutte mutuelle. »

    Un an plus tard, Lanessan faisait sa conférence sur La lutte pour l’existence et l’association dans la lutte, et à cette même époque Büchner publiait son ouvrage, L’Amour, dans lequel il montrait l’importance de la sympathie parmi les animaux pour développer les premières conceptions morales ; seulement, en appuyant surtout sur l’amour familial et la compassion, il limitait inutilement le cercle de ses recherches.

    Il me fut facile de prouver et de développer en 1890, dans L’Entr’aide, l’idée de Kessler, et de l’étendre à l’homme, en me basant sur d’exactes observations de la nature et sur les recherches modernes concernant l’histoire des institutions. L’entr’aide est, en effet, non seulement l’arme la plus efficace pour chaque espèce animale, dans sa lutte pour l’existence contre les forces hostiles de la nature et d’autres espèces ennemies, mais elle est aussi l’instrument principal de l’évolution progressive. Même aux plus faibles animaux elle garantit la longévité (et, par conséquent, l’accumulation de l’expérience), la sécurité de leur progéniture et le progrès intellectuel. Ce qui fait que les espèces animales qui pratiquent le mieux l’entr’aide, non seulement survivent mieux que les autres, mais elles occupent aussi la première place – chacune dans sa classe respective (d’insectes, d’oiseaux, de mammifères) – par la supériorité de leur structure physique et de leur intelligence.

    Ce fait fondamental de la nature, Spencer ne l’avait pas remarqué. Il accepta, comme un principe, qui n’a même pas besoin d’être prouvé – comme un axiome, – la lutte pour l’existence au sein de chaque espèce : la lutte à outrance, « par le bec et par les griffes », pour chaque morceau de nourriture. La nature, « teinte du sang des gladiateurs », telle que se la représentait le poète anglais Tennyson, fut son image du monde animal. Ce ne fut qu’en 1890, dans un article de la Ninteenth Century, qu’il commença à comprendre jusqu’à un certain point l’importance de l’entr’aide (ou plutôt du sentiment de sympathie) dans le monde animal et qu’il commença à recueillir des faits et faire des observations dans cette direction. Mais jusqu’à sa mort l’homme primitif resta pour lui la bête féroce imaginaire qui n’aurait vécu qu’en arrachant « avec la dent et la griffe » le dernier morceau de nourriture à son voisin.

    Il est évident qu’après avoir adopté comme fondement de ses déductions une prémisse aussi fausse, Spencer ne pouvait plus bâtir sa philosophie synthétique sans verser dans toute une série d’erreurs.

    7.

    Du rôle de la loi dans la société.

    Spencer n’était, d’ailleurs, pas le seul à tomber dans ces erreurs. Fidèle à Hobbes, toute la philosophie du dix-neuvième siècle continua à considérer les primitifs comme un troupeau de bêtes féroces qui vivaient en petites familles isolées et se battaient entre eux pour la nourriture et pour les femelles, – jusqu’à ce qu’une autorité bienfaisante vint s’établir parmi eux pour leur imposer la paix. Même un naturaliste comme Huxley continuait à répéter cette même assertion fantastique de Hobbes, et déclarait (en 1885) qu’au début, les hommes vivaient en luttant « chacun contre tous », jusqu’à ce que, grâce à quelques individus supérieurs de l’époque, « la première société fût fondée » (voyez son article : La lutte pour l’existence – loi de la Nature [Note : Ninteenth Century de 1885 ; réimprimé dans Essais et Adresses]). Ainsi, même un savant darwiniste comme Huxley ne se doutait pas que, loin d’avoir été créé par l’homme, la société existait bien avant l’homme, chez les animaux. Telle est la force d’un préjugé établi.

    Si l’on cherche à retracer l’histoire de ce préjugé, on s’aperçoit facilement que son origine est dans les religions, les églises. Les sociétés secrètes de sorciers, de faiseurs de pluie, de chamanes plus tard – celles des prêtres assyriens et égyptiens, et plus tard encore les prêtres chrétiens ont toujours cherché à persuader les hommes que « le monde est plongé dans le péché » ; que, seule, l’intervention bienveillante du chamane, du sorcier, du saint ou du prêtre empêche la force du Mal de s’emparer de l’homme ; qu’eux seuls peuvent obtenir d’une divinité méchante qu’elle n’accable pas l’homme de toute sorte de maux, pour le punir de ses péchés.

    Le christianisme primitif chercha sans doute à affaiblir ce préjugé concernant le prêtre ; mais l’Église chrétienne, se basant sur les paroles mêmes des évangiles concernant « le feu éternel », ne fit que le renforcer. L’idée même d’un dieu-fils, venu pour mourir sur terre afin de racheter les péchés de l’humanité, confirmait déjà cette façon de voir. Et c’est précisément ce qui permit plus tard à la « sainte inquisition » de soumettre ses victimes aux plus affreuses tortures et de les brûler sur un feu lent : elle leur offrait ainsi une chance de repentir, pour les sauver des souffrances éternelles. D’ailleurs, ce ne fut pas seulement l’Église catholique romaine qui agit ainsi : toutes les Églises chrétiennes, fidèles au même principe, rivalisaient entre elles à inventer de nouvelles souffrances ou de nouvelles terreurs, afin de corriger les hommes embourbés dans « le vice ». Jusqu’à présent, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf personnes sur mille croient encore que les accidents naturels – les sécheresses, les tremblements de terre et les maladies contagieuses, sont envoyés d’en haut, par une divinité quelconque, pour ramener l’humanité pécheresse dans le vrai chemin.

    En même temps, l’État, dans ses écoles et ses universités, maintenait, et il continue à maintenir, la même croyance en la perversité naturelle de l’homme. Prouver la nécessité d’une force, placée au dessus de la société et travaillant à implanter l’élément moral dans la société – au moyen de punitions, infligées pour les violations de « la loi morale » (laquelle est identifiée, au moyen d’un petit truc, avec la loi écrite) ; convaincre les hommes que cette autorité est nécessaire, c’est une question de vie ou de mort pour l’État. Car si les hommes commençaient à douter de la nécessité d’affermir les principes moraux par la main-forte de l’autorité, bientôt ils perdraient foi en la haute mission de leurs gouvernants.

    De cette façon, toute notre éducation religieuse, historique, juridique et sociale est pénétrée de l’idée que l’homme, s’il était abandonné à lui-même, redeviendrait une bête féroce. Sans l’autorité, les hommes se mangeraient entre eux : il ne faut rien attendre de la « foule » que l’animalité, la guerre de chacun contre tous. Cette foule humaine périrait s’il n’y avait au-dessus d’elle les élus – le prêtre, le législateur et le juge, avec ses aides, le policier et le bourreau. Ce sont eux qui empêchent la bataille de tous contre tous, eux qui élèvent les hommes dans le respect de la loi, leur enseignent la discipline et les mènent d’une main sûre vers ces temps futurs, où de meilleures conceptions auront grandi dans les « cœurs endurcis » et rendront le fouet, le gibet et la prison moins nécessaires qu’ils ne le sont aujourd’hui.

    Nous rions de ce roi qui, lorsqu’il partait en exil en 1848, disait : « Mes pauvres sujets ! Sans moi, ils vont périr ! » Nous nous moquons du commerçant anglais qui est persuadé que ses compatriotes descendent de la tribu perdue d’Israël et que, pour cette raison, c’est leur destination de donner un bon gouvernement aux « races inférieures ».

    Mais, ne retrouvons nous pas cette même appréciation exagérée de soi-même dans n’importe quelle nation, chez l’immense majorité de ceux qui ont appris quelque chose ?

    Et cependant l’étude scientifique du développement des sociétés et des institutions nous amène à des vues tout à fait différentes. Elle nous prouve que les usages et les coutumes que l’humanité créait dans l’intérêt de l’entr’aide, de la défense mutuelle et de la paix en général furent élaborés précisément par la « foule » sans nom. Et ce sont ces coutumes qui permirent à l’homme, comme aux espèces animales existant de nos jours, de survivre dans la lutte pour l’existence. La science nous démontre que les prétendus meneurs, héros et législateurs de l’humanité n’ont rien introduit au cours de l’histoire que ce qui était élaboré dans la société par le droit coutumier. Les meilleurs d’entre eux n’ont fait que formuler, sanctionner ces institutions. Mais le grand nombre de ces prétendus bienfaiteurs a aussi cherché de tout temps, soit à détruire celles des institutions du droit coutumier qui empêchaient la formation d’une autorité personnelle, soit à remanier ces institutions à leur propre avantage ou dans l’intérêt de leur caste.

    Déjà, dès la plus haute antiquité qui se perd dans les ténèbres de la période glaciaire, les hommes vivaient en sociétés. Et dans ces sociétés toute une série d’usages et d’institutions religieusement observées furent élaborées afin de rendre possible la vie en commun. Et plus tard, tout le long de l’évolution humaine, cette même force créatrice de la foule anonyme a toujours élaboré de nouvelles formes de la vie sociétaire, d’entr’aide, de garanties de la paix, à mesure que de nouvelles conditions se présentaient.

    D’autre part, la science moderne démontre à l’évidence que la loi, quelle que fût son origine présumée, – qu’on nous l’ait représentée comme d’origine divine, ou venant de la sagesse d’un législateur, – n’a jamais fait autre chose que de fixer, de cristalliser sous une forme permanente, ou d’étendre des coutumes qui existaient déjà. Tous les codes de l’antiquité ne furent que des recueils de coutumes et d’usages, gravés ou écrits afin d’en préserver la lettre pour les générations à venir. Seulement, le code, en faisant cela, ajoutait toujours, à des coutumes déjà en usage général, quelques nouvelles règles, faites dans l’intérêt des minorités de riches, armés et batailleurs, – règles qui formulaient des coutumes naissantes d’inégalité et d’asservissement, avantageuses pour ces minorités.

    – « Ne tue pas », disait par exemple la loi de Moïse ; « ne vole pas, ne sois pas un faux témoin. » Mais à ces excellentes règles de conduite, elle ajoutait aussi : ne désire pas la femme de ton voisin, ni son esclave, ni son âne », et par cela elle légalisait pour longtemps l’esclavage et mettait la femme au même niveau qu’un esclave ou qu’une bête de somme. – « Aime ton prochain », disait plus tard le christianisme ; mais il s’empressait d’y ajouter, par la bouche de l’apôtre Paul : « Esclaves, obéissez à vos maîtres », et « point d’autorité qui ne vienne de Dieu » – légitimant ainsi, divinisant la division en maîtres et esclaves, et consacrant l’autorité des gredins qui régnaient alors à Rome.

    Les Évangiles même, tout en enseignant l’idée sublime du pardon, qui est l’essence du christianisme, parlent cependant tout le temps d’un dieu vengeur, et enseignent par cela la vengeance.

    La même chose se produisit dans les codes des ci-nommés « barbares » : les Gaulois, les Longobards, les Allemanes, les Saxons, les Slaves, après la chute de l’empire romain. Ces codes légitimaient une coutume, excellent sans doute, qui se généralisait à cette époque : celle de payer une compensation pour blessure et meurtres, au lieu de pratiquer la loi du talion (œil pour œil, dent pour dent, blessure pour blessure, mort pour mort), qui autrefois était générale. De cette façon, les codes barbares représentaient un progrès sur la loi du talion qui avait régné dans la tribu. Mais du même coup ils établissaient aussi la division des hommes libres en classes, qui à cette époque, se dessinait à peine.

    Telle compensation, disaient ces codes, pour un esclave (elle était payée à son maître), tant pour un homme libre, et tant pour un chef, – auquel cas la compensation était si haute qu’elle représentait pour le meurtrier l’esclavage jusqu’à la mort. L’idée première de ces distinctions était, sans doute, que la famille d’un prince, tué dans une bagarre, perdait en lui beaucoup plus que ne perdait la famille d’un homme libre ordinaire, en cas de mort de son chef de famille ; par conséquent, la première avait droit, selon les idées de l’époque, à une plus forte compensation que la seconde. Mais, en faisant de cette coutume de l’époque une loi, le code établissait par cela même, pour toujours, une division des hommes en classes, – et il l’établissait si bien que jusqu’à présent nous ne nous en sommes pas encore défaits !

    Et cela se voit dans les législations de tout temps, jusqu’à nos jours : l’oppression de l’époque précédente se trouve toujours transportée, par la loi, dans les époques suivantes. L’oppression de l’empire persan se transmettait ainsi à la Grèce ; celle de Macédoine se transmettait à Rome ; et l’oppression ainsi que la cruauté de l’empire romain et des tyrannies orientales se transmettaient aux jeunes États barbares en voie de formation, à l’Église chrétienne. Au moyen de la loi, le passé enchaînait l’avenir.

    Toutes les garanties nécessaires à la vie en société, toutes les formes de vie sociétaire dans la tribu, la communauté de village et la cité médiévale, toutes les formes de relations entre tribus et, plus tard, entre républiques-villes, qui servirent ensuite de fondement au droit international, bref – toutes les formes d’appui mutuel et de défense de la paix, y compris le tribunal, le jury, furent élaborées par le génie créateur de la foule sans nom. Tandis que toutes les lois, depuis les plus anciennes jusqu’à nos jours, se sont toujours composées de ces deux éléments : l’un affermissait (et immobilisait) certaines formes coutumières de la vie, reconnues utiles par tous ; et l’autre représentait une addition, – souvent même une simple manière insidieuse de formuler la coutume – qui avait pour but d’implanter ou de raffermir l’autorité naissante du seigneur, du soldat, du roitelet et du prêtre : renforcer cette autorité et la sanctifier.

    C’est à cela que nous amène l’étude scientifique du développement des sociétés, qui fut faite pendant ces quarante dernières années par un grand nombre de savants consciencieux. Il est vrai que très souvent les savants n’osent pas eux-mêmes formuler des conclusions aussi hérétiques que celles que l’on vient de lire. Mais le lecteur qui réfléchit y arrive nécessairement par la lecture de leurs travaux.

    8.

    Position de l’Anarchie dans la Science Moderne.

    Quelle position occupe donc l’Anarchie dans le grand mouvement intellectuel du dix-neuvième siècle ?

    La réponse à cette question se dessine déjà dans ce qui a été dit dans les chapitres précédents. L’anarchie est une conception de l’univers, basée sur une interprétation mécanique des phénomènes [Note : Il eût mieux valu dire : cinétique ; mais cette expression est moins connue.] qui embrasse toute la nature, y compris la vie des sociétés. Sa méthode est celle des sciences naturelles ; et par cette méthode, toute conclusion scientifique doit être vérifiée. Sa tendance, c’est de fonder une philosophie synthétique qui comprendrait tous les faits de la Nature, – y compris la vie des sociétés humaines et leurs problèmes économiques, politiques et moraux, – sans tomber cependant dans les erreurs que firent Comte et Spencer pour les raisons déjà indiquées.

    Il est évident que l’Anarchie doit, par cela même, nécessairement donner à toutes les questions posées par la vie moderne, d’autres réponses, et prendre une autre attitude que tous les partis politiques et, jusqu’à un certain point, les partis socialistes qui ne se sont pas encore séparés des vieilles fictions métaphysiques.

    Certainement l’élaboration d’une conception mécanique complète de la Nature et des sociétés humaines est à peine commencée dans sa partie sociologique, qui étudie la vie et l’évolution des sociétés. Cependant le peu qui a été fait porte déjà – quelquefois, inconsciemment même – le caractère que nous venons d’indiquer. Dans la philosophie du droit, dans la théorie de la morale, dans l’économie politique et l’étude de l’histoire des peuples et des institutions, les anarchistes ont déjà prouvé qu’ils ne se contenteraient pas de conclusions métaphysiques, mais qu’ils chercheraient à leurs conclusions un fondement naturaliste.

    Ils refusent de s’en laisser imposer par la métaphysique de Hegel, de Schelling ou de Kant, par les commentateurs du droit romain et du droit canonique, par les savants professeurs du Droit d’État, ou par l’économie politique des métaphysiciens, – et ils cherchent à se rendre un compte net de toutes les questions soulevées dans ces domaines, en se basant sur une masse de travaux faits pendant ces dernières quarante ou cinquante années au point de vue du naturaliste.

    De même que les conceptions métaphysiques sur l’« Esprit Universel », « la force Créatrice de la Nature », « l’Attraction amoureuse de la Matière », « l’Incarnation de l’Idée », « le But de la Nature et sa Raison d’Être », « l’Inconnaissable », « l’Humanité », comprise dans le sens d’un être inspiré du « Souffle de l’Esprit », et ainsi de suite, – de même que ces conceptions sont abandonnées aujourd’hui par la philosophie matérialiste (mécanique ou plutôt cinétique), et que les embryons de généralisations qui se trouvaient cachés derrière ces mots sont traduits dans le langage concret des faits, – de même, nous essayons de faire lorsque nous abordons les faits de la vie sociétaire.

    Lorsque les métaphysiciens veulent persuader le naturaliste que la vie intellectuelle et passionnelle de l’homme se déroule selon « des lois immanentes de l’Esprit », le naturaliste hausse les épaules et continue son étude patiente des phénomènes de la vie, de l’intelligence, des passions, afin de prouver que tous peuvent être réduits à des phénomènes physiques et chimiques. Il cherche à découvrir leurs lois naturelles.

    De même lorsqu’on vient dire à un anarchiste que, d’après Hegel, « toute évolution représente une thèse, une antithèse et une synthèse, » ou bien que « le Droit a pour but l’installation de la Justice, qui représente la substantialisation matérielle de l’Idée Suprême », ou bien encore quand on lui demande, quel est donc, selon lui, « le But de la Vie », – l’anarchiste, lui aussi, hausse les épaules et se demande : « Comment est-il possible, qu’au milieu de l’épanouissement actuel des sciences naturelles il se trouve encore des antiques qui continuent à croire en ces « palabres » ? des êtres arriérés qui parlent le langage du sauvage primitif lorsqu’il « anthropomorphisait » la nature et se la représentait comme une chose qui est gouvernée par des êtres aux apparences humaines ? »

    Les anarchistes ne se laissent pas imposer par ces « paroles sonores », puisqu’ils savent que ces paroles servent toujours à couvrir, soit l’ignorance – c’est-à-dire l’investigation inachevée, – soit, ce qui est bien pire, la superstition. C’est pourquoi, quand on leur parle ce langage, ils passent outre, sans s’y arrêter ; ils continuent leur étude des conceptions sociales et des institutions du passé et du présent, en suivant la méthode naturaliste. Et ils trouvent, évidemment, que le développement de la vie des sociétés est en réalité infiniment plus complexe (et bien plus intéressant dans un but pratique) qu’on serait porté à croire si l’on jugeait d’après ces formules.

    Nous avons beaucoup entendu parler dernièrement de la méthode dialectique, que les social-démocrates nous recommandaient pour élaborer l’idéal socialiste. Nous n’admettons pas du tout cette méthode, qui, d’ailleurs, n’est acceptée dans aucune des sciences naturelles. Au naturaliste moderne, cette « méthode dialectique » rappelle quelque chose de bien ancien, – de vécu et, heureusement, d’oublié par la science depuis bien longtemps. Aucune des découvertes du dix-neuvième siècle, – en mécanique, en astronomie, en physique, en chimie, en biologie, en psychologie, en anthropologie, – n’a été faite par la méthode dialectique. Toutes ont été faites par la méthode inductive, – la seule méthode scientifique. Et puisque l’homme est une partie de la Nature, puisque sa vie personnelle et sociétaire est aussi un phénomène de la Nature – au même titre que la croissance d’une fleur ou que l’évolution de la vie en sociétés chez les fourmis et les abeilles, il n’y a donc pas de raison pour que, en passant de la fleur à l’homme ou d’un village de castors à une cité humaine, nous abandonnions la méthode qui jusqu’alors nous avait si bien servi, pour en chercher une autre dans l’arsenal de la métaphysique.

    La méthode inductive que nous employons dans les sciences naturelles, a si bien prouvé son pouvoir, que le dix-neuvième siècle a pu faire avancer les sciences en cent années, plus qu’elles ne l’avaient fait auparavant pendant deux mille ans. Et lorsqu’on commença, dans la seconde moitié du siècle, à l’appliquer à l’étude des sociétés humaines, on ne se heurta nulle part à un point où il fût nécessaire de la rejeter, afin de retourner à la scolastique médiévale ressuscitée par Hegel. Il y a plus. Lorsque des naturalistes, payant un tribut à leur éducation bourgeoise, voulurent nous enseigner, en prétendant se baser sur la méthode scientifique du darwinisme : « Écrasez quiconque est plus faible que vous : telle est la loi de la nature ! » – il nous fut facile de prouver, par la même méthode scientifique, que ces savants faisaient fausse route : qu’une loi pareille n’existe pas ; que la nature nous enseigne tout autre chose ; et que leurs conclusions n’étaient nullement scientifiques. Il en est de même pour l’affirmation qui voulait nous faire croire que l’inégalité des fortunes est « une loi de la nature », et que l’exploitation capitaliste représente la forme la plus avantageuse d’organisation sociétaire. C’est précisément l’application de la méthode des sciences naturelles aux faits économiques qui nous permet de prouver que les prétendues « lois » des sciences sociales bourgeoises – y compris l’économie politique actuelle – ne sont nullement des lois, mais de simples affirmations ou bien des suppositions, qu’on n’a jamais essayé de vérifier.

    Ajoutons encore un mot. La recherche scientifique n’est fructueuse qu’à condition d’avoir un but déterminé : d’être entreprise avec l’intention de trouver une réponse à une question nette, bien posée. Et chaque investigation est d’autant plus fructueuse que l’on voit mieux les relations qui existent entre la question que l’on se pose et les lignes fondamentales de notre conception générale de l’univers. Mieux elle rentre dans cette conception générale – plus facile est la solution.

    Eh bien, la question que se pose l’Anarchie pourrait être exprimée comme suit : « Quelles formes sociétaires garantissent le mieux, dans telle société donnée, et par extension, dans l’humanité en général, la plus grande somme de bonheur et, par conséquent, la plus grande somme de vitalité ? » – « Quelles formes de société permettent mieux à cette somme de bonheur de grandir et de se développer en quantité et en qualité, – c’est-à-dire, permettant au bonheur de devenir plus complet et plus général ? » Ce qui, soit dit en passant, nous donne aussi la formule du progrès. Le désir d’aider l’évolution dans cette direction détermine le caractère de l’activité sociale, scientifique, artistique, etc., de l’anarchiste.

    9.

    L’Idéal Anarchiste et les Révolutions précédentes.

    L’Anarchie, comme nous l’avons déjà dit, est née des indications de la vie pratique.

    Godwin, contemporain de la grande Révolution de 1789-93, avait vu de ses propres yeux comment l’autorité gouvernementale, créée pendant la Révolution et par la Révolution, était devenue à son tour un obstacle au développement du mouvement révolutionnaire. Il savait aussi ce qui se passait en Angleterre sous le couvert du Parlement : le pillage des terres communales, la vente des offices productifs, la chasse aux enfants des pauvres, enlevés des maisons de travail par des agents parcourant pour cela l’Angleterre, et transportés dans les usines du Lancashire où ils périssaient en masse ; et ainsi de suite. Godwin comprit qu’un gouvernement, fût-il même celui de la « République Une et Indivisible » des Jacobins, ne saurait jamais accomplir la révolution nécessaire, – une révolution Sociale, communiste ; que même un gouvernement révolutionnaire, par cela seul qu’il est gardien de l’État et des privilèges que tout État a à défendre, devient bientôt un empêchement à la révolution. Il comprit et lança cette idée anarchiste que, pour le triomphe de la Révolution, les hommes doivent avant tout se défaire de leurs croyances en le Droit, l’Autorité, l’Unité, l’Ordre, la Propriété et autres superstitions héritées de leur passé d’esclaves.

    Le second théoricien de l’Anarchie, qui vint après Godwin – Proudhon – vécut la Révolution avortée de 1848. Lui aussi, il put voir de ses propres yeux les crimes par le gouvernement républicain, en même temps qu’il put se convaincre de l’impuissance du socialisme étatiste. Sous l’impression encore fraîche de ce qu’il avait vécu pendant le mouvement de 1848, il écrivit son Idée générale sur la Révolution où il proclama courageusement l’abolition de l’État et l’Anarchie.

    Enfin, dans l’Internationale, la conception anarchiste mûrit aussi après une révolution, c’est-à-dire après la Commune de Paris de 1871. La complète impuissance révolutionnaire du Conseil de la Commune, qui contenait, cependant, en proportions très justes, des représentants de toutes les fractions révolutionnaires de l’époque (des jacobins, des blanquistes et des internationaux), ainsi que l’incapacité du Conseil général de l’Internationale résidant à Londres et sa prétention, aussi inepte que nuisible, de gouverner le mouvement parisien par des ordres envoyés d’Angleterre, ces deux enseignements ouvrirent les yeux au grand nombre. Ils amenèrent beaucoup de membres de l’Internationale, y compris Bakounine, à méditer sur le mal de toute sorte d’autorité – fût-elle même aussi librement élue qu’elle l’était dans la Commune et dans l’Internationale ouvrière.

    Quelques mois plus tard, la décision du Conseil général de l’Internationale, prise à une conférence secrète, convoquée à Londres en 1871, au lieu du Congrès annuel, mit encore plus en évidence les inconvénients d’un gouvernement dans l’Association ouvrière. D’après cette résolution funeste, les forces de l’Association qui, jusqu’alors, se groupaient pour la lutte économique-révolutionnaire – la lutte directe des unions ouvrières contre le capitalisme des patrons – allaient être lancées dans un mouvement électoral, politique et parlementaire, où elles ne pouvaient que s’étioler, se détruite.

    Cette décision amena la révolte ouverte des fédérations latines : espagnole, italienne, jurassienne et, en partie, belge, contre le Conseil général de Londres ; et de cette révolte date le mouvement anarchiste que nous voyons se continuer de nos jours.

    Ainsi, le mouvement anarchiste recommençait chaque fois sous l’impression de quelque grande leçon pratique. Il avait son origine dans les enseignements de la vie elle-même. Mais, une fois commencé, il cherchait aussi immédiatement à trouver son expression et sa fondation théorique, scientifique. Scientifique, non pas dans le sens de se donner un jargon incompréhensible, ou de se rattacher à la métaphysique ancienne, mais dans le sens de trouver son fondement dans la science naturaliste de l’époque et d’en devenir une des divisions.

    En même temps, les anarchistes travaillaient à développer leur idéal.

    Aucune lutte ne peut avoir de succès, si elle reste inconsciente, – si elle ne se rend pas un compte concret, réel de son but. Aucune destruction de ce qui existe n’est possible, sans que, déjà pendant la période de destruction et des luttes menant à la destruction, on ne se représente mentalement ce qui va prendre la place de ce que l’on veut détruire. On ne peut même pas faire une critique théorique de ce qui existe, sans se dessiner déjà dans l’esprit une image plus ou moins nette de ce que l’on voudrait voir, en lieu et place de ce qui existe. Consciemment ou inconsciemment, l’idéal – la conception du mieux-être – se dessine toujours dans l’esprit de quiconque fait la critique des institutions existantes.

    C’est d’autant plus le cas pour l’homme d’action. Dire aux hommes : « Détruisons d’abord le capitalisme, ou bien l’autocratie : et nous verrons après ce que nous allons mettre à leur place », – c’est tout bonnement se tromper soi-même et tromper les autres. Mais jamais on ne crée une force par la tromperie. En effet, celui-là même qui tient un pareil langage a néanmoins une conception quelconque sur ce qu’il voudrait voir à la place de ce qu’il attaque. Ainsi, en travaillant à démolir l’autocratie, en Russie, les uns se dessinent dans un prochain avenir une constitution à l’anglaise ou à l’allemande. D’autres rêvent une république, soumise peut-être à la dictature puissante se leur cercle, ou bien encore une république-monarchie, comme en France, ou une république fédérative, comme aux États-Unis. D’autres, enfin, pensent déjà à une limitation encore plus grande du pouvoir de l’État : à une plus grande liberté des villes, des communes, des unions ouvrières et de toute sorte de groupes unis entre eux par des liens fédéraux.

    Et quiconque attaque le Capitalisme a toujours une idée quelconque, définie ou vague seulement, de ce qu’il voudrait voir à la place du Capitalisme bourgeois actuel : le Capitalisme d’État, ou bien une sorte quelconque de Communisme d’État, ou bien, enfin, une fédération d’associations plus ou moins communistes pour la production, l’échange, la consommation de ce qu’elles obtiennent du sol, ou de ce qu’elles fabriquent.

    Chaque parti a ainsi sa conception de l’avenir. Il a son idéal qui lui sert pour juger tous les faits se produisant dans la vie politique et économique des nations, ainsi que pour trouver les moyens d’action qui lui sont propres et qui lui permettront de mieux marcher vers son but.

    Il est donc naturel que l’Anarchie, quoique née des luttes du jour, ait travaillé aussi à élaborer son idéal, et cet idéal, ce but, ces visées séparèrent bientôt les anarchistes, dans leurs moyens d’action, de tous les partis politiques, ainsi que, en grande partie, des partis socialistes qui ont cru pouvoir maintenir l’ancien idéal romain et canonique de l’État, pour le transporter dans la société future de leurs rêves.

    10.

    L’Anarchie.

    LES PRINCIPES.

    Les anarchistes, guidés par diverses considérations d’ordre historique, politique et économique, ainsi que par les enseignements de la vie moderne, arrivent, nous l’avons dit, à une conception de la société, bien différente de celle que s’en font tous les partis politiques, qui visent à arriver eux-mêmes au pouvoir.

    Nous nous représentons une société, dans laquelle les relations entre les membres dont réglées, non plus par des lois, – héritage d’un passé d’oppression et de barbarie, – non plus par des autorités quelconques, qu’elles soient élues ou qu’elles tiennent leur pouvoir par droit d’héritage, – mais par des engagements mutuels, librement consentis et toujours révocables, ainsi que par des coutumes et usages, aussi librement agréés. Ces coutumes, cependant, ne doivent pas être pétrifiées et cristallisées par la loi ou par la superstition ; elles doivent être en développement continuel, s’ajustant aux besoins nouveaux, au progrès du savoir et des inventions, et aux développements d’un idéal social, de plus en plus élevé.

    Ainsi, – point d’autorité, qui impose aux autres sa volonté. Point de gouvernement de l’homme par l’homme. Point d’immobilité dans la vie : une évolution continuelle, tantôt plus rapide, tantôt ralentie, comme dans la vie de la Nature. Liberté d’action laissée à l’individu pour le développement de toutes ses capacités naturelles, de son individualité – de ce qu’il peut avoir d’original, de personnel. Autrement dit, – point d’actions imposées à l’individu sous menace d’une punition sociale, quelle qu’elle soit, ou d’une peine surnaturelle, mystique : la société ne demande rien à l’individu qu’il n’ait librement consenti en ce moment même à accomplir. Avec cela, – égalité complète de droits pour tous.

    Nous admettons donc une Société d’égaux, sans contrainte d’aucun sorte, et malgré cette absence de contrainte, nous ne craignons nullement que, dans une société d’égaux, les actes anti-sociaux de quelques individus puissent prendre des proportions menaçantes. Une société d’hommes libres saura mieux s’en garer que nos sociétés actuelles qui confient la garde de leur moralité sociale à la police, aux mouchards, aux prisons – universités de criminalité, – aux gardes chiourmes, aux bourreaux et leurs pourvoyeurs. Surtout elle saura prévenir les actes antisociaux.

    Il est évident que jusqu’à présent il n’a jamais existé de société qui ait pratiqué ces principes. Mais, de tout temps, l’humanité a manifesté une tendance vers leur réalisation. Chaque fois que certaines portions de la société réussissaient pour un certain temps à renverser les autorités qui les opprimaient, ou à effacer les inégalités qui s’y étaient implantées (esclavage, servage, autocratie, gouvernement de certaines castes ou classes) ; chaque fois qu’une nouvelle lueur de liberté et d’égalité jaillissait dans la société, le peuple, les opprimés cherchaient à mettre en pratique, ne serait-ce qu’en partie, les principes qui viennent d’être énoncés.

    Nous pouvons dire, par conséquent, que l’Anarchie est un certain idéal de société, qui diffère essentiellement de ce qui fut préconisé jusqu’à ce jour par la plupart des philosophes, des hommes de science et des hommes politiques, qui tous avaient la prétention de gouverner les hommes et de leur donner des lois. Jamais elle ne fut l’idéal des privilégiés, mais souvent elle fut l’idéal, plus ou moins conscient, des masses.

    Cependant, il serait faux de dire que cet idéal de société soit une utopie, puisque dans le langage courant, on attache au mot « utopie » l’idée de quelque chose qui ne peut être réalisé.

    Au fond, le mot « utopie » ne devrait être appliqué qu’aux conceptions de la société, basées seulement sur ce que l’écrivain trouve désirable à un point de vue théorique ; jamais aux conceptions basées sur l’observation de ce qui se développe déjà dans la société. Ainsi, on doit ranger dans le nombre des utopies la République de Platon, l’Église universelle rêvée par les papes, l’Empire Napoléonien, les rêves de Bismarck et le Messianisme des poètes qui attendent l’arrivée, un jour, d’un sauveur, apportant au monde de grandes idées de rénovation. Mais il serait faux d’appliquer le mot « utopie » à des prévisions appuyées, comme le sont celles de l’Anarchie, sur l’étude des tendances qui se manifestent déjà dans l’évolution de la société. Ici nous sortons de la prévision utopiste pour entrer dans le domaine de la science.

    Dans notre cas, il est d’autant plus faux de parler d’utopie, que les tendances signalées par nous ont déjà joué un rôle extrêmement important dans l’histoire de la civilisation, puisque ce sont elles qui donnèrent origine au Droit Coutumier, Droit qui domina en Europe du cinquième au seizième siècle. Ces tendances s’affirment maintenant de nouveau dans les sociétés civilisées, après que celles-ci eurent fait pendant plus de trois siècles l’expérience de l’État. C’est sur cette observation, dont l’importance n’échappera pas à l’historien de la civilisation, que nous nous basons, lorsque nous voyons dans l’Anarchie un idéal possible, réalisable.

    On nous dit sans doute qu’il est loin de l’idéal à sa réalisation. Mais à cela nous n’avons qu’à répondre en rappelant qu’à la fin du dix-huitième siècle, – au moment même où se constituaient les États-Unis, – on considérait comme une idée absurde de vouloir constituer une société d’une certaine étendue, autre qu’une monarchie. Et cependant, les républiques de l’Amérique du Nord et du Sud, ainsi que la France, prouvèrent que les « utopistes » n’étaient pas du côté des républicains ; ils étaient parmi les monarchistes.

    Les « utopistes » furent ceux qui, guidés seulement par leurs désirs, ne voulurent pas tenir compte des tendances nouvelles qui se faisaient jour, – ceux qui attribuaient trop de stabilité aux choses du passé, sans se demander si elles n’étaient pas uniquement le résultat de certaines conditions historiques temporaires.

    Nous avons déjà mentionné au début de cette étude que lorsqu’on étudie l’idée anarchiste, on lui trouve une double origine : d’une part, la critique des organisations hiérarchiques et des conceptions autoritaires en général ; et, d’autre part, l’analyse des tendances qui se font jour dans les mouvements progressifs de l’humanité – dans le passé et surtout dans les temps modernes.

    Depuis les temps les plus reculés de l’âge de pierre, les hommes ont dû s’apercevoir des inconvénients qui surgissaient dès qu’ils laissaient quelques-uns d’entre eux acquérir une autorité personnelle, alors même que ceux-ci étaient les plus intelligents, les plus braves ou les plus sages. Aussi nos ancêtre travaillaient-ils dès les temps les plus reculés à développer des institutions qui leur permettaient de lutter contre l’établissement d’une pareille autorité. Leurs tribus, leurs clans, plus tard la commune villageoise, les guildes du moyen âge (guildes de bon voisinage, de métiers et des arts, de marchands, de chasseurs, etc.), et finalement la cité libre du douzième au seizième siècle sont des institutions surgies du peuple – non des meneurs – pour résister contre l’autorité qu’on voyait acquérir, soit pas des conquérants étrangers, soit par des individus du clan, de la tribu ou de la cité.

    La même tendance du peuple se fit jour dans les mouvements religieux des masses populaires dans toute l’Europe, lors du soulèvement Hussite en Bohème et du mouvement des Anabaptistes, qui furent les avants-coureurs de la Réforme.

    Plus tard, en 1793-1794, le même courant de pensée et d’action se fit jour dans l’activité remarquablement indépendante et constructive des « sections » de Paris et des grandes villes, ainsi que d’un grand nombre de petites communes. Et plus tard encore nous retrouvons la même tendance dans les unions ouvrières qui se formèrent en Angleterre et en France, dès que l’industrie moderne commença à se développer – malgré les lois draconiennes qui défendaient ces unions. Ici encore, nous retrouvons à l’œuvre le même esprit populaire, cherchant à se défendre, cette fois-ci, contre les capitalistes.

    LES IDÉES ANARCHISTES CHEZ LES ANCIENS ; AU MOYEN-AGE. – PROUDHON. – STIRNER.

    Les mouvements populaires d’un caractère anarchiste ne pouvaient pas manquer de trouver quelqu’écho dans la littérature écrite. En effet, nous retrouvons déjà des idées anarchistes chez des philosophes de l’antiquité, notamment chez Lao-tse en Chine et chez quelques-uns des plus anciens philosophes Grecs, tels qu’Aristippe et les Cyniques, ainsi que Zenon et certains Stoïciens. Cependant, puisque l’esprit anarchiste prenait son origine essentiellement dans les masses, et non pas au sein de la petite aristocratie de savants, et que ceux-ci ressentaient peu de sympathie pour les mouvements populaires, les penseurs ne cherchaient généralement pas à dégager l’idée profonde dont s’inspiraient ces mouvements. De tout temps, les philosophes et les savants préférèrent favoriser la tendance gouvernementale et l’esprit de discipline hiérarchique. Dès l’aube des sciences, l’art de gouverner fut leur étude de prédilection, et c’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que les philosophes à tendance anarchiste fussent si rares.

    Cependant le stoïcien grec, Zenon, en fut un. Il prêchait la libre communauté, sans gouvernement, et l’opposait à l’utopie gouvernementale – la République de Platon. Zenon indiquait déjà l’instinct de sociabilité que la nature, selon lui, avait développé en opposition à l’instinct égoïste de préservation de l’individu. Il prévoyait un temps où les hommes s’uniraient par dessus les frontières et constitueraient « le Cosmos », l’Univers, – n’ayant plus besoin ni de lois, ni de tribunaux, ni de temples, ni de monnaie pour échanger entre eux leurs services. Ses expressions mêmes ressemblaient, à ce qu’il paraît, d’une manière frappante à celles qu’emploient aujourd’hui les anarchistes [Note : Voyez sur Zenon l’ouvrage du professeur G. Adler, Geschichte des Socialismus und Kommunismus von Plato bis zur Gegenwart, t. I, 1899].

    L’évêque d’Albe, Marco Girolamo Vida, professait en 1553 des idées semblables contre l’État, contre ses lois et sa « suprême injustice » [Note : Dr E. Nys, Recherches sur l’histoire de l’économie politique, Paris (Fontemoing), 1898, p. 222]. On rencontre aussi les mêmes idées chez les Hussites (surtout chez Chelcicki, au quinzième siècle) et les premiers Anabaptistes, ainsi que leurs prédécesseurs du neuvième siècle, – les Rationalistes en Arménie.

    Rabelais, dans la première moitié du seizième siècle, Fénelon vers la fin du XVIIe siècle, et surtout l’encyclopédiste Diderot, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, développèrent les mêmes idées, qui trouvèrent nous venons de le dire, quelques applications pratiques pendant la Grande Révolution.

    Mais ce fut l’anglais William Godwin, qui exposa le premier, en 1793, dans sa Recherche concernant la Justice Politique, les principes politiques et économiques de l’Anarchie. Il n’employait pas le mot anarchie, mais il en exposait très bien les principes, en attaquant les lois, prouvant l’inutilité de l’État, et disant que c’est seulement avec l’abolition des tribunaux que l’on parviendra à établir la vraie justice – le seul fondement réel de toute société. – En ce qui concerne la propriété il demandait le communisme [Note : On trouve cela dans la 1re édition, faite en 1793, en deux volumes in-4°. Dans la seconde édition, faite en 1796, en deux volumes in-octavo, après les poursuites qui furent dirigées par le gouvernement anglais contre les amis et les associés républicains de Godwin, celui-ci enleva ses vues communistes et mitigea ce qu’il avait écrit contre l’État et contre le gouvernement].

    Proudhon fut le premier à employer le mot Anarchie (pas de gouvernement), et à soumettre à une critique sévère les efforts inutiles des hommes, de se donner un gouvernement qui pût prévenir les puissants de dominer les faibles et, en même temps, rester sous le contrôle des gouvernés. Les tentatives inutiles, faites en France depuis 1793, pour se donner une Constitution qui répondit à ce but, et l’échec de la Révolution de 1848 lui offrirent, on le sait, de riches données pour cette critique.

    Ennemi de toutes les formes de socialisme d’État, dont les communistes de cette époque, (les années trente et quarante du dix-neuvième siècle) représentaient une simple fraction, Proudhon critiquait avec force tous les plans de révolution dans ce sens. Et, prenant pour base le système des « bons de travail » proposé par Robert Owen, il développa la conception du « mutuellisme », qui rendrait inutile toute sorte de gouvernement politique.

    La valeur d’échange de toutes les marchandises pouvant être mesurée, disait-il, par la quantité de travail nécessaire dans la société pour produire chaque marchandise, tous les échanges pourraient être faits par l’intermédiaire d’une Banque nationale, qui accepterait en paiement les bons de travail. Un Clearing House, comme l’ont aujourd’hui toutes les banques, établirait jour par jour la balance des entrées et des paiements à faire entre toutes les branches de la Banque nationale.

    Les services échangés de cette façon entre les diverses personnes seraient équivalents. En outre, la Banque nationale serait en état de prêter aux associations de producteurs les sommes nécessaires pour leur production – non plus en monnaie, mais en bons de travail ; et ces prêts seraient sans intérêt, puisqu’il suffirait de payer par an un pour cent de la somme prêtée, ou même moins, pour couvrir les frais d’administration. Dans ces conditions de prêts sans intérêts, le capital perdait son caractère pernicieux : il ne pourrait plus être usé comme instrument d’exploitation. Ajoutons que Proudhon donna d’amples développements à son système mutuelliste pour confirmer ses idées anti-gouvernementales et anti-étatistes. Proudhon n’a probablement pas connu ses précurseurs anglais ; mais le fait est que la portion mutuelliste de son programme avait été déjà développée en Angleterre, en 1824, par William Thompson (qui fut un mutuelliste avant de devenir communiste), et les continuateurs anglais de Thompson, – John Gray (1825-1831), Hodgskin (1825-1832) et J.-T. Bray (1839). Certainement, ces auteurs n’avaient pas formulé l’Anarchie, comme l’ont formulée Proudhon et ses continuateurs, mais il est très vrai, – comme l’a fait remarquer le professeur anglais Foxwell dans son Introduction à la traduction anglaise de l’ouvrage remarquable de A. Menger, Le droit au produit intégral du travail, Vienne, 1886, – qu’un courant de pensée anarchiste se fait sentir dans tout le socialisme anglais de ces années.

    Aux États-Unis la même tendance fut représentée par Josiah Warren, qui, après avoir fait partie de la colonie « New Harmony » de Robert Owen, tourna contre le communisme et fonda, en 1827, à Cincinnati, un « dépôt » (store), où les produits étaient échangés sur la base de la valeur, mesurée par les heures de travail, et des labour cheques, c’est-à-dire, des « bons de travail ». De pareilles institutions existaient encore en 1865 sous les noms de Equity Stores, Equity Village et House of Equity (Dépôts, Village, Maison d’équité).

    Les mêmes idées d’échange basé sur la mesure de la valeur par la quantité de travail, requise pour produire chaque chose, furent propagées en Allemagne, en 1843 et 1845, par Moses Hess et Karl Grün, et en Suisse par Wilhelm Marr, qui combattaient ainsi les enseignements communistes-autoritaires de Weitling (des descendants, eux aussi, des Babouvistes français).

    D’autre part, aussi en opposition complète au communisme autoritaire de Weitling, qui trouvait un grand nombre d’adhérents parmi les ouvriers allemands, un Hegelien allemand, Max Stirner (Johann Kaspar Schmidt était son vrai nom) fit paraître en 1845 un ouvrage, « L’Unique et sa propriété », qui fut re-découvert, pour ainsi dire, il y a quelques années, par J.-H. Mackay et fit beaucoup de bruit dans nos cercles anarchistes, où il fut considéré comme une sorte de manifeste des anarchistes-individualistes [Note : Traduction française parue en 1890 chez Stock ; traduction anglaise, publiée par Benjamin Tucker à New-York, en 1907].

    L’ouvrage de Stirner est une révolte contre l’État et contre la nouvelle tyrannie qui serait imposée si le communisme-autoritaire réussissait à s’introduire. Raisonnant en vrai métaphysicien de l’école de Hegel, Stirner proclamait la réhabilitation du « Moi » et la « Suprématie de l’individu », et il arrivait ainsi à prêcher l’« A-moralisme » (point de morale) et « l’Association des égoïstes ».

    Cependant il est évident, – comme l’ont déjà fait ressortir les écrivains anarchistes, et récemment encore le professeur français V. Basch, dans son intéressant ouvrage, L’individualisme anarchiste : Max Stirner (Paris 1904), – que cette sorte d’individualisme, en réclamant « le complet développement » – non pas pour tous les membres de la société, mais pour ceux-là seulement qui seraient considérés comme les plus doués, sans penser au développement de tous, – n’est qu’un retour déguisé vers le monopole d’éducation qui existe aujourd’hui pour le petit nombre des « nobles » et des bourgeois, sous le patronage de l’État. C’est un « droit au développement intégral » pour une minorité de privilégiés.

    Mais un monopole semblable ne saurait être maintenu sans qu’il fût protégé par une législation monopoliste et par la coercition, organisée dans l’État, – ce qui fait que les demandes de ces individualistes les amènent nécessairement à un retour vers l’idée de l’État et de l’autorité, qu’eux-mêmes ont si bien critiquée. Leur position est ainsi la même que celle de Spencer ou de l’école des économistes, connue sous le nom d’école de Manchester, qui eux aussi commencent par une critique sévère de l’État, mais finissent par reconnaître en plein ses fonctions, afin de maintenir le monopole de la propriété, dont l’État fut toujours le vrai protecteur.

    11.

    L’Anarchie (suite).

    LES IDÉES SOCIALISTES DANS L’INTERNATIONALE. – COMMUNISTES AUTORITAIRES ET MUTUELLISTES.

    Nous avons mentionné le développement de l’idée anarchiste, depuis la Révolution française et Godwin jusqu’à Proudhon. Ses développements suivants s’accomplirent dans la grande Association Internationale des Travailleurs, qui inspira aux ouvriers tant d’espoir et aux bourgeois tant de terreur dans les années 1868-1870, juste avant la guerre franco-allemande.

    Que cette Association ne fut pas fondée par Marx, ainsi que le prétendent les Marxistes, c’est évident. Elle fut le résultat de la rencontre, en 1862, à Londres, d’une délégation d’ouvriers français, venus pour visiter la deuxième Exposition Universelle, et de représentants des Unions anglaises de métier (Trade unions), auxquels s’étaient joints quelques radicaux anglais pour recenoir cette délégation. Les liens établis lors de cette visite furent resserrés en 1863, à l’occasion d’un meeting de sympathie pour la Pologne, et l’Association fut établie définitivement l’année suivante [Note : Je trouve dans les comptes-rendus des séances du Conseil de l’« Union Ouvrière Internationale » à Londres, le 13 et 20 mars 1878, les traces d’un intéressant débat. Eccarius, un des fondateurs de l’Internationale, voulait qu’on supprimât dans un Appel du Conseil une phrase disant que l’Internationale eut son origine lors de l’Exposition Universelle de 1862, et qu’on la remplaçât par ces mots : « Inspirés de cette nécessité, les ouvriers français et anglais, unis par leurs sympathies pour la Pologne, en 1863, conclurent une alliance dans des buts sociaux, aussi bien que politiques, et le résultat de cette alliance fut la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs en septembre 1864. » Ce qui donna lieu, la semaine suivante, le 20 mars, à une discussion très animée, au cours de laquelle Jung, qui avait assisté à la fondation de l’Internationale et qui fut un membre actif de son Conseil Général, confirma qu’en effet l’Association Internationale des Travailleurs prit origine de l’Exposition de 1862].

    Déjà en 1830, Robert Owen avait essayé d’organiser une « Union Internationale des tous les Métiers », en même temps que se fondait en Angleterre la Grande Union Nationale des Métiers (The Great National Trades’ Union).

    Mais bientôt l’idée dut être abandonnée, à cause des poursuites sauvages commencées par le gouvernement anglais contre l’Union Nationale. Cependant, l’idée ne fut pas perdue. Elle couvait sous la cendre en Angleterre ; elle trouva des partisans en France ; et, après la défaite de la Révolution de 1848, elle fut transportée par des réfugiés français aux États-Unis et propagée là-bas dans un journal, L’Internationale.

    En 1862, Les ouvriers français venus à Londres, étant surtout des Mutuellistes proudhoniens, et les Trade-unionistes anglais appartenant surtout à l’école de Robert Owen, l’« Owenisme » anglais donna la main au « Mutuellisme » français – et le résultat fut la création d’une forte organisation internationale ouvrière, pour combattre les patrons sur le terrain économique et pour rompre, une fois pour toutes, avec tous les partis radicaux, purement politiques [Note : Voir W. Tcherkésoff, Précurseurs de l’Internationale, Bruxelles, 1899].

    En Marx et d’autres, cette union des deux principaux courants ouvriers socialistes de l’époque trouva l’appui des débris de l’organisation politique secrète des Communistes, qui représentaient ce qui s’était encore conservé des sociétés secrètes de Barbès et de Blanqui, lesquelles, pareillement aux sociétés secrètes communistes allemandes, avaient leur origine dans la conspiration de Babeuf.

    Le lecteur a vu dans un chapitre précédent (ch. 5), que les années 1856-1862 furent marquées par un admirable essor dans les sciences naturelles et la philosophie. Ce furent aussi des années pendant lesquelles il y eut un réveil presque général des idées radicales en Europe et en Amérique. Ces deux mouvements réveillaient aussi les masses des travailleurs qui commençaient à comprendre qu’à eux-mêmes incombait la tâche de préparer la révolution prolétarienne. L’exposition internationale de 1862 était représentée comme une grande fête de l’industrie mondiale, qui deviendrait un nouveau point de départ dans les luttes du Travail pour son émancipation ; et maintenant, l’Association Internationale, en annonçant hautement sa rupture avec tous les anciens partis politiques et la résolution des travailleurs de prendre eux-mêmes en main leur libération, devait nécessairement produire une profonde impression.

    Aussi l’Internationale commença à se répandre rapidement dans les pays latins. Sa force de combat devint bientôt menaçante ; et quant aux idées, les congrès de ses Fédérations et les congrès annuels de l’Association entière offraient aux travailleurs l’occasion de discuter, en quoi devrait consister et comment pourrait s’effectuer la révolution sociale. Ils stimulaient ainsi la force créatrice des masses laborieuses à la recherche des nouvelles formes de groupement pour la production, la consommation et l’échange.

    Partout on s’attendait à ce qu’une grande révolution européenne éclatât bientôt. Cependant il n’y avait aucune idée tant soit peu nette concernant les formes politiques que la révolution pourrait prendre, ni sur les premiers pas qu’elle aurait à faire. Au contraire, plusieurs courants opposés au socialisme se rencontraient et se heurtaient au sein de l’Internationale.

    L’idée dominante de l’Association était la lutte directe du Travail contre le Capital sur le terrain économique, – c’est-à-dire l’émancipation du Travail, non pas par une législation à laquelle consentirait la bourgeoisie, mais par les travailleurs arrachant eux-mêmes des concessions aux patrons, et les forçant un jour à capituler définitivement.

    Mais comment l’affranchissement des travailleurs du joug capitaliste pourrait-il s’accomplir ? Quelle forme la nouvelle organisation de la production et de l’échange pourrait-elle prendre ? Là-dessus des socialistes étaient tout aussi divisés en 1864-1870 qu’ils l’étaient vingt ans auparavant, lorsque les représentants de diverses écoles socialistes se rencontrèrent dans l’Assemblée Constituante de la République, siégeant à Paris en 1848.

    Comme leurs prédécesseurs français de 1848, dont les aspirations diverses furent si bien résumées par Considérant dans son livre, Le Socialisme devant le Vieux Monde, les socialistes de l’Internationale ne se ralliaient pas sous le drapeau d’une seule doctrine. Ils oscillaient entre plusieurs solutions, et aucune solution n’était assez juste, ni assez évidente pour rallier les esprits ; d’autant plus que les plus avancés n’avaient pas encore rompu avec le respect pour le Capital et l’Autorité.

    Jetons donc un coup d’œil sur ces divers courants.

    Il y avait, d’abord, l’héritage direct du Jacobinisme de la Grande Révolution – de la conspiration de Babeuf, – c’est-à-dire, les sociétés secrètes des Communistes français (les Blanquistes) et des Communistes allemands (le Kommunisten-Bund). Les uns et les autres vivaient dans les traditions du farouche jacobinisme de 1793. On sait qu’en 1848 ils rêvaient de saisir un jour le pouvoir politique dans l’État, à la suite d’une conspiration, – peut-être avec l’aide d’un dictateur, – et d’établir, sur le modèle des sociétés jacobines de 1793 (mais cette fois-ci à l’avantage des travailleurs), « la dictature du prolétariat ». Cette dictature, pensaient-ils, imposerait le communisme au moyen de la législation.

    Rester propriétaire serait rendu si difficile, au moyen de toute sorte de lois de restriction et des impôts, que les propriétaires eux-mêmes seraient bientôt heureux de se débarrasser de leurs propriétés et de les rendre à l’État. Alors, « des armées de laboureurs » seraient envoyées pour cultiver les champs : et la production industrielle, faite aussi pour l’État, serait organisée sur le même pied, moitié militaire [Note : Il est intéressant de rappeler que des idées semblables sur l’agriculture de l’État, au moyen d’armées de laboureurs, très répandues à cette époque, furent aussi préconisées par Napoléon III, – alors prétendant à la présidence de la République, – dans un pamphlet, « L’extinction du paupérisme »].

    Les mêmes idées étaient répandues à l’époque de la fondation de l’Internationale, et elles continuèrent à circuler encore bien plus tard : en France, parmi les Blanquistes, et en Allemagne chez les Lassalliens et les social-démocrates.

    D’autre part, les travailleurs de l’école de Robert Owen étaient diamétralement opposés à ces idées jacobines. Ils refusaient absolument d’avoir recours à la force du gouvernement, et ils comptaient surtout, pour faire la révolution et pour établir une société socialiste, sur l’action des Unions de métiers (des trade unions). Les Owenistes anglais ne voulaient pas du communisme ; mais, ainsi que les fouriéristes français, ils attachaient une grande importance aux communes et aux groupes librement constitués et fédérés entre eux, qui posséderaient en commun la terre et les usines qu’ils feraient valoir, ainsi que les dépôts de ce qui serait produit par leurs membres. Ils travailleraient, soit en commun, soit isolément, – selon les besoins de la production, et la rétribution pour le travail dans le groupe et la commune, ainsi que pour l’échange entre communes, serait faite en bons de travail. Ceux-ci représenteraient la quantité d’heures de travail données par chacun à la culture communale ou dans les ateliers et usines des communes. Ou bien, on serait payé par la commune pour les marchandises, fabriquées individuellement et apportées aux dépôts d’échange communaux.

    La même idée de rémunération en bons de travail était acceptée, nous l’avons vu, par Proudhon et les Mutuellistes. Eux aussi répudiaient l’intervention de la force de l’État dans la société qui surgirait de la révolution. Ils disaient que ce qui représente aujourd’hui des fonctions de l’État en matière économique serait rendu inutile, tous les échanges s’opérant par l’intermédiaire des Banques du peuple et des bureaux d’escompte (Clearing houses), tandis que l’éducation, les arrangements sanitaires, les entreprises nécessaires, les moyens de communication, etc., seraient remis aux mains des communes indépendantes.

    La même idée de bons de travail, substitués à la monnaie pour tous les échanges, mais accompagnée de l’idée de l’État devenant propriétaire de tout le sol, des mines, des chemins de fer et des usines, avait été propagée en 1848 par deux écrivains remarquables, (obstinément ignorés aujourd’hui par les socialistes), Pecqueur et Vidal, qui donnaient à leur système le nom de Collectivisme. Vidal fut le secrétaire de la Commission du Luxembourg, et Pecqueur écrivit à cette époque tout un traité sur ce sujet. Il y développa son système en détail – même sous forme de lois, qu’il aurait suffit, selon lui, à l’Assemblée de voter pour accomplir la révolution sociale.

    Au moment de la fondation de l’Internationale les noms de Vidal et de Pecqueur semblaient être entièrement oubliés, même par leurs contemporains, mais leurs idées d’organisation sociale étaient très répandues et elles furent bientôt propagées, comme une nouvelle découverte, sous les noms de « Socialisme scientifique », de « Marxisme » et de « Collectivisme ».

    LES IDÉES SOCIALISTES DANS L’INTERNATIONALE. – LE SAINT-SIMONISME.

    À côté des diverses écoles socialistes qui viennent d’être mentionnées, il y avait aussi les idées de l’école Saint-Simonienne. Après avoir eu une forte prise sur les esprits avant 1848, elles exerçaient encore une profonde influence sur les conceptions socialistes des membres de l’Internationale.

    Un grand nombre de brillants écrivains et de penseurs, de politiciens, d’historiens et d’industriels s’étaient développés dans les années trente et quarante sous l’influence du Saint-Simonisme. Il suffira de nommer ici Auguste Comte en philosophie, Augustin Thierry parmi les historiens, et Sismondi parmi les économistes. Tous les réformateurs sociaux de l’époque avaient subi l’influence de cette école.

    Le progrès accompli dans l’humanité, disaient-ils, a consisté jusqu’à présent à transformer l’esclavage en servage, et le servage en salariat. Mais le temps arrive où il deviendra nécessaire de supprimer à son tour le salariat. Et, avec le salariat, la propriété individuelle de ce qui est nécessaire pour produire devra disparaître à son tour. Il ne faut pas voir, ajoutaient-ils, dans ce changement quelque chose d’impossible, puisque la propriété et l’autorité ont déjà subi bien des modifications dans l’histoire. De nouvelles modifications s’imposant aujourd’hui, elles s’accompliront nécessairement.

    L’abolition de la propriété privée, disaient les Saint-Simoniens, pourrait se faire peu à peu, au moyen d’une série de mesures (dont la Grande Révolution, rappelons-le, avait déjà pris l’initiative). Ces mesures permettraient à l’État de s’approprier – par exemple, au moyen de forts droits d’héritage – une partie toujours croissante des propriétés transmises d’une génération à une autre. L’héritage individuel irait ainsi en diminuant, et il finirait par disparaître, – puisque les riches eux-mêmes s’apercevraient des avantages qu’ils auraient à abandonner un privilège appartenant à une civilisation qui s’en va. Et alors, l’abandon volontaire de la propriété par les riches et la suppression légale de l’héritage devaient constituer l’État Saint-Simonien propriétaire universel des terres et de l’industrie, régulateur suprême du travail, chef et directeur absolu des trois fonctions : l’Art, la Science et l’Industrie [Note : On trouvera chez Victor Considérant, Le Socialisme devant le Vieux Monde, 1848, un excellent exposé des diverse écoles].

    Chacun, étant un travailleur dans l’une de ces branches, serait ainsi un fonctionnaire de l’État Saint-Simonien, dont le gouvernement serait composé d’une hiérarchie des « meilleurs hommes », – les meilleurs dans les sciences, dans les arts, dans l’industrie.

    La distribution des produits se ferait dans ce système selon la formule : À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres.

    À part ces prévisions de l’avenir, l’école Saint-Simonienne et la philosophie positive, qui en tire son origine, donnèrent au dix-neuvième siècle des travaux historiques très remarquables, dans lesquels les origines de l’autorité, de la propriété privée et de l’État furent discutés d’une façon vraiment scientifique. Ces ouvrages retiennent jusqu’à présent toute leur valeur.

    En même temps, les Saint-Simoniens soumettaient à une critique sévère l’économie politique de l’école dite classique d’Adam Smith et de Ricardo, qui fut connue plus tard sous le nom d’« École de Manchester » et qui prêchait « la non-intervention de l’État ».

    Mais, tandis qu’ils combattaient ainsi le principe d’individualisme industriel et de concurrence, les Saint-Simoniens tombaient dans la même erreur qu’ils avaient combattue au début, lorsqu’ils critiquaient l’État militaire et ses classes hiérarchiques. Ils finissaient par reconnaître aux-mêmes l’omnipotence de l’État et ils basaient leur système, – comme l’avait fait déjà remarquer Considérant – sur l’inégalité et l’autorité, ainsi que sur une hiérarchie d’administrateurs. Ils arrivaient même à donner à leur hiérarchie gouvernementale le caractère d’un sacerdoce.

    Ainsi les Saint-Simoniens différaient des communistes par la part purement individuelle qu’ils attribuaient à chacun dans la masse de biens produits par la communauté. Malgré les excellents travaux que plusieurs d’entre eux avaient fait en économie politique, ils n’étaient pas encore arrivés à concevoir la production des richesses comme un fait social – un fait global. S’il l’avaient fait, ils auraient été forcément amenés à comprendre qu’il est matériellement impossible de déterminer avec justice la part qui doit être attribuée à chacun des producteurs sur l’ensemble des richesses produites.

    Sur ce point, il y avait une profonde différence entre les communistes et les Saint-Simoniens. Mais il y avait un point sur lequel les deux tombaient d’accord. Les uns et les autres ignoraient l’individu et ses droits. Tout ce que les communistes lui concédaient, c’était le droit d’élire ses administrateurs et gouvernants, – ce que les Saint-Simoniens n’admirent qu’à contre cœur. Au début, ils ne reconnaissaient même pas le droit d’élection. Mais sous le communisme, comme sous le Saint-Simonisme, l’individu restait un fonctionnaire de l’État.

    Avec Cabet, auteur du Voyage en Icarie et fondateur d’une colonie communiste en Amérique, le communisme jacobin et la suppression de l’individualité arrivaient à leur complète expression.

    Ainsi dans le Voyage de Cabet nous voyons partout l’autorité, l’État, jusque dans la cuisine de chaque ménage. Non contente de fournir un « Guide du cuisinier » à chaque famille, la République d’Icarie arrête la liste des aliments approuvés, les fait produire par ses agriculteurs et ses ouvriers et les fait distribuer ; « et comme personne, nous dit Cabet, ne peut avoir d’autres aliments que ceux qu’elle distribue, tu conçois que personne ne peut consommer d’autres aliments que ceux qu’elle approuve. » (Voyage en Icarie, 5e édition, 1848, p. 52).

    Le comité va jusqu’à régler le nombre de repas, leur temps, leur durée, le nombre de mets, leur espèce et leur ordre de service. Quant aux vêtements, ils sont tous ordonnés par le Comité, sur un plan modèle, l’uniforme porté par chacun indiquant les conditions et les positions de l’individu. Les ouvriers, toujours fabriquant les mêmes pièces, sont un régiment – « tant l’ordre et la discipline y règnent ! » s’exclame Cabet.

    Inutile de dire que personne ne peut rien publier qu’avec l’assentiment de la République, et cela – après examen et autorisation, dûment reçue, d’être auteur.

    Il est douteux que l’utopie de Cabet en entier, ait eu, de nombreux partisans dans l’Internationale, mais l’esprit de cette utopie restait. Il est absolument certain, – et nous le sentions très bien dans les discussions que nous engagions avec les autoritaires, surtout avec les communistes allemands, – que même la réglementation qui vient d’être citée et qui nous semble aujourd’hui si absurde, était encore regardée alors comme l’expression de la sagesse. À nos critiques on nous répondait par ces paroles de Cabet :

    « Sans doute la Commune impose nécessairement des gènes et des entraves ; car sa principale mission est de produire la richesse et le bonheur ; et pour qu’elle puisse éviter les doubles emplois et les pertes, économiser et décupler la production agricole et industrielle, il faut de toute nécessité que la Société concentre, dispose et dirige tout. Il faut qu’elle soumette toutes les volontés et toutes les actions à sa règle, à son ordre, à sa discipline. Le bon citoyen doit même s’abstenir de tout ce qui n’est pas ordonné » (Voyage en Icarie, 5e édition, p. 403).

    Et, ce qui pire est, il restait encore chez les autoritaires cette conviction, qu’après tout, comme l’avait dit Cabet, « la Communauté n’est pas plus impossible avec un Monarque qu’avec un Président républicain. » C’est cette idée qui pava le chemin pour le coup d’État de Napoléon III et qui permit, bien plus tard, aux socialistes autoritaires de « laisser faire » si facilement la réaction bourgeoise.

    Enfin, nous devons aussi mentionner l’école de Louis Blanc, qui avait, à l’époque de la fondation de l’Internationale de nombreux partisans en France et en Allemagne, où elle était représentée par un corps compact de Lassalliens. Ces socialistes, tout aussi étatistes que les précédents, considéraient que le transfert de la propriété industrielle des mains du Capital dans celles du Travail pourrait s’effectuer, si un gouvernement, né d’une révolution et inspiré d’idées socialistes, aidait les ouvriers à organiser eux-mêmes, sur une vaste échelle, des associations ouvrières coopératives, auxquelles le gouvernement prêterait le capital nécessaire. Ces associations seraient unies entre elles en un vaste système de production nationale. Une rétribution égale pour tous pourrait y être acceptée comme forme transitoire – le but final étant d’arriver un jour à la distribution des produits selon les besoins de chacun des producteurs.

    C’était, on le voit – comme le dit très bien Considérant, – « un Saint-Simonisme communiste », placé sous la gouverne d’un État démocratique.

    S’appuyant sur un large système de crédit national, qui prêterait l’argent à un taux d’intérêt très bas, et mises ainsi en mesure de faire la concurrence à la production des capitalistes ; supportées en plus par les commandes de l’État, ces associations ouvrières sauraient bientôt chasser le capitaliste de l’industrie et le remplacer.

    Elles sauraient aussi se répandre dans l’agriculture. Ce but économique, socialiste, – et non pas l’idéal, simplement démocratique des politiciens bourgeois, les travailleurs ne devaient jamais perdre de vue.

    Toutes ces idées, élaborées par la propagande socialiste d’avant 1848, par la révolution de février et par juin 1848, avec diverses modifications dans les détails, étaient largement répandues dans l’Association Internationale. Les différences d’opinions étaient fortes, mais les partisans de ces écoles étaient d’accord, nous venons de le voir, pour reconnaître comme base de la prochaine révolution, un gouvernement fort qui tiendrait en ses mains toute la vie économique de la nation. Ils s’accordaient pour reconnaître l’organisation centralisée et hiérarchique de l’État.

    Heureusement, à côté de ces idées jacobines, il y avait encore, pour leur faire contrepoids, les idées des fouriéristes, que nous allons maintenant analyser.

    12.

    L’Anarchie (suite).

    LES IDÉES SOCIALISTES DANS L’INTERNATIONALE : LE FOURIÉRISME.

    Fourier, contemporain de la Grande Révolution, ne vivait plus au moment de la fondation de l’Internationale. Mais ses idées avaient été si bien popularisées par ses adeptes, – surtout par Considérant qui leur donna une certaine autorité scientifique, – que, sciemment ou non, les esprits les plus éclairés de l’Internationale se trouvaient sous l’influence du fouriérisme [Note : On sait, par le travail de notre ami Tcherkésoff, que ce fut au manifeste de Considérant, intitulé Principes du Socialisme : Manifeste de la Démocratie du XIXe siècle et publié en 1848, que Marx et Engels durent emprunter les principes économiques qu’ils exposèrent dans leur Manifeste Communiste. Il suffit en effet, de lire les deux manifestes pour se convaincre que non seulement les idées économiques, mais même la forme durent être empruntées par Marx et Engels à Considérant.

    Quant au programme d’action pratique du Manifeste Communiste de Marx et Engels, c’est, comme l’a démontré le professeur Andler, le programme des organisations secrètes communistes françaises et allemandes, qui continuaient l’œuvre des sociétés secrètes de Babeuf et de Buonarroti].

    Il faut cependant remarquer, pour comprendre l’influence du fouriérisme dans ces années, que l’idée dominante de Fourier n’était pas celle de l’association du Capital, du Travail et du Talent pour la production des richesses, que l’on trouve toujours placée au premier plan dans les livres d’histoire du socialisme. Son but principal était de mettre fin au commerce individuel, qui se fait en vue des profits, et qui amène nécessairement aux grandes spéculations véreuses. Pour y arriver, il proposait de créer une libre organisation nationale pour l’échange de tous les produits. C’était, on le voit, reprendre l’idée que la Grande Révolution essaya de réaliser en 1793-94, après que le peuple de Paris eût expulsé les Girondins de la Convention, et que la loi du maximum eût été votée.

    Comme le disait Considérant dans son Socialisme devant le Vieux Monde (ouvrage qu’on ne saurait trop recommander aux socialistes modernes), Fourier voyait le moyen de mettre fin à toutes les infamies de l’exploitation actuelle dans « la mise en rapport direct du producteur et du consommateur, par l’organisation d’agences communales intermédiaires – dépositaires et non propriétaires des denrées, les prenant directement aux sources de la production et les livrant directement à la consommation. »

    Les prix, dans ces conditions, ne seraient plus l’objet de spéculations. Ils ne pourraient être augmentés que « des simples frais de transport, d’entretien et d’administration, qui ne forment qu’une surcharge presque imperceptible ».

    Déjà dans son enfance, Fourier, placé par ses parents dans une maison de commerce, avait voué haine au commerce, dont il voyait de près les fraudes. Dès lors, il fit serment de le combattre. Plus tard, pendant la Grande Révolution, il put voir de près les atroces spéculations qui se faisaient sur l’achat des biens nationaux, ainsi que sur la hausse des prix de toutes les denrées pendant la guerre. Il dut voir aussi, que ni la Convention jacobine, ni la Terreur ne pouvaient maîtriser ces spéculations ; et il put comprendre comment l’absence d’un échange socialisé paralysait jusqu’aux effets d’une révolution économique, accomplie par l’expropriation des biens du clergé et de la noblesse en faveur de la démocratie. Alors il dut entrevoir la nécessité de la nationalisation du commerce, et apprécier la tentative faite dans ce sens par les sans-culottes en 1793 et 1794. Il s’en fit l’apôtre [Note : Nous l’ignorions dans l’Internationale, mais on sait aujourd’hui que le lyonnais L’Ange, frappé par les misères de Lyon pendant la Révolution, avait déjà publié un plan d’ « Association volontaire », étendue à toute la nation. Cette Association aurait 30,000 greniers d’abondance, installés dans chaque commune, – ce qui supprimerait la propriété privée et le commerce privé en objets de première nécessité, et établirait l’échange des produits à leur vraie valeur. (Voyez l’analyse des brochures de L’Ange, donnée d’abord par Michelet, puis par Jaurès et dernièrement par Hubert Bourgin dans son volume : Fourier, Paris, 1905.) Ce plan de L’Ange aura-t-il inspiré Fourier qui méditait sur le même sujet ? On ne le sait pas pour sûr ; mais Fourier connut évidemment le grand plan des sans-culottes de 1793-1794, – de nationaliser le commerce – et il dut s’en inspirer. Comme l’a dit Michelet dans une de ses notes manuscrites citées par Jaurès : « Qui a fait Fourier ? Ni Ange, ni Babeuf : Lyon, seul prédécesseur de Fourier ». Nous pouvons dire aujourd’hui : « Lyon et la Révolution de 1793-94 »].

    La Commune libre, dépositaire des denrées, devait donner, dans son idée, la solution du grand problème de l’échange et de la distribution des produits de première nécessité. Mais la commune n’en serait pas le propriétaire, comme aujourd’hui le sont les marchands, ou bien même les coopératives actuelles. Elle n’en serait que dépositaire. Ce serait une agence, recevant les produits en magasin pour les distribuer, mais ne prélevant aucun tribut sur les consommateurs et ne pouvant pas spéculer sur les fluctuations des prix.

    Attaquer le problème social par la consommation et l’échange, c’est ce qui fait de Fourier le plus profond penseur socialiste.

    Mais Fourier ne s’arrêta pas là. Il donna une extension à son idée. Il supposa que toutes les familles d’une commune rurale, ou industrielle, ou plutôt mixte, constitueraient une phalange. Ils mettraient en commun leurs terres, leur bétail, leurs instruments et machines, et ils cultiveraient la terre, ou bien ils poursuivraient leur industrie, comme si la terre, les machines, etc., étaient leur propriété commune, – tout en tenant, cependant, un compte exact de ce que chaque membre aurait contribué au capital commun.

    Deux principes primordiaux, disait-il, doivent être respectés dans la phalange. D’abord, il ne doit pas y avoir de travail désagréable. Tout le travail doit être organisé, réparti et diversifié de façon à ce qu’il soit toujours attractif. Et puis, aucune sorte de contrainte ne pourrait être admise dans une société organisée sur le principe de la libre association, aucune sorte de contrainte ne saurait être tolérée et n’aurait aucune raison d’être.

    Avec un peu d’attention intelligente aux besoins individuels de chaque membre de la phalange et un peu de tolérance pour les particularités des divers caractères, et en combinant le travail agricole, industriel, intellectuel et artistique, les membres de la phalange reconnaîtraient bientôt que, même les passions des hommes, qui, dans l’organisation actuelle représentent très souvent un mal et un danger et, pour cette raison, servent toujours d’excuse à l’usage de la force, – les passions mêmes peuvent être une source de progrès. Il suffit de les reconnaître et de leur trouver des applications sociales. Les nouvelles entreprises, les aventures dangereuses, l’animation sociale, le besoin de changements, etc., leur donneraient les issues nécessaires.

    Il est vrai que Fourier payait encore un tribut aux idées étatistes. Ainsi il admettait que pour faire l’essai de son Association, – pour tenter « une harmonie simple », qui serait le précurseur de « la vraie harmonie », – « un prince pourrait intervenir. » – « On pourra ménager au chef de la France l’honneur de tirer le genre humain du chaos social, d’être fondateur de l’harmonie et libérateur du globe, » disait-il dans un de ses premiers écrits ; et il répétait la même idée en 1808, dans sa Théorie des quatre mouvements. Plus tard, il allait même jusqu’à s’adresser à Louis-Philippe dans ce but (Ch. Pellarin, Fourier, sa vie, sa théorie, 4e édition, p. 114). Mais ce n’était toujours que pour tenter l’essai préliminaire.

    Quant à la « vraie harmonie », l’ « harmonie universelle », elle ne devait avoir aucun gouvernement. Cette harmonie ne pouvait pas, non plus, s’introduire « pièce à pièce ». La transformation devait être sociale, politique, économique et morale à la fois. Et lorsque Fourier arrivait à la critique de l’État, il la faisait tout aussi impitoyable que celle que nous faisons aujourd’hui. – « Le désordre politique, » disait-il, « est à la fois la conséquence et l’expression du désordre social. L’inégalité s’y traduit en iniquité. L’État, au nom de qui agit le pouvoir, est résolument, par origine et par principe, le serviteur et le protecteur des classes privilégiées contre les autres. » Et ainsi de suite.

    Dans la « société harmonique », qui surgira de l’application entière de ses principes, toute contrainte devra être exclue [Note : Alors même que Fourier fasse des restrictions, ou qu’il parle avec une inconséquence frappante, de « distinctions » et de « grades à conquérir » pour stimuler l’ardeur au travail, ou bien l’obéissance aux lois et aux règles dans les expériences relatives à l’essai de sa théorie, – l’idée générale de son système est la liberté entière de l’individu dans la société harmonique de l’avenir. La liberté, disait-il, consiste à « pouvoir accomplir les actes auxquels nous sollicitent nos attractions. » « S’il y a des gens qui se flattent de plier la nature humaine aux exigences de la société actuelle, et qui l’étudient à cette fin, nous ne sommes pas de ce nombre », ajoutait son élève Pellarin (p. 222)].

    Écrivant immédiatement après la défaite de la Grande Révolution, Fourier inclinait forcément vers les solutions pacifiques. Il insistait sur la nécessité de reconnaître le principe d’association entre le Capital, le Travail et le Talent. Par conséquent, la valeur de chaque produit obtenu dans la phalange devait être divisée en trois parties, dont l’une (la moitié ou sept douzièmes) serait la rémunération du Travail, l’autre (trois douzièmes) irait au Capital, et la troisième (deux ou trois douzièmes) au Talent.

    Cependant, la plupart de ceux qui tenaient aux idées fouriéristes dans l’Internationale n’attachaient point d’importance à ce trait de son système. Ils comprenaient l’influence de l’époque où Fourier avait écrit. Par contre, ils retenaient surtout les traits suivants, essentiels, de l’enseignement fouriériste :

    1° La Commune libre, c’est-à-dire, une petite agglomération territoriale, indépendante, devient la base, l’unité, dans la nouvelle société socialiste.

    2° La Commune est le dépositaire de tout ce qui est produit dans le voisinage, et l’intermédiaire pour tous les échanges. Elle représente aussi l’association des consommateurs, et très probablement elle sera aussi, dans la majorité des cas, l’unité de production (qui, d’ailleurs, pourra être aussi un groupement professionnel, ou bien encore une fédération de groupes producteurs).

    3° Les Communes se fédèrent librement entre elles pour constituer la Fédération, la Région, la Nation.

    4° Le travail doit être rendu attrayant. Sans cela, c’est toujours l’esclavage. Et tant que ce ne sera pas fait, aucune solution de la question sociale n’est possible. Le travail doit être aussi, et il peut l’être, bien plus productif qu’il ne l’est aujourd’hui.

    5° Pour maintenir l’harmonie dans une Commune de ce genre, aucune contrainte n’est nécessaire. L’influence de l’opinion publique suffira.

    Quant à la répartition des produits, à la consommation, les opinions étaient encore très divisées.

    Depuis la fondation de l’Internationale, l’idée socialiste avait fait des progrès, et, d’abord au Congrès de Bruxelles, en 1868, et ensuite à Bâle, en 1869, l’Internationale se prononça à de fortes majorités pour la propriété collective du sol arable, des forêts, des chemins de fer, canaux, télégraphes, etc., des mines et aussi des machines. Ayant accepté la propriété collective, et l’expropriation pour y arriver, les anti-étatistes de l’Internationale prirent la désignation de collectivistes pour se distinguer nettement du communisme étatiste et centralisateur de Marx et d’Engels et de leurs partisans, et de celui des communistes français qui étaient restés dans la tradition autoritaire de Babeuf et de Cabet [Note : À cette époque les social-démocrates n’avaient pas encore mis en avant leur système de collectivisme d’État : beaucoup d’entre eux étaient encore communistes-autoritaires. Et on avait, à ce qu’il paraît, complètement oublié le sens très précis de Capitalisme d’État et de rétribution d’après les heures de travail, qui avait été donné au mot « collectivisme » aux approches et pendant la révolution de 1848, – d’abord par C. Pecqueur, en 1839 (Économie sociale : Des intérêts du commerce, de l’industrie et de l’agriculture, et de la civilisation en général sous l’influence des applications de la vapeur), et surtout en 1842 (Théorie nouvelle de l’économie sociale et politique : études sur l’organisation des sociétés), et puis par F. Vidal, secrétaire de la Commission ouvrière du Luxembourg, dans un ouvrage très remarquable : Vivre en travaillant ! Projets, voies et moyens de réformes sociales, paru à Paris à la fin de juin 1848].

    On trouvera dans la brochure, Idées sur l’organisation sociale, publiée en 1876 par James Guillaume, qui prit lui-même une part active à la propagande du collectivisme, ainsi que dans son ouvrage fondamental, L’Internationale : Documents et souvenirs (4 volumes, parus à Paris en 1905-1910), et enfin dans son article sur le « Collectivisme de l’Internationale », écrit récemment pour l’Encyclopédie syndicaliste, tous les détails sur le sens précis qui fut attribué au mot « collectivisme » par les membres les plus actifs de l’Internationale fédéraliste, – Varlin, Guillaume, De Paepe, Bakounine et leurs amis. Ils désignaient sous ce nom de « Collectivisme » un Communisme non-autoritaire, fédéraliste ou anarchiste. En s’appelant collectivistes, ils s’affirmaient avant tout anti-autoritaires : ils ne voulaient pas préjuger la forme que prendrait la consommation dans une société qui accomplirait l’expropriation. L’essentiel était, pour eux, de ne pas prétendre enfermer la société dans un cadre rigide : on voulait réserver aux groupes avancés la plus grande latitude sur ce point.

    Malheureusement les idées lancées dans l’Internationale sur la propriété collective, n’avaient pas encore eu le temps de se répandre dans les masses ouvrières, lorsque la guerre franco-allemande éclata, dix mois à peine après le Congrès de Bâle. Ce qui fit qu’aucune tentative sérieuse dans ce sens ne fut faite pendant la Commune de Paris. Et après l’écrasement de la France et de la Commune, l’Internationale fédéraliste dut concentrer tous ses efforts sur le maintien de son idée fondamentale, – l’organisation anti-autoritaire des forces ouvrières, en vue de la lutte directe du Travail contre le Capital, pour arriver à la révolution sociale. Forcément, les questions d’avenir durent être négligées, et si l’idée du collectivisme, compris comme communisme-anarchiste, continua à être propagée par quelques-uns, elle se heurtait, d’une part, aux conceptions du collectivisme-étatiste, développées par les marxistes depuis qu’ils commencèrent à abandonner les idées du Manifeste communiste, et d’autre part, au communisme-autoritaire des Blanquistes et aux préjugés très répandus contre le communisme en général qui s’étaient établis dans les masses ouvrières des pays latins depuis 1848, sous l’influence de la puissante critique du communisme-autoritaire qui avait été faite par Proudhon. Cette résistance fut si forte qu’en Espagne, par exemple, où l’Internationale fédéraliste était en rapports étroits avec une vaste fédération des organisations ouvrières de métier, on interpréta alors et beaucoup plus tard le collectivisme comme une simple affirmation de la propriété collective, en y ajoutant « et anarchie » (anarquía y colectivismo), pour affirmer l’idée anti-étatiste, – sans préjuger le mode de consommation – communiste ou autre, – qui pourrait être accepté par chaque groupe séparé de producteurs et consommateurs.

    Enfin, en ce qui concerne les moyens de passer de la société actuelle à la société socialiste, les travailleurs de l’Internationale n’attachaient pas d’importance à ce qu’en avait dit Fourier. Ils sentaient une situation révolutionnaire se développer, et ils voyaient venir une révolution plus profonde et plus générale encore que celle de 1848. Et alors, disaient-ils, ils feraient tout ce qui serait en leur pouvoir pour déposséder eux-mêmes, sans attendre les ordres du gouvernement, le Capital des monopoles qu’il s’était appropriés.

    L‘IMPULSION DONNÉE PAR LA COMMUNE. – BAKOUNINE.

    On a pu voir, par le rapide aperçu donné dans les chapitres précédents, le terrain sur lequel l’idée anarchiste allait se développer dans l’Internationale.

    C’était, on l’a vu, un mélange d’idées du jacobinisme centraliste et autoritaire, avec des idées d’indépendance locale et de fédération. Les unes et les autres – nous le savons aujourd’hui – avaient leur origine dans la grande Révolution française. Car si les idées centralistes descendaient en ligne directe du jacobinisme de 1793, celles d’action locale indépendante représentaient, d’autre part, l’héritage de la puissante action constructive et révolutionnaire des sections de Paris et des communes de 1793-1794.

    Il faut dire, cependant, que le premier de ces deux courants, le courant jacobin, était sans aucun doute le plus puissant. Les intellectuels bourgeois, entrés dans l’Internationale, étaient très souvent jacobins d’esprit, et les travailleurs subissaient leur influence.

    Il fallut un événement d’une portée aussi grave que la Commune de Paris pour donner une nouvelle direction à la pensée révolutionnaire au sein des masses ouvrières d’Europe et d’Amérique.

    En juillet 1870 commençait la terrible guerre franco-allemande, dan laquelle Napoléon III et ses conseillers se lancèrent pour sauver l’Empire d’une révolution républicaine imminente. La guerre amena une défaite écrasante, la débâcle de l’Empire, le Gouvernement provisoire de Thiers et de Gambetta et la Commune de Paris, ainsi que des tentatives du même genre à Saint-Étienne, Narbonne et d’autres villes du midi et, plus tard, en Espagne – à Barcelone et à Carthagène.

    Pour l’Internationale – pour ceux, du moins, qui savaient penser et s’instruire aux événements, – ces soulèvements communalistes furent une révélation. Faits sous les plis du drapeau rouge de la révolution sociale, que les travailleurs défendirent à Paris jusqu’à la mort sur leurs barricades, ces soulèvements indiquèrent, quelle devait être, quelle serait probablement, dans les nations latines, la forme politique de la prochaine révolution.

    Non pas la République démocratique, comme on pensait en 1848, mais LA COMMUNE, – libre, indépendante et, très probablement, communiste.

    Cela va sans dire que la Commune de Paris s’était ressentie de la confusion qui régnait alors dans les esprits, concernant les mesures économiques et politiques qu’il eût fallu prendre pendant une révolution populaire pour en assurer le triomphe. La même confusion, que nous venons de voir dans l’Internationale, régnait dans la Commune.

    Jacobins et communalistes, – c’est-à-dire les centralistes gouvernementaux et les fédéralistes, – étaient également représentés dans le soulèvement de Paris, et dans la Commune ils se trouvèrent bientôt en conflit. L’élément le plus combatif se trouvait chez les Jacobins et les Blanquistes. Mais Blanqui était en prison, et chez les chefs blanquistes – bourgeois pour la plupart – il ne restait plus grand’chose des idées communistes de leurs prédécesseurs babouvistes. Pour eux, la question économique était une question dont on s’occuperait plus tard, après le triomphe de la Commune, et, cette opinion ayant prévalu au début, l’opinion communiste populaire n’eut pas le temps de se développer. Encore moins eut-elle le temps de s’affirmer pendant la vie si courte de la Commune de Paris.

    Dans ces conditions la défaite ne se fit pas attendre, et la vengeance féroce des bourgeois apeurés prouva, une fois de plus, que le triomphe d’une Commune populaire est matériellement impossible, si un développement parallèle des conquêtes sur le terrain économique ne passionne pas la masse du peuple pour la Commune.

    Pour accomplir une révolution politique il faut savoir mener de front la révolution économique.

    Mais en même temps, la Commune de Paris donna un autre enseignement précieux. Elle précisa, dans les nations latines, les idées des prolétaires révolutionnaires.

    La Commune libre – telle est la forme politique qui devra être prise par une révolution sociale. Que toute la nation, que toutes les nations voisines soient contre cette manière d’agir, – mais une fois que les habitants d’une commune et d’un territoire donné auront décidé qu’ils veulent communaliser la consommation des objets nécessaires pour la satisfaction de leurs besoins, ainsi que l’échange de ces produits et leur production, – ils doivent accomplir cela eux-mêmes, chez eux. Et, s’ils le font, s’ils mettent leurs énergies au service d’une aussi grande cause, ils trouveront dans leur commune une force qu’ils ne trouveraient jamais s’ils essayaient d’entraîner avec eux toute la nation, avec ses parties arriérées, hostiles ou indifférentes. Il est mieux de combattre celles-ci ouvertement, que d’avoir à les traîner après soi, comme autant de boulets rivés aux pieds de la Révolution.

    Plus que cela. Nous fûmes à même de comprendre que si l’on n’a pas besoin d’un gouvernement central pour commander aux communes libres – si le gouvernement national est rejeté, et si l’unité nationale s’obtient par la libre fédération des communes, – alors un gouvernement central municipal devient également inutile et nuisible. Les affaires qu’il s’agit de décider dans une commune sont en effet beaucoup moins compliquées, et les intérêts des citoyens moins variés et moins contradictoires qu’ils ne le sont dans une nation. Le principe fédératif doit donc suffire pour établir l’accord entre les différents groupes producteurs, consommateurs et autres dans la commune.

    La Commune de Paris répondait ainsi à une question qui avait tourmenté chaque vrai révolutionnaire. À deux reprises la France avait essayé d’accomplir une révolution dans le sens socialiste, en cherchant à l’imposer par un gouvernement central : en 1793-1794, lorsqu’elle essaya, après la chute des Girondins, d’introduire « l’égalité de fait » – l’égalité réelle, économique – par les moyens de sévères mesures législatives, et en 1848, lorsqu’elle essaya de se donner, par son Assemblée Nationale, une « République démocratique socialiste ».

    Et deux fois, elle échoua. Maintenant la vie même nous indiquait une nouvelle solution, – la Commune libre. – C’est elle qui devra faire elle-même la révolution, sur son propre territoire, en même temps qu’elle se libérera de l’État centralisé. Et cette nouvelle idée vint renforcer l’idéal de l’ANARCHIE.

    Nous comprîmes alors qu’il y avait dans l’Idée générale sur la Révolution du dix-neuvième siècle, de Proudhon, une idée profondément pratique : l’idée d’Anarchie. Et, dans les nations latines, la pensée des hommes avancés commença à travailler dans cette direction.

    Hélas, seulement dans les pays latins : en France, en Espagne, en Italie, dans la Suisse romande et dans la partie wallonne de la Belgique. Les Allemands, par contre, tirèrent de leur victoire sur la France un tout autre enseignement ; ils arrivèrent à l’adoration de la centralisation étatiste. Ils restent encore empêtrés dans la phase robespierriste. Ils ont encore le culte du Club des Jacobins, tel que l’ont décrit (contrairement à la réalité) les historiens jacobins.

    L’État centralisé, hostile même aux tendances d’indépendance nationale de ses différentes parties ; une forte centralisation hiérarchique, et un gouvernement fort, – telles furent les conclusions auxquelles arrivèrent les socialistes et les radicaux Allemands. Ils ne voulaient même pas comprendre que la victoire qu’ils avaient remportée sur la France n’était qu’une victoire de gros bataillons – du service militaire universel sur le système de recrutement, encore en vigueur en France en 1870, – une victoire remportée surtout sur la pourriture du Second Empire, lorsque celui-ci était déjà menacé par une révolution qui aurait profité à l’humanité entière, si elle n’avait été empêchée par l’invasion allemande.

    Ainsi donc, dans les pays latins, la Commune de Paris donna une poussée à l’idée de l’Anarchie. D’autre part, les tendances autoritaires du Conseil Général de l’Internationale, s’affirmant de plus en plus et menaçant de miner la force de l’Association, vinrent renforcer le courant anarchiste. Mené par Marx et Engels, qui trouvèrent appui chez les réfugiés blanquistes français, venus à Londres après la Commune, le Conseil Général profita des pouvoirs qu’on lui avait donnés pour faire un coup d’État dans l’Internationale. Il remplaça, dans le programme d’action de l’Association, la lutte directe du Travail contre le Capital par l’agitation dans les parlements bourgeois.

    Ce coup d’État tua l’Internationale, mais il ouvrit aussi les yeux. Il démontra, même aux plus crédules, combien il était absurde de confier ses affaires à un gouvernement, alors même qu’il serait aussi démocratiquement élu que l’était le Conseil Général de l’Internationale. De cette façon fut provoquée la révolte autonomiste des fédérations espagnole, italienne, jurassienne et de la Belgique wallonne, ainsi que d’une section des anglais, contre l’autorité du Conseil général [Note : Pour connaître les détails de ce coup d’État et ses conséquences il faut consulter l’excellent ouvrage historique de James Guillaume, L’Internationale : Documents et Souvenirs (1864-1878), 4 vol., Paris, 1905-1910, chez P.-V. Stock, éditeur].

    Dans Michel Bakounine la tendance anarchiste qui se développait au sein de l’Internationale trouva un défenseur puissant et inspiré ; et autour de Bakounine et de ses amis jurassiens se groupa de suite un petit cercle de jeunes italiens et espagnols, qui donnèrent un plus large développement à ses idées.

    Profitant de ses vastes connaissances en histoire et en philosophie, Bakounine établit les principes de l’Anarchie moderne dans une série de puissantes brochures, d’articles de journaux et de lettres.

    Il lança bravement l’idée de l’abolition complète de l’État, avec toute son organisation, son idéal et ses tendances. Dans le passé, l’État avait été une nécessité historique, – une institution qui se développa de l’autorité acquise par la caste religieuse. Mais aujourd’hui, le complet anéantissement de l’État est, à son tour, une nécessité historique, puisque l’État est la négation de la liberté et de l’égalité, et puisqu’il ne sait que vicier ce qu’il entreprend, alors même qu’il entreprenne de mettre en pratique une idée d’intérêt général.

    Chaque nation, si petite soit-elle, chaque région, chaque commune doivent être entièrement libres de s’organiser comme elles l’entendent, tant qu’elles ne le font pas pour menacer leurs voisins. « Fédéralisme » et « autonomie » ne suffisent pas. Ce ne sont que des mots pour couvrir toujours l’autorité de l’État centralisé. L’indépendance complète de la Commune, la Fédération des Communes libres, et la révolution sociale dans la Commune, c’est-à-dire, les groupements corporatifs pour la production venant remplacer l’organisation étatiste de la société qui existe aujourd’hui, – tel est, démontrait Bakounine, l’idéal qui surgit devant notre civilisation des brouillards du passé. L’individu comprend qu’il ne sera vraiment libre qu’en proportion de la liberté de tout autre autour de lui.

    Avec ces conceptions, Bakounine était en même temps un ardent propagandiste de la révolution sociale, dont la plupart des socialistes prévoyait alors l’arrivée prochaine, et qu’il appelait dans ses lettres et ses écrits avec des paroles de feu.

    13.

    L’Anarchie (suite).

    LA CONCEPTION ANARCHISTE TELLE QU’ELLE SE DESSINE AUJOURD’HUI.

    Si, avant 1848 et plus tard jusqu’à l’Internationale, la révolte contre l’État, représentée surtout par de jeunes bourgeois, prenait le caractère d’une révolte de l’individu contre la Société et sa morale de convention, dorénavant, dans les milieux ouvriers, cette révolte prenait un caractère plus profond. Elle devenait la recherche d’une forme de Société, affranchie de l’oppression et de l’exploitation qui se font aujourd’hui avec l’aide de l’État.

    L’Association Internationale des Travailleurs, dans l’idée de ses fondateurs ouvriers, devait être, nous l’avons vu, une vaste fédération de groupements des travailleurs qui représenterait en germe ce que peut être une société régénérée par la révolution sociale : une société, dans laquelle les rouages actuels du gouvernement et l’exploitation capitaliste devaient disparaître pour faire place aux liens nouveaux qui surgiront entre les fédérations des producteurs et des consommateurs.

    Dans ces conditions, l’idéal anarchiste ne pouvait plus être individuel : il devenait sociétaire.

    À mesure que les travailleurs des deux mondes arrivaient à se connaître directement et entraient en rapports directs, par-dessus les frontières, ils comprenaient mieux les conditions du problème social et gagnaient la conscience de leurs propres forces.

    Ils entrevoyaient que si le peuple rentrait en possession de la terre, et si les travailleurs industriels, prenant possession des fabriques et des usines, se rendaient gérant des industries et les dirigeaient vers la production de ce qui est nécessaire pour la vie de la nation, on arriverait sans difficulté à suppléer largement à tous les besoins de la société. Les progrès récents de la science et de la technique s’en portaient garants. Et alors, les producteurs des diverses nations sauraient bien établir entre eux l’échange international sur des bases équitables. Pour ceux qui connaissaient de près l’usine, la fabrique, la mine, l’agriculture, le commerce, c’était de toute évidence.

    En même temps un nombre toujours croissant de travailleurs s’apercevaient que l’État, avec sa hiérarchie de fonctionnaires et le poids de ses traditions historiques, ne pouvait que retarder l’éclosion d’une nouvelle société, affranchie des monopoles et de l’exploitation.

    Développé dans le cours de l’histoire pour établir et maintenir le monopole de la propriété foncière au profit d’une classe – qui, par cela même, devenait la classe gouvernante par excellence, – quels moyens pouvait offrir l’État pour abolir ce monopole, que la classe des travailleurs ne trouvât pas dans sa propre force et ses groupements ? Perfectionné ensuite dans le courant du dix-neuvième siècle pour assurer le monopole de la propriété industrielle, du commerce et de la banque à de nouvelles classes d’enrichis, auxquels l’État fournissait des « bras » à bon compte en enlevant la terre aux communes villageoises et en écrasant les cultivateurs d’impôts, – quels avantages pouvait offrir l’État pour abolir ces mêmes privilèges ? Sa machine gouvernementale, développée en vue de la création et du maintien de ces privilèges, pouvait-elle servir maintenant pour les abolir ? La nouvelle fonction ne demanderait-elle pas de nouveaux organes ? Et ces nouveaux organes ne devaient-ils pas être créés maintenant par les ouvriers eux-mêmes, dans leurs unions, leurs fédérations, absolument en dehors de l’État ?

    Du moment où les monopoles constitués et solidifiés par l’État auraient cessé d’exister, l’État n’avait plus de raison d’être. De nouvelles formes de groupements devaient surgir, une fois que les rapports entre hommes ne seraient plus des rapports d’exploités et d’exploiteurs. La vie se simplifierait dès que le mécanisme qui existait pour permettre au riche d’exploiter le travail du pauvre cesserait d’être requis.

    L’idée de Communes indépendantes pour les groupements territoriaux, et de vastes fédérations de métiers pour les groupements par fonctions sociales – les deux s’enchevêtrant et se prêtant appui pour satisfaire les besoins de la société, – permit aux anarchistes de concevoir d’une façon concrète, réelle, l’organisation possible d’une société affranchie. Il n’y avait plus qu’à y ajouter les groupements par affinités personnelles – groupements sans nombre, variés à l’infini, de longue durée ou éphémères, surgissant selon les besoins du moment pour tous les buts possibles, – groupements que nous voyons déjà surgir dans la société actuelle, en dehors des groupements politiques et professionnels.

    Ces trois sortes de groupements, se couvrant comme un réseau les uns les autres, arriveraient ainsi à permettre la satisfaction de tous les besoins sociaux : la consommation, la production et l’échange ; les communications, les arrangements sanitaires, l’éducation ; la protection mutuelle contre les agressions, l’entr’aide, la défense du territoire ; la satisfaction, enfin, des besoins scientifiques, artistiques, littéraires, d’amusement. Le tout – toujours plein de vie et toujours prêt à répondre par de nouvelles adaptations aux nouveaux besoins et aux nouvelles influences du milieu social et intellectuel.

    Si une société de ce genre se développait sur un territoire assez large et assez peuplé pour permettre la variété nécessaire des goûts et des besoins, on s’apercevrait bientôt que la contrainte par l’autorité, quelle qu’elle soit, y serait inutile. Inutile pour maintenir la vie économique de la société, elle le serait aussi pour empêcher la plupart des actes anti-sociaux.

    En effet, l’empêchement le plus sérieux au développement et au maintien dans l’état actuel du niveau moral, nécessaire pour la vie en société, réside avant tout dans l’absence d’égalité sociale dans l’État. Sans égalité, – « sans l’égalité de fait », comme on disait en 1793, – il est absolument impossible au sentiment de justice de se généraliser. La justice ne peut être qu’égalitaire ; et les sentiments d’égalité sont démentis aujourd’hui, à chaque pas, à chaque instant, dans nos sociétés stratifiées en classes. Il faut la pratique de l’égalité, pour que le sentiment de justice envers tous entre dans les mœurs, les habitudes. Et c’est ce qui arrivera dans une société d’égaux.

    Alors, le besoin de contrainte, ou plutôt le désir de recourir à la contrainte ne se ferait plus sentir. On se persuaderait que la liberté de l’individu n’a pas besoin d’être limitée, comme elle l’est aujourd’hui, tantôt par la crainte d’une punition, légale ou mystique, tantôt par l’obéissance à des individus reconnus supérieurs, ou à des entités métaphysiques, créées par la peur ou l’ignorance, – ce qui mène, dans la société actuelle, à la servitude intellectuelle, à la dépression de l’initiative personnelle, à l’abaissement du niveau moral, à l’arrêt du progrès.

    Dans un milieu égalitaire, l’homme pourrait en toute confiance se laisser guider par sa propre raison, laquelle, développée dans ce milieu, porterait nécessairement l’empreinte des habitudes sociables du milieu. Et il pourrait atteindre le développement complet de toutes ses facultés, – le plein développement de son individualité ; tandis que l’individualisme, préconisé de nos jours par la bourgeoisie comme un moyen, « pour les natures supérieures », d’arriver au plein développement de l’être humain, n’est qu’un leurre. L’individualisme qu’ils préconisent est au contraire l’obstacle le plus sûr au développement de toute individualité marquante.

    Au sein d’une société qui poursuit l’enrichissement individuel, et qui, par cela même, est condamnée à la pauvreté dans son ensemble, l’homme le plus doué est réduit à une âpre lutte, rien que pour se procurer les moyens nécessaires au maintien de son existence. Quant au très petit nombre de ceux qui parviennent à conquérir en plus un certain loisir, nécessaire pour le libre développement de l’individualité, la société actuelle ne leur garantit qu’à une condition : celle de se soumettre au joug des lois et des usages de la médiocrité bourgeoise ; celle de ne jamais ébranler le royaume de cette médiocrité par une critique trop pénétrante, ou par des actes de révolte.

    Sont admis au « plein développement de leur individualité » ceux-là seulement qui n’offrent aucun danger pour la société bourgeoise, ceux qui sont intéressants pour elle, sans jamais lui être dangereux.

    Les anarchistes, avons-nous dit, se basent dans leurs prévisions d’avenir sur les données de l’observation.

    En effet, quand nous analysons les tendances qui dominent dans les sociétés civilisées depuis la fin du dix-huitième siècle, nous devons constater que la tendance centraliste et autoritaire est encore très forte dans les milieux bourgeois et parmi ceux des ouvriers qui ont reçu une éducation bourgeoise et tendent à devenir bourgeois à leur tour. Mais la tendance anti-autoritaire, anti-centraliste et anti-militariste et l’idée de libre entente se dessinent aussi très fortement dans les milieux ouvriers, ainsi que dans les milieux libres d’esprit des classes intellectuelles de la bourgeoisie.

    En effet, ainsi que je l’ai montré ailleurs (Conquête du Pain, L’Entr’aide), il existe aujourd’hui une forte tendance à constituer librement, en dehors de l’État et des Églises, des milliers et des milliers de groupements pour satisfaire toutes sortes de besoins économiques (groupements des chemins de fer, syndicats ouvriers, syndicats de patrons, coopération agricole et d’exportation, etc.), politiques, intellectuels, artistiques, d’éducation, d’amusement, de propagande, et ainsi de suite. Ce qui autrefois représentait des fonctions incontestables de l’État ou de l’Église, rentre aujourd’hui dans le domaine de l’action des groupements libres. Cette tendance s’accentue à vue d’œil. Il a suffit qu’un souffle de liberté ait limité le pouvoir jaloux de l’Église et de l’État, pour que les organisations volontaires surgissent par milliers. Et l’on peut prévoir que dès que quelque nouvelle limitation du pouvoir de ces deux ennemis séculaires de la liberté leur sera imposée, les libres groupements étendront davantage leurs sphères d’activité.

    L’avenir et le progrès sont dans cette direction, et l’anarchie résume l’un et l’autre.

    LA NÉGATION DE L’ÉTAT.

    Il faut bien reconnaître que dans leurs conceptions économiques, les anarchistes subissent l’effet de l’état chaotique dans lequel se trouve encore toute l’économie politique. Comme parmi les socialistes-étatistes, on peut distinguer parmi eux divers courants d’opinion sur ce sujet.

    D’accord avec ceux des socialistes qui sont restés socialistes, les anarchistes reconnaissent que le système actuel de propriété individuelle du sol et de tout ce qui est nécessaire pour produire, ainsi que le système actuel de production en vue des profits, qui en est la conséquence, sont un mal ; que nos sociétés actuelles doivent l’abolir, sous peine de sombrer, comme tant de civilisations anciennes ont déjà sombré.

    Mais quant aux moyens par lesquels ce changement pourrait s’accomplir, les anarchistes diffèrent complètement de toutes les fractions de socialistes-étatistes, en ce qu’ils nient qu’on puisse trouver une solution au problème social dans l’État-Capitaliste prenant possession de la production ou, du moins, de ses principales branches. Le service de la poste ou des chemins de fer aux mains de l’État actuel, dirigés par des ministères nommés par la Chambre, n’est pas l’idéal que nous visons. Nous n’y voyons qu’une nouvelle forme de salariat et d’exploitation. Nous ne croyons même pas que ce soit un acheminement vers l’abolition du salariat et de l’exploitation, ou bien même une forme transitoire de l’évolution vers ce but.

    Aussi, tant que le socialisme était compris dans son sens large et vrai, – l’abolition de l’exploitation du Travail par le Capital, – les anarchistes étaient, en cela, d’accord avec ce qu’étaient alors les socialistes. Ils n’en différaient que par la forme anti-autoritaire de la société qu’ils voulaient voir surgir de la révolution sociale, dont les uns et les autres prévoyaient et désiraient l’avènement.

    Mais ils durent s’en séparer complètement lorsqu’une forte fraction, sinon la majorité des socialistes d’État, se rangea à l’idée qu’il ne s’agissait nullement d’abolir de sitôt l’exploitation capitaliste ; que pour notre génération et pour la phase d’évolution économique que nous traversons aujourd’hui, il ne peut être question que de mitiger l’exploitation, en imposant aux capitalistes certaines limitations légales.

    À cela, les anarchistes ne pouvaient consentir. Nous maintenons que si nous voulons arriver un jour à l’abolition de l’exploitation capitaliste, nous devons, dès aujourd’hui, diriger déjà nos efforts vers cette abolition. Dès aujourd’hui, nous devons viser au transfert direct de tout ce qui sert à la production, – les mines, les usines, les moyens de communication, et surtout les moyens d’existence du producteur, – des mains du Capital personnel, dans celles des communautés de producteurs. Viser – et agir en conséquence.

    En outre, nous devons bien prendre garde de ne pas transférer ces moyens de subsistance et de production dans les mains de l’État bourgeois actuel. Alors que les partis politiques socialistes réclament dans toute l’Europe la prise de possession des chemins de fer, du sol, des mines de fer et de charbon (en Suisse, par exemple) des banques et du monopole des alcools par l’État bourgeois, tel qu’il est aujourd’hui, – nous voyons dans cette prise de possession de la richesse commune par l’État bourgeois un des plus grands obstacles à ce qu’un jour la richesse sociale passe aux mains des travailleurs, producteurs et consommateurs. Nous y voyons le moyen de renforcer le capitaliste, d’augmenter sa force dans la lutte contre l’ouvrier révolté. C’est aussi ce qu’y voient déjà eux-mêmes les intelligents parmi les capitalistes. Leurs capitaux, par exemple, engagés dans les chemins de fer, sont plus sûrs lorsque les chemins de fer sont une propriété de l’État, exploitée militairement par l’État. Pour quiconque a l’esprit habitué à réfléchir aux faits sociaux dans leur ensemble, il n’y a pas l’ombre de doute sur ce point, qui peut être considéré comme un axiome social : – « On ne peut pas préparer un changement social sans faire déjà les premiers pas dans la voie même du changement désiré ; on s’en éloigne si l’on ne suit pas cette voie. » On s’éloigne, en effet, de ce moment où les producteurs et les consommateurs seront eux-mêmes les maîtres de la production et de l’échange, si l’on commence par transférer la production et l’échange aux mains des parlements, des ministères, des fonctionnaires actuels qui, forcément, sont aujourd’hui les instruments du gros Capital, puisque tous les États en dépendent.

    On n’arrivera pas à détruire les monopoles créés dans le passé, en créant un nouveau monopole – toujours au profit des anciens monopolistes.

    Nous ne pouvons pas oublier non plus que l’Église et l’État furent la force politique, à laquelle les classes privilégiées, alors qu’elles commençaient seulement à se constituer, eurent recours pour devenir des classes établies, armées par la loi de privilèges et de droits sur d’autres hommes ; que l’État fut l’institution qui servit à établir l’assurance mutuelle pour la jouissance de ces droits. Mais, à cause de cela même, ni l’Église, ni l’État ne peuvent devenir aujourd’hui la force qui servira à démolir ces privilèges. Ni l’une ni l’autre ne peuvent être non plus la forme d’organisation qui surgira lorsque ces privilèges seront abolis. L’histoire nous apprend, au contraire, que chaque fois qu’une nouvelle forme économique surgissait dans la vie d’une nation – lorsque le servage, par exemple, venait se substituer à l’esclavage, et plus tard le salariat au servage, – il a toujours fallu développer une nouvelle forme de groupement politique.

    De même que l’Église ne pourra jamais être utilisée pour affranchir l’homme de sa soumission aux anciennes superstitions, ou pour lui donner une nouvelle éthique librement consentie ; de même que les sentiments d’égalité, de solidarité et d’unité de tous les hommes, qui percent dans toutes les religions, prendront un jour une forme tout autre que celles qui leur furent données par les diverses Églises, lorsqu’elles s’en emparèrent pour les exploiter au profit du clergé, – de même l’affranchissement économique s’accomplira en brisant les vieilles formes politiques représentées par l’État. L’homme sera forcé de trouver de nouvelles formes d’organisation pour les fonctions sociales que l’État avait réparties entre ses fonctionnaires. Et rien ne sera fait, tant que cela ne sera pas fait.

    C’est pour faciliter l’éclosion de ces nouvelles formes de la vie sociale, que travaille l’Anarchie. Et cette éclosion se fera, comme elle s’est toujours faite dans le passé, lors de grandes commotions d’affranchissement, par la force constructive des masses populaires, aidées des lumières modernes.

    Voilà pourquoi les anarchistes refusent d’accepter les fonctions de législateurs, ou toute autre fonction dans l’État. Nous savons que la révolution sociale ne s’opérera pas par des lois. Car les lois, fussent-elles même votées par une Assemblée Constituante sous la pression de la rue (et encore : comment seraient-elles votées, lorsqu’il s’agirait de concilier les intérêts les plus contraires ?), – les lois, même après qu’elles ont été votées, ne sont qu’un simple engagement à travailler dans une certaine direction, – une invitation à ceux qui sont sur les lieux à faire usage de leur énergie et de leur esprit inventif, organisateur, constructif. Mais pour cela, il faut encore qu’il y ait sur les lieux les forces prêtes et capables de transformer les formules, les desiderata d’une loi, en faits de la vie réelle.

    C’est aussi pourquoi un grand nombre d’anarchistes, depuis les débuts de l’Internationale jusqu’à nos jours, ont pris une part active aux organisations ouvrières, formées pour la lutte directe du Travail contre le Capital. Cette lutte, tout en aidant beaucoup plus puissamment que toute action indirecte à obtenir quelques améliorations dans la vie de l’ouvrier, et en ouvrant aux travailleurs les yeux sur le mal qui est fait à la société par l’organisation capitaliste et par l’État qui la maintient, cette lutte réveille aussi chez le travailleur la pensée concernant les formes de consommation, de production et d’échange direct entre les intéressés, sans l’intervention du capitaliste et de l’État.

    En ce qui concerne la forme de rétribution du travail dans une société affranchie du Capital et de l’État, les opinions, nous venons de le dire, restent encore partagées parmi les anarchistes.

    Tous sont d’accord pour répudier la nouvelle forme de salariat qui surgirait si l’État prenait possession des moyens de production et d’échange, comme il a déjà pris possession des chemins de fer, de la poste, de l’éducation, de l’assurance mutuelle et de la défense du territoire. De nouveaux pouvoirs, les pouvoirs industriels, ajoutés à ceux qu’il possède (impôts, défense du territoire, religions stipendiées, etc.) créeraient un nouveau, formidable instrument de tyrannie.

    La majeure partie des anarchistes se rallie donc aujourd’hui à la solution communiste-anarchiste. On commence à s’apercevoir que la seule forme de communisme possible, dans une société civilisée, est la forme communiste anarchiste. Égalitaire par son essence même, le communisme est une négation de toute autorité. D’autre part, une société anarchiste d’une certaine étendue ne serait pas possible, si elle ne commençait par garantir à tous, ne serait-ce qu’un minimum de bien-être, produit en commun.

    Communisme et Anarchie sont ainsi deux conceptions qui se complètent nécessairement.

    Mais à côté du grand courant communiste, il continue à exister un courant qui voit dans l’Anarchie une réhabilitation de l’individualisme, et c’est sur ce courant que nous allons dire quelques mots pour terminer.

    LE COURANT INDIVIDUALISTE.

    Le courant individualiste dans l’Anarchie semble être une survivance des temps passés, où, les moyens de production n’ayant pas encore atteint l’efficacité que leur donnent aujourd’hui la science et les progrès techniques, le communisme était synonyme d’une commune misère et d’un commun assujettissement.

    Il y a soixante ans à peine, un modeste bien-être et quelques loisirs n’étaient possibles, en effet, que pour un très petit nombre de gens qui exploitaient le travail d’autrui ; et c’est pourquoi tous ceux qui tenaient à une certaine indépendance économique voyaient avec effroi le jour où ils ne pourraient plus appartenir à la minorité des privilégiés. Il ne faut pas oublier en effet qu’à cette époque Proudhon évaluait à cinq sous par jour et par habitant la production totale de la France.

    Cependant aujourd’hui, cet obstacle n’existe plus. Avec l’immense productivité du travail humain que nous avons dans l’agriculture comme dans l’industrie (voyez là-dessus Champs, Usines et Ateliers), il est certain qu’un très haut degré de bien-être pour tous pourrait être facilement obtenu en peu d’années par le travail communiste intelligemment organisé, tout en ne demandant à chacun que quatre ou cinq heures de travail par jour. Ce qui nous laisserait au moins cinq heures de plus de loisir complet.

    Cette objection au communisme n’existe donc plus.

    Quoi qu’il en soit, le courant individualiste se subdivise aujourd’hui en deux branches principales. Il y a d’abord les individualistes purs, dans le sens de Stirner, qui ont trouvé dernièrement un renfort dans la beauté artistique des écrits de Nietzsche. Mais nous ne nous arrêterons pas sur eux. Nous avons déjà dit dans un chapitre précédent, combien cette « affirmation de l’individu » est métaphysique et éloignée des faits de la vie réelle ; combien elle blesse les sentiments d’égalité – base de tout affranchissement, car on ne peut s’affranchir tant qu’on veut dominer quelqu’un ; et combien elle rapproche ceux qui s’affirment « individualistes » des minorités de nobles, de prêtres, de bourgeois, de fonctionnaires, etc., qui eux aussi se croient « supérieurs » aux masses, et auxquels nous devons l’État, l’Église, les Lois, la Police, le Militarisme, et toute l’oppression séculaire.

    L’autre branche des « individualistes-anarchistes » comprend les mutuellistes dans le sens de Proudhon. Ceux-ci cherchent la solution du problème social dans une organisation libre, volontaire, qui introduirait l’échange des produits, évalués en bons de travail. Ces « bons » représenteraient le nombre d’heures nécessaires dans un état donné de l’industrie pour produire tel objet, ou bien le nombre d’heures données par tel individu aux fonctions reconnues d’utilité publique.

    En réalité, ce système n’est plus individualiste. Il représente un compromis entre le communisme et l’individualisme. Individualisme dans la rétribution du producteur – communisme dans la possession de ce qui sert à produire.

    Eh bien, c’est ce dualisme même qui élève, à notre avis, un obstacle insurmontable à ce que le système puisse s’introduire. Il est impossible pour une société de s’organiser sur deux principes contradictoires à ce point : la mise en commun de ce qui a été produit jusqu’à tel jour, et l’individualisme pour ce qui va être produit : non pas pour la production de ces objets de luxe, pour lesquels les goûts et la demande varient à l’infini, mais même pour le strict nécessaire, concernant lequel il s’établit dans chaque société une certaine uniformité d’appréciation.

    Il ne faut pas perdre de vue, non plus, l’immense variété de machines et de méthodes qui servent à produire en différents endroits, dans une société nombreuse et dans une industrie en voie de développement. Ce qui fait qu’avec telle machine, une somme de travail donnée produit deux ou trois fois plus qu’avec telle autre machine. Ainsi, par exemple, dans l’industrie actuelle du tissage, les métiers à tisser sont si différents par leurs qualités que le nombre de métiers qu’un seul homme peut surveiller varie de trois à vingt (métiers Northrop). Il ne faut pas oublier non plus les différences d’énergie musculaire et cérébrale donnée par divers travailleurs dans diverses branches de la production. Et si l’on prend ces faits en considération, on arrive à se demander, si jamais l’heure de travail pourra donner une mesure qui puisse être acceptée pour l’échange marchand des produits.

    On comprend l’échange marchand actuel, mais on ne comprend pas un échange marchand basé sur une évaluation – l’heure de travail – qui n’est plus marchande, dès que la force de travail cesse d’être traitée comme marchandise. L’heure de travail ne pourrait servir à établir l’équivalence des produits (ou plutôt à l’estimer grosso modo) que dans une société qui aurait déjà admis le principe communiste pour la plupart des produits de première nécessité.

    Et si, comme concession à l’idée de rémunération individualiste, on introduisait, en plus de l’heure de travail « simple », une rémunération différente pour le travail « qualifié », qui demande de l’apprentissage, ou si l’on avait recours aux « chances d’avancement » dans l’hiérarchie des fonctionnaires de l’industrie, on rétablirait ainsi les traits distinctifs du salariat moderne, avec les vices mêmes que nous lui connaissons et qui nous font chercher les moyens de l’abolir.

    Cependant, il ne faut pas oublier que les idées des mutuellistes ont eu un certain succès dans l’agriculture aux États-Unis, où ce système continue, paraît-il, à fonctionner au sein de quelques organisations de fermiers.

    Se rapprochant des mutuellistes, il y a encore les anarchistes-individualistes américains, qui furent représentés dans les années cinquante du dix-neuvième siècle par S. P. Andrews, par W. Greene, plus tard par Lysander Spooner, et qui le sont aujourd’hui par Benjamin Tucker, qui publia pendant de longues années le journal Liberty.

    Leurs idées relèvent de Proudhon, mais aussi de Herbert Spencer. Ils partent de l’affirmation que l’unique loi obligatoire pour l’anarchiste est de s’occuper lui-même de ses propres affaires ; que, par conséquent, chaque individu et chaque groupement ont le droit d’agir comme ils veulent – d’opprimer même toute l’humanité, s’ils en ont la force. Si ces principes, dit Tucker, recevaient une application générale, ils n’offriraient aucun danger, puisque les pouvoirs de chaque individu seraient limités par les droits égaux de tous les autres.

    Mais raisonner ainsi, c’est payer, ce nous semble, un trop large tribut à la métaphysique et faire des suppositions imaginaires. Dire, que quelqu’un a le droit d’opprimer toute l’humanité, s’il en a la force, et que les droits de cet individu sont limités par les droits égaux des autres, c’est verser en plein dans la dialectique. D’autre part, pour nous, qui restons dans le domaine des réalités, il est absolument impossible de concevoir une société, ou même une simple agglomération d’hommes, faisant la moindre des choses en commun, dans laquelle les affaires de chacun ne concerneraient pas beaucoup d’autres, si ce n’est tous les autres. Encore moins nous est-il possible d’imaginer une société, dans laquelle le contact continuel entre ses membres n’établisse un intérêt de chacun envers les autres et ne lui rende matériellement impossible d’agir, sans réfléchir aux conséquences de ses actions pour la société.

    C’est pourquoi Tucker, comme Spencer, après avoir fait une excellente critique de l’État et une vigoureuse défense des droits de l’individu, mais ayant aussi reconnu la propriété individuelle sur le sol, arrive à reconstituer l’État, pour empêcher les citoyens individualistes de nuire les uns aux autres. Il est vrai que Tucker ne reconnaît à l’État que le droit de défendre ses membres, mais ce droit et cette fonction suffisent pour constituer l’État, avec ses droits actuels. En effet, si l’on examine l’histoire de l’institution État, on trouve que c’est précisément sous le prétexte de défense des droits de l’individu que s’est constitué l’État. Ses lois, ses fonctionnaires, chargés de protéger l’individu lésé ; sa hiérarchie, établie pour veiller à l’application des lois ; ses universités, faites pour étudier les sources du droit, et son église pour en sanctifier l’idée ; ses classes pour maintenir « l’ordre », et son service militaire obligatoire ; ses monopoles, enfin, ses vices, sa tyrannie – tout découle de cette première admission : la protection des droits de l’individu, lésés par un autre individu.

    Ces brèves remarques expliquent pourquoi les systèmes d’anarchie individualiste, s’ils trouvent des adhérents parmi les « intellectuels » de la bourgeoisie, n’en rencontrent pas beaucoup dans la masse des travailleurs. Ce qui n’empêche que tous reconnaissent l’importance de la critique faite par les anarchistes individualistes pour empêcher leurs confrères communistes de verser dans le centralisme et la bureaucratie, et toujours ramener la pensée à l’individu libre – source première de toute société libre. La tendance à retomber dans les errements du passé n’existe que trop, nous le savons, même parmi les révolutionnaires avancés.

    On peut donc dire qu’en ce moment le communisme-anarchiste est la solution qui gagne le plus de terrain parmi ceux des ouvriers – surtout des ouvriers latins, – qui s’intéressent aux questions d’action révolutionnaire dans un avenir plus ou moins prochain et qui perdent la foi dans les bienfaits de l’État.

    Le mouvement ouvrier, qui permet aux travailleurs de se sentir les coudes en dehors des futiles agitations des partis politiques, et de mesurer leurs forces et leurs aptitudes d’une façon autrement efficace que dans le mécanisme éphémère des élections, contribue pour beaucoup à préparer ces idées. Si bien qu’il n’est pas exagéré de prévoir que lorsque des mouvements sérieux commenceront parmi les travailleurs des villes et des campagnes, des tentatives seront faites dans la direction anarchiste, et que ces tentatives seront sans doute plus profondes que celles qui furent ébauchées par le peuple français en 1793 et 1794.

    14.

    Quelques conclusions de l’Anarchie.

    Après avoir exposé les origines de l’Anarchie et ses principes, nous allons donner maintenant quelques illustrations qui nous permettront de mieux préciser la place occupée par nos idées dans le mouvement contemporain scientifique et social.

    Ainsi, lorsqu’on nous parle de Droit, avec une majuscule, lorsqu’on nous dit : – « Le Droit est l’objectivation de la Vérité », ou bien encore : « Les lois de développement du Droit sont les lois du développement de l’esprit humain », ou bien encore : « Le Droit et la Moralité sont identiques, et ne diffèrent que formellement », nous écoutons ces assertions sonores avec tout aussi peu de révérence que le faisait Méphistophélès dans Faust de Goethe. Nous savons que ceux qui ont écrit ces phrases, qu’ils croyaient être profondes, ont fait un certain effort de pensée pour y arriver. Mais nous savons aussi que ces penseurs faisaient fausse route ; et nous voyons dans leurs phrases sonores des tentatives de généralisations inconscientes, faites cependant sur des bases tout à fait insuffisantes, obscurcies en outre par des paroles à hypnotiser les gens.

    Autrefois, on s’efforçait à donner au Droit une origine divine ; plus tard, on chercha à lui donner une base métaphysique ; mais aujourd’hui nous pouvons déjà étudier l’origine des conceptions du Droit et leur développement, tout comme on étudierait l’évolution du tissage ou la façon de faire le miel chez les abeilles. Et, profitant des travaux faits par l’école anthropologique, nous faisons notre étude des mœurs sociables et des conceptions du droit en commençant par les sauvages les plus primitifs, pour en suivre l’évolution consécutive dans les codes de diverses époques historiques, jusqu’à nos jours.

    Alors nous arrivons à cette conclusion, déjà mentionnée sur une des pages précédentes : – Toutes les lois, disons-nous, eurent une double origine, et c’est précisément ce qui les distingue des coutumes, établies par l’usage, qui représentent les principes de la moralité existant dans telle société à telle époque. La loi confirme ces coutumes : elle les cristallise, mais en même temps elle en profite pour introduire, généralement sous une forme dissimulée, quelque nouvelle institution, dans l’intérêt de la minorité des gouvernants et des hommes armés. Par exemple, elle introduit ou elle sanctifie l’esclavage, ou bien la division en castes, ou bien l’autorité du père de famille, du prêtre ou du militaire ; ou bien enfin elle glisse le servage et, plus tard, l’asservissement à l’État. De cette façon on a toujours réussi à imposer aux hommes un joug sans qu’ils s’en aperçoivent – joug dont ils ne pouvaient se débarrasser plus tard que par des révolutions sanglantes.

    Et les choses se passent ainsi de tout temps, jusqu’à nos jours. Nous le voyons même dans la législation actuelle, soi-disant ouvrière, par laquelle, à côté de la « protection du travail » qui représente le but avéré de ces lois, on introduit sans bruit l’idée d’un arbitrage obligatoire de l’État en cas de grève (arbitrage – obligatoire – quel contre-sens !), ou bien on vous glisse le principe d’une journée obligatoire de tant d’heures de travail au minimum. On ouvre la porte pour l’exploitation militaire des chemins de fer en cas de grève, on donne une sanction légale à la dépossession des paysans en Irlande, auxquels des lois précédentes avaient enlevé la terre. Ou bien, on introduit l’assurance contre la maladie, la vieillesse, et même le chômage, et l’on donne ainsi à l’État le droit et le devoir de contrôler chaque journée de l’ouvrier, le droit de le forcer à ne jamais se donner un jour de vacances, sans l’autorisation de l’État, du fonctionnaire.

    Et cela continuera, tant qu’une partie de la société fera des lois pour toute la société, agrandissant toujours par cela même le pouvoir de l’État, qui constitue l’appui principal du capitalisme. Cela continuera tant que l’on fera des lois.

    On comprend alors pourquoi les anarchistes ont toujours, depuis Godwin, nié toutes les lois écrites, malgré que, plus que tous les législateurs, l’anarchiste aspire à la justice, qui, pour lui, est équivalente à l’égalité, et impossible sans celle-ci.

    Quand on nous fait à cela l’objection, qu’en répudiant la Loi, nous répudions par cela même toute moralité, puisque nous ne reconnaissons pas le « catégorique impératif », dont nous parlait Kant, – nous répondons que le langage même de cette objection nous est incompréhensible et absolument étranger [Note : Je prends ici une objection qui n’est pas inventée, mais que j’emprunte à une correspondance récente avec un docteur allemand. Kant disait que la loi morale se résume en cette formule : – « Traite toujours les autres de telle façon que ta règle de conduite puisse devenir une loi universelle. » Cela, disait-il, c’est un « impératif catégorique » – une loi innée à l’homme]. Il nous est étranger et incompréhensible au même degré qu’il le serait pour tout naturaliste qui étudierait la moralité. C’est pourquoi, avant d’entrer dans la discussion, nous posons à nos interlocuteurs cette question : – « Mais, dites-nous enfin, que voulez-vous dire avec vos catégoriques impératifs ? Ne pouvez-vous traduire vos assertions dans un langage compréhensible, – comme les faisait, par exemple, Laplace, lorsqu’il trouvait le moyen d’exprimer les formules des hautes mathématiques dans une langue que tout le monde comprenait ? Tous les grands savants font ainsi : pourquoi n’en faites-vous pas autant ? »

    En effet, que veut-on dire quand on nous parle de « loi universelle » ou de « catégorique impératif » ? – Que tous les hommes possèdent cette idée : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît à toi-même ? » – Si c’est cela – alors très bien. Mettons-nous à étudier (ainsi que l’avaient déjà fait Hutcheson et Adam Smith), d’où sont venues chez les hommes ces conceptions et comment elles se sont développées.

    Étudions ensuite jusqu’à quel point l’idée de justice implique celle d’égalité ? Question très importante, puisque ceux-là seulement qui considèrent autrui comme un égal peuvent s’accomoder de la règle « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît à toi-même. » Un propriétaire de serfs et un marchand d’esclaves ne pouvaient évidemment pas reconnaître « la loi universelle » et le « catégorique impératif » par rapport au serf et au nègre, puisqu’ils ne les reconnaissaient pas pour leurs égaux. Et si notre remarque est correcte, – voyons alors s’il n’est pas absurde de vouloir inculquer la morale tout en inculquant des idées d’inégalité ?

    Enfin, analysons, comme l’a fait Guyau, le « sacrifice de soi-même ». Et voyons qu’est-ce qui a le plus contribué dans l’histoire au développement des sentiments moraux chez l’homme, – ne serait-ce que des sentiments exprimés dans la pensée égalitaire concernant le prochain ? Seulement après avoir fait ces trois diverses études, pourrons-nous en déduire, quelles conditions sociales et quelles institutions promettent les meilleurs résultats pour l’avenir. Alors, nous apprendrons, pour combien y contribue la religion ? pour combien les inégalités économiques et politiques, établies par les lois ? pour combien la loi, la punition, la prison ? pour combien le juge, le geôlier, le bourreau ?

    Étudions tout cela en détail, séparément, – et alors nous recauserons avec profit de morale et de moralisation par la loi, par le tribunal et le commissaire de police. Mais les grands mots qui servent seulement à nous cacher la superficialité de notre demi-savoir – laissons-les plutôt de côté. Ils furent, peut-être, inévitables à une certaine époque ; quant à être utiles, il est douteux qu’ils l’eussent jamais été ; mais maintenant, puisque nous sommes en état d’aborder l’étude des questions sociales les plus ardues, de la même façon que le jardinier et le botaniste étudient les conditions les plus favorables pour la croissance d’une plante, – faisons-le !

    Il en est de même pour les questions économiques. Ainsi, quand un économiste vient nous dire : « Dans un marché absolument ouvert, la valeur des marchandises se mesure par la quantité de travail socialement nécessaire pour produire ces marchandises » (voyez Ricardo, Proudhon, Marx, et tant d’autres), nous n’acceptons pas cette assertion comme un article de foi, pour cette raison qu’elle fut énoncée par telle autorité, ou bien parce que cela nous semble « diablement socialiste » de dire que le travail est la vraie mesure des valeurs marchandes. – « C’est possible », disons-nous, « que ce soit vrai. Mais, ne remarquez-vous pas qu’en faisant cette affirmation, vous maintenez par cela même que la valeur et la quantité de travail nécessaire sont proportionnelles, – tout comme la vitesse d’un corps qui tombe est proportionnelle au nombre de secondes que la chute a duré ? Vous affirmez ainsi une certaine relation quantitative entre ces deux grandeurs ; et alors – avez-vous fait des mensurations, des observations, mesurées quantitativement, qui SEULES eussent pu confirmer votre assertion concernant des quantités ? »

    « Dire qu’en général la valeur d’échange grandit, si la quantité de travail nécessaire est plus grande, vous pouvez le faire. C’est ainsi qu’avait d’abord conclu Adam Smith. Mais dire que par conséquent ces deux quantités sont proportionnelles, que l’une est la mesure de l’autre, – c’est faire une erreur grossière. Aussi grossière que d’affirmer, par exemple, que la quantité de pluie qui va tomber demain sera proportionnelle à la quantité de millimètres dont le baromètre sera tombé au-dessous de la moyenne, établie pour cet endroit et à cette saison. Celui qui remarquera le premier qu’il existe une certaine corrélation entre le bas niveau du baromètre et la quantité de pluie qui tombe ; celui qui reconnut le premier qu’une pierre, en tombant d’une grande hauteur, a acquis une vitesse plus grande que telle autre pierre qui ne tombait que d’un mètre de hauteur, – ceux-là firent des découvertes scientifiques (c’est ce que fit, en effet, Adam Smith pour la valeur). Mais l’homme qui viendrait après eux à affirmer que la quantité de pluie tombée se mesure par la quantité dont le baromètre est descendu eu-dessous de la moyenne, ou bien, que l’espace parcouru par une pierre qui tombe est proportionnel à la durée de la chute et se mesure par celle-ci, – celui-là dirait des bêtises. Il prouverait en outre que la méthode de recherche scientifique lui est absolument étrangère, et son travail ne serait pas scientifique, – si rempli qu’il fût de mots empruntés au jargon des sciences. »

    Remarquons, en outre, que si l’on se retranchait, en guise d’excuse, derrière notre manque de données précises pour établir par des mesures exactes la valeur de telle marchandise et la quantité de travail nécessaire pour la produire, cette excuse n’en serait pas une. Nous connaissons dans les sciences exactes des milliers de cas semblables, – de corrélations, dans lesquelles nous voyons que deux quantités dépendent l’une de l’autre, et si l’une des deux grandit, l’autre grandit aussi. Ainsi, par exemple, la rapidité de croissance d’une plante dépend, entre autre, de la quantité de chaleur et de lumière reçue par la plante ; ou bien, le recul d’un canon augmente lorsque nous augmentons la quantité de poudre brûlée dans la charge.

    Mais quel savant, digne de ce nom, aurait l’idée saugrenue d’affirmer, – sans avoir mesuré leurs rapports en quantité, – que par conséquent la rapidité de croissance d’une plante et la quantité de lumière reçue par elle, ou bien le recul du canon et la charge de poudre que l’on vient de brûler sont des quantités proportionnelles : que l’on augmente deux fois, trois fois, dix fois, si l’autre a augmenté dans la même proportion : – autrement dit, qu’elles se mesurent l’une par l’autre, comme on l’affirme, depuis Ricardo, pour la valeur et le travail ?

    Ou bien, qui donc, après avoir fait l’hypothèse, la supposition, qu’un rapport de ce genre existe entre ces deux quantités, oserait présenter cette hypothèse comme une loi ? Il n’y a que des économistes ou des légistes – des gens qui n’ont aucune idée de ce que l’on conçoit comme « loi » dans les sciences naturelles, pour faire de pareilles affirmations.

    Généralement, le rapport entre les deux quantités est excessivement complexe – ce qui est aussi le cas pour valeur et travail. Précisément la valeur d’échange et la quantité de travail ne sont pas proportionnelles l’une à l’autre : l’une ne mesure jamais l’autre. C’est ce qu’avait déjà fait remarquer Adam Smith. Après avoir dit que la valeur d’échange de chaque objet se mesurait par la quantité de travail nécessaire pour produire cet objet, il dut ajouter (après une étude des valeurs marchandes) que si c’était ainsi sous le régime de l’échange primitif, ce n’était plus le cas sous le régime capitaliste. Ce qui est parfaitement vrai. Le régime capitaliste du travail forcé et de l’échange en vue du profit détruit ces simples rapports, et il introduit plusieurs nouveaux facteurs qui viennent altérer les rapports entre le travail et la valeur d’échange. Les ignorer, ce n’est plus faire de l’économie politique. C’est embrouiller les idées et empêcher le développement de la science économique.

    La même remarque que nos venons de faire concernant la valeur s’applique à presque toutes les affirmations économiques qui circulent aujourd’hui comme des vérités établies, – surtout parmi les socialistes qui aiment s’appeler scientifiques, – et que l’on représente, avec une naïveté impayable, comme des lois naturelles. Non seulement la plupart de ces prétendues lois sont incorrectes ; mais nous affirmons encore que ceux qui y croient s’en apercevraient bientôt eux-mêmes, s’ils arrivaient seulement à comprendre la nécessité de vérifier leurs affirmations quantitatives par des recherches, aussi quantitatives.

    D’ailleurs, toute l’économie politique se présente à nous, anarchistes, sous un aspect différent de celui que lui donnent les économistes, – aussi bien ceux du camp bourgeois que les social-démocrates. La méthode scientifique, inductive, étant absolument étrangère aux uns et aux autres, ils ne se rendent nullement compte de ce qu’est une « loi de la nature », malgré leur prédilection marquée pour cette expression. Ils ne remarquent pas que toute loi de la nature a un caractère conditionnel. Elle s’exprime toujours ainsi : – « Si telles conditions se présentent dans la nature, le résultat en sera ceci ou cela : – Si une ligne droite croise une autre ligne droite, de façon à former des angles égaux des deux côtés au point d’intersection, les conséquences en seront les suivantes. – Si, seuls, les mouvements qui existent dans l’espace inter-stellaire agissent sur deux corps, et s’ils ne se trouve pas d’autres corps agissant sur ceux-ci à une distance qui n’est pas infinie, – alors les centres de gravité des deux corps se rapprocheront avec telle vitesse (c’est la loi de l’attraction universelle). »

    Et ainsi de suite. Toujours un si, toujours une condition.

    Par conséquent, toutes les prétendues lois et théories de l’économie politique ne sont en réalité que des affirmations ayant le caractère suivant : – « Si l’on admet qu’il se trouve toujours dans un pays donné une quantité considérable de gens qui ne peuvent vivre ni un mois, ni même quinze jours, sans accepter les conditions de travail que voudra leur imposer l’État (sous forme d’impôts), ou qui leur seront offertes par ceux que l’État reconnaît propriétaire du sol, des usines, des chemins de fer, etc., – telles ou telles conséquences s’en suivront. »

    Jusqu’à présent, l’économie politique a toujours été une énumération de ce qui arrive dans de pareilles conditions, – mais sans énumérer et analyser les conditions elles-mêmes, sans examiner comment ces conditions agissent dans chaque cas particulier, ni ce qui maintient ces conditions. Alors même que ces conditions étaient mentionnées quelque part, c’était pour les oublier le moment d’après. Mais les économistes ne se bornèrent pas à cet oubli. Ils représentèrent les faits qui se produisent à la suite de ces conditions comme des lois fatales, immuables.

    Quant à l’économie politique socialiste, elle critique, il est vrai, certaines de cs conclusions, ou bien elle en explique différemment certaines autres ; mais elle commet tout le temps le même oubli, et en tout cas elle n’a pas encore tracé un chemin qui lui fût propre. Elle reste dans l’ancien cadre, elle suit les mêmes ornières. Le plus qu’elle ait fait (avec Marx), c’est de prendre les définitions de l’économie politique métaphysique et bourgeoise et de dire : « Vous voyez bien que même en acceptant vos définitions, on arrive à prouver que le capitaliste exploite l’ouvrier ! » Ce qui sonne bien, peut-être, dans un pamphlet, mais n’a rien à voir avec la science [Note : Une première tentative dans ce sens fut faite par F. Vidal, dans son ouvrage, De la répartition des richesses, ou de la Justice distributive, Paris, 1846].

    En général, nous pensons que la science de l’économie politique doit être constituée différemment. Elle doit être traitée comme une science naturelle et elle doit se poser un but nouveau. Elle doit occuper, par rapport aux sociétés humaines, une position analogue à celle qu’occupe la physiologie par rapport aux plantes et aux animaux. Elle doit devenir une physiologie de la société. Elle doit se poser pour but l’étude des besoins toujours croissants de la société et des divers moyens employés pour les satisfaire. Elle doit analyser ces moyens, pour voir jusqu’à quel point ils étaient autrefois et sont aujourd’hui appropriés au but ; et ensuite, – puisque le but final de toute science est la prédiction, l’application à la vie pratique (Bacon l’avait déjà dit, il y a bien longtemps), – elle doit étudier les moyens de mieux satisfaire la somme des besoins modernes : les moyens d’obtenir avec la moindre dépense d’énergie (avec économie) les meilleurs résultats pour l’humanité en général.

    On comprend, ainsi, pourquoi nous arrivons à des conclusions, si différentes sous certains rapports, de celles auxquelles arrivent la plupart des économistes, tant bourgeois que social-démocrates ; pourquoi nous ne reconnaissons pas le titre de « lois » à certaines corrélations, par eux indiquées ; pourquoi notre exposé du socialisme diffère du leur ; et pourquoi nous déduisons de l’étude des tendances et des directions de développement que nous remarquons actuellement dans la vie économique, des conclusions si différentes des leurs, concernant ce qui est désirable et possible ; autrement dit, pourquoi nous arrivons au communisme libertaire, tandis qu’eux arrivent au capitalisme étatiste et au salariat collectiviste.

    Il se peut que nous ayons tort et qu’eux soient dans le vrai. C’est possible. Mais, si l’on veut vérifier qui de nous a tort et qui a raison, cela ne peut se faire, ni au moyen de commentaires byzantins sur ce que tel écrivain a dit ou a voulu dire, ni en nous parlant de la trilogie de Hegel, ni surtout en continuant à faire usage de la méthode dialectique.

    Cela ne peut se faire qu’en se mettant à étudier les rapports économiques, comme on étudie les faits des sciences naturelles. [ Note : Les quelques extraits suivants d’une lettre que je reçois d’un biologiste de renom, professeur en Belgique, me permettront de mieux expliquer ce qui vient d’être dit. – « À mesure que j’avance dans la lecture de Fields, Factories and Workshops, (Champs, Usines et Ateliers, paru en français chez Stock, en 1910), m’écrivait le professeur, je deviens de plus en plus convaincu que l’étude des questions économiques et sociales n’est désormais abordable qu’à ceux qui ont étudié les sciences naturelles et qui sont pénétrés de l’étude de ces sciences. Ceux qui ont reçu exclusivement l’éducation dite classique ne sont plus capables de comprendre le mouvement actuel des idées et sont également incapables d’étudier une foule de questions spéciales.

    « … L’idée de l’intégration du travail et de la division du travail dans le temps {l’idée qu’il serait utile pour la société que chacun pût travailler dans l’agriculture, dans l’industrie et dans le travail intellectuel, afin de pouvoir varier son travail et de développer entièrement son individualité} est destinée à devenir une des pierres angulaires de la science économique. Il y a une foule de faits biologiques qui concordent avec l’idée que je viens de souligner, et qui montrent qu’il y a là une loi de la nature {autrement dit, que dans la nature, une économie de forces est souvent obtenue par ce moyen}. Si l’on examine les fonctions vitales d’un être quelconque pendant les diverses périodes de son existence, et même pendant les diverses saisons et dans certains cas pendant les divers moments de la journée, on trouve l’application de la division du travail dans le temps, laquelle est indissolublement liée à la division du travail entre les organes (loi d’Adam Smith).

    « Les hommes de science qui ne connaissent pas les sciences naturelles sont incapables de comprendre la vraie portée d’une LOI de la nature ; ils sont aveuglés par le mot loi, et s’imaginent qu’une loi, telle que celle d’Adam Smith, a une puissance fatale, à laquelle il est impossible de se soustraire. Quand on leur montre le revers de cette loi, les résultats déplorables au point de vu du développement et du bonheur de l’individu humain, ils répondent : c’est une loi inexorable, et parfois cette réponse est donnée d’un ton tranchant, qui dénote le sentiment d’une espèce d’infaillibilité. Le naturaliste sait que la science peut annuler les effets néfastes d’une loi : que bien souvent l’homme qui veut violenter la nature remporte la victoire.

    « La pesanteur fait tomber les objets : cette même pesanteur fait monter un ballon. Cela NOUS paraît si simple ; les économistes de l’école classique paraissent avoir beaucoup de peine à comprendre la portée d’une pareille observation.

    « La loi de la division du travail dans le temps deviendra le correctif de la loi d’Adam Smith, et permettra l’intégration du travail individuel. »]

    En se servant toujours de la même méthode, l’Anarchie arrive aussi à des conclusions qui lui sont propres en ce qui concerne les formes politiques des sociétés, et notamment l’État. L’anarchiste ne peut pas s’en laisser imposer par des assertions métaphysiques comme celle-ci : « L’État est l’affirmation de l’idée de Justice suprême dans la Société » ; ou bien, « l’État est l’instrument et le porteur du Progrès », ou bien encore : – « Sans l’État, point de Société. » Fidèle à sa méthode, l’anarchiste se met à l’étude de l’État avec exactement les mêmes dispositions d’esprit qu’un naturaliste qui se proposerait d’étudier les sociétés des fourmis et des abeilles, ou bien celles des oiseaux qui viennent nicher sur les rivages des lacs dans les régions du Nord. On a vu, par le court résumé qui vient d’être fait dans les chapitres 10 à 12, à quelles conditions nous sommes arrivés à la suite de ces études, en ce qui concerne les formes politiques du passé et leur probable et désirable évolution dans l’avenir.

    Ajoutons seulement que pour notre civilisation européenne (la civilisation des derniers quinze siècles, à laquelle nous appartenons), l’État est une forme de vie sociétaire qui ne s’est développée qu’au seizième siècle – et ceci sous l’influence d’une série de causes que l’on trouvera mentionnées plus loin, dans l’étude, L’État et son rôle historique. Avant cette époque, depuis la chute de l’empire romain, l’État – dans sa forme romaine – n’existait pas. S’il existe malgré tout dans des livres d’histoire scolaire, c’est un produit de l’imagination des historiens qui ont voulu tracer l’arbre généalogique de la royauté en France jusqu’aux chefs de bandes mérovingiens, en Russie jusqu’à Rurik, etc. Pour l’histoire vraie, l’État moderne se reconstitue seulement sur les ruines des cités du moyen âge.

    D’autre part, l’État, comme pouvoir politique et militaire, ainsi que la Justice gouvernementale moderne, l’Église et le Capitalisme, se présentent à nos yeux comme des institutions qu’il est impossible de séparer l’une et l’autre. Dans l’histoire, ces quatre institutions se développaient en se soutenant et en se renforçant l’une l’autre.

    Elles sont liées entre elles, – non pas comme de simples coïncidences. Elles se rattachent les unes aux autres par des liens de cause et d’effet.

    L’État est, en somme, une société d’assurance mutuelle, conclue entre le propriétaire foncier, le militaire, le juge et le prêtre, afin d’assurer à chacun d’eux l’autorité sur le peuple et l’exploitation de la pauvreté.

    Telle fut l’origine de l’État, telle fut son histoire, telle est encore aujourd’hui son essence.

    Imaginer donc l’abolition du capitalisme, tout en maintenant l’État et en s’aidant de l’État, – lequel fut créé afin d’aider au développement du capitalisme et grandit toujours, et s’affermit de pair avec celui-ci, – c’est aussi erroné, à notre avis, que de vouloir accomplir l’affranchissement des travailleurs par l’intermédiaire de l’Église, ou par celui du Césarisme. Certainement, il y a eu dans les années trente, quarante et même cinquante du dix-neuvième siècle, beaucoup de rêveurs qui firent le rêve d’un césarisme socialiste : la tradition s’en est maintenue depuis Babeuf jusqu’à nos jours. Mais, se nourrir de ces mêmes illusions lorsqu’on entre dans le vingtième siècle, – c’est vraiment trop naïf.

    À une nouvelle forme d’organisation économique devra correspondre nécessairement une nouvelle forme d’organisation politique ; et, que le changement se fasse brusquement par une révolution, ou lentement par la voie d’une graduelle évolution, – les deux changements, économique et politique, devront marcher de pair, la main dans la main. Chaque pas vers l’affranchissement économique, chaque vraie victoire sur le Capital sera aussi une victoire sur l’Autorité : un pas dans la voie de l’affranchissement politique : ce sera l’affranchissement du joug de l’État, par la libre entente, territoriale, professionnelle et fonctionnelle de tous les intéressés.

    15.

    Les moyens d’action.

    Il est évident que si l’Anarchie se prépare ainsi, et dans ses méthodes d’investigation, et dans ses principes fondamentaux, – aussi bien de la science académique que de ses confrères social-démocrates, elle doit se séparer ainsi de ces derniers par ses moyens d’action.

    Avec notre manière de juger le Droit, la Loi et l’État, nous ne pouvons pas voir une garantie de progrès, et encore moins un acheminement vers la révolution sociale, dans une soumission toujours plus grandissante de l’individu envers l’État. Dire, comme le disent souvent des critiques superficiels de la société, que le capitalisme moderne trouve son origine dans « l’anarchie de la production », – dans « la doctrine de non-intervention de l’État », lequel, à ce que l’on prétend, aurait pratiqué le laissez faire et le laissez passer, – répéter cela, nous ne le pouvons pas, puisque nous savons que ce n’est pas vrai. Nous savons parfaitement que les gouvernements, alors qu’ils donnaient pleine liberté aux capitalistes de s’enrichir par le travail des ouvriers réduits à la misère, n’ont JAMAIS, dans le courant du dix-neuvième siècle, NULLE PART donné aux travailleurs la liberté de « faire comme ils voulaient ». Jamais nulle part, la formule « laissez faire, laissez passer » n’a été appliquée. – Pourquoi dire le contraire ?

    En France, même la terrible Convention « révolutionnaire », c’est-à-dire jacobine, prononçait la mort pour grève, pour les coalitions et la formation d’un État dans l’État ! Faut-il parler, après cela, de l’empire, ou de la royauté restaurée, ou même de la république bourgeoise ?

    En Angleterre, en 1813, on pendait encore pour la grève, et en 1831 on transportait les travailleurs en Australie pour avoir osé former l’Union des Métiers de Robert Owen. Dans les années soixante on envoyait encore les grévistes aux travaux forcés, sous le prétexte, bien connu, de défendre la liberté du travail. Et même de nos jours, en 1903, en Angleterre, une Compagnie obtenait qu’une unions de métier lui payât 1 275 000 francs de dommages-intérêts pour avoir dissuadé des travailleurs de se rendre à l’usine en temps de grève (pour le picketing). Que dire donc de la France, où la permission de fonder des syndicats de métier ne fut accordée qu’en 1884, après la fermentation anarchiste à Lyon et celle des mineurs à Monceau-les-Mines ! Que dire de la Belgique, de la Suisse (souvenez-vous du massacre d’Airolo!), et surtout de l’Allemagne ou de la Russie ?

    D’autre part, faut-il rappeler comment l’État amène le travailleur des champs et des villes à la misère par ses impôts et par les monopoles qu’il crée, de façon à le livrer pieds et mains liés au fabricant ! Faut-il raconter comment, en Angleterre, on a réduit autrefois, et l’on réduit encore, la possession communale du sol en permettant au lord local (autrefois il n’était rien qu’un juge : jamais propriétaire) d’enclore les terres de la commune et de s’en emparer par cela même pour son compte ? Ou bien raconter comment la terre, en ce moment même, est enlevée aux communes paysannes russes, par le gouvernement de Nicolas II ?

    Faut-il dire, enfin, comment, aujourd’hui même, tous les États, sans exception, constituent d’immenses monopoles de toute sorte, sans parler des monopoles créés en pays conquis, comme l’Égypte, le Tonkin, ou le Transvaal ? Qu’y a-t-il à parler de l’accumulation primitive, dont Marx nous entretenait comme d’un fait du passé, lorsque chaque année de nouveaux monopoles sont constitués par tous les parlements dans le domaine des chemins de fer, des tramways, du gaz, des conduites d’eau, de l’électricité, des écoles, etc., etc., sans fin !

    En un mot, jamais, dans aucun État, ni pour un an ni même pour une heure, le système du laissez faire n’a existé. L’État a toujours été, de tout temps, et il l’est encore, l’appui, le soutien et aussi le créateur direct et indirect du capital. Par conséquent, s’il est permis aux économistes bourgeois d’affirmer que le système de la « non-intervention » existe – puisqu’ils s’efforcent de prouver que la misère des masses est une loi de la nature – comment peuvent des socialistes tenir ce langage aux travailleurs ! La liberté de résister à l’exploitation, jusqu’à présent, n’a jamais existé nulle part. Partout il a fallu la conquérir, pas à pas, en couvrant le champ de lutte d’un nombre inouï de victimes. La « non-intervention », et plus même que la « non-intervention », – l’aide, l’appui, la protection ont toujours existé au profit des exploiteurs seuls.

    Et il n’en pouvait être autrement.

    Le socialisme, nous avons dit, quelle que soit la forme sous laquelle il se présentera dans l’histoire pour approcher du communisme, devra ainsi trouver sa forme de rapports politiques. Il ne peut pas profiter des formes politiques anciennes, comme il ne peut pas profiter de la hiérarchie religieuse et de ses enseignements, ou de la forme impériale ou dictatoriale et de leurs théories. D’une façon ou d’une autre il devra être plus populaire, plus rapproché du forum, que le gouvernement représentatif. Il devra moins dépendre de la représentation, et devenir plus self-government, plus gouvernement de soi-même par soi-même. C’est ce qu’a cherché à faire, en 1871, le prolétariat de Paris ; c’est ce qu’essayèrent, en 1793-1794, les Sections de la Commune de Paris et beaucoup de communes de moindre importance.

    Lorsque nous observons la vie politique actuelle de la France et de l’Angleterre, ainsi que celle des États-Unis, nous y voyons germer en effet une tendance très distincte à constituer des communes, urbaines et villageoises, indépendantes, mais unies entre elles pour mille et mille besoins divers, par des traités fédératifs, conclus chacun dans un but spécial, déterminé. Et ces communes tendent de plus en plus à devenir des producteurs des commodités requises pour satisfaire les besoins de tous leurs habitants. Aux tramways communaux viennent s’ajouter l’eau communale, souvent amenée de très loin, par plusieurs villes fédérées, le gaz, la lumière, la force pour les usines, voire même les mines de charbon communales, les laiteries communales de lait pur, le troupeau communal de chèvres pour les phtisiques, (à Torquay), les conduites à domicile d’eau chaude communale, le potager communal, etc., etc.

    Certainement, ce n’est pas l’empereur d’Allemagne, ni les jacobins installés au pouvoir qui gouvernent la Suisse, qui marchent vers ce but : ceux-là, les yeux tournés vers le passé, cherchent, au contraire, à tout centraliser dans les mains de l’État et à détruire toute trace d’indépendance territoriale ou fonctionnelle [Note : Les impérialistes font de même en Angleterre. Ils ont aboli en 1902 les School boards, ou bureaux élus par suffrage universel, sans distinction de sexe, qui existaient spécialement pour organiser les écoles primaires dans chaque localité. Introduits vers 1870, ces bureaux avaient rendu d’immenses services à l’instruction laïque].

    C’est la partie progressive des sociétés européennes et américaines qu’il faut envisager. Et chez celles-ci nous trouvons une tendance marquée à s’organiser en dehors de l’État, et à s’y substituer de plus en plus, en s’appropriant, d’une part, les fonctions que l’État continue, il est vrai, de considérer comme siennes, mais qu’il n’a jamais su remplir convenablement.

    L’Église eut pour mission de retenir le peuple dans un esclavage intellectuel. La mission de l’État fut de le retenir, demi-affamé, dans l’esclavage économique. On cherche maintenant à secouer les deux jougs.

    Sachant cela, nous ne pouvons pas considérer la soumission toujours croissante à l’État comme une garantie de progrès. Les institutions ne changent pas leur caractère au gré des théoriciens. Aussi cherchons-nous le progrès dans l’affranchissement, aussi complet que possible, de l’individu : dans le plus large développement possible de l’initiative de l’individu et du groupe et, en même temps, dans la limitation des attributions de l’État, – non dans leur agrandissement.

    Nous nous représentons la marche en avant comme une marche – d’abord, vers l’abolition de l’autorité gouvernementale qui s’est imposée à la société, surtout au seizième siècle, et n’a cessé d’agrandir depuis ses attributions ; et ensuite – vers le développement aussi large que possible de l’élément d’entente, de contrat temporaire, en même temps que de l’indépendance de tous les groupements qui se feront dans un but déterminé et qui, par leurs fédérations, finiront par couvrir toute la société. Avec cela nous nous représentons la structure de la société comme quelque chose qui n’est jamais définitivement constitué, mais qui est toujours rempli de vie et, par conséquent, change toujours de forme, selon les besoins de chaque moment.

    Cette manière de concevoir le progrès, ainsi que notre conception de ce qui est désirable pour l’avenir (tout ce qui contribuera à augmenter la somme de bonheur de tous) nous amènent nécessairement à élaborer pour la lutte notre tactique à nous, qui consiste à développer la plus grande somme possible d’initiative individuelle dans chaque cercle et dans chaque individu, – l’unité d’action s’obtenant par l’unité de but et par la force de persuasion que possède toute idée, lorsqu’elle a été librement exprimée, sérieusement discutée et trouvée juste.

    Cette tendance met son cachet sur toute la tactique des anarchistes et sur la vie intérieure de chacun de leurs cercles.

    Nous affirmons donc que travailler pour l’avènement d’un Capitalisme d’État, centralisé entre les mains d’un gouvernement, devenu par cela même omnipotent, c’est travailler contre le courant, déjà prononcé, du progrès, qui cherche de nouvelles formes d’organisation de la société en dehors de l’État.

    Dans l’incapacité des socialistes étatistes, de comprendre le vrai problème historique du socialisme, nous voyons une grossière erreur de jugement, – une survivance des préjugés absolutistes et religieux, et nous luttons contre elle. Dire aux travailleurs qu’ils pourront introduire la structure socialiste, tout en conservant la machine de l’État, et en changeant seulement les hommes au pouvoir ; empêcher, au lieu d’y aider, que l’esprit des travailleurs se dirige vers la recherche de nouvelles formes de vie qui leur seraient propres, – c’est à nos yeux une faute historique qui touche au crime.

    Enfin, puisque nous sommes un parti révolutionnaire, nous recherchons surtout, dans l’histoire, la genèse et le développement des révolutions précédentes, et nous tâchons de débarrasser l’histoire de l’interprétation faussement étatiste qui lui fut toujours donnée jusqu’ici. Dans les histoires des différentes révolutions, écrites jusqu’à ce jour, nous ne voyons pas encore le peuple, nous n’apprenons rien sur la genèse de la révolution. Les phrases que l’on a coutume de répéter dans l’introduction sur l’état désespéré du peuple à la veille de son soulèvement, ne nous disent pas encore, comment, au milieu de ce désespoir, l’espoir d’une amélioration possible, de temps nouveaux, s’est fait jour ? D’où est venu, et comment s’est répandu l’esprit de révolte ? C’est pourquoi, après avoir lu ces histoires, nous nous adressons aux sources premières, afin d’y trouver quelque information sur la marche du réveil au sein du peuple, ainsi que sur la part du peuple dans les révolutions.

    Ainsi, nous comprenons, par exemple, la grande Révolution française tout autrement que ne l’avait conçue Louis Blanc, qui la représentait surtout comme un grand mouvement politique, mené par le club jacobin. Nous y voyons, avant tout, un grand mouvement populaire, et nous constatons surtout le rôle du mouvement paysan, campagnard (« chaque village avait son Robespierre », ainsi que l’a très bien dit l’historien Schlosser, l’abbée Grégoire, rapporteur du Comité sur la Jacquerie), mouvement qui avait pour but principal l’abolition des survivances du servage féodal et la reprise par les paysans des terres, enlevées par toute sorte de vautours aux communes de village, – en quoi, soit dit en passant, les paysans réussirent, surtout dans l’Est de la France.

    Une situation révolutionnaire ayant été créée par les soulèvements des paysans qui se continuèrent pendant quatre ans, il se développa en même temps, surtout dans les villes, une tendance vers l’égalité communiste ; et d’autre part, on vit grandir le pouvoir de la bourgeoisie, qui travailla d’une façon intelligente à établir son autorité, à la place de l’autorité de la royauté et de la noblesse, qu’elle démolissait avec système. Dans ce but, les bourgeois luttaient âprement, cruellement au besoin, afin de constituer un État puissant, centralisé, qui absorbât tout, et qui assurât leur propriété (en partie, sur les biens qu’ils venaient d’acquérir pendant la Révolution), ainsi que leur pleine liberté d’exploiter les pauvres et de spéculer sur les richesses nationales, sans aucune restriction légale.

    Cette autorité, ce droit à l’exploitation, – ce laissez faire unilatéral, – la bourgeoisie l’obtint en effet ; et pour le maintenir elle créa sa forme politique – le gouvernement représentatif dans l’État centralisé.

    Dans cette centralisation étatiste, créée par les jacobins, Napoléon Ier trouva le terrain, déjà préparé, pour l’Empire.

    De même, cinquante ans plus tard, Napoléon III trouva à son tour, dans le rêve d’une république démocratique centralisée, qui s’était développée en France vers 1848, les éléments, tout prêts, du Second Empire. Et de cette force centralisée, qui tua pendant soixante-dix ans toute vie locale, tout effort, soit local, soit en dehors des pouvoirs de l’État (l’effort professionnel, le syndicat, l’association privée, la commune, etc.), la France souffre jusqu’à ce jour. La première tentative de briser ce joug de l’État – tentative qui ouvre pour cela une nouvelle ère historique – ne fut faite qu’en 1871, par le prolétariat parisien.

    Nous allons même plus loin. Nous affirmons que tant que les socialistes étatistes n’abandonneront pas leur rêve de socialisation des instruments du travail entre les mains d’un État centralisé, – le résultat inévitable de leurs tentatives de Capitalisme d’État et d’État socialiste sera l’échec de leurs rêves et la dictature militaire.

    Sans entrer ici dans l’analyse des divers mouvements révolutionnaires, qui confirment notre manière de voir, il suffira de dire que nous comprenons la future révolution sociale – non pas comme une dictature jacobine, non pas comme une transformation des institutions sociales, accomplie par une Convention, un parlement ou un dictateur. Jamais révolution ne s’est faite de cette façon, et si le soulèvement ouvrier actuel prenait cette tournure, il serait condamné à périr sans avoir donné un résultat durable.

    Nous comprenons, au contraire, la révolution comme un mouvement populaire qui prend une large extension, et pendant lequel, dans chaque ville et dans chaque village de la région envahie par le mouvement insurrectionnel, les masses populaires se mettent elles-mêmes à l’œuvre de reconstruction de la société. Le peuple, – les paysans et les travailleurs des villes – devra commencer lui-même le travail constructif, édificateur, sur des principes communistes plus ou moins larges, sans attendre des ordres et des dispositions d’en haut. Il devra, avant tout, s’arranger pour nourrir et loger tout le monde, et puis – pour produire précisément ce qui sera nécessaire pour nourrir, loger et habiller tout le monde.

    Quant au gouvernement, – qu’il soit constitué par la force ou par l’élection : que ce soit « la dictature du prolétariat », comme on le disait dans les années quarante en France et comme on le dit encore en Allemagne, ou bien, que ce soit « un gouvernement provisoire, » acclamé ou élu, ou une « convention », – nous ne mettons en ce gouvernement aucun espoir. Nous disons d’avance qu’il ne pourra rien faire.

    Non pas parce que tel est notre goût personnel, mais parce que toute l’histoire est là pour nous dire que jamais les hommes jetés dans un gouvernement par la vague révolutionnaire, n’ont été à la hauteur de leur position. Ils ne peuvent l’être. Parce que, dans la tâche de reconstitution d’une société sur de nouveaux principes, des hommes isolés, – si intelligents et si dévoués qu’ils soient, – sont sûrs de faillir. Il faut pour cela l’esprit collectif des masses travaillant sur les choses concrètes : le champ labouré, la maison habitée, la fabrique en marche, le chemin de fer, les wagons de telle ligne, le bateau à vapeur [Note : Dans la grande grève qui éclata en Sibérie sur l’immense ligne du Trans-Sibérien, immédiatement après la guerre du Japon, nous avons un exemple frappant de ce que l’esprit collectif des masses, mis en mouvement par les événements, peut donner, s’il travaille sur les choses mêmes à réformer. On sait que tout le personnel ouvrier de cette immense ligne, depuis les Monts Oural jusqu’à Harbin, sur une longueur de plus de 6 500 kilomètres, se mit en grève en 1905. Les grévistes le signifièrent qu commandant en chef de l’armée, le vieux Linévitch, en lui disant qu’ils feraient tout pour rapatrier rapidement les régiments, si le général voulait s’entendre chaque jour avec le Comité de la grève sur le nombre d’hommes, de chevaux, de bagage, qui se mettraient en marche. Le général Linévitch accepta. Et le résultat fut, que pendant les dix semaines que dura la guerre, le rapatriement se fit avec plus d’ordre, avec moins d’accidents et avec beaucoup plus de célérité qu’il ne se faisait auparavant. C’était un vrai mouvement populaire – ouvriers et soldats, toute discipline disparue, collaborant à cet immense transport de centaines de mille hommes].

    Des hommes isolés peuvent trouver l’expression légale, la formule, pour une destruction des vieilles formes sociétaires, lorsque cette destruction est déjà en train de s’accomplir. Tout au plus peuvent-ils élargir un peu cette œuvre destructive et étendre sur tout un territoire ce qui se fait dans une partie seulement du pays. Mais, imposer la destruction par une loi, c’est absolument impossible, – comme l’a prouvé, entre autres, toute l’histoire de la révolution de 1789-1794.

    Quant aux nouvelles formes de la vie qui commencera à germer lors d’une révolution sur les ruines des formes précédentes, – aucun gouvernement ne pourra jamais trouver leur expression, tant que ces formes ne se détermineront pas elles-mêmes dans l’œuvre de reconstruction des masses, se faisant sur mille points à la fois. Qui avait deviné, qui aurait pu deviner, en effet, avant 1789, le rôle que joueraient les municipalités, la commune de Paris et ses sections dans les événements révolutionnaires de 1789-1794 ? On ne légifère pas l’avenir. Tout ce que l’on peut, c’est en deviner les tendances essentielles et leur déblayer le chemin. C’est ce que nous tâchons de faire.

    Il est évident qu’en comprenant de cette façon le problème de la révolution sociale, l’Anarchie ne peut se laisser séduire par un programme qui pose pour but « la conquête des pouvoirs dans l’État actuel ».

    Nous savons que par la voie pacifique, cette conquête n’est pas possible. La bourgeoisie ne cédera pas son pouvoir sans lutter. Elle ne se laissera pas déposséder sans résister. Mais à mesure que les socialistes deviendront un parti de gouvernement et partageront le pouvoir avec la bourgeoisie, leur socialisme devra nécessairement pâlir : c’est ce qu’il a déjà fait. Sans cela, la bourgeoisie, qui est beaucoup plus puissante, numériquement et intellectuellement, qu’on ne le dit dans la presse socialiste, – ne leur reconnaîtrait pas le droit de partager son pouvoir.

    D’autre part, nous savons aussi que si une insurrection réussissait à donner à la France, ou à l’Angleterre, ou à l’Allemagne, un gouvernement provisoire socialiste, celui-ci, sans l’activité constructive, spontanée du peuple, serait absolument impuissant et deviendrait bien vite un empêchement, un frein à la Révolution. Il serait le marche-pied d’un dictateur, représentant de la réaction.

    En étudiant les périodes préparatoires des révolutions, nous arrivons à la conclusion qu’aucune révolution n’est née dans la résistance ou dans l’attaque d’un parlement, ou de toute autre assemblée représentative. Toutes les révolutions ont commencé dans le peuple. Et jamais aucune révolution n’a fait son apparition, armée de pied en cap, comme Minerve sortant du cerveau de Jupiter. Toutes ont eu, en outre de leur période d’incubation, leur période d’évolution, pendant laquelle les masses populaires, après avoir formulé des exigences très modestes au début, se pénétraient peu à peu, et même assez lentement, d’un esprit de plus en plus révolutionnaire. Elles devenaient plus hardies, elles osaient plus, elles gagnaient confiance et, sortant de leur léthargie du désespoir, elles élargissaient peu à peu leur programme. Il fallait du temps pour que leurs « humbles remontrances » du début devinssent des exigences révolutionnaires.

    En effet, il fallut à la France quatre ans, de 1789 à 1793, rien que pour créer une minorité républicaine, assez puissante pour s’imposer.

    Quand à la période d’incubation, voici comment nous la comprenons : – D’abord des individus isolés, profondément dégoûtés de ce qu’ils voyaient autour d’eux, se révoltaient isolément. Beaucoup d’entre eux périssaient, sans résultat visible ; mais l’indifférence de la société était secouée par ces sentinelles perdues.

    Les plus satisfaits et les plus bornés étaient forcés de se demander : « Pour quelle cause ces jeunes, honnêtes, pleins de force, donnent-ils leur vies ? » Il n’était plus possible de rester indifférent ; il fallait se prononcer pour ou contre. La pensée travaillait.

    Peu à peu, de petits groupes d’hommes se pénétraient aussi du même esprit de révolte. Ils se révoltaient aussi, tantôt avec espoir d’un succès partiel, –celui de gagner, par exemple, une grève et d’obtenir du pain pour leurs enfants, ou bien de se débarrasser de quelque fonctionnaire détesté, – mais aussi très souvent sans aucun espoir de succès : révoltés simplement, parce qu’il leur était impossible de patienter plus longtemps. Non pas une, deux ou dix révoltes semblables, mais des centaines d’insurrections précédent chaque révolution. Il y a une limite à toute patience. On le voit si bien aux États-Unis, en ce moment.

    On cite quelquefois l’abolition pacifique du servage en Russie ; mais on oublie, ou l’on ignore, que toute une longue série d’insurrections paysannes précéda et amena cette émancipation. Ces émeutes commencèrent dès les années cinquante, – peut-être comme un écho de 1848, ou des émeutes de 1846 en Galicie, – et chaque année elles se répandaient davantage en Russie, tout en devenant de plus en plus sérieuses et prenant un caractère d’âpreté jusqu’alors inconnue. Cela dura jusqu’en 1857, lorsque Alexandre II lança enfin sa lettre à la noblesse des provinces lituaniennes, qui contenait une promesse de libération des serfs. La parole de Herzen : « Mieux vaut donner la liberté d’en haut, que d’attendre qu’elle vienne d’en bas », – parole répétée par Alexandre II devant la noblesse esclavagiste de Moscou, – n’était pas une vaine menace ; elle répondait à la réalité.

    Il en fut de même, d’autant plus, aux approches de chaque révolution. Et l’on peut dire aussi, comme règle générale, que le caractère de chaque révolution se déterminait par le caractère et le but des insurrections qui la précédaient. Plus que cela. On peut établir comme un fait historique que jamais aucune révolution politique sérieuse n’a pu s’accomplir si – la révolution déjà commencée – elle ne se continuait par un grand nombre d’insurrections locales, et si la fermentation ne prenait le caractère d’insurrections, au lieu de prendre celui de vengeances individuelles, comme ce fut le cas en Russie dans les années 1906 et 1907.

    Conséquemment, attendre que la révolution sociale vienne, sans qu’elle soit précédée d’insurrections qui déterminent l’esprit de la révolution à venir, – chérir cet espoir, c’est absurde, enfantin. Chercher à empêcher ces insurrections, en disant que l’on prépare un soulèvement général, c’est déjà criminel. Mais chercher à persuader les travailleurs qu’ils vont obtenir tous les bienfaits d’une révolution sociale en se limitant à l’agitation électorale, et déverser tout son fiel sur les actes d’insurrection partielle, lorsqu’ils se produisent chez des nations historiquement révolutionnaires, – c’est être soi-même un obstacle à l’esprit de la révolution et à tout progrès, – obstacle tout aussi funeste que l’a été de tout temps l’Église chrétienne.

    16.

    Conclusion.

    Sans entrer dans de plus longs développements des principes de l’Anarchie et du programme d’action anarchiste, – ce qui vient d’être dit suffira probablement pour indiquer la place occupée par l’Anarchie au milieu des connaissances actuelles de l’humanité.

    L’Anarchie représente une tentative d’appliquer les généralisations obtenues par la méthode inductive des sciences naturelles à l’appréciation des institutions humaines. Elle est aussi une tentative de deviner, sur la base de cette appréciation, la marche de l’humanité vers la liberté, l’égalité et la fraternité, afin d’obtenir la plus grande somme possible de bonheur pour chacune des unités dans les sociétés humaines.

    L’Anarchie est le résultat inévitable du mouvement intellectuel dans les sciences naturelles qui commença vers la fin du dix-huitième siècle, fut ralenti par la réaction triomphante en Europe après la chute de la Révolution française, et recommença à nouveau, dans la complète éclosion de ses forces, depuis la fin des années cinquante. Les racines de l’Anarchie sont dans la philosophie naturaliste du dix-huitième siècle. Mais elle ne put recevoir ses fondements complets qu’après la renaissance des sciences, qui se produisit au commencement de la seconde moitié du dix-neuvième siècle et qui donna une vie nouvelle à l’étude des institutions et des sociétés humaines sur une base naturaliste.

    Les prétendues « lois scientifiques », dont les métaphysiciens germaniques des années 1820 et 1830 se contentaient, ne trouvent point de place dans la conception anarchiste. Celle-ci ne reconnaît d’autre méthode de recherche que la méthode scientifique. Et elle applique cette méthode à toutes les sciences généralement connues sous le nom de sciences humanitaires.

    Mettant à profit cette méthode, ainsi que les recherches dernièrement faites sous l’impulsion de cette méthode, l’Anarchie s’efforce de construire l’ensemble des sciences concernant l’homme, et de reviser les notions courantes sur le droit, la justice, etc., sur les données déjà obtenues par les recherches ethnologiques, et en les étendant davantage. S’appuyant sur l’œuvre de ses prédécesseurs du dix-huitième siècle, l’Anarchie s’est rangée pour l’individu contre l’État ; pour la société, contre l’autorité qui, en vertu des conditions historiques, la domine. Profitant des documents historiques accumulés par la science moderne, l’Anarchie a démontré que l’autorité de l’État, dont l’oppression grandit de nos jours de plus en plus, n’est en réalité qu’une superstructure – nuisible et inutile, qui, pour nous, Européens, ne date que des quinzième et seizième siècles : superstructure faite dans l’intérêt du capitalisme, et qui fut déjà, dans l’antiquité, la cause de la chute de Rome et de la Grèce, ainsi que de tous les autres centres de civilisation en Orient et en Égypte.

    L’autorité qui s’est constituée dans le cours de l’histoire pour unifier dans un intérêt commun le seigneur, le juge, le soldat et le prêtre, et qui durant tout le cours de l’histoire fut un empêchement aux tentatives de l’homme de se créer une vie tant soit peu garantie et libre, – cette autorité ne peut pas devenir une arme d’affranchissement, pas plus que le césarisme, l’impérialisme ou l’Église ne peuvent devenir les instruments de la révolution sociale.

    En économie politique, l’Anarchie est arrivée à la conclusion que le mal actuel n’est pas dans ce que le capitaliste s’approprie la « plus-value » ou le profit net, mais dans le fait même que ce profit net ou plus-value soit possible. La « plus-value » existe seulement parce que des millions d’hommes n’ont pas de quoi se nourrir, à moins de vendre leurs forces et leurs intelligences à un prix qui rendra le profit net ou la plus-value possibles. C’est pourquoi nous pensons qu’en Économie politique, il convient avant tout, d’étudier le chapitre de la consommation, et qu’en Révolution, le premier devoir de celle-ci sera de refaire la consommation, en sorte que le logis, la nourriture et l’habillement soient garantis pour tous. Nos ancêtres de 1793-1794 l’avaient bien compris.

    Quant à la « production », celle-ci devra être organisée en sorte que les premiers besoins de toute société soient d’abord et au plus vite satisfaits. C’est pourquoi l’Anarchie ne peut pas voir dans la prochaine révolution une simple substitution de « bons du travail » venant remplacer la monnaie d’or, ni une substitution des capitalistes actuels par l’État capitaliste. Elle y voit un premier pas vers le Communisme libertaire, sans l’État.

    L’Anarchie a-t-elle raison dans ses conclusions ? – C’est ce que nous montrera, d’une part, la critique scientifique de ses fondements, et, d’autre part, la vie pratique. Mais, il est un point, sur lequel l’Anarchie, sans aucun doute, est absolument dans le vrai. C’est qu’elle considère l’étude des institutions sociétaires comme un chapitre des sciences naturelles ; qu’elle a fait pour toujours ses adieux à la métaphysique ; et qu’elle a pris pour méthode de raisonnement, la méthode qui a servi à constituer toute la science moderne et la philosophie matérialiste de notre époque. C’est ce qui fait que les erreurs dans lesquelles les anarchistes pourront être tombés dans leurs conclusions, seront d’autant plus facilement reconnues. Mais si l’on veut vérifier nos conclusions, ce n’est possible que par la méthode scientifique, inductive-déductive, – méthode d’après laquelle se bâtit chaque science et se développe toute conception scientifique de l’univers.

    Dans les études qui suivent celle-ci, – sur le Communisme-anarchiste et sur l’État dans son développement historique et dans sa forme actuelle, le lecteur pourra voir sur quoi nous nous basons dans notre attitude négative vis-à-vis de l’État, et quelles sont les idées qui nous font concevoir la possibilité d’une société qui, en acceptant le communisme pour base de son organisation économique, renoncerait en même temps à l’organisation de centralisation hiérarchique qui a nom « État » [Note : Outre les ouvrages déjà indiqués pour l’histoire du développement de l’Anarchie, voyez l’excellente Bibliographie de l’Anarchie, par M. Nettlau, faisant partie de la « Bibliothèque des Temps nouveaux », publiée par Élisée Reclus en 1897, Bruxelles et Paris (P.-V. Stock). Le lecteur y trouvera, en plus des listes d’ouvrages, une bibliographie raisonnée des diverses œuvres et publications anarchistes].

    II – Communisme et Anarchie

    1.

    Le Communisme anarchiste.

    Lorsque, dans deux congrès de l’Internationale, tenus, l’un à Florence, en 1876, par la Fédération italienne, et l’autre à la Chaux-de-Fonds, en 1880, par la Fédération jurassienne, les anarchistes italiens et les jurassiens décidèrent de se déclarer « communistes-anarchistes », cette décision produisit une certaine sensation dans le monde socialiste. Les uns virent dans cette déclaration de principes un pas sérieux en avant. D’autres la traitèrent d’absurde, en disant qu’elle renfermait une contradiction évidente.

    Il est vrai, comme me le fait remarquer mon ami James Guillaume, que le mot de communisme-anarchiste ou non-autoritaire, se rencontrait déjà en 1870, dans le journal du Locle, le Progrès, dans une lettre de Varlin, citée avec approbation par James Guillaume. En effet, plusieurs anarchistes, déjà vers la fin de 1869, avaient convenu de faire la propagande de cette idée, et en 1876 une distribution des produits du travail, basée sur cette idée de communisme anti-autoritaire était reconnue possible et recommandée dans une brochure de James Guillaume, Idée sur l’organisation sociale (voir plus haut, partie I chapitre 12, Les idées socialistes dans l’Internationale : le fouriérisme). Mais, pour les raisons déjà mentionnées ci-dessus, l’idée ne prit pas l’extension voulue, et au sein des réformateurs et des révolutionnaires restés sous l’influence de l’idée jacobine, la conception dominante du communisme était celle du communisme autoritaire, tel que l’avait conçu Cabet dans son Voyage en Icarie, – conception qui aboutissait logiquement au communisme d’État. L’État, représenté par un ou plusieurs parlements, se chargerait, disait-on, d’organiser la production. Puis il délivrerait, par ses organes administratifs, soit aux groupements industriels, soit aux Communes, ce qui leur serait alloué pour vivre, produire, s’amuser.

    Pour la production, on rêvait ainsi quelque chose de semblable à ce qui existe aujourd’hui dans le réseau des chemins de fer de l’État et dans le service postal. Ce qui se fait déjà dans le transport des marchandises et des voyageurs se ferait, disait-on, pour la production de toutes les richesses et pour tous les services d’intérêt général. On commencerait par socialiser, en plus des chemins de fer, les mines, puis les grandes usines, et l’on étendrait peu à peu ce système à tout le vaste réseau de manufactures, de moulins à farine, de boulangeries, de magasins d’approvisionnement et ainsi de suite. Il y aurait « des escouades » de laboureurs cultivant la terre pour le compte de l’État, de mineurs pour exploiter les mines, de tisserands pour faire marcher les métiers, de boulangers pour cuire le pain, etc., – tout comme il y a aujourd’hui des légions d’employés postaux ou de chemins de fer. On aimait même appuyer, dans la littérature des années quarante, sur ce mot « escouades » – les Allemands en firent des « armées » – pour faire ressortir le caractère discipliné des travailleurs employés dans telle industrie et commandés par une hiérarchie de « chefs de travaux ».

    Et quant à la consommation – on se la dessinait à peu près telle qu’elle est aujourd’hui à la caserne. Point de ménages isolés : le repas commun serait introduit pour économiser les frais de cuisine, et les phalanstères ou maisons-hôtels pour économiser les frais de construction. Il est vrai que le soldat est mal nourri aujourd’hui et brutalisé par ses chefs ; mais rien n’empêche, disait-on, de bien nourrir les citoyens encasernés dans les « maisons communes », ou dans les « cités communistes ». Et puis les citoyens auront librement élu leurs chefs, leurs économes, leurs officiers, rien ne les empêchera de considérer ces chefs – chefs aujourd’hui et soldats demain – comme des serviteurs de la République. « L’État serviteur » était en effet la formule de prédilection de Louis Blanc – et aussi la bête noire de Proudhon qui, plus d’une fois, égaya les lecteurs de la Voix du Peuple par ses sarcasmes à l’adresse de cette nouvelle étiquette démocratique de l’État [Note : Œuvres complètes : Mélanges, Articles de journaux, 3è volume, Paris, 1871. On trouvera ici des pages admirables sur l’État et l’Anarchie, qu’il serait très utile de reproduire pour une large circulation].

    Le communisme des années quarante était imbu de ces idées étatistes, que Proudhon combattit à outrance avant et après 1848 ; et la critique qu’il en fit, en 1846, dans les Contradictions économiques (2è volume : – « La Communauté »), plus tard dans la Voix du Peuple, et à toute occasion dans ses écrits postérieurs, dut contribuer, sans doute, puissamment à démonétiser cette espèce de communisme en France. On sait, en effet, qu’aux débuts de l’Internationale la plupart des français qui prirent part à la fondation de l’Internationale furent mutuellistes ; ils répudiaient absolument le communisme. Mais le communisme d’État fut repris par les socialistes allemands en accentuant le côté discipline ; il fut prêché par eux comme une découverte « scientifique, » leur appartenant, et à l’époque dont nous parlons, quand on parlait communisme, on entendait presque toujours le communisme d’État, tel qu’il était prêché par les continuateurs allemands des communistes français de 1848.

    Aussi, lorsque deux fédérations anarchistes de l’Internationale se déclarèrent « communistes-anarchistes », cette déclaration – surtout lorsqu’elle fut faite par la Fédération jurassienne, mieux connue en France, fut considérée par un grand nombre de nos amis comme un pas sérieux en avant. Le « communisme anarchiste » – ou « communisme libertaire », comme il fut désigné au début en France, – fit nombre d’adhérents et, les circonstances aidant, c’est de cette époque que datent surtout les succès de l’idée anarchiste parmi les travailleurs français.

    En effet, ces deux mots, communisme et anarchie, mis ensemble, représentaient tout un programme. Ils annonçaient une nouvelle conception du communisme, tout à fait différente de celle qui jusqu’alors avait été mise en circulation. Ils résumaient en même temps un vaste problème – le problème, dirons-nous, de l’humanité : celui que l’homme a toujours cherché à résoudre en ébauchant ses institutions, depuis la tribu communiste jusqu’à nos sociétés actuelles.

    Comment faire, en effet, pour solidariser les efforts de tous, de façon à garantir à tous la plus grande somme de bien-être, – et maintenir en même temps, en les élargissant d’avantage, les conquêtes de liberté individuelle, acquises jusqu’à ce jour ?

    Comment organiser le travail en commun, et laisser cependant la liberté complète de se produire, pour toutes les initiatives ?

    Tel fut toujours le problème de l’humanité dès ses débuts. Problème immense qui fait aujourd’hui appel à toutes les intelligences, à toutes les volontés et à tous les caractères, afin d’être résolu, non plus sur le papier, mais dans la vie, et par la vie même des sociétés. Le seul fait de prononcer ces mots, « communisme anarchiste », implique non seulement un but nouveau, mais aussi une méthode nouvelle de résoudre le problème social – par en bas, par l’action spontanée du peuple entier.

    Il nous impose tout un travail de pensée et d’étude, pour voir si ce but et cette méthode anarchiste de résoudre la question sociale – nouvelle pour les révolutionnaires modernes, quoique vieille dans l’humanité – sont bons, réalisables, pratiques. C’est à quoi on s’est largement appliqué depuis lors.

    D’autre part, la déclaration communiste-anarchiste souleva aussi des objections formidables. D’un côté, les adversaires de l’anarchie – c’est-à-dire les continuateurs allemands de Louis Blanc, qui s’acharnaient après lui à sa formule d’ « État serviteur » et « initiateur du progrès, » ne manquèrent pas de redoubler leurs attaques contre ceux qui niaient l’État sous toutes ses formes possibles. Ils commencèrent d’abord par remiser le communisme comme une vieillerie, et ils prêchèrent sous le nom de « collectivisme » et de « socialisme scientifique », les « bons de travail » de Robert Owen et de Proudhon, et la rétribution individuelle des producteurs, devenus « tous fonctionnaires ». Quant à nous, ils nous firent cette observation que communisme et anarchie « hurlent de se trouver ensemble ». Puisque par communisme ils entendaient le communisme autoritaire de Cabet – le seul qu’ils pouvaient concevoir – il est de toute évidence que leur communisme, qui implique l’archie (le pouvoir, le gouvernement), et l’an-archie (point de pouvoir, point de gouvernement) sont diamétralement opposés l’un à l’autre. L’un est la négation de l’autre, et personne n’avait songé à les atteler à un même char. Quant à la question de savoir si le communisme autoritaire est la seule forme de communisme possible, elle ne fut même pas effleurée par les contradicteurs appartenant à cette école. Cela passait chez eux pour un axiome.

    Bien plus sérieuses furent les objections soulevées dans le camp même des anarchistes. Ici on répéta d’abord, sans s’en douter, – les objections que Proudhon avait opposées au communisme, au nom de la liberté de l’individu. Et ces objections, quoique vieilles de cinquante ans, n’avaient rien perdu de leur valeur.

    Proudhon parlait en effet au nom de l’individu, jaloux de sauvegarder toute sa liberté, de conserver toute l’indépendance de son chez soi, de son travail, de son initiative, de ses études, du luxe qu’il pourra se donner sans exploiter personne, des luttes qu’il voudra entreprendre, – de toute sa vie, en un mot. Et cette question des droits de l’individu se pose aujourd’hui avec la même force que du temps des Contradictions économiques.

    Peut-être – avec encore plus de force, puisque l’État a immensément élargi depuis ses empiétements sur la liberté de l’individu par le service militaire, obligatoire, par ses armées qui se chiffrent par des millions d’hommes et des milliards d’impôts, par l’école, par sa « protection » aux sciences et aux arts, agrémentée de surveillance policière et jésuitique, et enfin par le développement colossal du fonctionnarisme.

    Eh bien, l’anarchiste de nos jours reprit tous ces arguments. Il parla au nom de l’individu révolté à travers les âges, contre les institutions de communisme plus ou moins partiel, mais toujours autoritaire, auxquelles l’humanité s’arrêta plusieurs fois dans le cours de sa longue et pénible histoire.

    Ces objections ne peuvent pas être traitées à la légère. Ce ne sont plus des querelles d’avocat. Elles ont dû se présenter, d’ailleurs, sous une forme ou sous une autre, au communiste-anarchiste lui-même, aussi bien qu’à l’individualiste. D’autant plus que la question soulevée par ces objections rentre en plein dans cette autre question bien plus vaste – celle de savoir si la vie en société est un moyen d’affranchissement pour l’individu, ou une cause d’asservissement ? Si elle mène à une extension de la liberté individuelle et à un agrandissement de l’individu, ou bien à son amoindrissement ? C’est la question fondamentale de toute la sociologie, et, comme telle, elle mérite d’être discutée à fond.

    Et puis – ce n’est pas seulement une question de science abstraite. Demain nous pouvons être appelés à mettre la main à la révolution sociale. Dire, que nous n’avons qu’à démolir, en laissant à d’autres – à qui ? – le soin de bâtir, serait une mauvaise plaisanterie.

    Qui seraient donc les maçons-rebâtisseurs, si ce n’est nous-mêmes ? Car, si l’on peut démolir une maison sans en rebâtir une autre à sa place, on ne peut le faire avec les institutions. Quand on en démolit une, on jette déjà à l’heure même de la démolition les fondements de ce qui se développera plus tard à sa place. En effet, si le peuple commence à donner congé aux propriétaires de la maison, de la terre, de l’usine, ce ne sera pas pour les laisser vides : ce sera pour les occuper immédiatement d’une façon ou d’une autre. Et ce sera bâtir, par cela même, une nouvelle société.

    Essayons donc d’indiquer quelques aspects essentiels de cette vaste question.

    2.

    Le Communisme autoritaire. – Communes communistes.

    L’importance de la question que nous venons de soulever est trop évidente pour être discutée. Beaucoup d’anarchistes, y compris les communistes, et de penseurs en général, tout en reconnaissant les immenses avantages que le communisme peut offrir à la société, voient aussi dans cette forme d’organisation sociale un danger pour la liberté et le libre développement de l’individu. D’autre part, dans son ensemble, la question rentre dans cet autre problème, si vaste, posé dans toute son étendue par notre siècle : la question de l’Individu et de la Société.

    Le problème a été obscurci de diverses façons. Pour la plupart, quand on a parlé de communisme, on a pensé au communisme plus ou moins chrétien et monastique, et toujours autoritaire, qui fut prêché dans la première moitié du dix-neuvième siècle, surtout par Cabet et les sociétés secrètes communistes, et qui fut mis en pratique dans certaines communes en Amérique. Celles-ci, prenant la famille pour modèle, cherchaient à constituer « la grande famille communiste », « à réformer l’homme », et elles imposaient dans ce but, en plus du travail en commun, la cohabitation serrée en famille, l’éloignement de la civilisation actuelle, l’isolement, l’intervention des « frères » et des « sœurs » dans toute la vie psychique de chacun des membres.

    En outre, distinction suffisante ne fut pas faite entre les quelques communes isolées, fondées à maintes reprises pendant ces derniers trois ou quatre siècles, et les communes – populeuses et fédérées qui pourraient surgir dans une société en voie d’accomplir la révolution sociale : entre les communes fondées par des groupes d’intellectuels et de travailleurs des villes, incapables de lutter contre toutes les âpres difficultés de la vie du pionnier agricole sur les terres vierges de l’Amérique, et des communes du même genre, fondées aussi en Amérique, mais par des agriculteurs : des paysans allemands, comme ceux d’Anama, ou des paysans slaves, comme les Doukhobors.

    Il faudrait donc, dans l’intérêt de la discussion, envisager séparément :

    – la production et la consommation en commun : ses avantages et ses inconvénients ;

    – la cohabitation – est-il nécessaire de la modeler sur la famille actuelle ?

    – les communes isolées de notre temps ;

    – les communes fédérées de l’avenir.

    Et enfin, comme conclusion : le communisme amène-t-il nécessairement avec lui l’amoindrissement de l’individu ? Autrement dit : l’Individu dans une société communiste.

    Sous le nom de socialisme en général, un immense mouvement d’idées s’est accompli dans le courant du dix-neuvième siècle, en commençant par la conspiration de Babeuf, par Fourier, Saint-Simon, Robert Owen et Proudhon, qui formulèrent les courants dominants du socialisme, et ensuite par leurs nombreux continuateurs français (Considérant, Pierre Leroux, Louis Blanc), allemands (Marx, Engels), russes (Tchernychevsky, Bakounine), etc., qui travaillèrent soit à populariser les idées des fondateurs du socialisme moderne, soit à les étayer sur des bases scientifiques.

    Ces idées, en se précisant, engendraient deux courants principaux : le communisme autoritaire et le communisme anarchiste, ainsi qu’un certain nombre d’écoles intermédiaires, cherchant des compromis, tels que l’État-capitaliste, le collectivisme, la coopération ; tandis que, dans les masses ouvrières, elles donnaient naissance à un formidable mouvement ouvrier, qui cherche à grouper toute la masse des travailleurs par métiers pour la lutte directe contre le capital, et qui devient de plus en plus international.

    Plusieurs points essentiels ont été acquis par cet immense mouvement d’idées et cette action, et ils ont déjà largement pénétré dans la conscience publique. Ce sont :

    – l’abolition du salariat – forme actuelle de servage ancien ;

    – l’abolition de l’appropriation individuelle de tout ce qui doit servir à la production, l’organisation sociétaire de l’échange des produits ;

    – et enfin, l’émancipation de l’individu et de la société en général du rouage politique, de l’État, qui sert à maintenir la servitude économique.

    Sur ces trois points l’accord est assez près de s’établir ; car ceux mêmes qui préconisent les « bons de travail », ou bien nous disent (comme Brousse) : « Tous fonctionnaires ! » c’est-à-dire « tous salariés de l’État ou de la Commune », admettent qu’ils préconisent ces palliatifs uniquement parce qu’ils ne voient pas la possibilité immédiate du communisme. Ils acceptent, disent-ils, ces compromis comme un pis aller. Et quant à l’État, ceux-là mêmes qui restent partisans acharnés de l’État, de l’autorité, voire même de la dictature, nous disent que lorsque les classes que nous avons aujourd’hui auront cessé d’exister, l’État devra disparaître avec elles. Telle était, du moins, l’opinion des chefs d’école du Marxisme.

    On peut donc dire, sans rien exagérer de l’importance de notre fraction du mouvement socialiste, – la fraction anarchiste – que malgré les divergences qui se produisent entre les diverses fractions socialistes et qui s’accentuent surtout par la différence des moyens d’action plus ou moins révolutionnaires acceptés par chacune d’elles, – on peut dire que toutes, par la parole de leurs penseurs, reconnaissent, pour point de mire, le communisme libertaire. Le reste, de leur propre aveu, ne serait qu’étapes intermédiaires.

    Eh bien, toute discussion des étapes à traverser est oiseuse, si elle ne se base pas sur l’étude des tendances qui se font jour dans la société actuelle. Et de ces tendances diverses, deux méritent surtout notre attention.

    L’une consiste en ce que l’on commence à entrevoir que dans les sociétés modernes il devient de plus en plus difficile de déterminer la part qui revient à chacun dans la production. L’industrie et l’agriculture deviennent aujourd’hui si compliquées, si enchevêtrées, toutes les industries sont si dépendantes les unes des autres, que le système de paiement du producteur-ouvrier par les résultats de son travail devient de plus en plus impossible.

    Autrefois, lorsqu’il n’y avait qu’un seul moyen de faire des souliers, de coudre le linge, de forger des clous, de faucher une prairie et ainsi de suite, on pouvait considérer que si tel ouvrier produisait plus de souliers, de linge, de clous, ou fauchait plus de foin que tel autre, on payait l’assiduité, ou le savoir de l’ouvrier, en lui payant un salaire plus élevé en proportion des résultats qu’il avait obtenus.

    Mais aujourd’hui, lorsque la productivité du travail dépend surtout des machines et de l’organisation du travail dans chaque entreprise, – il devient de moins en moins possible de graduer le salaire selon les résultats obtenus par chaque travailleur. C’est pourquoi, plus une industrie est développée, plus le salaire aux pièces disparaît, pour être remplacé par un salaire à tant la journée. Celui-ci, d’autre part, tend à s’égaliser.

    La société bourgeoise actuelle reste certainement divisée en classes, et nous avons toute une classe de bourgeois dont les émoluments grandissent en proportion inverse du travail qu’ils font : plus ils sont payés, moins ils travaillent. D’autre part, dans la classe ouvrière elle-même, nous voyons quatre grandes divisions : les femmes, les travailleurs agricoles, les travailleurs qui font du travail simple, et enfin ceux qui ont un métier plus ou moins spécial. Ces divisions représentent quatre degrés d’exploitation, qui ne sont que les résultats de l’organisation bourgeoise de la production.

    Mais, dans une société d’égaux, où tous pourrons apprendre un métier, et où l’exploitation du paysan par l’industriel et de la femme par l’homme cessera, ces divisions entre travailleurs devront disparaître. Aujourd’hui même, dans chacune de ces divisions les salaires tendent à s’égaliser. C’est ce qui a fait dire, avec raison, qu’une journée de travail d’un terrassier vaut celle d’un joaillier, et ce qui a fait penser Robert Owen aux bons de travail, payés à chacun de ceux qui ont donné tant d’heures de travail à la production des choses reconnues nécessaires. Dans la Commune de Paris de 1871 nous avons vu aussi le salaire des administrateurs de la Commune limité à un taux uniforme de quinze francs par jour.

    Cependant, si nous considérons l’ensemble des tentatives de socialisation, nous voyons, qu’à part l’union de quelques mille fermiers aux États-Unis, le bon de travail n’a pas fait de chemin depuis les trois quarts de siècle qui se sont passés depuis la tentative faite par Owen de l’appliquer. Et nous en avons fait ressortir ailleurs les raisons, (Conquête du pain ; Le Salariat ; La science moderne et l’Anarchie).

    Par contre, nous voyons se produire une masse de tentatives partielles de socialisation dans la direction du communisme. Des centaines de communes – toutes plus ou moins communistes – ont été fondées depuis un siècle, un peu partout, et en ce moment même nous en connaissons plus d’une centaine – toutes plus ou moins prospères.

    Laissant de côté la question religieuse et son rôle dans l’organisation des communes communistes, il suffirait de citer l’histoire des Doukhobors au Canada pour montrer la supériorité économique du travail communiste, comparé au travail individuel. Arrivés sans le sou au Canada et forcés de s’y installer dans une partie encore inhabitée et froide de la province Alberta ; leurs femmes, faute de chevaux, s’attelant à la charrue au nombre de 20 ou 30, pendant que tous les hommes d’âge moyen travaillaient à un chemin de fer et versaient leurs salaires en bloc à la communauté, – les six à sept mille Doukhobors ont su, en sept ou huit années, arriver à la prospérité, en organisant leur agriculture et leur vie avec l’aide du machinisme moderne, avec faucheuses et lieuses américaines, batteuses et moulins à vapeur communaux [Note : Ils viennent d’acheter, en outre, du terrain sur les bords du Pacifique, dans la Colombie Britannique, province du Canada, où ils établissent leur colonie fruitière, – ce qui manquait beaucoup à ces végétariens dans la province d’Alberta, où le pommier, le poirier, le cerisier, etc., ne donnent pas de fruits, – les fleurs étant tuées par les gelées du mois de mai].

    Ici nous avons une fédération d’une vingtaine de villages communistes, dont chaque famille habite sa maison, tandis que les travaux des champs, etc., se font en commun, et chaque famille prend dans les magasins communaux ce qu’il lui faut pour vivre. Cette organisation, qui s’est maintenue depuis quelques années par l’idée religieuse de la communauté, n’est certainement notre idéal ; mais nous devons cependant reconnaître qu’au point de vue économique l’immense supériorité du travail communiste sur le travail individuel et la parfaite possibilité d’adapter ce travail aux exigences modernes de l’agriculture à l’aide des machines sont parfaitement démontrées.

    À côté de ces essais de communisme agraire nous pouvons aussi signaler un nombre d’essais de communisme partiel, pour la consommation seule, que l’on voit dans les nombreuses tentatives de socialisation surgissant dans la société bourgeoise, soit entre particuliers, soit dans la socialisation des choses municipales.

    L’hôtel, le bateau à vapeur, la pension sont tous des essais faits dans cette direction, par la bourgeoisie. En échange d’une contribution de tant par jour, vous avez le choix des dix ou cinquante plats qui vous sont offerts, dans l’hôtel ou sur le bateau, et personne ne contrôle la quantité de ce que vous avez mangé. Cette organisation s’étend même internationalement, et avant de partir de Paris ou de Londres vous pouvez vous munir de bons (à raison de 10 francs par jour) qui vous permettent de vous arrêter à volonté dans des centaines d’hôtels en France, en Allemagne, en Suisse, etc., appartenant tous à une Ligue internationale des hôtels.

    Les bourgeois ont très bien compris les avantages du communisme partiel, combiné avec une liberté presque entière de l’individu, pour la consommation ; et dans toutes ces institutions, pour un prix de tant par jour, on se charge de satisfaire tous vos besoins de logement et de nourriture, sauf ceux de luxe extra (vins, chambres spécialement luxueuses), que vous payez séparément.

    L’assurance contre l’incendie (surtout dans les villages où une certaine égalité de conditions permet une prime égale pour tous les habitants), contre l’accident, contre le vol ; cet arrangement qui permet aux pêcheurs anglais de vous fournir une fois par semaine, à raison de deux ou trois francs, tout le poisson que vous consommerez dans une petite famille ; le club pour payer le médecin, si répandu parmi les ouvriers anglais ; les société sans nombre d’assurance en cas de maladie, etc., etc., toute cette immense série d’institutions nées dans le courant du dix-neuvième siècle, rentrent dans la même catégorie de rapprochement vers le communisme partiel, pour une certaine partie de la consommation.

    Enfin, nous avons toute une vaste série d’institutions municipales – eau, gaz, électricité, maisons ouvrières, tramways à taux uniforme, force motrice, etc., – dans lesquelles les mêmes tentatives de socialisation de la consommation sont appliquées sur une échelle qui s’élargit tous les jours davantage. Et ce qui est très important, c’est que ces institutions pour la consommation plus ou moins communiste amènent nécessairement les cités vers l’organisation municipale de la production (gaz, force motrice électrique, laiteries). Mieux que cela. Nous verrons dans quelques années, en Angleterre, la ville possédant et exploitant elle-même ses mines de houille, afin d’obtenir la lumière et la force motrice électriques, sans payer un tribut aux propriétaires des mines de charbon. À Manchester ce fut déjà résolu en principe, lorsqu’un trust des principales compagnies minières fit monter immensément les prix du charbon pendant la guerre des Boers. Une ou deux villes du Centre de l’Angleterre possèdent déjà leurs mines.

    Tout cela n’est certainement pas encore du communisme. Loin de là. Mais le principe qui prévaut dans plusieurs de ces institutions contient déjà une partie du principe communiste : – Pour une contribution de tant par an ou par jour (en argent aujourd’hui, en travail demain), vous avez droit de satisfaire telle catégorie de vos besoins – le luxe excepté.

    Pour être communistes, il manque à ces ébauches de communisme bien des choses, dont deux surtout sont essentielles : 1° Le paiement fixe se fait en argent, au lieu de se faire en travail ; et 2° les consommateurs n’ont pas de voix dans l’administration de l’entreprise. Cependant si l’idée, si la tendance de ces institutions était bien comprise, il n’y aurait aucune difficulté, aujourd’hui même, de lancer, par entreprise privée ou sociétaire une commune, dans laquelle le premier point, c’est-à-dire le paiement en travail, pourrait être introduit.

    Ainsi, supposons un terrain de 500 hectares. Deux cents maisonnettes, chacune entourée d’un quart d’hectare de jardin ou de potager, sont bâties sur ce terrain. L’entreprise donne à chaque famille qui occupe une de ces maisons, à choisir ce qu’elle voudra sur cinquante plats du jour ; ou bien elle fournit le pain, les légumes, la viande, le café à volonté, pour être cuits à domicile. Et, en échange, elle demande, soit tant par an payé en argent, soit tant d’heures de travail à votre choix dans une des branches de travail de l’établissement : agriculture, élève du bétail, cuisine, service de propreté.

    Cela peut se faire demain si l’on veut ; et l’on peut s’étonner qu’une pareille ferme-hôtel-jardin n’ait pas été déjà lancée par quelque hôtelier entreprenant.

    3.

    Les petites communes communistes.

    Causes de leurs insuccès.

    On nous fera, peut-être remarquer, que c’est ici, en introduisant le travail en commun, que les communistes ont généralement échoué. Et cependant l’objection ne pourrait être soutenue. Les causes des échecs ont toujours été ailleurs.

    D’abord, presque toutes les communes furent fondées à la suite d’un élan d’enthousiasme quasi-religieux. On demandait aux hommes d’être « des pionniers de l’humanité », de se soumettre à des règlements de morale minutieux, de se refaire entièrement par la vie communiste, de donner tout leur temps, pendant les heures de travail et en dehors de ces heures, à la commune : de vivre entièrement pour la commune. C’était insensé.

    C’était faire comme font les moines, et demander aux hommes – d’être ce qu’ils ne sont pas. Ce n’est que tout récemment que des communes furent fondées par des ouvriers anarchistes sans aucune prétention de ce genre, dans un but purement économique – celui de se soustraire à l’exploitation patronale.

    L’autre faute fut de modeler la commune sur la famille et de vouloir en faire « la grande famille ». Pour cela, on vivait sous un même toit, forcé toujours, à chaque instant, d’être en compagnie des mêmes « frères et sœurs ». Mais puisque deux frères, fils des mêmes parents, trouvent souvent difficile de vivre sous un même toit, et que la vie de famille ne réussit pas à tous, c’était une erreur fondamentale que d’imposer à tous « la grande famille », au lieu de chercher, au contraire, à garantir autant que possible la liberté et le chez soi de chacun.

    Une première condition de réussite pour une commune serait donc d’abandonner l’idée d’un phalanstère, et d’habiter des maisonnettes séparées, comme cela se fait en Angleterre.

    En outre, une petite commune ne saurait durer. Les « frères et sœurs », forcés au contact continuel, avec la pauvreté d’impressions qui les entoure, finissent par se détester. Mais, s’il suffit que deux personnes deviennent deux rivaux, ou simplement ne se supportent pas l’une l’autre, pour que leur brouille amène la dissolution d’une commune, il serait étrange que les petites communes puissent vivre longtemps, d’autant plus que les communes fondées jusqu’à ce jour s’isolaient du monde entier. Il faut se dire d’avance qu’une association étroite de dix, vingt, cent personnes ne pourra durer que trois ou quatre années. Si elle durait plus, ce serait même regrettable, puisque cela prouverait seulement, ou que tous se sont laissés subjuguer par un seul, ou que tous ont perdu leur individualité. Et puisqu’il est certain que dans trois, quatre ou cinq années, une partie des membres de la commune voudra se séparer, il faudrait au moins avoir une dizaine ou plus de communes fédérées, afin que ceux qui, pour une raison ou une autre, veulent quitter telle commune puissent entrer dans une autre commune, et que d’autres personnes, venant d’autres groupes, puissent les remplacer. Autrement la ruche communiste doit nécessairement périr, ou tomber (comme cela arrive presque toujours) aux mains d’un seul – généralement « le frère » plus malin que les autres.

    Enfin, toutes les communes fondées jusqu’à ce jour s’isolaient de la société. Mais la lutte, une vie de lutte, est, pour l’homme actif, un besoin bien plus pressant qu’une table bien servie. Ce besoin de voir le monde, de se lancer dans son courant, de lutter ses luttes, de souffrir ses souffrances, est d’autant plus pressant pour la jeune génération. C’est pourquoi les jeunes, dès qu’ils ont atteint dix-huit ou vingt ans, quittent nécessairement une commune qui ne fait pas partie de la société entière.

    Imaginez-vous, en effet, vous-mêmes, à l’âge de seize à vingt ans, enfermé dans une commune communiste quelque part au Texas, au Canada ou au Brésil. Les livres, les journaux, les gravures vous parlent des grandes et belles cités où la vie intense roule dans les rues, les salles de théâtre, les meetings comme un torrent impétueux. « Là, c’est la vie, » vous dites-vous : « ici, c’est la mort, pire que la mort, – l’engourdissement ! – La misère ? la faim ? Eh bien, je veux la misère, la faim, pourvu que ce soit la lutte, et non pas l’engourdissement moral et intellectuel, qui est pire que la mort ! » Et vous quittez la commune – et vous avez raison.

    On comprend donc, quelle faute commettaient les Icariens et autres communistes en allant fonder leurs communes dans les prairies de l’Amérique du Nord. Il valait mieux payer le loyer de la terre en Europe que de s’éloigner dans le désert, – à moins de rêver, comme le faisaient les communistes d’Anama, les shakers, les doukhobors, la fondation d’un nouvel empire religieux. Pour des réformateurs sociaux, il faut la lutte, la proximité des centres intellectuels, le contact continuel avec la société que l’on cherche à réformer – et l’inspiration de la science, de l’art, du progrès, qui ne s’obtient pas par les livres seuls.

    Inutile d’ajouter que le gouvernement de la commune fut toujours la pierre d’achoppement la plus sérieuse pour tous les communistes pratiques. Il faut lire, en effet, le Voyage en Icarie de Cabet pour comprendre, combien détestables, impossibles, étaient les communes fondées par les Icariens. C’était l’anéantissement complet de la personnalité humaine devant le grand-prêtre fondateur, que demandait Cabet. On comprend la haine que Proudhon voua à toute cette secte ! Elle la méritait.

    À côté de cela nous voyons que ceux des communistes qui n’ont eu que fort peu d’autorité dans leurs communes, ou n’en ont pas eu du tout (comme la « Jeune Icarie ») ont encore le mieux réussi. Cela se comprend. Les haines politiques sont toujours violentes. Nous pouvons vivre, dans une ville, à côté de nos adversaires politiques, si nous ne sommes pas forcés de les coudoyer à chaque instant. Mais comment vivre, si l’on est forcé, dans une petite commune, de se voir chaque jour, à chaque heure ? La lutte politique se transporte dans l’atelier, dans la chambre de travail, dans la chambre de repos, et la vie devient impossible.

    Par contre, il a été prouvé et archi-prouvé que le travail communiste, la production communiste, réussissent à merveille. Dans aucune entreprise commerciale, la plus-value donnée à la terre par le travail n’a été aussi grande qu’elle l’a été dans chacune des communes, fondées soit en Amérique soit en Europe.

    Nous avons déjà vu que dans de larges communautés, comme celle des 7000 Doukhobors au Canada, le succès économique fut complet et rapide. Mais le même succès économique s’est vu aussi dans une minuscule commune de sept ou huit ouvriers anarchistes près de Newcastle. Ils commencèrent aussi sans le sou, en louant une ferme de trois hectares (nous fîmes à Londres une souscription pour leur acheter une vache qui donnât du lait aux enfants de la petite colonie) ; néanmoins en trois ou quatre ans ils surent donner à leurs trois hectares une très forte plus-value, par la culture intensive combinée avec le jardinage et la culture sous verre. On venait de Newcastle admirer leurs remarquables succès. (Leurs magnifiques récoltes de tomates, obtenues sous verre, étaient achetées par la coopérative de Sunderland).

    Si cette petite commune dut se dissoudre au bout de trois ou quatre ans, c’est que tel est le sort inévitable de toute petite agglomération, maintenue par l’enthousiasme de quelques individus. Mais ce n’est pas la faillite économique qui les amena à se dissoudre. Ce furent des causes personnelles, – inévitables dans un milieu si petit, condamné à la co-habitation permanente.

    Et encore, si nous avions eu trois ou quatre communes anarchistes fédérées, le départ du fondateur n’aurait pas amené la disparition de la commune : il n’y aurait eu qu’un échange de personnel.

    Certainement il y a eu dans beaucoup de cas des fautes d’aménagement, comme il y en a aussi dans les entreprises capitalistes ; mais, puisqu’on sait que la proportion des faillites commerciales est d’environ quatre sur cinq, dans les premières cinq années après leur fondation, on doit reconnaître que rien de semblable à cette énorme proportion d’insuccès ne se rencontre dans les communes communistes. Aussi, quand la presse bourgeoise fait de l’esprit et parle d’offrir aux anarchistes une île pour y établir leur commune, – forts de l’expérience, nous sommes prêts à accepter cette proposition, à condition seulement que cette île soit, par exemple, l’Ile-de-France et que, évaluation faite du capital social, nous en recevions notre part. Seulement, comme nous savons qu’on ne nous donnera ni l’Ile-de-France, ni notre part du capital social pour faire une expérience honnête du communisme, nous travaillerons à ce que le peuple les prenne un jour en grand, par la révolution sociale. Paris, en 1871, et Barcelone, n’en furent pas si terriblement loin que ça – et les idées ont progressé depuis.

    Surtout le progrès est en ce que nous comprenons qu’une ville, seule, se mettant en commune, trouverait de la difficulté à vivre. L’essai devrait être commencé conséquemment sur un territoire – celui, par exemple, d’un des États de l’Ouest américain, Idaho, ou Ohio, nous disaient quelques socialistes des États-Unis, – et ils avaient parfaitement raison. C’est sur un territoire assez grand, comprenant ville est campagne – et non pas dans une ville ou un village seuls – qu’il faudra, en effet, se lancer un jour vers l’avenir communiste.

    Nous avons si souvent démontré que le communisme étatiste est impossible, qu’il serait inutile d’insister sur ce sujet. La preuve en est d’ailleurs dans ce fait que les étatistes eux-mêmes, les défenseurs de l’État socialiste, n’y croient plus eux-mêmes. Personne parmi eux ne pense plus au programme de Communisme jacobin, fait par Cabet dans son Voyage en Icarie. Le Manifeste communiste de Marx est déjà un anachronisme pour les marxistes mêmes. La plupart des socialistes-étatistes sont occupés aujourd’hui à conquérir une part du pouvoir dans l’État actuel – l’État bourgeois – et ne s’occupent même pas de préciser ce qu’ils comprennent par un État socialiste qui ne serait cependant pas l’État seul-capitaliste, et Tous salariés de l’État. Quand nous leur disons que c’est cela qu’ils veulent, ils se fâchent ; mais ils ne précisent pas quelle autre forme d’organisation ils entendent établir. Puisqu’ils ne croient pas à la possibilité d’une prochaine révolution sociale, leur but est tout bonnement de devenir partie du gouvernement dans l’État bourgeois actuel. Ils laissent à l’avenir de déterminer où l’on aboutira.

    Quant à ceux qui ont essayé de dessiner l’État socialiste futur, lorsqu’on leur reproche de vouloir tuer toute liberté par la concentration de la production entre les mains des fonctionnaires de l’État, ils répondent que tout ce qu’ils veulent, c’est des bureaux de statistique. Mais ce n’est qu’un jeu de mots. On sait d’ailleurs aujourd’hui que la seule statistique valable est celle qui est faite par l’individu lui-même, donnant son âge, son sexe, son occupation, sa position sociale, la liste de ce qu’il a vendu ou acheté, la liste de ses besoins.

    Les questions à poser à l’individu dans les enquêtes sérieuses de ces derniers temps furent généralement élaborées par des volontaires isolés, ou des sociétés savantes, et le rôle des bureaux de statistique se réduit aujourd’hui à distribuer les questionnaires, à classer les fiches et à les additionner au moyen des machines d’addition. Réduire ainsi l’État, le gouvernement, à ce rôle, et dire que par gouvernement on ne comprend que cela signifie (quand c’est dit sincèrement) faire tout bonnement une retraite honorable. En effet, il faut reconnaître que les jacobins d’il y a trente ans en ont immensément rabattu sur leur idéal de dictature et de centralisation socialiste. Personne n’oserait plus dire aujourd’hui que la consommation et la production des pommes de terre ou du riz doivent être réglées par le Parlement du Volksstaat (État populaire), comme on le disait dans des journaux socialistes allemands il y a trente ans.

    4.

    Le Communisme implique-t-il un amoindrissement de l’individu ?

    L’État communiste étant une utopie que ses propres partisans commencent à abandonner, il est inutile de s’y arrêter davantage : il est temps d’aller plus loin. Ce qui est bien plus important, en effet, à étudier, c’est la question de savoir si le communisme anarchiste ne doit pas amener, lui aussi, un amoindrissement de la liberté individuelle.

    Le fait est que dans toutes les discussions sur la liberté, nos idées se trouvent obscurcies par les survivances des siècles de servage et d’oppression religieuse que nous avons vécus.

    Les économistes ont représenté comme un état de liberté, le contrat forcé conclu par l’ouvrier sous la menace de la faim avec le patron. Les politiciens, d’autre part, ont décrit comme un état de liberté celui dans lequel se trouve aujourd’hui le citoyen devenu serf et contribuable de l’État. La fausseté de ces assertions est donc évidente.

    Comment peut-on décrire, en effet, comme un état de liberté celui du citoyen d’un État moderne, qui demain sera peut-être appelé à se porter en Afrique, pour fusiller à bout portant des Kabyles inoffensifs, dans le seul but d’ouvrir un champ nouveau de spéculations pour les banquiers et de pillage des terres Kabyles pour les aventuriers européens ? Comment se croire, en effet, libre, lorsque chacun de nous est forcé de donner certainement bien plus d’un mois de travail chaque année pour entretenir une nuée de gouvernants, dont le seul but est d’empêcher que les idées de progrès social se fassent jour, que les exploités arrivent à s’émanciper de leurs exploiteurs, que les masses, tenues dans l’ignorance par l’Église et par l’État, parviennent à apprendre quelque chose sur l’origine de leur servage ?

    Représenter cet asservissement comme la Liberté devient donc de plus en plus difficile. Cependant les moralistes les plus avancés, tels que Mill et ses nombreux élèves, en déterminant la liberté comme le droit de faire tout, sauf d’empiéter sur la liberté égale des autres, n’ont pas non plus donné une détermination correcte du mot liberté. Sans dire que le mot « droit » est un héritage très confus du passé, qui ne dit rien ou qui dit trop, – la détermination de Mill a permis à Spencer, à une quantité sans nombre d’écrivains, et même à quelques anarchistes individualistes, de reconstituer le tribunal et la punition légale, jusqu’à la peine de mort – c’est-à-dire forcément, en dernière analyse, l’État, dont ils avaient fait eux-mêmes une admirable critique.

    Voyons donc, qu’est-ce que la Liberté ?

    Laissons de côté les actes irréfléchis et prenant seulement les actes réfléchis (que la loi, les religions et les systèmes pénaux cherchent seuls à influencer), chaque acte de ce genre est précédé d’une certaine discussion dans le cerveau humain. – « Je vais sortir, me promener », pense tel homme… – « Mais non, j’ai donné rendez-vous à un ami », ou bien « j’ai promis de terminer tel travail ; » ou bien : « Ma femme et mes enfants seront tristes de rester seuls, » ou bien encore : « je perdrai ma place si je ne me rend pas à mon travail. »

    Cette dernière réflexion implique, comme on le voit, la crainte d’une punition, tandis que, dans les deux premiers, l’homme n’a affaire qu’avec soi-même, avec ses habitudes de loyauté, ses sympathies. Et là est toute la différence. Nous disons que l’homme qui est forcé de faire cette dernière réflexion : « Je renonce à tel plaisir en vue de tel punition » n’est pas un homme libre. Et nous affirmons que l’humanité peut et doit s’émanciper de la peur des punitions ; qu’elle peut constituer une société anarchiste, dans laquelle la peur d’une punition et même le déplaisir d’être blâmé disparaîtront. C’est vers cet idéal que nous marchons.

    Mais nous savons aussi que nous ne pouvons et ne devons pas nous émanciper de nos sympathies (la peine de causer une peine à ceux que nous aimons, ou que nous ne voulons pas chagriner ou même désappointer, ni surtout de nos habitudes de loyauté (tenir promesse). Sous ces deux rapports, l’homme n’est jamais libre, et l’individualisme « absolu » dont on nous a beaucoup parlé récemment, surtout depuis Nietzsche, est une absurdité, une impossibilité.

    Robinson dans son île n’était pas absolument libre, dans le sens attribué à ce mot dans les discussions. Déjà, lorsqu’il commença son bateau, et cultiva un jardin, ou qu’il se mit à faire ses provisions pour l’hiver, il fut pris, engrené par son travail. S’il se sentait paresseux et préférait rester couché dans sa caverne, il hésitait un moment, et finissait par se rendre au travail commencé. Mais dès qu’il eut pour compagnon un chien, dès qu’il eut deux ou trois chèvres, et surtout dès qu’il rencontra Vendredi, il eut déjà des obligations. Il dut songer à l’intérêt d’autrui, il ne fut plus cet individualiste parfait dont on aime à nous entretenir.

    Du jour que l’homme aime une femme, ou qu’il a des enfants, soit élevés par lui-même, soit confiés à d’autres (la société), du jour qu’il a seulement une bête domestique – voire même un potager qui demande à être arrosé à certaines heures, – il n’est plus le « je m’enfichiste », « l’égoïste », « l’individualiste » imaginaires que l’on nous donne quelquefois comme type de l’homme libre. Ni dans l’île de Robinson, ni encore moins dans la société, quelle qu’elle soit, ce type ne peut être le type dominant. Il peut se produire à l’état d’exception, il se produit en effet à l’état de révolté contre une société marâtre et hypocrite, comme la nôtre ; mais jamais il ne deviendra le type général, ni même un type désirable. L’homme prend et prendra en considération les intérêts des autres hommes, – toujours davantage, à mesure qu’il s’établira entre eux des rapports d’intérêt mutuel plus étroits, et que ces autres affirmeront plus nettement eux-mêmes leurs sentiments, leurs désirs, leurs droits à l’égalité, à la considération.

    Ainsi donc nous ne trouvons d’autre détermination pour la liberté que celle-ci : la possibilité d’agir, sans faire intervenir dans les décisions à prendre la crainte d’un châtiment sociétaire (contrainte de corps, menace de la faim, ou même le blâme, à moins qu’il ne vienne d’un ami).

    Comprenant la liberté de cette façon, – et nous doutons que l’on puisse trouver une détermination plus large et en même temps réelle de la liberté, – nous pouvons dire certainement que le communisme peut diminuer, tuer même toute liberté individuelle. On l’a bien prêché, en effet, sous prétexte de faire le bonheur de l’humanité, et dans mainte commune communiste on l’a essayé. Mais il peut aussi agrandir cette liberté jusqu’à ses dernières limites, – impossibles à atteindre par le travail individualiste, à moins d’avoir d’autres à exploiter et de considérer ces autres comme des êtres inférieurs.

    Tout dépendra des idées fondamentales avec lesquelles on voudra s’associer. Ce n’est pas la forme communiste de l’association qui détermine la servitude : ce sont les idées sur la liberté individuelle que l’on apporte dans l’association qui en déterminent le caractère plus ou moins libertaire.

    C’est vrai concernant n’importe quelle forme d’association. La cohabitation de deux individus dans un même logement peut amener l’asservissement de l’un à la volonté de l’autre, comme elle peut amener la liberté pour l’un et pour l’autre. De même dans la famille. De même si nous nous mettons à deux à remuer le sol d’un potager, ou à faire un journal. De même pour toute association, si petite ou si nombreuse qu’elle soit. De même pour toute institution sociale. Ainsi, au dixième, onzième et douzième siècle, nous voyons la commune d’égaux, d’hommes également libres, anxieuse de maintenir cette liberté et cette égalité – et quatre cents ans plus tard nous voyons cette même commune appelant la dictature d’un moine, d’un condottier, d’un roi. Les institutions communales restent ; mais l’idée du droit romain, de l’État, a pris le dessus, tandis que celle d’égalité, de liberté, d’arbitrage dans les disputes et de fédération à tous les degrés a disparu – et c’est la servitude, la décadence.

    Dans la société actuelle, où personne n’est admis à faire usage du champ, de l’usine, des instruments de travail, à moins de se reconnaître l’inférieur, le soumis d’un Monsieur quelconque, – la servitude, la soumission, l’absence de liberté, l’habitude du fouet sont imposés par la forme même de la société. Par contre, dans une société communiste qui reconnaît le droit de chacun, à titre égalitaire, à tous les instruments de travail et à tous les moyens d’existence que possède la société, il n’y a d’hommes à genoux devant les autres que ceux qui le sont par leur nature de serfs volontaires. Chacun étant l’égal de chacun en ce qui concerne le droit au bien-être, il n’a qu’à ne pas plier le genou devant la volonté et l’arrogance d’autrui, et maintenir l’égalité dans toutes les relations personnelles avec ses co-sociétaires.

    En effet, plus on méditera sur ce sujet, mieux on verra que de toutes les institutions, de toutes les formes de groupement social qui furent essayées jusqu’à ce jour, c’est encore le communisme qui garantit le plus de liberté à l’individu – pourvu que l’idée mère de la commune soit la Liberté égalitaire, l’absence d’Autorité, l’Anarchie.

    Le communisme, institution économique, est capable de revêtir toutes les formes, soit de liberté, soit d’oppression. Il peut produire un couvent, dans lequel tous obéiront implicitement à leur supérieur ; et il peut être une association tout-à-fait libre, laissant à l’individu toute sa liberté – une association qui ne dure qu’autant que les associés veulent rester ensemble, n’imposant rien à personne ; jalouse au contraire d’intervenir pour défendre la liberté de l’individu, l’agrandir, l’étendre dans toutes les directions. Il peut être autoritaire (auquel cas la commune périt bientôt), et il peut être anarchiste.

    L’État, au contraire, ne peut pas revêtir telle ou telle forme à volonté. Ceux qui pensent pouvoir le faire donnent au mot « État » un sens arbitraire, contraire à l’origine, à l’histoire séculaire de l’institution. L’État est le type parfait de l’institution hiérarchique, élaborée par des siècles pour soumettre tous les individus et tous leurs groupements possibles à la volonté centrale.

    L’État est forcément hiérarchique, autoritaire – ou bien il cesse d’être État [Note : Louis Blanc ayant opposé à l’ÉTAT MAITRE l’ÉTAT SERVITEUR, Proudhon lui répondit par ces lignes, que l’on dirait écrites d’hier : – « L’État, dit Louis Blanc, a été jusqu’ici le maître et le tyran des citoyens ; désormais il doit être leur serviteur. Le rapport est changé : là est toute la révolution. – Comme si, à toutes les époques les apologistes de la monarchie n’avaient pas prétendu, eux aussi, que la royauté était la servante du peuple, que les rois étaient faits pour les peuples, non les peuples pour les rois, et autres paraboles dont les peuples ont fait justice. On sait aujourd’hui ce que vaut cette servitude de l’État, cette dévotion du gouvernement à la liberté. Bonaparte ne se disait-il pas le serviteur de la Révolution ? Quels services il lui a rendus !… Ainsi, l’État serviteur voilà la réponse de Louis Blanc à ma première interpellation. Quant à la question de savoir comment l’État peut devenir réellement et effectivement serviteur ; comment, étant serviteur, il peut encore être État, Louis Blanc ne s’en explique pas : il garde un silence prudent. » (Mélanges : Articles de journaux, 3e volume, p. 43. Voir aussi plus loin p. 53, le passage où il démontre que « ce que l’on nomme en politique Autorité est l’analogue et l’équivalent de ce qu’on appelle, en économie politique, Propriété : c’est que ces deux idées sont adéquates l’une à l’autre et identiques ; qu’attaquer l’une, c’est attaquer l’autre ; celle-ci est inintelligible sans celle-là ; que si vous éliminez la première, il faut encore éliminer la seconde, et vice versa)].

    Il y a aussi un autre point de la plus haute importance, qui se recommande surtout à l’attention de tout esprit libertaire. On finit par s’apercevoir aujourd’hui que sans communisme l’homme ne pourra jamais arriver à atteindre ce complet développement de l’individualité qui est, peut-être, le plus puissant désir de chaque être pensant. Il est fort probable que ce point essentiel eût été reconnu depuis longtemps, si on n’avait pas toujours confondu l’individuation, – c’est-à-dire, le développement complet de l’individualité, – avec l’individualisme. Or, l’individualisme – il est bien temps de le comprendre – n’est autre chose que le Chacun pour soi, et Dieu pour tous du bourgeois, qui crut y trouver le moyen de s’affranchir de la société, en imposant aux travailleurs le servage économique sous la protection de l’État, mais qui s’aperçoit maintenant que lui-même est aussi devenu un serf de l’État.

    Le communisme garantit, mieux que toute autre forme de groupement, la liberté économique, puisque, mieux que toute autre forme de production, il peut garantir à tous le bien-être et même le luxe, en ne demandant à l’homme que quelques heures de travail par jour, au lieu de toute sa journée. Or, donner le loisir pour dix ou onze heures, sur les seize que nous vivons chaque jour de la vie consciente (huit pour le sommeil), c’est déjà élargir la liberté de l’individu à un point qui est l’idéal de l’humanité depuis des milliers d’années. Autrefois, cela ne se pouvait pas, et, par conséquent, toute aspiration vers le luxe, la richesse, le progrès devait être exclu d’une société communiste. Mais aujourd’hui, avec les moyens de production modernes à la machine, cela peut se faire. Dans une société communiste, l’homme pourrait disposer de dix heures au moins, de loisir. Et c’est déjà affranchir l’homme de la plus lourde des servitudes qui pèse sur lui. C’est un agrandissement de la liberté.

    Reconnaître tous égaux et renoncer au gouvernement de l’homme par l’homme, c’est encore élargir la liberté de l’individu à un point qu’aucune autre forme de groupement n’a jamais admis, même dans ses rêves. Elle ne devient possible que lorsque le premier pas a été fait : lorsque l’homme a son existence garantie et qu’il n’est pas forcé de vendre sa force et son intelligence à celui qui veut bien lui faire l’aumône de l’exploiter.

    Enfin, reconnaître que la base de tout progrès est la variété des occupations et s’organiser de façon que l’homme soit non seulement tout-à-fait libre à ses heures de loisirs, mais qu’il puisse aussi varier son travail, et que dès son enfance l’éducation le prépare à cette variété, – et c’est facile à obtenir sous un régime communiste – c’est encore affranchir l’individu ; c’est ouvrir devant lui les portes larges pour son développement complet dans toutes les directions [Note : Voyez là-dessus Champs, usines et ateliers, Paris, 1910].

    Pour le reste, tout dépend des idées avec lesquelles la commune sera fondée. Nous connaissons une commune religieuse, dans laquelle l’homme, s’il se sentait malheureux et s’il trahissait sa tristesse sur son visage, se voyait accosté par un « frère » qui lui disait : « Tu es triste ? Aie l’air gai tout de même, autrement tu attristes les frères et les sœurs. » Et nous connaissons une commune de sept personnes dont l’un des membres demandait la nomination de quatre comités : de jardinage, de subsistances, de ménage et d’exportation, avec droits absolus pour le président de chaque comité.

    Il y a certainement eu des communes fondées, ou envahies après leur fondation, par des « criminels de l’autorité » (type spécial, recommandé à l’attention des élèves de M. Lombroso), et nombre de communes furent fondées par des maniaques de l’absorption de l’individu par la société. Mais ce n’est pas l’institution communiste qui les a produits : c’est le christianisme (éminemment autoritaire dans son essence) et le droit romain, l’État. C’est l’éducation étatiste de ces hommes, habitués à penser que sans licteurs et sans juges il n’y a point de société possible ; et cette idée reste une menace permanente à toute liberté. Quant à l’idée mère du communisme, qui est de consommer et de produire sans compter la part exacte de chacun, elle représente, au contraire, une idée de liberté, d’affranchissement.

    Nous pouvons ainsi poser les conclusions suivantes.

    Jusqu’à présent les tentatives communistes ont échoué parce que :

    Elles se basaient sur un élan d’ordre religieux, au lieu de voir dans la commune simplement un mode de consommation et de production économiques ;

    Elles s’isolaient de la société ;

    Elles étaient imbues d’un esprit autoritaire ;

    Elles étaient isolées, au lieu de se fédérer ;

    Elles demandaient aux fondateurs une quantité de travail qui ne leur laissait pas de loisir ;

    Elles étaient calquées sur la famille patriarcale, autoritaire, au lieu de se proposer, au contraire, pour but l’affranchissement aussi complet que possible de l’individu.

    Institution éminemment économique, le communisme ne préjuge en rien la part de liberté qui y sera garantie à l’individu, à l’initiateur, au révolté contre les coutumes qui tendraient à se cristalliser. La Commune peut être autoritaire, ce qui amène forcément sa mort, et elle peut être libertaire, ce qui amena au douzième siècle, même avec le communisme partiel des jeunes cités d’alors, la création d’une nouvelle civilisation pleine de vigueur, un renouveau de l’Europe.

    Mais la seule forme de communisme qui pourra durer est celle où, vu le contact déjà serré entre citoyens, tout sera fait pour étendre la liberté de l’individu dans toutes les autres directions.

    Dans ces conditions, sous l’influence de cette idée, la liberté de l’individu, augmentée par tout le loisir acquis, ne serait pas plus diminuée qu’elle ne l’est aujourd’hui par le gaz communal, la nourriture envoyée à domicile par les grands magasins, les hôtels modernes, ou bien le fait qu’aux heures de travail nous nous touchons les coudes avec des milliers de travailleurs.

    Avec l’Anarchie comme but et comme moyen, le communisme devient possible. Sans cela, il serait forcément la servitude et, partant, il ne pourrait durer.

    III – L’État. Son rôle historique.

    1.

    En prenant pour sujet de cette étude l’État et son rôle historique, je crois répondre à un besoin qui se fait vivement sentir en ce moment : celui d’approfondir l’idée même de l’État, d’étudier son essence, son rôle dans le passé et la part qu’il peut être appelé à jouer dans l’avenir.

    C’est surtout sur la question de l’État que se trouvent divisés les socialistes. Dans l’ensemble des fractions qui existent parmi nous et qui répondent aux différents tempéraments, aux différentes manières de penser, et surtout au degré de confiance dans la prochaine révolution, deux grands courants se dessinent.

    Il y a ceux, d’une part, qui espèrent accomplir la révolution sociale dans l’État : maintenir la plupart de ses attributions, les étendre même, les utiliser pour la révolution. Et il y a ceux qui, comme nous, voient dans l’État, non seulement sous sa forme actuelle, mais dans son essence même et sous toutes les formes qu’il pourrait revêtir, un obstacle à la révolution sociale : l’empêchement par excellence à l’éclosion d’une société basée sur l’égalité et la liberté, la forme historique élaborée pour prévenir cette éclosion. Ceux-ci travaillent à abolir l’État, non à le réformer.

    La division, on le voit, est profonde. Elle correspond à deux courants divergents, qui se rencontrent dans toute la philosophie, la littérature et l’action de notre époque. Et si les notions courantes sur l’État restent aussi obscures qu’elles le sont aujourd’hui, ce sera, à n’en pas douter, sur cette question que s’engageront les luttes les plus obstinées, lorsque – bientôt, espérons-le – les idées communistes chercheront leur réalisation pratique dans la vie des sociétés.

    Il importe donc, après avoir fait si souvent la critique de l’État actuel, de rechercher le pourquoi de son apparition, d’approfondir la part qu’il a jouée dans le passé, de le comparer aux institutions auxquelles il s’est substitué.

    Entendons-nous d’abord sur ce que nous voulons comprendre sous le nom d’État.

    Il y a, on le sait, l’école allemande qui se plaît à confondre l’État avec la Société. Cette confusion se rencontre chez les meilleurs penseurs allemands et beaucoup de français, qui ne peuvent concevoir la société sans la concentration étatiste : et c’est pourquoi on reproche habituellement aux anarchistes de vouloir « détruire la société », de prêcher le retour à « la guerre perpétuelle de chacun contre tous ».

    Cependant, raisonner ainsi, c’est entièrement ignorer les progrès accomplis dans le domaine de l’histoire durant cette dernière trentaine d’années ; c’est ignorer que l’homme a vécu en sociétés pendant des milliers d’années, avant d’avoir connu l’État ; c’est oublier que pour les nations européennes, l’État est d’origine récente – qu’il date à peine du XVIè siècle ; c’est méconnaître enfin que les périodes les plus glorieuses de l’humanité furent celles où les libertés et la vie locale n’étaient pas encore détruites par l’État, et où les masses d’hommes vivaient en communes et en fédérations libres.

    L’État n’est qu’une des formes revêtues par la Société dans le cours de l’histoire. Comment donc confondre le permanent et l’accidentel ?

    D’autre part, on a aussi confondu l’État avec le Gouvernement. Puisqu’il ne peut y avoir d’État sans gouvernement, on a dit quelquefois que c’est l’absence de gouvernement, et non l’abolition de l’État, qu’il faut viser.

    Il me semble, cependant, que dans l’État et le gouvernement, nous avons deux notions d’ordre différent. L’idée d’État implique bien autre chose que l’idée de gouvernement. Elle comprend non seulement l’existence d’un pouvoir placé au-dessus de la société, mais aussi une concentration territoriale et une concentration de beaucoup de fonctions de la vie des sociétés entre les mains de quelques-uns. Elle implique certains nouveaux rapports entre les membres de la société, qui n’existaient pas avant la formation de l’État. Tout un mécanisme de législation et de police est élaboré pour soumettre certaines classes à la domination d’autres classes.

    Cette distinction, qui échappe, peut-être, à première vue, apparaît surtout quand on étudie les origines de l’État.

    Pour bien comprendre l’État, il n’y a, d’ailleurs, qu’un moyen : c’est de l’étudier dans son développement historique, et c’est ce que nous allons essayer de faire.

    L’empire romain fut un État dans le vrai sens du mot. Jusqu’à nos jours, il en reste encore l’idéal du légiste.

    Ses organes couvraient d’un réseau serré tout un vaste domaine. Tout affluait vers Rome : la vie économique, la vie militaire, les rapports judiciaires, les richesses, l’éducation, voire même la religion. De Rome venaient les lois, les magistrats, les légions pour défendre le territoire, les préfets, les dieux. Toute la vie de l’empire remontait au Sénat – plus tard au César, l’omnipotent, l’omniscient, le dieu de l’empire. Chaque province, chaque district avait son Capitole en miniature, sa petite portion du souverain romain, pour diriger toute sa vie. Une seule loi, la loi imposée par Rome, régnait dans l’empire ; et cet empire ne représentait pas une confédération de concitoyens : il n’était qu’un troupeau de sujets.

    Jusqu’à présent encore, le légiste et l’autoritaire admirent l’unité de cet empire, l’esprit unitaire de ses lois, la beauté – disent-ils, – l’harmonie de cette organisation.

    Mais la décomposition intérieure, secondée par l’invasion des barbares, la mort de la vie locale, désormais incapable de résister aux attaques du dehors et à la gangrène qui se répandait du centre, la domination des riches qui s’étaient approprié les terres, et la misère des cultivateurs du sol, – ces causes mirent l’empire en pièces, et sur ses débris se développa une nouvelle civilisation, qui est aujourd’hui la nôtre.

    Et si, laissant de côté les civilisations antiques, nous étudions les origines et les développements de cette jeune civilisation barbare, jusqu’aux périodes où elle donna naissance, à son tour, à nos États modernes, nous pourrons saisir l’essence de l’État. Nous la saisirons mieux que nous ne l’aurions pu faire, si nous nous étions lancé dans l’étude de l’empire romain, ou de celui d’Alexandre de Macédoine, ou bien encore des monarchies despotiques de l’Orient.

    En prenant ces puissants démolisseurs barbares de l’empire romain pour point de départ, nous pourrons retracer l’évolution de toute notre civilisation, depuis ses origines jusqu’à la phase État.

    2.

    La plupart des philosophes du dix-huitième siècle s’étaient fait une idée très élémentaire sur l’origine des sociétés.

    Au début, disaient-ils, les hommes vivaient en petites familles isolées, et la guerre perpétuelle entre ces familles représentait l’état normal. Mais, un beau jour, s’apercevant enfin des inconvénients de leurs luttes sans fin, les hommes se décidèrent à se mettre en société. Un contrat social fut conclu entre les familles éparses, qui se soumirent de bon gré à une autorité, laquelle, – ai-je besoin de vous le dire ? – devint le point de départ et l’initiateur de tout progrès. Faut-il ajouter, puisqu’on nous l’a déjà dit à l’école, que nos gouvernements actuels se sont jusqu’à présent maintenus dans ce beau rôle de sel de la terre, de pacificateurs et de civilisateurs de l’espèce humaine ?

    Conçue à une époque où l’on ne savait pas grand’chose sur les origines de l’homme, cette idée domina le siècle passé ; et il faut dire qu’entre les mains des encyclopédistes et de Rousseau, l’idée de « contrat social » devint une arme pour combattre la royauté de droit divin. Cependant, malgré les services qu’elle a pu rendre dans le passé, cette théorie doit être reconnue fausse.

    Le fait est que tous les animaux, sauf quelques carnassiers et oiseaux rapaces, et sauf quelques espèces qui sont en train de disparaître, vivent en sociétés. Dans la lutte pour la vie, ce sont les espèces sociables qui l’emportent sur celles qui ne le sont pas. Dans chaque classe d’animaux, elles occupent le haut de l’échelle, et il ne peut y avoir le moindre doute que les premiers êtres d’aspect humain vivaient déjà en sociétés.

    L’homme n’a pas créé la société : la société est antérieure à l’homme.

    Aujourd’hui, on sait aussi – l’anthropologie l’a parfaitement démontré – que le point de départ de l’humanité ne fut pas la famille, mais bien le clan, la tribu. La famille paternelle, telle que nous la connaissons, ou telle qu’elle est dépeinte dans les traditions hébraïques, ne fit son apparition que bien plus tard. Des dizaines de milliers d’années furent vécues par l’homme dans la phase tribu ou clan, et durant cette première phase – nommons-la tribu primitive ou sauvage, si vous voulez – l’homme développa déjà toute une série d’institutions, d’usages et de coutumes, de beaucoup antérieurs aux institutions de la famille paternelle.

    Dans ces tribus, la famille séparée n’existait pas plus qu’elle n’existe chez tant d’autres mammifères sociables. La division au sein de la tribu se faisait plutôt par générations ; et dès une époque très reculée, qui se perd au crépuscule du genre humain, des limitations s’étaient établies pour empêcher les rapports de mariage entre les diverses générations, alors qu’ils étaient permis dans la même génération. On découvre encore les traces de cette période chez certaines tribus contemporaines, et on les retrouve dans le langage, les coutumes, les superstitions des peuples bien plus avancés en civilisation.

    Toute la tribu faisait la chasse ou la cueillette en commun, et, leur faim assouvie, ils s’adonnaient avec passion à leurs danses dramatisées. Jusqu’à présent encore on trouve des tribus, très rapprochées de cette phase primitive, refoulées sur les pourtours des grands continents, ou vers les régions alpestres, les moins accessibles de notre globe.

    L’accumulation de la propriété privée ne pouvait s’y produire, puisque toute chose qui avait appartenu en particulier à un membre de la tribu était détruite ou brûlée là où l’on ensevelissait son cadavre. Cela se fait encore, même en Angleterre, par les Tsiganes, et les rites funéraires des « civilisés » en portent encore l’empreinte : les Chinois brûlent des modèles en papier de ce que possédait le mort, et nous promenons jusqu’au tombeau le cheval du chef militaire, son épée et ses décorations. Le sens de l’institution est perdu : mais la forme a survécu.

    Loin de professer le mépris de la vie humaine, ces primitifs avaient horreur du meurtre et du sang. Verser le sang était considéré comme chose si grave, que chaque goutte de sang répandu – non seulement le sang de l’homme, mais aussi celui de certains animaux – demandait que l’agresseur perdît de son sang en quantité égale.

    Aussi un meurtre au sein de la tribu est chose absolument inconnue ; par exemple, chez les Inoïts ou Esquimaux – ces survivants de l’âge de la pierre qui habitent les régions arctiques, – chez les Aléoutes, etc., on sait positivement qu’il n’y a jamais eu un seul meurtre dans la tribu, pendant cinquante, soixante années, ou plus.

    Mais, lorsque des tribus d’origine, de couleur et de langage différents se rencontraient dans leurs migrations, c’était très souvent la guerre. Il est vrai que, dès alors, les hommes cherchaient à adoucir ces rencontres. La tradition, ainsi que l’ont si bien démontré Maine, Post, E. Nys, élaborait déjà les germes de ce qui plus tard devint le droit international. Il ne fallait pas, par exemple, assaillir un village sans en prévenir les habitants. Jamais on n’aurait osé tuer sur le sentier suivi par les femmes pour aller à la fontaine. Et, pour conclure la paix, il fallait souvent payer la balance des hommes tués des deux côtés.

    Cependant, toutes ces précautions et bien d’autres étaient insuffisantes : la solidarité ne se répandait pas au delà du clan ou de la tribu ; il surgissait des querelles, et ces querelles arrivaient jusqu’à des blessures et jusqu’au meurtre, entre gens de divers clans et tribus.

    Dès lors, une loi générale commença à se développer entre les clans et les tribus. – « Les vôtres ont blessé ou tué un des nôtres ; donc, nous avons le droit de tuer un d’entre vous, ou de porter une blessure absolument égale à un des vôtres, » – n’importe lequel, puisque c’est toujours la tribu qui est responsable pour chaque acte des siens. Les versets si connus de la Bible : « Sang pour sang, œil pour œil, dent pour dent, blessure pour blessure, mort pour mort » – mais pas plus ! ainsi que l’a si bien remarqué Kœnigswarter – tirent de là leur origine. C’était leur conception de la justice… et nous n’avons pas trop à nous enorgueillir, puisque le principe de « vie pour vie » qui prévaut dans nos codes n’en est qu’une des nombreuses survivances.

    Toute une série d’institutions, on le voit, et bien d’autres que je passe sous silence, tout un code de morale tribale fut déjà élaboré pendant cette phase primitive. Et, pour maintenir ce noyau de coutumes sociables en vigueur, l’usage, la coutume, la tradition suffisaient. Point d’autorité pour l’imposer.

    Les primitifs avaient, sans doute, des meneurs temporaires. Le sorcier, le faiseur de pluie – le savant de l’époque – cherchait à profiter de ce qu’il connaissait ou croyait connaître de la nature, pour dominer ses semblables. De même, celui qui savait mieux retenir dans la mémoire les proverbes et les chants, dans lesquels s’incorporait la tradition, gagnait de l’ascendant. Il récitait lors des fêtes populaires ces proverbes et ces chants, dans lesquels se transmettaient les décisions prises un jour par l’assemblée du peuple dans telle et telle contestation. Dans mainte peuplade cela se fait encore. Et, dès cette époque, ces « instruits » cherchaient à assurer leur domination en ne transmettant leurs connaissances qu’à des élus, des initiés. Toutes les religions, et même tous les arts et métiers, ont commencé par des « mystères » ; et les recherches modernes nous montrent quel rôle important les sociétés secrètes des initiés jouent dans les clans des primitifs pour y maintenir certains usages traditionnels. Là, sont déjà les germes de l’autorité.

    Il va de soit que le brave, l’audacieux, et surtout le prudent, devenaient aussi des meneurs temporaires dans les conflits avec d’autres tribus, ou pendant les migrations. Mais l’alliance entre le porteur de la « loi » (celui qui savait de mémoire la tradition et les décisions anciennes), le chef militaire et le sorcier n’existait pas ; il ne peut pas plus y avoir question d’État dans ces tribus, qu’il n’en est question dans une société d’abeilles ou de fourmis, ou chez les Patagoniens et les Esquimaux, nos contemporains.

    Cette phase dura cependant des milliers et des milliers d’années, et les barbares qui envahissaient l’empire romain l’avaient aussi traversée. Il en sortaient à peine.

    Aux premiers siècles de notre ère, d’immenses migrations se produisirent parmi les tribus et les confédérations de tribus qui habitaient l’Asie centrale et boréale. Des flots de peuplades, poussées par des peuples plus ou moins civilisés, descendus des hauts plateaux de l’Asie – chassés probablement par la dessiccation rapide de ces plateaux [Note : Les raisons qui m’amènent à cette hypothèse sont développées dans une étude, Dessication of Eur-Asia, faite pour le Research Department de la Société géographique de Londres, et publiée dans le Geographical Journal de la Société, juin 1904.] – vinrent inonder l’Europe, se poussant les unes les autres et se mélangeant les uns aux autres dans leur épanchement vers l’occident.

    Durant ces migrations, où tant de tribus d’origine diverse furent mélangées, la tribu primitive qui existait encore chez la plupart des habitants sauvages de l’Europe devait nécessairement se désagréger. La tribu était basée sur la communauté d’origine, sur le culte des ancêtres communs ; mais quelle communauté d’origine pouvaient invoquer ces agglomérations qui sortaient du tohu-bohu des migrations, des poussées, des guerres entre tribus, pendant lesquelles çà et là on voyait déjà surgir la famille paternelle – le noyau issu de l’accaparement par quelques-uns des femmes conquises ou enlevées chez d’autres tribus voisines ?

    Les liens anciens étaient brisés, et sous peine de débandade (qui eut lieu, en effet, pour mainte tribu, disparue désormais pour l’histoire), de nouveaux liens devaient surgir. Et ils surgirent. Ils furent trouvés dans la possession communale de la terre, – du territoire, sur lequel telle agglomération avait fini par s’arrêter [Note : Le lecteur intéressé à ce sujet, ainsi qu’aux phases communales et des cités libres, trouvera de plus amples renseignements et les indications nécessaires sur la littérature du sujet dans mon ouvrage, L’Entr’aide, Paris (Hachette) 1900].

    La possession commune d’un certain territoire – de tel vallon, de telles collines – devint la base d’une nouvelle entente. Les dieux-ancêtres avaient perdu toute signification ; alors les dieux locaux, de tel vallon, de telle rivière, de telle forêt, vinrent donner la consécration religieuse aux nouvelles agglomérations, en se substituant aux dieux de la tribu primitive. Plus tard, le christianisme, toujours prêt à s’accommoder aux survivances païennes, en fit des saints locaux.

    Désormais, la commune de village, composée en partie ou entièrement de familles séparées, – tous unis cependant, par la possession en commun de la terre, – devint, pour des siècles à venir, le trait d’union nécessaire.

    Sur d’immenses territoires de l’Europe orientale, en Asie, en Afrique, elle existe encore. Les barbares qui détruisirent l’empire romain – Scandinaves, Germains, Slaves, etc., – vivaient sous cette espèce d’organisation. Et, en étudiant les codes barbares de cette époque, ainsi que les confédérations des communes de village qui existent aujourd’hui chez les Kabyles, les Mongols, les Hindous, les Africains, etc., il a été possible de reconstituer dans son entier cette forme de société, qui représente le point de départ de notre civilisation actuelle.

    Jetons donc un coup d’œil sur cette institution.

    3.

    La commune de village se composait, comme elle se compose encore, de familles séparées. Mais les familles d’un même village possédaient la terre en commun. Elles la considéraient comme leur patrimoine commun et se la répartissaient selon la grandeur des familles – leurs besoins et leurs forces. Des centaines de millions d’hommes vivent encore sous ce régime dans l’Europe orientale, aux Indes, à Java, etc. C’est le même régime que les paysans russes ont établi, de nos jours, librement en Sibérie, lorsque l’État leur eut laissé la latitude d’occuper l’immense territoire sibérien comme ils l’entendaient.

    Aujourd’hui, la culture de la terre dans une communauté villageoise se fait par chaque ménage séparément. Toute la terre arable étant partagée entre les ménages (et repartagées quand il le faut), chacun cultive son champ, comme il peut. Mais au début, la culture se faisait aussi en commun, et cette coutume se maintient encore dans beaucoup d’endroits – du moins, pour une partie des terres. Quant au déboisement, à l’éclaircissement des forêts, la construction des ponts, l’élévation des fortins et des tourelles, qui servaient de refuge en cas d’invasion – tout cela se faisait en commun, comme le font encore des centaines de millions de paysans, – là où la commune de village a résisté aux envahissements de l’État. Mais « la consommation », pour me servir d’une expression moderne, avait déjà lieu par familles, dont chacune avait son bétail, son potager et ses provisions. Les moyens de thésauriser et de transmettre les biens accumulés par héritage s’étaient déjà introduits.

    Dans toutes ses affaires, la commune de village était souveraine. La coutume locale faisait loi, et l’assemblée plénière de tous les chefs de famille, hommes et femmes, était le juge, le seul juge, en matière civile et criminelle. Quand un des habitants, portant plainte contre un autre, avait planté son couteau en terre à l’endroit où la commune se réunissait d’ordinaire, la commune devait « trouver la sentence » selon la coutume locale, après que le fait d’une offense serait établi par les jurés des deux parties en litige.

    L’espace me manquerait si je voulais dire tout ce que cette phase offre d’intéressant. Aussi dois-je renvoyer le lecteur à L’Entr’aide. Il me suffira de remarquer ici que toutes les institutions dont les États s’emparèrent plus tard au bénéfice des minorités, toutes les notions de droit que nous trouvons dans nos codes (mutilées à l’avantage des minorités), et toutes les formes de procédure judiciaire, en tant qu’elles offrent des garanties pour l’individu, eurent leurs origines dans la commune de village. Ainsi, quand nous croyons avoir fait un grand progrès en introduisant, par exemple, le jury, nous n’avons fait que revenir à l’institution des ci-nommés « barbares », après l’avoir modifiée à l’avantage des classes dominantes. Le droit romain ne fit que se superposer au droit coutumier.

    Le sentiment d’unité nationale se développait en même temps par de grandes fédérations libres des communes de village.

    Basée sur la possession, et très souvent sur la culture du sol en commun ; souveraine comme juge et législateur du droit coutumier, la commune de village répondait à la plupart des besoins de l’être social.

    Mais pas à tous ses besoins : il y en avait d’autres encore à satisfaire. Or, l’esprit de l’époque n’était pas d’en appeler à un gouvernement, dès qu’un nouveau besoin se faisait sentir. Il était, au contraire, de prendre soi-même l’initiative pour s’unir, se liguer, se fédérer ; de créer une entente, grande ou petite, nombreuse ou restreinte, qui répondît au nouveau besoin. Et la société d’alors se trouvait littéralement couverte, comme d’un réseau, de fraternités jurées, de guildes pour l’appui mutuel, de «con-jurations», dans le village et en dehors du village, dans la fédération.

    Nous pouvons observer cette phase et cet esprit à l’œuvre, aujourd’hui même, chez mainte fédération barbare, restée en dehors des États modernes qui sont calqués sur le type romain ou plutôt byzantin.

    Ainsi, pour prendre un exemple parmi tant d’autres, les Kabyles ont maintenu leur commune de village, avec les attributions que je viens de mentionner : la terre en commun, le tribunal communal, etc. Mais l’homme sent le besoin d’action, ailleurs que dans les limites étroites de son hameau. Les uns courent de par le monde, cherchant aventures en qualité de marchands. D’autres s’adonnent à un métier – un « art » – quelconque. Et ces marchands, ces artisans, s’unissent en « fraternités », alors même qu’ils appartiennent à des villages, à des tribus ou à des confédérations différentes. Il faut l’union pour se secourir mutuellement dans les voyages lointains, il la faut pour se transmettre mutuellement les mystères du métier, – et ils s’unissent. Il jurent la fraternité, et la pratiquent d’une façon qui frappe l’Européen : la fraternité réelle, et non pas en paroles seulement.

    Et puis, malheur peut arriver à chacun. Qui sait si demain, peut-être, dans une bagarre, tel homme, généralement doux et tranquille, ne sortira pas des limites établies de bienséance et de sociabilité ? Qui sait s’il ne portera pas coups et blessures ? Il faudra alors payer la compensation, très lourde, à l’injurié ou au blessé ; il faudra se défendre devant l’assemblée du village et rétablir les faits, sur la foi de six, dix ou douze « conjurés ». Raison de plus d’entrer dans une fraternité.

    L’homme sent, en outre, le besoin de politiquer, d’intriguer peut-être, de propager telle opinion morale ou telle coutume. Il y a, enfin, la paix extérieure à sauvegarder ; des alliances avec d’autres tribus à conclure ; des fédérations à constituer au loin ; des notions de droit intertribal à propager. Eh bien, pour satisfaire à tous ces besoins d’ordre émotionnel ou intellectuel, les Kabyles, les Mongols, les Malais ne s’adressent pas à un gouvernement : ils n’en ont pas. Hommes de droit coutumier et d’initiative individuelle, ils n’ont pas été pervertis par la corruption d’un gouvernement et d’une Église à tout faire. Ils s’unissent directement. Ils constituent des fraternités jurées, des sociétés politiques et religieuses, des unions de métiers – des guildes, comme on disait au moyen âge, des çofs, comme disent aujourd’hui les Kabyles. Et ces çofs franchissent les enceintes des hameaux ; ils rayonnent au loin dans le désert et dans les cités étrangères ; et la fraternité se pratique dans ces unions. Refuser d’aider un membre de son çof, même au risque d’y perdre tout son avoir et sa vie, – c’est faire acte de trahison envers la « fraternité » ; c’est être traité comme l’assassin du « frère ».

    Ce que nous trouvons aujourd’hui chez les Kabyles, les Mongols, les Malais, etc., faisait l’essence même de la vie des barbares en Europe, du Vè au XIIè, et même jusqu’au XVè siècle. Sous les noms de guildes, d’amitiés, de fraternités, d’universitas, etc., les unions pullulent : pour la défense mutuelle, pour venger les offenses faites à quelque membre de l’union et y répondre solidairement, pour substituer à la vengeance de « l’œil pour œil » la compensation, suivie de l’acceptation de l’agresseur dans la fraternité ; pour la pratique des métiers, pour secours en cas de maladie, pour la défense du territoire ; pour empêcher les empiétements de l’autorité naissante ; pour le commerce, pour la pratique du « bon voisinage » ; pour la propagande, pour tout, en un mot, ce que l’Européen, éduqué par la Rome des Césars et des papes, demande aujourd’hui à l’État. Il est même fort douteux qu’il y ait eu à cette époque un seul homme, libre ou serf – sauf ceux qui étaient mis hors la loi par leurs fraternités mêmes – qui n’ait pas appartenu à une fraternité ou une guilde quelconque, en plus de sa commune.

    Les sagas scandinaves en chantent les exploits ; le dévouement des frères jurés fait le thème des plus belles poésies. Naturellement, l’Église et les rois naissants, représentants du droit byzantin (ou romain) qui reparaît, lancent contre ces fraternités leurs anathèmes et leurs ordonnances ; mais heureusement celles-ci restent encore lettre morte.

    L’histoire entière de l’époque perd sa signification ; elle devient absolument incompréhensible, si l’on ne tient compte de ces fraternités, de ces unions de frères et de sœurs, qui naissent partout pour répondre aux besoins multiples de la vie économique et passionnelle de l’homme.

    Pour bien comprendre l’immense progrès accompli sous cette double institution des communes de village et des fraternités librement jurées – en dehors de toute influence romaine, chrétienne ou étatiste, – prenez l’Europe telle qu’elle fut à l’époque de l’invasion barbare, et comparez-la à ce qu’elle devint au Xè et au XIè siècle. La forêt sauvage est conquise, colonisée ; des villages couvrent le pays, et ils sont entourés de champs et de haies, protégés par des fortins, reliés entre eux par des sentiers qui traversent les forêts et les marécages.

    Dans ces villages vous trouvez en germe les arts industriels, et vous découvrez tout un réseau d’institutions pour le maintien de la paix intérieure et extérieure. En cas de meurtre ou de blessures, on ne cherche plus, entre villageois, comme cela se faisait auparavant dans la tribu, à tuer l’agresseur, ou bien un de ses parents ou de ses co-villageois, ou à leur infliger une blessure équivalente. Ce sont plutôt les seigneurs-brigands qui s’en tiennent encore à ce principe ( de là – leurs guerres sans fin) ; tandis qu’entre villageois la compensation, fixée par des arbitres, devient la règle ; après cela la paix est rétablie, et l’agresseur est souvent, sinon toujours, adopté par la famille qui fut lésée par son agression.

    L’arbitrage pour toutes les disputes devient une institution profondément enracinée, d’une pratique journalière, – malgré et contre les évêques et les roitelets naissants qui voudraient que chaque différent fût porté devant eux, ou devant leurs agents, afin de profiter de la fred – amende levée autrefois par le village dans chaque différend sur les violateurs de la paix publique, et que les rois et les évêques s’approprient maintenant.

    Enfin des centaines de villages s’unissent déjà en puissantes fédérations, qui ont juré la paix intérieure, qui considèrent leur territoire comme un patrimoine commun et sont alliées pour la défense mutuelle. Et jusqu’à présent encore on peut étudier ces fédérations sur le vif au sein des tribus mongoles, turco-finnoises, malayennes.

    Cependant, les points noirs s’amoncellent à l’horizon. D’autres unions, celles des minorités dominantes, se constituent aussi, et elles cherchent à transformer peu à peu ces hommes libres en serfs, en sujets. Rome est morte ; mais sa tradition renaît, et l’Église chrétienne, hantée par les visions des théocraties orientales, donne son appui puissant aux nouveaux pouvoirs qui cherchent à se constituer.

    Loin d’être la bête sanguinaire que l’on a voulu en faire pour prouver la nécessité de le dominer, l’homme a toujours aimé la tranquillité, la paix. Plutôt batailleur que féroce, il préfère son bétail, sa terre et sa cabane au métier des armes. C’est pourquoi, à peine les grandes migrations de barbares se sont-elles ralenties, à peine les hordes et les tribus se sont-elles cantonnées plus ou moins sur leurs territoires respectifs, que nous voyons les soins de la défense du territoire contre de nouvelles vagues d’émigrants confiés à quelqu’un qui engage à sa suite une petite bande d’aventuriers, – hommes aguerris ou brigands, – pendant que la grande masse élève son bétail ou cultive le sol. Et ce défenseur commence bientôt à ramasser des richesses : il donne cheval et fer (très coûteux alors) au colon miséreux qui n’a ni cheval ni charrue, et il l’asservit. Il commence aussi à conquérir des embryons de pouvoir militaire.

    D’autre part, peu à peu la tradition, qui fait loi, s’oublie par le grand nombre. Il reste à peine dans chaque village quelque vieillard qui a pu conserver dans sa mémoire les versets et les chants dans lesquels on raconte les « précédents » dont se compose la loi coutumière, et il les récite aux jours de grandes fêtes devant la commune. Et, peu à peu, quelques familles se font une spécialité, transmise de père en fils, de retenir ces chants et ces versets dans la mémoire, de « conserver la loi » dans sa pureté. Vers elles vont les villageois pour juger les différends dans des cas embrouillés, surtout lorsque deux villages ou deux confédérations ne peuvent pas s’entendre pour accepter les décisions des arbitres pris dans leur sein.

    L’autorité princière ou royale germe déjà dans ces familles, et plus j’étudie les institutions de l’époque, plus je vois que la connaissance de la loi coutumière fit beaucoup plus pour constituer cette autorité que la force du glaive. L’homme s’est laissé asservir, bien plus par son désir de « punir » l’agresseur selon « la loi » que par la conquête directe militaire.

    Et, graduellement, la première « concentration des pouvoirs », la première assurance mutuelle pour la domination – celle du juge et du chef militaire – se fait contre la communauté de village. Un seul homme revêt ces deux fonctions. Il s’entoure d’hommes armés pour exécuter les décisions judiciaires ; il se fortifie dans sa tourelle ; il accumule dans sa famille les richesses de l’époque – pain, bétail, fer, – et peu à peu il impose sa domination aux paysans des alentours.

    Le savant de l’époque, c’est-à-dire le sorcier ou le prêtre, ne tarde pas à lui prêter appui, pour partager la domination ; ou bien, joignant la force et la connaissance de la loi coutumière à son pouvoir de magicien redouté, le prêtre s’en empare pour son propre compte. De là, l’autorité temporelle des évêques au neuvième, dixième, onzième siècles.

    Il me faudrait un cours, plutôt qu’un chapitre, pour traiter à fond ce sujet, si plein d’enseignements nouveaux, et raconter comment les hommes libres devinrent graduellement des serfs, obligés de travailler pour le maître, laïque ou religieux, du château ; comment l’autorité se constitua par tâtonnement au dessus des villages et des bourgades ; comment les paysans se liguaient, se révoltaient, luttaient pour combattre cette domination croissante ; et comment ils succombaient dans ces luttes contre les murs robustes du château, contre les hommes couverts de fer qui en tenaient la défense.

    Il me suffira de dire que vers le Xè et le XIè siècle, l’Europe semblait marcher en plein vers la constitution de ces royaumes barbares, comme on en découvre aujourd’hui au cœur de l’Afrique, ou de ces théocraties comme on en connaît par l’histoire en Orient. Cela ne pouvait se faire en un jour ; mais les germes de ces petites royautés et de ces petites théocraties étaient déjà là ; ils s’affirmaient de plus en plus.

    Heureusement, l’esprit « barbare » – scandinave, saxon, celte, germain, slave, – qui avait poussé les hommes pendant sept à huit siècles à chercher la satisfaction de leurs besoins dans l’initiative individuelle et la libre entente des fraternités et des guildes – heureusement cet esprit vivait encore dans les villages et les bourgades. Les barbares se laissaient asservir, ils travaillaient pour le maître, mais leur esprit de libre action et de libre entente ne s’était pas encore laissé corrompre. Leurs fraternités vivaient plus que jamais, et les croisades n’avaient fait que les réveiller et les développer en Occident.

    Alors la révolution des communes urbaines, issues de l’union entre la commune de village et la fraternité jurée de l’artisan et du marchand, – révolution qui se préparait de longue date par l’esprit fédératif de l’époque, – éclata aux XIè et XIIè siècles avec un ensemble frappant en Europe. Dans les communes italiennes, elle commença déjà au dixième siècle.

    Cette révolution, que la masse des historiens universitaires préfère ignorer, ou amoindrir, sauva l’Europe de la calamité qui la menaçait. Elle arrêta l’évolution des royaumes théocratiques et despotiques, dans lesquels notre civilisation eût probablement fini par sombrer, après quelques siècles de pompeux épanouissement, comme sombrèrent les civilisations de Mésopotamie, d’Assyrie, de Babylone. Elle ouvrit une nouvelle phase de vie – la phase des communes libres.

    4.

    On comprend facilement pourquoi les historiens modernes, formés par l’esprit romain, et cherchant à faire remonter toutes les institutions jusqu’à Rome, ont tant de peine à se rendre compte du mouvement communaliste des XIè et XIIè siècles. Affirmation virile de l’individu, qui arrivait à constituer la société par la libre fédération des hommes, des villages, des cités, ce mouvement fut une négation absolue de l’esprit unitaire et centralisateur romain, par lequel on cherche à expliquer l’histoire dans notre enseignement universitaire. Il ne se rattache non plus à aucune personnalité historique, à aucune institution centrale.
     
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